Eaux printanières/Chapitre 34

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 233-241).

XXXIV

— Ah, pardon ! s’écria Marie Nicolaevna avec un sourire demi-confus, demi-moqueur.

Elle releva d’une main le bout d’une de ses nattes, et attacha sur Sanine le regard de ses grands yeux gris et clairs.

— Je ne vous savais pas encore ici.

— Sanine Dmitri Pavlovitch, un ami d’enfance, dit Polosov, sans bouger de sa place et en montrant Sanine du doigt.

— Oui, je sais… Tu m’as déjà parlé de lui… Je suis enchantée de faire votre connaissance… Mais je suis venue pour te demander un service, Hippolyte Sidorovitch… Ma femme de chambre est si maladroite aujourd’hui.

— Tu veux que je donne un coup de main à ta coiffure…

— Oui, oui, je t’en prie. Excusez-moi, répéta Marie Nicolaevna avec le même sourire.

Elle fit un signe de tête à Sanine, pirouetta sur elle-même et disparut dans l’autre chambre en laissant l’impression rapide mais harmonieuse d’un cou exquis, d’épaules splendides et d’une taille admirable.

Polosov se leva — et se balançant lourdement suivit sa femme dans l’autre chambre.

Sanine ne douta pas un instant que la jeune femme sût parfaitement qu’il se trouvait dans le salon du « prince Polosov », et que cette petite comédie avait été jouée à son intention, pour montrer des cheveux qui valaient d’ailleurs la peine d’être vus.

Sanine fut content de l’apparition de la jolie dame.

« Si elle a voulu m’éblouir par sa beauté, pensa-t-il, qui sait, peut-être se montrera-t-elle coulante pour l’achat de la propriété. »

Son âme était tellement remplie du souvenir de Gemma, que toutes les autres femmes lui étaient indifférentes, c’est à peine s’il les voyait, et cette fois il se contenta de penser « Oui, on avait raison de me dire que cette dame est fort belle ! »

S’il ne s’était pas trouvé dans cet état exceptionnel, il se serait certainement exprimé autrement.

Marie Nicolaevna, née Kolychkine, était une femme qu’on ne pouvait s’empêcher de remarquer. Ce n’est pas qu’elle fût une beauté incontestée : on distinguait nettement en elle les traces de son origine plébéienne. Le front était bas, le nez un peu charnu et légèrement retroussé : elle ne pouvait pas se glorifier non plus de la finesse de sa peau, ni de l’élégance de ses mains et de ses pieds… mais que signifiaient ces détails ?

Celui qui la voyait ne restait pas en contemplation devant une « beauté sacrée » comme disait le poète Pouchkine, mais devant le prestige d’un vigoureux et florissant corps de femme, russe et tzigane… et il n’y avait pas moyen de ne pas tomber en arrêt devant elle.

Mais l’image de Gemma protégeait Sanine, comme le triple bouclier que chante le poète.

Dix minutes plus tard Maria Nicolaevna apparut de nouveau avec son mari.

Elle s’approcha de Sanine… et sa démarche était si séduisante, que certains originaux… hélas ! que ces temps sont loin, — devenaient follement épris de Maria Nicolaevna rien que pour sa démarche.

« Lorsque cette femme marche à ta rencontre, on dirait que le bonheur de ta vie entre par la même porte ! » disait un de ses adorateurs.

Elle tendit la main à Sanine et lui dit de sa voix caressante et contenue :

— Vous ne vous retirerez pas avant mon retour n’est-ce pas ? Je rentrerai de bonne heure…

Sanine s’inclina respectueusement, tandis que Maria Nicolaevna disparaissait derrière la portière ; sur le seuil elle tourna la tête en arrière et sourit, et de nouveau Sanine ressentit la même impression harmonieuse qu’il avait éprouvée un moment auparavant.

Lorsque Maria Nicolaevna souriait on voyait se creuser sur chacune de ses joues non pas une, mais trois petites fossettes — et ses yeux souriaient plus encore que ses lèvres, longues, empourprées et rayonnantes avec deux minuscules grains de beauté à gauche.

