Eaux printanières/Chapitre 31

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 206-217).

XXXI

Sanine se réveilla le lendemain de très bonne heure. Il avait atteint la cime du bonheur humain. Mais ce n’est pas ce sentiment de bonheur qui l’empêchait de dormir, et troublait sa béatitude, mais une question d’ordre matériel, une question fatale : comment faire pour vendre sa propriété le plus vite et le plus avantageusement possible.

Une foule de plans s’entrecroisaient dans son cerveau, mais il ne voyait pas nettement sa voie. Il sortit de l’hôtel pour sentir l’air et réfléchir. Il voulait se présenter devant Gemma avec un plan arrêté.

Tout à coup son attention fut arrêtée sur un personnage qui venait en sens inverse, une forme épaisse, mais correctement habillée, qui se balançait en vacillant légèrement sur de gros pieds.

Sanine se demanda où il avait vu cette nuque couverte de cheveux d’un blond blanchâtre, cette tête qui semblait chevillée directement sur les épaules, ce dos replet, débordant de graisse, ces bras boursouflés qui pendaient le long du torse. Sanine se demanda s’il se pouvait vraiment qu’il eût devant les yeux Polosov, son camarade de pension, qu’il n’avait pas revu depuis cinq ans.

Lorsque le nouveau venu l’eut dépassé, Sanine courut après lui, le devança puis se retourna… Il vit un large visage jaunâtre, de petits yeux de cochon avec des cils et des sourcils blancs, un nez court et plat, de grosses lèvres qui semblaient collées l’une à l’autre, un menton rond et imberbe. À l’expression aigre, indolente, méfiante de cette tête, il n’eut plus de doute, c’était bien Hippolyte Polosov !

« Encore une fois, ce doit être mon étoile qui me l’envoie ! » se dit Sanine.

— Polosov, Hippolyte Sidoritch, est-ce toi ?

Le personnage s’arrêta, leva ses petits yeux, hésita un instant, puis desserrant les lèvres dit d’une voix de fausset un peu enrouée :

— Dmitri Sanine ?

— Oui, moi-même ! répliqua Sanine.

Il secoua une des mains de Polosov couvertes de gants gris-cendre, un peu étroits, et qui pendaient inertes sur ses cuisses rebondies.

— Y a-t-il longtemps que tu es ici ? demanda Sanine, — d’où viens-tu ? À quel hôtel ?

— Je suis arrivé hier de Wiesbaden pour faire des emplettes pour ma femme… et je retourne aujourd’hui à Wiesbaden.

— Ah ! c’est vrai ! l’on m’a dit que tu es marié… et que ta femme est d’une beauté remarquable.

Les yeux de Polosov vaguèrent de droite et de gauche.

— Oui, on le dit, répondit-il.

Sanine se mit à rire.

— Je vois que tu n’es pas changé… Tu as toujours le même flegme… comme dans le temps, au pensionnat.

— Pourquoi changerais-je ?

— On dit encore, — Sanine appuya sur ce mot « on dit » — que ta femme est très riche.

— Oui, on le dit aussi !

— Et toi, tu ne le sais pas au juste, toi ?

— Moi, mon ami, je ne me mêle pas des affaires de ma femme.

— Tu ne te mêles pas des affaires de ta femme, d’aucune ?

De nouveau les yeux de Polosov vaguèrent en tous sens.

— D’aucune… Ma femme va de son côté — et moi, du mien…

— Où vas-tu maintenant ? demanda Sanine.

— Dans ce moment je ne vais nulle part, je reste debout dans la rue à causer avec toi ; et quand notre conversation sera finie, je rentrerai à l’hôtel et je déjeunerai.

— M’acceptes-tu pour compagnon ?

— C’est-à-dire que tu veux déjeuner avec moi ?

— Oui !

— Avec plaisir. C’est toujours plus agréable de manger à deux… Tu n’es pas bavard ?

— Je ne crois pas…

— Cela me va…

Polosov se remit en marche. Sanine se plaça à côté de lui.

Les lèvres de Polosov se collèrent de nouveau, il ronflait et se balançait silencieusement.

