Eaux printanières/Chapitre 35

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 242-252).

XXXV

Bien que Sanine ne fût pas un novice et qu’il eût déjà quelque expérience des hommes, la manière d’être délurée de madame Polosov l’eût tout de même troublé, s’il n’avait pas vu dans cette familiarité et ce sans-façon un heureux augure pour son entreprise. « Flattons les caprices de cette riche dame », se dit-il ; et il répondit d’un ton aussi dégagé que l’était la question posée :

— Oui, je me marie.

— Vous épousez une étrangère ?

— Une étrangère !

— Vous venez de faire sa connaissance à Francfort ?

— Oui, madame, à Francfort.

— Et peut-on savoir qui est cette jeune fille ?

— Certainement. Elle est la fille d’un confiseur.

Marie Nicolaevna ouvrit les yeux tout grands et arqua ses sourcils.

— Mais c’est charmant ! dit-elle d’une voix posée ; c’est délicieux !… Et moi qui croyais qu’on ne peut plus trouver en ce monde des hommes comme vous… La fille d’un confiseur !

— Je vois que cela vous étonne ? dit Sanine, non sans dignité… mais, d’abord, je n’ai point de préjugés…

D’abord cela ne m’étonne nullement, s’écria Marie Nicolaevna en l’interrompant — des préjugés, je n’en ai pas non plus… Je suis moi-même la fille d’un moujik !… Eh bien ! non, vous ne m’avez pas épatée ! Ce qui m’étonne et me réjouit, c’est de voir un homme qui n’a pas peur d’aimer… Vous l’aimez ?…

— Oui, madame.

— Elle est très belle ?

Cette dernière question agaça quelque peu Sanine, mais il n’y avait plus moyen de reculer.

— Vous comprenez vous-même, Maria Nicolaevna, dit-il, que tout homme trouve le visage de l’aimée plus beau que tous les autres, mais ma fiancée est une véritable beauté !…

— Vraiment ? De quel genre ? Du genre italien, classique ?

— Oui, elle a des traits parfaitement réguliers.

— Vous n’avez pas son portrait ?

— Non.

À cette époque la photographie n’était pas connue, et les daguerréotypes commençaient seulement à se répandre.

— Quel est son nom ?

— Gemma !

— Et le vôtre ?

— Dmitri…

— Et votre nom patronymique ?

— Pavlovitch.

— Savez-vous, dit Maria Nicolaevna, toujours de la même voix traînante… Vous me plaisez beaucoup, Dmitri Pavlovitch… Vous devez être un brave garçon… Donnez-moi votre main… Soyons amis…

Elle serra fortement la main du jeune homme de ses beaux et vigoureux doigts blancs…

Elle avait la main un peu plus petite que celle de Sanine, et plus chaude, plus douce, plus souple et vivante.

— Mais savez-vous quelle idée me vient ?

— Voyons cette idée ?

— Vous ne vous fâcherez pas ? Non ?… Vous dites que vous êtes fiancés… Il n’y avait pas moyen de faire autrement ?

Sanine fronça les sourcils.

— Je ne vous comprends pas, Maria Nicolaevna ?

Maria Nicolaevna eut un petit vire, et secouant la tête, elle rejeta en arrière les cheveux qui tombaient sur ses joues.

— Vraiment, il est délicieux, dit-elle, rêveuse, distraite… Un chevalier ! Allez après cela croire ceux qui affirment qu’il n’y a plus d’idéalistes !

Maria Nicolaevna parlait tout le temps en russe, avec un accent très pur, l’accent du peuple de Moscou et non celui de la noblesse.

— Vous avez sans doute été élevé à la maison, dans une famille de l’ancien type, où l’on craint Dieu ? demanda-t-elle.

Et elle ajouta aussitôt :

— Vous êtes de quel gouvernement ?

— Du gouvernement de Toula.

— Nous sommes vous et moi de la même auge ! Mon père… Mais savez-vous qui était mon père ?

— Oui, je le sais.

— Il est né à Toula… Assez là-dessus…, maintenant passons aux affaires.

— Comment aux affaires ?… Que voulez-vous dire ?

Maria Nicolaevna cligna des yeux.

Quand elle clignait des yeux son regard prenait une expression caressante et légèrement moqueuse ; quand elle les ouvrait tout grands, leur lueur claire, presque froide, n’annonçait rien de bon…, presque une menace. Ses yeux étaient embellis surtout par ses sourcils bien fournis, un peu proéminents, de vrais sourcils de martre.

— Mais dans quelle intention êtes-vous venu ici ? Vous désirez me vendre votre propriété ? Vous avez besoin d’argent pour votre mariage, n’est-ce pas ?

— Oui, j’ai besoin d’argent.

— De beaucoup d’argent ?

— Pour le moment, je me contenterais de quelques milliers de francs… Hippolyte Sidorovitch connaît ma propriété… vous pouvez le consulter… Je ne demande pas un prix élevé.