Polosov se traîna jusqu’à son fauteuil. Il ne disait mot, comme auparavant ; mais un sourire moqueur, étrange, de temps en temps plissait ses joues bouffies, incolores et déjà ridées.

Il avait l’air vieillot, bien qu’il n’eût que trois ans de plus que Sanine.

Le dîner que Polosov servit à Sanine aurait pu satisfaire le gourmet le plus consommé, mais Sanine le trouva sans fin et insupportable !

Polosov mangeait lentement « avec sentiment, conviction et lenteur », se penchant avec attention sur son assiette, et flairant presque chaque morceau.

D’abord il se rinçait la bouche avec du vin, et après seulement il l’avalait en faisant claquer ses lèvres…

Quand on servit le rôti, sa langue se délia subitement… mais sur quel sujet ?… Sur des moutons dont il voulait faire venir tout un troupeau dans sa propriété… et il en parlait avec amour, accumulant les détails, et n’employant que les diminutifs affectueux…

Après avoir bu une tasse de café noir en ébullition, — il avait à plusieurs reprises pendant le dîner rappelé au garçon d’une voix courroucée et larmoyante que la veille on lui avait servi du café froid, froid comme la glace — Polosov, tout en mordillant entre ses dents jaunes et tordues un havane, s’endormit, selon son habitude et à la grande joie de Sanine. Le jeune homme se mit à arpenter le salon sur le tapis épais, rêvant à sa vie future avec Gemma, et aux nouvelles qu’il pourrait lui porter le lendemain.

Mais Polosov se réveilla plus tôt qu’à l’ordinaire — son sommeil n’avait duré qu’une heure et demie — et après avoir bu un verre d’eau de Seltz avec de la glace, et avalé au moins huit cuillerées de confiture, de la véritable confiture russe de Kieff que son valet lui présenta dans un bocal vert foncé, et sans laquelle Polosov déclarait ne pouvoir vivre, il leva ses yeux un peu boursouflés sur Sanine et lui demanda s’il serait disposé à faire avec lui une partie de douratchki.

Sanine consentit ; il craignait de voir Polosov reprendre ses explications sur les moutons et entrer dans des détails fastidieux…

Le garçon apporta les cartes et la partie commença ; il va sans dire qu’ils ne jouaient pas pour de l’argent mais uniquement pour passer le temps. Lorsque Marie Nicolaevna revint de son dîner chez la comtesse Lasounski elle trouva les deux hommes à cette innocente occupation.

En entrant dans le salon elle aperçut les cartes et la table de jeu, et partit d’un éclat de rire.

Sanine se leva, mais elle lui dit :

— Non, continuez votre jeu… Je vais changer de robe, et je reviens…

Elle disparut de nouveau au milieu d’un froufrou de jupes et retira ses gants tout en marchant…

Elle revint effectivement au bout d’un moment. Elle avait remplacé sa toilette de bal par une large blouse de soie lilas, avec des manches ouvertes et flottantes ; une lourde cordelière entourait sa taille.

Elle s’assit à côté de son mari, et attendit le moment de la partie où il devint dourak (imbécile), alors elle lui dit :

— Maintenant, petite crêpe, c’est assez !

À ce mot de petite crêpe Sanine la regarda tout étonné et elle lui sourit gaîment, répondant au regard du jeune homme en le regardant en face, et creusant toutes les fossettes de ses joues.

— Assez, dit-elle de nouveau à son mari. Je vois que tu as envie de dormir, baise la main et va dormir, et moi je resterai avec M. Sanine pour causer un peu…

— Je n’ai pas sommeil répondit Polosov en se levant lourdement de son fauteuil, mais j’irai quand même me coucher et je baiserai la main…

Elle lui tendit la main sans cesser de sourire et de regarder Sanine.

Polosov regarda aussi son ami et partit sans prendre congé.

— Maintenant racontez-moi votre histoire, dit vivement Maria Nicolaevna en posant ses deux coudes nus sur la table, et en tapotant avec impatience ses ongles l’un contre l’autre. — On m’a dit que vous allez vous marier ? Est-ce vrai ?

Quand elle eut posé cette question Marie Nicolaevna inclina légèrement la tête de côté pour regarder plus fixement et plus profondément dans les yeux du jeune homme.