Eaux printanières/Chapitre 36

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 253-263).

XXXVI

Minuit avait sonné depuis longtemps, et la lampe brûlait encore dans la chambre de Sanine. Il était assis devant sa table et écrivait à « sa Gemma ».

Il lui raconta tout ce qui s’était passé, décrivit les Polosov — le mari et la femme — mais en somme parla davantage de ses sentiments et finit par donner rendez-vous à sa fiancée dans trois jours !!! accompagnés de trois points d’exclamation.

Le lendemain matin de bonne heure il porta la lettre à la poste et alla faire un tour dans le jardin du Kurhause où il y avait déjà de la musique.

Il n’y avait encore que peu de monde ; Sanine resta un moment devant le pavillon où se trouvait l’orchestre, écouta un pot-pourri de Robert le Diable et après avoir pris du café, suivit une allée écartée et s’assit sur un banc tout à ses pensées.

Le manche d’une ombrelle le frappa tout à coup assez fort sur l’épaule. Il tressaillit…

Vêtue d’une robe légère gris-vert avec un chapeau de tulle blanc et des gants de Suède, fraîche et rose comme une matinée d’été, mais ayant encore la langueur d’un sommeil paisible dans ses mouvements et dans ses regards, Maria Nicolaevna se tenait devant lui.

— Bonjour, dit-elle. J’ai envoyé à votre recherche, mais vous étiez déjà parti : — Je viens de boire mon second verre. — Vous savez, on me force ici de boire de l’eau. — Dieu sait pourquoi… Est-ce que je suis malade, moi ?… Et après avoir bu de l’eau, je dois me promener pendant une heure entière ! Voulez-vous être mon cavalier ?… Et ensuite nous prendrons le café…

— J’ai déjà pris le café, dit-il en se levant, mais je serai heureux de me promener avec vous.

— Alors donnez-moi le bras… Ne craignez rien… Votre fiancée n’est pas ici… elle ne vous verra pas.

Sanine eut un sourire forcé.

Chaque fois que madame Polosov parlait de Gemma, il éprouvait une sensation pénible. Mais il obéit et s’inclina avec empressement… Le bras de Maria Nicolaevna entoura lentement et mollement le bras du jeune homme, glissa contre lui et l’enlaça presque.

— Allons par ici, lui dit-elle, en rejetant sur son épaule l’ombrelle ouverte. Je suis dans ce parc comme chez moi, je vais vous montrer les plus jolis endroits… Et savez-vous — elle employait fréquemment cette expression — pour le moment nous ne parlerons pas de votre propriété… Après le déjeuner nous examinerons l’affaire à loisir… Maintenant vous devez me parler de vous… afin que je sache à qui j’ai affaire… Après, si cela vous intéresse, je vous raconterai mon histoire… voulez-vous ?

— Mais, Maria Nicolaevna, il n’y a rien à raconter dans ma vie…

— Permettez, permettez, vous ne m’avez pas bien comprise… Je n’ai pas l’intention de faire la coquette avec vous.

Elle haussa les épaules.

— Il a une fiancée belle comme une statue antique, et je perdrais mon temps à faire la coquette avec lui ?… Mais vous détenez la marchandise et je suis acquéreur… Je veux savoir à quoi ressemble cette marchandise ?… C’est à vous de me la faire voir… Je veux savoir non seulement ce que j’achète mais à qui je l’achète… En affaires c’était une règle pour mon père… Eh bien ! commencez, vous pouvez passer l’enfance… commencez votre récit du jour où vous êtes débarqué à l’étranger. Où avez-vous été avant de venir en Allemagne ?… Mais ralentissez donc le pas, rien ne nous presse…

— Je suis venu ici d’Italie où j’ai passé plusieurs mois.

— Vous avez donc un faible pour tout ce qui est italien ? La seule chose qui m’étonne c’est que vous n’ayez pas trouvé votre fiancée là-bas… Vous aimez les arts ? les tableaux ? Ou peut-être préférez-vous la musique ?

— J’aime les arts… J’aime tout ce qui est beau.

— La musique aussi ?

— La musique aussi.

— Et moi je ne l’aime pas du tout. Je n’aime que les chansons russes… et encore au village, au printemps, avec des danses… Vous savez ce que j’entends ! Les moujiks en chemises rouges… dans les prairies d’herbe tendre… délicieux !… Parlez donc…

Tout en marchant, Maria Nicolaevna regardait Sanine avec persistance.

Elle était de taille élevée, et son visage se trouvait presque au niveau de celui du jeune homme.

Il se mit à raconter ses faits et gestes d’abord par devoir, gauchement — mais peu à peu il s’anima et parla avec volubilité. Maria Nicolaevna savait écouter, puis elle paraissait si sincère qu’elle obligeait involontairement les autres à la même sincérité.

Elle possédait ce « terrible don de la familiarité » dont parle le cardinal de Retz.

Sanine raconta ses voyages, sa vie à Saint-Pétersbourg et sa jeunesse. Si Maria Nicolaevna eût été une grande dame avec des manières raffinées, il ne se serait pas laissé aller à tant d’intimité, mais elle s’appelait elle-même « un bon garçon qui n’aime pas les manières » et marchait à côté du jeune homme d’une allure féline, s’appuyant un peu sur le bras de son compagnon, et le regardant dans les yeux… Ce « bon garçon » marchait à côté de Sanine sous la forme d’un jeune être féminin, qui respirait cette séduction enivrante et alanguissante, calme et dévorante, qu’exercent sur les faibles hommes certaines natures slaves qui ne sont pas de race pure, mais qui ont subi un fort croisement.

