Eaux printanières/Chapitre 38

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 269-278).

XXXVIII

Oh ! quel profond soupir de joie poussa Sanine dès qu’il se retrouva dans sa chambre.

En effet, Maria Nicolaevna avait dit vrai : il avait besoin de repos, besoin de se reposer des nouvelles relations, des rencontres, des conversations, de tout le brouhaha qui s’était glissé dans sa tête et dans son âme, — de ce rapprochement imprévu, qu’il n’avait pas souhaité, avec une femme qui était pour lui une étrangère.

Et il lui avait fallu subir cette épreuve le lendemain du jour où il avait appris que Gemma l’aimait, et où elle était devenue sa fiancée !…

N’était-ce pas un sacrilège ?

Mentalement, il demanda mille fois pardon à sa pure, à son immaculée tourterelle, bien qu’il ne comprît pas de quoi il se sentait coupable. Il baisa encore et encore la petite croix que Gemma lui avait donnée.

S’il n’avait pas eu l’espoir de boucler promptement l’affaire qui l’avait amené à Wiesbaden, il se serait enfui de là, au galop, pour retourner à son cher Francfort, dans cette maison aimée qu’il regardait déjà comme un peu sienne, aux pieds de Gemma.

Mais il n’y avait pas de remède à son mal ! Il fallait boire le calice jusqu’au fond, s’habiller, aller dîner, et de là au théâtre…

— Pourvu, se disait-il, qu’elle me laisse partir demain !

Il y avait encore une chose qui le troublait et le mettait en colère… Il pensait, sans doute, avec amour, avec attendrissement, avec extase, avec reconnaissance à Gemma, à la vie qu’ils mèneraient à eux deux, au bonheur qui l’attendait dans l’avenir, et pourtant cette femme étrange, cette madame Polosov, était sans cesse devant ses yeux, « un crampon », s’avouait-il avec colère. Et il ne pouvait pas se débarrasser de l’image de Maria Nicolaevna, s’empêcher d’entendre sa voix, chasser le souvenir de ses paroles, il ne pouvait se délivrer du parfum particulier, fin, frais, si pénétrant, comme le parfum d’un lis jaune, qu’exhalaient les vêtements de madame Polosov.

C’était évident, cette femme se moquait de lui… elle tâchait de s’emparer de lui de mille façons.

Dans quelle intention ? Que lui voulait-elle ? Était-ce simplement le caprice d’une femme riche, gâtée… et sans scrupules ?…

Et le mari ? Quel être ! Quelles sont donc ses relations avec sa femme ?

Pourquoi Sanine ne parvenait-il pas à refouler toutes ces questions qui assiégeaient sa pauvre tête ? En réalité ne pouvait-il penser à autre chose qu’à M. et madame Polosov ? Pourquoi lui était-il impossible de chasser cette image qui le hantait sans cesse, même quand toute son âme se tournait vers une autre image, lumineuse et claire comme le jour ?

Comment le visage de cette femme ose-t-il venir s’interposer entre lui et les traits divins de l’aimée ? Non seulement ce visage s’interpose, mais il lui sourit effrontément.

Ces yeux gris, ces yeux d’oiseau de proie, ces fossettes dans les joues, ces tresses serpentines, est-il possible que tout cela l’enlace, et qu’il n’ait plus la force de le repousser loin de lui ?

Oh ! non ! C’est insensé ! Demain tout cela aura disparu sans même laisser une trace.

Cependant le laissera-t-elle partir demain ?

Oui…

Sanine se posait toutes ces questions et l’heure où il devait se rendre auprès de Marie Nicolaevna approchait. Il passa son habit, et après avoir fait un tour ou deux dans le parc, il se présenta chez M. Polosov.

Il trouva dans le salon le secrétaire de l’ambassade russe, un long, long Allemand, très blond, avec un profil chevalin et la raie derrière la tête, — mode alors toute nouvelle ; et oh ! miracle ! qui encore ? — le baron von Daenhoff, l’officier avec lequel Sanine s’était battu trois jours auparavant ! Sanine ne s’attendait pas à le rencontrer chez madame Polosov, et involontairement il se troubla tout en saluant l’officier.

— Vous connaissez ce monsieur ? demanda Marie Nicolaevna, à qui l’embarras de Sanine n’avait pas échappé.

— Oui… J’ai déjà eu l’honneur…, répondit Daenhoff. Et se penchant vers madame Polosov, il ajouta à demi-voix :

— C’est lui… votre compatriote… ce Russe…

— Vraiment ? s’exclama la jeune femme à demi-voix, puis elle menaça l’officier du doigt et commença aussitôt à lui faire ses adieux ainsi qu’au long secrétaire d’ambassade. Ce diplomate était évidemment fou de Marie Nicolaevna, à tel point qu’il ouvrait la bouche d’admiration, chaque fois qu’il la regardait.

Daenhoff se retira aussitôt avec une docilité aimable, comme un ami de la maison qui comprend à demi-mot ce qu’on attend de lui ; le secrétaire fit mine de vouloir s’éterniser, mais Marie Nicolaevna le congédia sans cérémonie.

— Allez retrouver votre Altesse, lui dit-elle, que faites-vous chez une plébéienne comme moi ?

