Eaux printanières/Chapitre 30

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 196-205).

XXX

Le passage du désespoir à la tristesse, et de la tristesse à une douce résignation s’opéra assez vite chez Frau Lénore, et cette résignation se transforma bien vite en un sentiment de secret contentement qu’elle dissimulait par respect des convenances.

Sanine avait pris le cœur de Frau Lénore du premier jour qu’elle l’avait vu ; une fois habituée à l’idée qu’il deviendrait son gendre, elle ne trouva plus rien de désagréable à cette perspective, bien qu’elle jugeât nécessaire de montrer un visage offensé ou plus exactement une expression d’inquiétude.

D’ailleurs tous les événements qui se succédaient depuis quelques jours étaient plus extraordinaires l’un que l’autre.

Malgré cela, Frau Lénore, en femme pratique, pensa qu’il était de son devoir de soumettre Sanine à un interrogatoire en règle, et le jeune homme qui le matin en allant à son rendez-vous avec Gemma ne songeait pas même à l’épouser, — à vrai dire, à ce moment-là il ne songeait à rien si ce n’est à sa passion, — entra avec conviction dans son rôle de fiancé et répondit de bonne grâce avec beaucoup de détails à toutes les questions de madame Roselli.

Quand Frau Lénore eut acquis la certitude que Sanine appartenait à la noblesse, — elle s’étonnait un peu qu’il ne fût pas prince — elle prit un air grave et le « prévint d’avance » qu’elle en userait avec lui en toute franchise et sans façon parce que tel était son devoir sacré de mère.

Sanine lui répondit que c’était bien ainsi qu’il l’entendait, et qu’il la priait de ne point se gêner.

Alors Frau Lénore lui dit que M. Kluber — à ce nom elle poussa un léger soupir, pinça les lèvres et s’interrompit — que M. Kluber, l’ex-fiancé de Gemma, avait actuellement huit mille gouldens de revenu, et que cette somme s’arrondissait rapidement chaque année… et pour conclure madame Roselli ajouta : « Quels sont vos revenus ? »

— Huit mille gouldens, répéta Sanine lentement — cela fait environ quinze mille roubles assignats… Mon revenu est inférieur… Je possède une petite propriété dans le gouvernement de Toula ; bien gérée, cette propriété pourrait donner cinq, six mille roubles… Puis je demanderai une charge publique, j’entrerai au service de l’État… j’aurai deux mille roubles de traitement.

— Au service de l’État, en Russie ? cria Frau Lénore ; je devrai me séparer de Gemma ?

— Je pourrais à la place entrer dans la diplomatie, se hâta d’ajouter Sanine : je ne manque pas de relations… Alors rien ne m’empêchera de vivre à l’étranger… Enfin, ce qui vaudrait encore mieux, je vendrai ma propriété et avec le capital j’entreprendrai quelque chose… pourquoi pas le perfectionnement de votre confiserie ?

Sanine comprenait parfaitement qu’il disait des choses qui n’avaient pas le sens commun, mais il se sentait un courage qui ne reculerait devant aucun sacrifice ! Il n’avait qu’à jeter un coup d’œil sur Gemma, qui depuis que sa mère avait entamé une « conversation sur des choses pratiques » ne cessait d’aller et de venir dans la chambre, se levant et s’asseyant sans motif, Sanine n’avait qu’à la regarder pour se sentir prêt à consentir sur l’heure à tout ce qu’on voudrait, pourvu que la tranquillité de la jeune fille ne fût pas troublée.

M. Kluber aussi avait l’intention de me donner une certaine somme pour améliorer la confiserie, dit après un moment d’hésitation Frau Lénore.

— Maman ! maman, de grâce, cria Gemma en italien.

— Il faut que ces questions soient réglées d’avance, ma fille, dit Frau Lénore dans la même langue.

Ensuite madame Roselli demanda à Sanine quelles sont en Russie les lois sur le mariage, et s’il n’est pas défendu à un Russe d’épouser une catholique, comme en Prusse ?

À cette époque, vers 1840, toute l’Allemagne retentissait encore de la querelle entre le gouvernement prussien et l’archevêque de Cologne au sujet des mariages mixtes.

Pourtant, lorsque Frau Lénore apprit que sa fille en épousant un noble deviendrait noble elle-même, elle manifesta quelque satisfaction.

— Mais avant de vous marier vous devez aller en Russie ! s’écria-t-elle.

— Pourquoi donc ?

— Pour obtenir l’autorisation de votre souverain.

Sanine assura qu’il n’avait nullement besoin de cette autorisation pour se marier, mais qu’il serait peut-être obligé de retourner en Russie pour très peu de temps, afin de vendre sa propriété et de rapporter l’argent dont il avait besoin.

Rien que de parler de voyage il sentit son cœur se serrer douloureusement ; Gemma en le regardant comprit qu’il souffrait, elle rougit et resta pensive.