« Mais comment cette bûche a-t-elle pu attraper une femme si belle et si riche ? pensa Sanine. Personnellement il n’avait pas de fortune, il n’est pas de haute noblesse, il n’est pas même intelligent. Au pensionnat il passait pour un garçon obtus, dormeur et glouton ; on l’avait surnommé le « baveux… » Mais, continua Sanine à part lui, puisque sa femme est riche, pourquoi ne m’achèterait-elle pas ma propriété ? Polosov a beau dire qu’il ne se mêle pas des affaires de sa femme, je n’en crois rien ! Puis je demanderai un prix avantageux pour lui ? Pourquoi ne pas faire une tentative ? C’est peut-être ma bonne étoile qui me l’a envoyé ?… Oui, c’est décidé… je lui en parlerai. »

Polosov conduisit Sanine dans un des plus grands hôtels de Francfort où il occupait, cela va sans dire, la plus belle chambre.

En entrant, Sanine trouva sur les chaises, sur les tables, des cartons, des boîtes, des paquets empilés…

— Voilà mes emplettes pour Marie Nicolaevna !… dit Polosov en se laissant choir dans un fauteuil. Ouf ! qu’il fait chaud, gémit-il en desserrant sa cravate.

Il sonna pour le maître d’hôtel et choisit soigneusement le menu d’un copieux déjeuner.

— Puis, ajouta-t-il, à une heure la voiture… vous entendez… à une heure précise…

Le maître d’hôtel se courba en deux dans un salut obséquieux et disparut.

Polosov déboutonna son gilet. Rien qu’à le voir relever ses sourcils, souffler avec peine et retrousser son nez, il était facile de deviner que parler lui était un effort pénible, et qu’il se demandait, non sans inquiétude, si Sanine l’obligerait à donner de l’exercice à sa langue ou si son ami ferait les frais de la conversation.

Sanine comprit l’état d’esprit de son ancien camarade et ne l’importuna plus de questions, se bornant à lui demander ce qu’il lui était indispensable de savoir.

Il apprit que Polosov avait été pendant deux ans dans l’armée en qualité de uhlan. — « Ce qu’il devait être gracieux dans la courte veste des uhlans ! » pensa Sanine.

Polosov confia encore à son ami qu’il était marié depuis quatre ans et que depuis deux ans il voyageait à l’étranger avec sa femme, qu’elle faisait une cure d’eau à Wiesbaden, et que de là elle irait à Paris.

De son côté Sanine ne fut pas bavard en parlant de son passé ni de ses plans, il aborda directement le sujet qui l’intéressait entre tous — c’est-à-dire son désir de vendre ses terres.

Polosov l’écoutait sans dire un mot, jetant seulement un regard sur la porte par laquelle on devait apporter le déjeuner. Enfin le déjeuner fut servi. Le maître d’hôtel accompagné de deux garçons parut, ils portaient plusieurs plats sous de lourds couvercles d’argent.

— Ta propriété se trouve dans le gouvernement de Toula ? dit Polosov en s’asseyant à table et en passant le coin de sa serviette dans son col de chemise.

— Oui, dans le gouvernement de Toula !

— Dans le district d’Efremoff… Je connais !…

— Tu connais ma propriété d’Alexéevka ? demanda Sanine en prenant place à table.

— Je crois bien que je la connais.

Polosov porta à la bouche un morceau d’omelette aux truffes.

— Ma femme possède des terres dans le voisinage… Eh ! garçon, débouchez cette bouteille !… Ces terres sont bonnes… mais tes moujiks t’ont coupé ton bois… À propos, pourquoi veux-tu vendre ton bien ?…

— J’ai besoin de réaliser l’argent… oui… je vendrai bon marché, tu feras une bonne affaire en me rachetant.

Polosov but d’un trait un verre de vin, s’essuya la bouche avec sa serviette et se remit à mastiquer lentement et avec bruit.

