Eaux printanières/Chapitre 33

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 225-232).

XXXIII

Actuellement le chemin de fer parcourt en moins d’une heure la distance de Francfort à Wiesbaden, mais à cette époque il fallait trois heures en voiture-express : on changeait cinq fois de chevaux.

Polosov sommeillait, puis dodelinait en tenant son cigare entre les dents, et parlait très peu. Il ne regarda pas une fois par la portière ; les points de vue ne l’intéressaient pas ; il déclara même que « la nature, c’est ma mort ! »

Sanine, de son côté, se taisait et restait indifférent à la beauté du paysage : il était entièrement absorbé par ses pensées et ses souvenirs.

Aux relais, Polosov payait sans marchander les distances parcourues, regardait l’heure à sa montre, et distribuait aux postillons des pourboires proportionnés à leur zèle.

À mi-chemin il sortit du panier deux oranges, choisit la meilleure, la garda pour lui et offrit l’autre à Sanine.

Celui-ci, qui observait son compagnon de route, partit tout à coup d’un éclat de rire.

— De quoi ris-tu ? demanda Polosov en détachant soigneusement la peau de l’orange avec ses ongles courts et blancs.

— De quoi je ris ? s’écria Sanine : mais de notre voyage !…

— Et pourquoi ? demanda Polosov en faisant disparaître dans sa bouche tout un quartier d’orange…

— Mais c’est ce voyage qui me paraît singulier !… Hier je pensais à me trouver ici avec toi comme à me rencontrer avec l’empereur de la Chine… et aujourd’hui je suis en route avec toi, pour vendre ma propriété à ta femme, que je n’ai jamais vue !

— Tout est possible ! répondit Polosov. En avançant en âge tu en verras bien d’autres… Par exemple, est-ce que tu te représentes ton ami Polosov sur un cheval d’ordonnance ?… Eh bien ! cela m’est arrivé… Et en me voyant le grand duc Mikhail Pavlovitch a commandé : « Au trot, faites aller au trot ce gros cornette ! »

Sanine se gratta l’oreille.

— Je t’en prie, parle-moi un peu de ta femme ! Quel est son caractère ? J’ai besoin de le savoir…

— Le grand-duc pouvait à son aise commander « Au trot », continua Polosov avec ressentiment, mais moi, comment devais-je me tenir à cheval ? Aussi leur ai-je dit : Vous pouvez garder vos grades, vos épaulettes… moi, je n’en veux plus !… Ah ! tu veux que je te parle de ma femme ?… Eh bien ! ma femme est un être humain comme tous les autres… seulement « ne lui mets pas le doigt dans la bouche », elle n’aime pas cela !… Mais avant tout parle beaucoup avec elle de choses qui font rire… Raconte-lui tes amours… mais d’une façon amusante… tu me comprends ?

— Comment, d’une façon amusante ?

— Mais oui, tu m’as dit… que tu es amoureux… que tu as l’intention de te marier… Eh bien ! raconte-lui toute l’affaire…

Sanine se sentit blessé.

— Mais que peux-tu trouver d’amusant dans mon mariage ?

Polosov se contenta de regarder Sanine dans les yeux pendant que le jus de l’orange coulait sur son menton.

— C’est ta femme qui t’a demandé d’aller à Francfort pour faire ces emplettes ? demanda Sanine après quelques moments de silence.

— Oui, c’est elle-même !

— Quelles emplettes ?

— Mais… des joujoux !

— Des joujoux ?… Tu as des enfants ?

À cette question, Polosov s’éloigna de Sanine.

— Qu’est-ce que lu dis là ? Pourquoi aurais-je des enfants ?… Les joujoux, ce sont des colifichets… des articles de toilette…

— Tu t’y entends ?

— Je m’y entends…

— Mais tu m’as dit que tu ne te mêles jamais des affaires qui concernent ta femme !

— Je ne me mêle pas d’autre chose… rien que de sa toilette… cela me désennuie… Ma femme a bonne opinion de mon goût… Puis je sais marchander.

Polosov commençait à égrener ses phrases… Il était déjà fatigué.

— Et elle est très riche, ta femme ?

— Oui, elle est assez riche… mais tout pour elle.

— Il me semble pourtant que tu n’as pas à te plaindre ?

— Mais aussi, je suis son mari ! Il ne manquerait plus que cela, que je n’en profite pas ! Je lui suis utile… Elle y trouve son profit… Je suis commode !…

Polosov s’essuya le visage avec son foulard et se mit à souffler péniblement, comme pour dire : « Épargne-moi donc ; ne me fais plus dire un mot ; tu vois comme cela me fatigue de parler. »

Sanine le laissa tranquille et s’enfonça de nouveau dans ses réflexions.

À Wiesbaden, l’hôtel devant lequel s’arrêta la voiture ressemblait plutôt à un palais. Aussitôt des sonnettes tintèrent dans les couloirs et il y eut tout un remue-ménage parmi le personnel.

Des valets en habit apparurent à l’entrée ; le portier brodé d’or sur toutes les coutures d’un coup de main ouvrit la portière.

Polosov descendit de voiture en triomphateur et commença l’ascension de l’escalier embaumé et couvert de tapis.

Un homme très correctement vêtu de noir, à la physionomie russe, courut au-devant de lui ; c’était son valet de chambre.

Polosov lui annonça que dorénavant il le prendrait partout avec lui, parce que la veille à Francfort on l’avait laissé passer la nuit sans eau chaude !

Le visage du valet exprima l’horreur, puis il se baissa lestement et retira les galoches du barine.

— Est-ce que Maria Nicolaevna est chez elle ? demanda Polosov.

— Madame est chez elle… Madame s’habille… Madame dîne chez la comtesse Lassounski.

— Ah ! chez la comtesse !… Écoute ! il y a dans la voiture des effets… prends-les toi-même et apporte-les ici… Et toi, Dmitri Pavlovitch, dit-il à Sanine, choisis-toi une chambre et viens me rejoindre dans trois quarts d’heure… Nous dînerons ensemble…

Polosov s’éloigna, et Sanine demanda une chambre parmi les plus modestes. Quand il eut rajusté sa toilette et se fut un peu reposé, il entra dans le vaste appartement occupé par « Son Altesse le prince Polosov. »

Il trouva « Son Altesse » assis dans un fauteuil de velours écarlate au milieu d’un salon resplendissant.

Le flegmatique ami de Sanine avait trouvé le temps de prendre un bain et de se revêtir d’une très riche robe de chambre de satin ; sa tête était ornée d’un fez couleur de fraise.

Sanine s’approcha de lui et le contempla quelque temps.

Polosov restait assis, immobile, comme une idole dans sa niche ; il ne tourna pas la tête du côté de Sanine, ne remua pas les paupières, ne proféra pas un son.

C’était un spectacle vraiment majestueux.

Après l’avoir admiré quelques instants, Sanine se disposait à parler pour rompre ce silence auguste, lorsque tout à coup la porte de la chambre voisine s’ouvrit, et sur le seuil apparut une jeune et jolie femme, vêtue d’une robe de soie blanche ornée de dentelles noires, avec des diamants aux poignets et autour du cou.

C’était Maria Nicolaevna Polosov.

Les cheveux roux, touffus, tombaient des deux côtés de la tête en nattes toutes prêtes à être relevées.