Eaux printanières/Chapitre 29

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 190-195).

XXIX

Si Gemma avait annoncé qu’elle amenait le choléra ou la mort en personne, Frau Lénore n’aurait pu manifester un désespoir plus violent.

Elle courut se réfugier dans un coin, le visage tourné contre le mur, sanglotant, gémissant ; une paysanne russe ne se lamente pas autrement sur la tombe d’un mari ou d’un fils.

Gemma fut si fort troublée par cet accueil, qu’elle n’osa pas s’approcher de sa mère, mais resta pétrifiée au milieu de la chambre comme une statue. Sanine ne savait quelle contenance prendre. Un peu plus il aurait eu envie d’imiter Frau Lénore.

Cette désolation que rien ne pouvait apaiser dura toute une heure ! Une heure entière !

Pantaleone trouva plus sage de fermer à clé la porte de la confiserie afin que personne ne pût entrer ; par bonheur c’était trop tôt pour les clients. Le vieillard était lui-même perplexe, — tout au moins il n’approuvait pas la précipitation avec laquelle Sanine et Gemma avaient agi. Pourtant il ne se sentait pas le courage de les blâmer et restait tout disposé à leur prêter son appui s’ils en avaient besoin : Kluber lui était positivement antipathique.

Emilio se flattait d’avoir été l’intermédiaire entre son ami et sa sœur, et il était fier de l’excellente tournure que prenaient les choses ! Il ne pouvait comprendre le chagrin de sa mère, et dans son for intérieur il décida que les femmes, même les meilleures d’entre elles, sont dépourvues de la faculté de compréhension.

Sanine était celui qui souffrait le plus. Dès qu’il tentait de s’approcher de madame Roselli, elle criait et se débattait et c’est en vain qu’il tenta à plusieurs reprises de lui crier de loin : « Je viens pour vous demander la main de mademoiselle votre fille. »

Frau Lénore s’en voulait surtout de son aveuglement, elle ne se pardonnait pas de n’avoir rien vu :

« Si mon Giovanni Battista était là, rien de semblable ne se serait passé ! » répétait-elle à satiété.

« Mon Dieu, comment tout cela finira-t-il ? pensait Sanine… cela devient bête, à la fin. »

Il avait peur de regarder Gemma qui n’osait plus lever les yeux sur lui. Elle se contentait d’offrir ses soins à Frau Lénore qui d’abord les repoussa aussi.

Mais peu à peu l’orage s’apaisa. Frau Lénore cessa de pleurer, elle permit à Gemma de la tirer du coin dans lequel elle s’était blottie, de l’installer dans le grand fauteuil près de la fenêtre, de lui donner à boire un verre d’eau sucrée avec de l’eau de fleurs d’oranger. Elle ne permit pas à Sanine de l’approcher ! Oh non ! — mais d’entrer dans la chambre dont elle l’avait expulsé, et elle consentit à le laisser parler sans l’interrompre.

Sanine mit immédiatement l’accalmie à profit, et déploya même une rare éloquence ; il n’aurait probablement pas pu devant Gemma toute seule déclarer ses sentiments et ses intentions avec la même force de persuasion. Ses sentiments étaient les plus sincères, ses intentions les plus pures, comme celles d’Almaviva dans le « Barbier de Séville ».

Il ne chercha pas à dissimuler devant Frau Lénore, ni à ses propres yeux, les désavantages de sa situation, mais ces désavantages, assurait-il, n’étaient qu’apparents.

Sans doute, il est un étranger qu’on ne connaît que depuis quelques jours : on ne sait rien de positif ni sur sa position, ni sur les moyens dont il dispose, mais il offre de fournir des preuves qui ne permettront pas de douter qu’il est de bonne famille, et pas entièrement dépourvu de fortune. Il procurera le témoignage de plusieurs de ses compatriotes. Il espère, enfin, qu’il pourra rendre Gemma heureuse, et qu’il saura adoucir pour elle la séparation d’avec sa famille.

Ce mot de séparation faillit gâter l’affaire. Frau Lénore devint toute tremblante et ne put plus tenir en place dans son fauteuil.

Sanine s’empressa d’ajouter que la séparation ne serait que temporaire et que peut-être même on trouverait moyen de l’éviter.

Sanine recueillit aussitôt les fruits de son éloquence. Frau Lénore consentit à le regarder bien qu’avec une expression de douleur et de reproche, mais la colère et le dégoût avaient disparu.

Elle continua à se plaindre, mais ses récriminations étaient plus modérées et plus douces, elle les entrecoupait de questions adressées tantôt à Sanine, tantôt à Gemma. Elle permit au jeune Russe de lui prendre la main et ne la retira pas tout de suite. Elle se remit à pleurer, mais ce n’étaient plus les mêmes larmes. Enfin elle eut un sourire triste et de nouveau exprima le regret que Giovanni Battista ne fût pas là pour voir ses enfants…

L’instant d’après, les deux criminels, Sanine et Gemma, étaient à genoux à ses pieds, et elle posait sa main sur leurs têtes ; encore un petit moment et les deux jeunes gens embrassaient Frau Lénore, tandis qu’Emilio accourait dans la chambre, le visage rayonnant de bonheur, et embrassait le groupe si étroitement enlacé.

Pantaleone jeta un coup d’œil dans la chambre, sourit et aussitôt se renfrognant alla dans la confiserie pour ouvrir la porte d’entrée.