— Oui… dit-il enfin… Moi je n’achète pas de propriétés… je n’ai pas de capital… Passe-moi le beurre… Mais ma femme achètera peut-être ton bien… Parle-lui de ton affaire… Si tu ne demandes pas cher… elle ne craint pas d’acheter… Mais quels ânes que ces Allemands ? Ils ne savent pas préparer le poisson ! Qu’y a-t-il de plus simple !… Et ils parlent de l’unification de leur Vaterland… Garçon, emportez cette saleté…

— Mais c’est donc vrai ? Ta femme gère seule ses propriétés ?… demanda Sanine.

— Toute seule !… Les côtelettes sont bonnes… Je te les recommande !… Je t’ai déjà dit que je ne me mêle pas des affaires qui concernent ma femme, et je te le répète.

Polosov continua de faire claquer ses lèvres en mâchant.

— Hum !… Mais comment ferai-je pour lui parler de cette affaire moi-même ?

— Mais le plus simplement du monde… Va lui faire visite à Wiesbaden… Ce n’est pas loin d’ici… Garçon, de la moutarde anglaise ?… Vous n’en avez pas ?… Quels animaux !… Mais ne perdons pas de temps ! Nous partons après-demain… Laisse-moi remplir ton petit verre… Tu verras quel bouquet… Ce n’est pas du vinaigre.

Le visage de Polosov s’anima et se colora… Il s’animait uniquement lorsqu’il mangeait et buvait.

— Vraiment, je ne sais pas comment faire, dit Sanine.

— Mais es-tu si pressé de vendre ?

— Certainement, je suis très pressé.

— Et il te faut beaucoup d’argent ?

— Beaucoup… Vois-tu… je te dirai tout… je me marie !

Polosov posa sur la table le verre qu’il portait déjà à ses lèvres.

— Tu te maries ! s’écria-t-il d’une voix enrouée par l’étonnement, et en joignant ses mains grassouillettes sur son ventre. Tu te maries ! et comme cela, soudainement ?

— Oui… soudainement.

— Ta fiancée est sans doute en Russie ?

— Non, elle n’est pas en Russie !…

— Où est-elle ?

— Ici, à Francfort !

— Et qui est-elle ?

— Elle est Allemande… c’est-à-dire, non, Italienne… Elle est de Francfort.

— Elle a de l’argent ?

— Non, elle n’a pas d’argent.

— Donc, c’est une grande passion ?

— Que tu es drôle !… Oui, je l’aime beaucoup.

— Et c’est pour cela qu’il te faut de l’argent ?

— Mais oui, oui, oui !…

Polosov vida son verre, se rinça la bouche, se lava les mains qu’il essuya soigneusement dans sa serviette, sortit de sa poche un cigare et l’alluma.

Sanine le regardait sans rien dire.

— Je ne vois qu’un moyen, dit enfin Polosov, en rejetant la tête en arrière et en laissant échapper la fumée en fines spirales. Va voir ma femme ! Si elle veut, elle peut te tirer de peine.

— Mais comment puis-je voir ta femme, puisque tu dis que vous partez après-demain ?

Polosov ferma les yeux.

— Eh bien, voici mon conseil, dit-il enfin, en tournant le cigare avec ses lèvres et en soupirant… Rentre chez toi, fais vite tes préparatifs de voyage, et reviens ici… À une heure, je pars… Ma voiture est grande, je te prendrai avec moi… C’est ce qu’il y a de mieux à faire… Et maintenant, je vais faire une petite sieste… Quand j’ai mangé, j’ai envie de dormir un peu… Mon tempérament l’exige et je cède… Et toi, ne m’empêche pas non plus de dormir…

Sanine réfléchit, réfléchit… puis tout à coup leva la tête : il avait pris une résolution.

— J’irai avec toi… Merci ! À midi et demi je serai ici… et nous irons ensemble à Wiesbaden… J’espère que ta femme ne m’en voudra pas ?

Mais Polosov ronflait déjà. Lorsqu’il avait dit : « Ne m’empêche pas… » il avait allongé un peu les jambes et il s’était endormi comme un enfant.

Sanine jeta encore une fois un regard sur ce gros visage, cette tête sans cou, ce menton en l’air et tout rond qui ressemblait à une pomme, puis courut à la confiserie Roselli pour prévenir Gemma de son absence.