Maria Nicolaevna agita la tête de droite à gauche…

Premièrement, dit-elle en scandant chaque mot et en frappant du bout des doigts le parement du surtout de Sanine, — je n’ai pas l’habitude de consulter mon mari, si ce n’est en ce qui concerne ma toilette… sur ce chapitre il est fort… Secondement, pourquoi ne voulez-vous pas demander un prix élevé ? Je ne veux pas profiter de ce que vous êtes amoureux et prêt à tous les sacrifices ?… Je n’accepterai pas de vous un rabais… Comment ? Au lieu de stimuler, comment dirai-je cela… — d’encourager de mon mieux de nobles sentiments, je vous exploiterais ? Ce n’est pas dans mes habitudes bien que souvent je n’épargne pas les gens… mais ce n’est pas ainsi que je m’y prends.

Sanine se demandait si son interlocutrice plaisantait ou si elle parlait sérieusement.

Il se dit en lui-même : « Oh ! avec toi, il faut être bien sur ses gardes ! »

Un valet apporta un samovar, des tasses à thé, de la crème et des biscuits sur un grand plateau. Il posa ces choses sur la table entre Sanine et madame Polosov, et se retira.

La jeune femme servit à Sanine une tasse de thé.

— Vous ne m’en voudrez pas ? demanda-t-elle en mettant du bout des doigts le sucre dans la tasse du jeune homme, bien que les pinces fussent dans le sucrier.

Sanine se récria : — Madame ! d’une si belle main !…

Il n’acheva pas sa phrase et faillit s’étouffer en avalant la première gorgée de thé.

Madame Polosov le regardait attentivement de son regard clair.

— J’ai dit, reprit Sanine, que je ne demanderais pas un prix élevé pour ma propriété, parce que vous sachant à l’étranger, je ne suis pas en droit de supposer que vous ayez avec vous beaucoup d’argent disponible… Puis je sais que ces conditions de vente ne sont pas normales… Je dois tenir compte de toutes ces considérations…

Sanine hésitait, s’embrouillait dans ses phrases, tandis que Maria Nicolaevna, tranquillement renversée contre le dossier de son fauteuil, le regardait toujours du même regard clair et attentif.

Il se tut enfin.

— Continuez, continuez, dit-elle, d’un ton encourageant… je vous écoute ; j’ai du plaisir à vous écouter ; parlez.

Sanine se mit alors à décrire sa propriété, dit combien elle mesurait de dessiatines, comment elle était située et quels profits on en pouvait tirer… Il ne manqua pas de mentionner le fait que la maison se trouvait dans un site pittoresque. Maria Nicolaevna ne détachait pas de lui son regard toujours plus clair et plus fixe, et ses lèvres remuaient imperceptiblement sans sourire ; elle les mordillait.

Sanine se sentit mal à l’aise ; il se tut de nouveau.

— Dmitri Pavlovitch, commença Maria Nicolaevna, puis elle s’interrompit.

— Dmitri Pavlovitch, reprit-elle au bout d’un instant…, savez-vous…, je suis sûre que l’acquisition de votre propriété sera pour moi une affaire avantageuse, et que nous nous entendrons sur le prix… Mais il faut me donner un peu de temps…, deux jours, pour prendre une décision… Vous pouvez supporter de rester deux jours séparé de votre fiancée ?… Je ne vous retiendrai pas un moment de plus… contre votre gré… je vous en donne ma parole… Mais si vous avez besoin immédiatement de cinq ou six mille francs… je vous les avancerai avec plaisir…

Sanine se leva.

— Je vous remercie d’abord pour votre aimable proposition de me rendre service, à moi, qui suis presque un inconnu pour vous… Mais puisque vous y tenez absolument, je préfère attendre votre décision au sujet de ma propriété… Je peux rester ici encore deux jours.

— Oui, Dmitri Pavlovitch, je le désire… Et cela vous sera pénible, très pénible ? Avouez-le-moi ?…

— Mais j’aime ma fiancée… et il ne m’est pas indifférent d’être séparé d’elle.

— Ah ! vous êtes vraiment un homme d’or, s’écria Maria Nicolaevna avec un soupir… Je vous promets de ne pas traîner l’affaire en longueur… Vous vous retirez déjà ?

— Il est très tard, remarqua Sanine.

— Et vous avez besoin de repos après le voyage… et après votre partie de douratchki avec mon mari ?… Dites-moi, vous êtes un grand ami de mon mari ?

— Nous avons été élevés dans le même pensionnat.

— Et déjà alors il était comme cela ?

— Comment « comme cela ? » demanda Sanine.

Maria Nicolaevna partit d’un grand éclat de rire, elle rit jusqu’à en devenir toute rouge, puis elle porta son mouchoir à ses lèvres, se leva, et se balançant comme si elle était fatiguée, elle s’approcha de Sanine et lui tendit la main.

Il salua et se dirigea vers la porte.

— Tâchez demain de vous présenter de très bonne heure… Vous m’entendez ? lui cria-t-elle, comme il sortait du salon.

Il se retourna et vit que Maria Nicolaevna s’était renversée de nouveau dans le fauteuil, les deux mains jointes derrière sa tête.

Les larges manches de sa blouse s’étaient ouvertes jusqu’aux épaules — et il était impossible de ne pas reconnaître que cette pose et que toute la personne étaient d’une beauté ensorcelante…