Eaux printanières/Chapitre 37

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 264-268).

XXXVII

Sanine « défendit sa cause », c’est-à-dire que, pour la seconde fois, il se mit à décrire sa propriété, mais sans faire allusion aux beautés de la nature. De temps en temps il en appelait à Polosov qui devait confirmer « les faits et les chiffres ».

Mais Polosov se contentait de marmotter en branlant la tête. Approuvait-il ? Désapprouvait-il ? Bien habile eût été celui qui aurait pu le dire !

D’ailleurs, Maria Nicolaevna n’avait pas besoin de son concours. Elle fit preuve de qualités administratives et économiques surprenantes. Tous les détails de l’administration d’une propriété lui étaient familiers. Elle s’enquérait de tout, entrait dans les plus minimes détails, mettait les points sur les i.

Cet examen dura pourtant une heure et demie. Sanine ressentit tous les tourments d’un accusé assis sur le banc étroit, devant un juge sévère et pénétrant.

— Mais c’est un interrogatoire ? disait-il douloureusement.

Maria Nicolaevna ne cessait de sourire, comme pour montrer qu’elle badinait. Mais Sanine n’en souffrait pas moins.

Lorsqu’il devint évident au cours de l’interrogatoire que le jeune homme ne distinguait pas assez clairement la signification des mots « nouveau partage » et « le labour », Sanine sentit la sueur humecter son front.

— Bien, c’est bien, dit Maria Nicolaevna… Je connais maintenant votre propriété comme vous la connaissez vous-même… Combien me demandez-vous par âme ?

À cette époque on vendait en Russie les propriétés à tant par tête de serf attaché à la propriété !

— Mais… je suppose… pas moins de cinq cents roubles ? dit Sanine avec effort.

Oh ! Pantaleone, Pantaleone… Pourquoi n’étais-tu pas là pour lui crier encore : barbari !

Maria Nicolaevna leva les yeux au ciel comme si elle faisait un calcul.

— Bien ! dit-elle… cela me semble raisonnable… Mais je vous ai demandé deux jours de réflexion… Et vous devez attendre jusqu’à demain… Je crois que nous nous entendrons — et alors vous me direz combien vous désirez pour les arrhes…

— Et maintenant, basta cosi ! ajouta-t-elle en voyant que Sanine se disposait à lui répondre… Nous nous sommes assez occupés comme ça du vil métal… À demain les affaires ! Savez-vous… Je vous rends votre liberté…

Madame Polosov consulta la petite montre émaillée qu’elle tenait dans sa ceinture.

— Je vous laisse votre liberté jusqu’à trois heures… Vous avez besoin d’un peu de repos… Allez jouer à la roulette.

— Je ne joue à aucun jeu de hasard.

— Vraiment ? Mais vous êtes la perfection même… Au reste, je ne joue pas non plus… C’est bête de jeter son argent au vent… de perdre sûrement… Entrez pourtant dans la salle, rien que pour regarder les têtes… Il y en a de très drôles… Il y a une vieille dame qui porte une ferronnière et qui a des moustaches !… L’ensemble est délicieux ! Il y a aussi un prince russe — il est beau dans son genre… Une figure majestueuse, le nez recourbé comme un bec d’aigle, et quand il risque un thaler, il fait le signe de la croix sous son gilet… Enfin, lisez les journaux… Promenez-vous, faites ce que bon vous semble… Seulement n’oubliez pas qu’à trois heures, je vous attends… de pied ferme… Nous dînerons de bonne heure ; ces ridicules Allemands commencent le spectacle à six heures et demie !

Madame Polosov tendit la main à Sanine.

— Sans rancune, n’est-ce pas ?

— Mais, Maria Nicolaevna, pourquoi vous en voudrais-je ?

— Mais parce que je vous ai tourmenté… Et ce n’est pas fini, vous verrez ce qui vous attend.

Maria Nicolaevna cligna des yeux — et toutes ses petites fossettes éclatèrent sur ses joues devenues rosées.

— Au revoir !

Sanine salua et sortit du salon.

Un rire bruyant éclata derrière lui, et la glace devant laquelle il passa refléta la scène suivante : Maria Nicolaevna avait enfoncé le fez de son mari jusqu’au nez et Polosov agitait désespérément ses deux bras pour se dégager les yeux.