Cette promenade dans le parc et cette conversation durèrent une bonne heure. Le couple ne s’arrêta pas une seule fois, marchant toujours en avant, en avant… dans les avenues sans fond du parc ; ils gravissaient la colline et admiraient la vue, ils descendaient dans les vallons, disparaissaient dans l’ombre impénétrable en restant toujours bras dessus, bras dessous.

Par moment Sanine s’en voulait : il ne s’était jamais promené si longuement avec sa chère Gemma, et décidément cette dame l’accaparait.

— N’êtes-vous pas fatiguée ? lui avait-il demandé plusieurs fois.

— Je ne suis jamais fatiguée ! avait-elle répondu.

Il leur arrivait de rencontrer des promeneurs, presque tous saluaient madame Polosov ; les uns respectueusement et d’autres presque servilement. À l’un de ces derniers, un très beau brun, mis en vrai dandy, elle cria de loin avec le plus pur accent parisien :

— Comte, vous savez, il ne faut pas venir me voir ni aujourd’hui ni demain.

Le comte, sans mot dire, leva son chapeau et s’inclina profondément.

— Qui est ce jeune homme ? demanda Sanine, possédé comme tous les Russes du démon de la curiosité.

— Qui c’est ? Un petit Français ! Il n’en manque pas ici… Il me fait aussi la cour… Mais il est temps de prendre le café. Rentrons. Je suis sûre que vous avez déjà faim ? Mon époux a sans doute décollé ses yeux.

« Époux ! décollé ses yeux ! » se dit Sanine à lui-même… Et avec cela elle a le plus pur accent parisien ! Quelle étrange créature ! »

Maria Nicolaevna ne s’était pas trompée. Quand ils rentrèrent à l’hôtel, ils trouvèrent son « époux » ou sa « petite crêpe » assis, son fez sur la tête, devant la table mise.

— Je suis déjà las d’attendre, dit-il avec aigreur… J’étais sur le point de prendre le café sans toi.

— Bon, bon !… s’écria gaîment Maria Nicolaevna, tu t’es fâché ? Cela te fera du bien. Sans cela tu serais complètement figé… Je t’amène un convive ! Sonne vite pour le café. Et maintenant prenons du café — le meilleur café qu’il y ait en ce monde, dans des tasses de Saxe, sur une nappe blanche comme la neige.

Elle enleva son chapeau, ses gants, et se mit à battre des mains.

Polosov la regarda sous les sourcils :

— Qu’est-ce qui vous met en gaîté aujourd’hui, Maria Nicolaevna ? demanda-t-il à demi-voix.

— Cela ne vous regarde pas, Hippolyte Sidorovitch. Sonne ! Asseyez-vous, monsieur Sanine, et prenez du café pour la seconde fois ce matin ! Ah ! que j’aime à commander, c’est mon plus grand plaisir !

— Quand on vous obéit, marmotta de nouveau Polosov.

— Naturellement, quand on m’obéit. C’est pourquoi je suis si heureuse avec toi… N’est-ce pas, ma petite crêpe ?… Et voici le café.

Sur le vaste plateau qu’apporta le garçon se trouvait le programme du spectacle du soir. Maria Nicolaevna s’en empara aussitôt.

— Un drame ! dit-elle avec colère, un drame allemand. En tout cas cela vaut encore mieux qu’une comédie allemande !… Retenez pour moi une loge… une baignoire… Non… Je préfère la Fremden-loge (la loge des étrangers)… Vous entendez, garçon, la Fremden-loge.

— Mais si la Fremden-loge est déjà retenue par Son Excellence le Stadt-Director

— Vous donnerez à Son Excellence dix thalers et la loge m’appartiendra ! Vous entendez !

Le garçon baissa tristement la tête d’un air soumis.

— Dmitri Pavlovitch, vous m’accompagnerez au théâtre ? Les acteurs allemands sont détestables ! — Mais vous m’accompagnerez ? Oui ? Oui ? Que vous êtes aimable !… Et toi, ma petite crêpe, tu ne viendras pas ?

— Comme tu voudras, répondit Polosov du fond de sa tasse qu’il tenait entre ses lèvres.

— Sais-tu… reste à la maison. Tu dors toujours au théâtre… Et tu comprends mal l’allemand… Voici ce que tu feras : Tu écriras au gérant pour lui donner une réponse au sujet du moulin… Puis au sujet de la farine des moujiks… Écris-lui que je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas !… Voilà de quoi t’occuper toute la soirée…

— Bon, ce sera fait ! répondit Polosov.

— Tu es un brave garçon… Et maintenant, puisque j’ai parlé de régisseurs, abordons la question principale… Oui, dis au garçon d’emporter tout cela… Maintenant exposez-nous votre affaire, continua-t-elle s’adressant à Sanine. Vous nous direz quel prix vous demandez, et quels arrhes vous désirez.

« Enfin, pensa Sanine, nous allons aborder la question. »

— Vous m’avez déjà parlé, reprit madame Polosov, vous m’avez admirablement décrit votre jardin, mais « petite crêpe » n’était pas là… Il faut qu’il entende aussi quelque chose… Je suis heureuse de penser qu’il est en mon pouvoir de faciliter votre mariage. Puis je vous ai promis de m’occuper de votre affaire après le déjeuner, et je tiens toujours mes promesses ? N’est-ce pas, mon ami ?

Polosov, de la paume de ses mains, se frotta le visage…

— C’est la vérité même !… Vous ne trompez jamais personne.

— Jamais ! Et je ne tromperai jamais personne… Eh bien ! monsieur Sanine, « défendez votre cause », comme on dit devant les tribunaux…