Eaux printanières/Chapitre 32

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 218-224).

XXXII

Il trouva la jeune fille avec sa mère dans la confiserie.

Frau Lénore, courbée en deux, mesurait la distance entre les fenêtres.

En apercevant Sanine, elle se redressa et l’accueillit joyeusement, mais avec un peu de confusion.

— Depuis notre conversation hier après midi, dit-elle, je ne songe plus qu’aux améliorations qu’on pourrait apporter à notre magasin… Ici, je voudrais des étagères avec des tablettes de glace avec tain… c’est la mode maintenant… puis ici…

— Bon, bon, dit Sanine en l’interrompant… nous y penserons… Mais, pour le moment, venez avec moi ; j’ai une nouvelle à vous communiquer.

Il prit Frau Lénore et Gemma par le bras et les entraîna dans la pièce voisine. Frau Lénore, inquiète, laissa échapper la mesure qu’elle tenait à la main…

Gemma, sur le point de ressentir quelque appréhension, leva les yeux sur Sanine et se rassura. Le visage du jeune homme marquait la préoccupation, mais en même temps un courage inébranlable et de la décision…

Il invita les deux femmes à s’asseoir et resta debout devant elles, gesticulant à tour de bras, s’ébouriffant les cheveux pendant qu’il leur racontait sa rencontre inopinée avec Polosov, le voyage proposé à Wiesbaden, et la perspective de pouvoir peut-être vendre ses terres.

— Comprenez-vous mon bonheur ? cria-t-il. Si mes démarches aboutissent, je ne serai pas obligé d’aller en Russie !… Nous pourrons célébrer le mariage beaucoup plus tôt que je n’avais pensé !…

— Quand devez-vous partir ? demanda Gemma.

— Aujourd’hui même, dans une heure ; mon ami a loué une chaise de poste et m’emmène avec lui.

— Vous nous écrirez ?

— En arrivant. Dès que J’aurai parlé avec cette dame, je vous ferai savoir où nous en sommes…

— Cette dame, à ce que vous dites, est très riche ? demanda Frau Lénore.

— Immensément riche. Son père était archi-millionnaire, et lui a laissé toute sa fortune en mourant.

— Pour elle toute seule ? Vraiment, vous avez de la chance !… Mais tâchez de ne pas vendre trop bon marché… Soyez prudent et ferme ! Ne vous emballez pas ! Je comprends votre désir de vous marier le plus tôt possible… mais la prudence avant tout ! N’oubliez pas que plus le prix que vous obtiendrez pour votre propriété sera élevé, plus vous aurez pour vous deux — et pour vos enfants.

Gemma se détourna. Sanine recommença à gesticuler :

— Vous pouvez compter sur ma sagesse, Frau Lénore… Je ne permettrai pas qu’on marchande. Je dirai à cette dame le prix raisonnable ; si elle le donne — tant mieux !… si elle ne le donne pas — tant pis !…

— Vous avez déjà vu cette dame ? demanda Gemma.

— Je ne l’ai jamais vue.

— Et quand reviendrez-vous ?

— Si l’affaire ne s’emboîte pas, je reviendrai demain ; si je vois qu’il peut en sortir quelque chose, je resterai encore un ou deux jours… En tout, cas, je ne prolongerai pas mon séjour un moment de plus qu’il ne faudra… Je laisse ici mon âme !… Mais je dois encore passer chez moi avant mon départ. Frau Lénore, donnez-moi votre main pour me porter bonheur !… Cela se fait toujours en Russie.

— La main droite ou la gauche ?

— La main gauche, parce qu’elle est plus près du cœur… Je reviendrai demain, « avec le bouclier ou sur le bouclier !… » J’ai le pressentiment que je reviendrai vainqueur. Au revoir, mes bonnes, mes chères amies…

Il embrassa Frau Lénore, et pria Gemma de lui permettre d’entrer dans sa chambre pour un instant, pour une communication importante.

Il voulait tout simplement rester un instant seul avec elle.

Frau Lénore le comprit ainsi et n’eut pas la curiosité de demander quelle pouvait être cette communication importante.

Sanine entrait pour la première fois dans la chambre de la jeune fille.

Tout l’enchantement de l’amour, son ardeur, son extase et sa douce terreur s’emparèrent de lui, pénétrèrent avec impétuosité dans son âme dès qu’il eut franchi ce seuil sacré.

Il jeta tout autour de lui un regard attendri, tomba aux pieds de la jeune fille et pressa son visage contre sa robe.

— Tu es à moi ? dit-elle. — Tu reviendras bientôt ?

— Je suis à toi… Je reviendrai, répéta-t-il d’une voix étouffée.

— Je t’attendrai…

Quelques minutes plus tard, Sanine était dans la rue et courait dans la direction de son hôtel. Il n’avait pas remarqué que, derrière lui, Pantaleone, tout ébouriffé, était sorti par la porte de la confiserie et prononçait des paroles que Sanine n’entendit pas, brandissant sa main levée, comme dans un geste de menace.

À une heure moins un quart, exactement, Sanine entra chez Polosov. Devant l’hôtel attendait une voiture attelée de quatre chevaux.

Lorsque Polosov vit venir Sanine, il dit simplement : « Ah ! tu t’es décidé ! » puis il mit son manteau, des galoches, se boucha les oreilles avec des tampons d’ouate, bien que ce fût l’été, et descendit sur le perron.

Les garçons, sur ses ordres, avaient déjà placé dans la voiture les nombreuses emplettes, avaient capitonné sa place de coussins de soie et disposé tout autour des petits sacs et des paquets, à ses pieds ils avaient posé un panier de provisions et assujetti la malle au siège du cocher.

Polosov paya tout le monde largement, et respectueusement soutenu sous les bras par le concierge il entra en geignant dans la voiture, s’assit après avoir palpé les objets tout autour de lui, choisit un cigare, l’alluma, et alors seulement, avec le doigt, fit signe à Sanine d’entrer aussi dans la voiture. Sanine prit place à côté de lui.

Polosov dit au concierge de recommander au postillon d’aller vite s’il tenait à un bon pourboire.

Le marchepied de la chaise de poste fut refermé avec fracas, les portières claquèrent et la voiture s’ébranla.