— Je vous prierai de me rapporter de Russie des fourrures d’astrakan, dit Frau Lénore… J’ai entendu dire que l’astrakan est remarquablement bon et pas cher du tout.

— Avec le plus grand plaisir, j’en apporterai aussi à Gemma…

— Et à moi un bonnet de cuir de Russie brodé d’argent, dit Emilio en passant sa tête à la porte de l’autre chambre.

— Très bien… je te l’apporterai, et des pantoufles pour Pantaleone.

— À quoi bon ! À quoi bon ! reprit Frau Lénore. Mais parlons de choses sérieuses… Vous dites, ajouta-t-elle, que vous vendrez la propriété… vous vendrez aussi les paysans ?

Sanine sentit comme un aiguillon qui le piquait. Il se souvint que lorsqu’il avait causé du servage avec madame Roselli et sa fille, il avait déclaré que cette institution lui semblait coupable et que pour rien au monde il ne vendrait ses serfs parce qu’il trouvait ce trafic immoral.

— Je m’efforcerai, dit-il non sans trouble, de vendre ma propriété à quelqu’un que je connaîtrai bien, et qui sera humain, ou peut-être que mes moujicks voudront se racheter.

— Ce serait de beaucoup le mieux, dit Frau Lénore, car vendre des êtres humains !…

Barbari ! murmura Pantaleone qui montrait sa tête derrière Emilio.

Il secoua son toupet et disparut.

« En effet ce n’est pas beau ! », pensa Sanine et il regarda à la dérobée Gemma.

La jeune fille semblait ne pas avoir entendu ses dernières paroles.

« Tant mieux ! » se dit Sanine, et la conversation pratique avec Frau Lénore se prolongea jusqu’au dîner.

Frau Lénore finit par devenir très affectueuse, elle appela Sanine Dmitri tout court, le menaça gentiment du doigt et promit de le punir de sa conduite rusée.

Elle le questionna minutieusement sur sa parenté : « Parce que, dit-elle, c’est une chose très importante », elle se fit décrire la cérémonie nuptiale selon le rite de l’Église russe, et s’extasia d’avance devant Gemma en robe blanche de mariée avec la couronne d’or sur la tête.

— C’est que ma fille est belle, comme une reine ! ajouta-t-elle avec un maternel orgueil.

— Il n’y a pas de reine qui soit aussi belle.

— Il n’y a pas deux Gemma au monde ! s’écria Sanine.

— C’est pour cela qu’elle s’appelle Gemma ! (En italien Gemma veut dire gemme.)

La jeune fille courut vers sa mère et se mit à l’embrasser.

Elle commençait seulement à se sentir tout à fait allégée de la douleur qui l’oppressait.

Sanine se sentit tout à coup si heureux ; son cœur se remplit d’une telle joie d’enfant à la pensée que les rêves dont il s’était bercé il n’y a pas longtemps dans cette maison se réalisaient déjà, un tel besoin d’activité s’empara de tout son être, qu’il voulut entrer dans la confiserie et se tenir au comptoir comme il l’avait fait quelques jours auparavant.

— J’en ai le droit maintenant, se disait-il, je suis ici chez moi !

Il s’assit au comptoir, fit le marchand, vendit à deux fillettes une livre de bonbons en leur en donnant un kilo, et en demandant la moitié du prix.

Au dîner, il s’assit à côté de Gemma, comme son fiancé officiel.

Frau Lénore se livrait toujours à ses combinaisons pratiques, tandis qu’Emilio suppliait Sanine de l’emmener en Russie avec lui.

Il fut décidé que Sanine partirait dans deux semaines.

Seul, Pantaleone restait un peu morose ; Frau Lénore jugea même opportun de lui dire : « Mais c’est vous qui avez servi de témoin. » Pantaleone jeta un regard en dessous.

Gemma garda presque tout le temps le silence, mais jamais son visage n’avait été plus beau ni plus lumineux.

Après le dîner elle appela Sanine pour une minute au jardin, et parvenue au banc où deux jours auparavant elle avait trié les cerises, elle dit au jeune homme :

— Dmitri, ne te fâche pas, mais je veux encore une fois te rappeler que tu ne dois pas te croire irrévocablement lié ?…

Il ne lui laissa pas achever sa phrase…

Gemma détourna son visage :

— Quant à l’autre chose… quant à la différence de religion dont parle maman, reprit Gemma en sortant une petite croix de grenat attachée à son cou par un fin cordon de soie… elle tira fortement le cordon, le rompit et tendit la croix au jeune homme en disant :

— Puisque je suis à toi, ta religion sera la mienne.

Les yeux de Sanine étaient encore humides lorsqu’il rentra avec Gemma dans la chambre.

Le soir toute la famille avait repris son train habituel et même on joua une partie de tresette.