À cette époque vivait à Wiesbaden une principessa di Monaco, qui ressemblait à s’y méprendre à une demi-mondaine de mauvais aloi.

— Mais, madame, toutes les princesses au monde…, commença le malheureux secrétaire.

Cependant Maria Nicolaevna se montra impitoyable et le secrétaire, malgré sa raie, fut obligé de partir.

Madame Polosov était habillée ce jour-là « à son avantage », comme disaient nos aïeules.

Elle portait une robe de soie rose glacée avec des manches à la Fontanges et un gros diamant à chaque oreille. Ses yeux brillaient à l’égal de ses diamants. Elle était de très bonne humeur et en verve.

À table, Maria Nicolaevna plaça Sanine à côté d’elle et lui parla de Paris, où elle pensait se rendre dans quelques jours, et déclara qu’elle en avait assez des Allemands, qu’ils sont bêtes quand ils veulent faire de l’esprit, et spirituels hors de propos quand ils disent des bêtises, puis, tout à coup, à brûle-pourpoint, elle demanda à son voisin :

— Est-il vrai que vous vous êtes battu avec l’officier que vous avez rencontré ici, il y a un instant ?

— Comment le savez-vous ? s’écria Sanine pris au dépourvu.

— Eh ! tout finit par se savoir, Dmitri Pavlovitch… je sais aussi que vous aviez raison, mille fois raison… je sais que vous vous êtes conduit en preux chevalier… Dites-moi, la dame en question était votre fiancée ?…

Sanine fronça légèrement les sourcils.

— Ne me répondez pas, ne me répondez pas, ajouta-t-elle vivement, je vois que cela vous est désagréable… Pardonnez-moi… je ne demande rien ! Ne vous fâchez pas.

À ce moment Polosov entra de la chambre voisine, un journal à la main.

— Qu’est-ce qui t’amène ? Est-ce que le dîner est servi ? demanda madame Polosov.

— On va servir le dîner… Sais-tu quelle nouvelle je trouve dans l’Abeille du Nord ?… Le prince Gromoboï est mort.

Maria Nicolaevna leva la tête.

— Ah ! que le Seigneur donne le repos à son âme !

Puis se tournant vers Sanine, elle ajouta :

— Toutes les années, au mois de février, le jour anniversaire de ma naissance, ce prince ornait mon appartement de camélias… Cependant, ce n’est pas la peine de rester à Saint-Pétersbourg tout l’hiver en prévision de cette surprise ?… Il devait avoir au moins soixante-et-dix ans ? demanda-t-elle à son mari.

— Oh oui ! Mais quelles funérailles ! Toute la Cour ! Le journal publie aussi des vers du prince Kovrijkine à la mémoire du prince Gromoboï.

— Tant mieux !

— Veux-tu que je te les lise ?

— Non, je n’y tiens pas… Allons dîner. Le vivant pense à la vie ! Votre main, Dmitri Pavlovitch.

Le dîner était irréprochable comme la veille, et fut plus animé.

Maria Nicolaevna savait raconter, don rare chez une femme et surtout chez une femme russe. Elle ne choisissait pas ses expressions, et surtout n’épargnait pas ses compatriotes. Sanine éclata de rire plus d’une fois à ses mots à l’emporte-pièce qui frappaient toujours juste.

Maria Nicolaevna détestait par-dessus tout les dévots, les phraseurs et les menteurs. Et elle en trouvait partout…

On aurait dit qu’elle se glorifiait d’être née dans un milieu bas ; elle racontait des anecdotes assez étranges sur ses parents quand elle était enfant.

Sanine comprit que Maria Nicolaevna avait souffert dans sa vie plus que la plupart des jeunes femmes de son âge.

Quant à Polosov il mangeait avec réflexion, buvait attentivement et de loin en loin seulement levait sur sa femme et Sanine ses petits yeux blanchâtres qui paraissaient aveugles, mais, qui en réalité voyaient très bien.

— Tu es bien sage, dit Maria Nicolaevna tout à coup à son mari… tu t’es si bien acquitté de toutes mes commissions à Francfort… Je t’embrasserais sur ton cher front, mais tu n’aimes pas cela…

— Non, je n’y tiens pas… répondit Polosov en coupant l’ananas avec un couteau d’argent.

Maria Nicolaevna le regarda et frappa sur la table avec ses doigts.

— Eh bien ! notre pari, le tiens-tu ?

— Oui, je le tiens !

— Bien, mais tu le perdras.

Polosov poussa son menton en avant.

— Eh bien ! cette fois quelles que soient tes ressources, Maria Nicolaevna, je crois, que c’est toi qui perdras.

— Un pari ? Sur quoi ? Est-ce un secret ? demanda Sanine.

— Non… je ne peux pas vous en parler maintenant… plus tard, répondit Maria Nicolaevna, et elle rit.

Sept heures sonnèrent. Le garçon vint annoncer que la voiture était avancée.

Polosov reconduisit sa femme jusqu’à la porte, puis retourna aussitôt dans son fauteuil.

— N’oublie pas la lettre au régisseur ! lui cria madame Polosov de l’antichambre.

— Ne crains rien ! J’écrirai… je suis un homme ponctuel.