Eaux printanières/Chapitre 17

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 91-98).

XVII

Le lendemain matin, en s’habillant, Sanine se dit à lui-même : « J’attendrai l’officier jusqu’à dix heures, et après il pourra me chercher dans la ville. »

Mais les Allemands se lèvent de bonne heure, et l’horloge n’avait pas encore sonné neuf heures, lorsque le garçon vint annoncer à Sanine que M. le second lieutenant von Richter demandait à lui parler.

Sanine se hâta de passer sa redingote et donna l’ordre de faire entrer l’officier.

Contrairement à l’attente de Sanine, M. von Richter était un tout jeune homme, presque un gamin. Il s’efforçait de donner de la gravité à l’expression de son visage imberbe, mais sans y parvenir. Il ne réussit pas davantage à dissimuler son trouble et, en s’asseyant sur une chaise, il accrocha son sabre et faillit tomber.

Avec beaucoup d’hésitation et en bégayant, il dit en mauvais français à Sanine qu’il venait au nom de son camarade, le baron von Daenhoff, demander à M. von Zanine de présenter des excuses pour les paroles injurieuses qu’il avait prononcées la veille à l’adresse du baron von Daenhoff, et que si M. von Zanine refusait de s’excuser, le baron von Daenhoff demanderait satisfaction.

Sanine répondit qu’il n’avait nullement l’intention de s’excuser, mais qu’il était prêt à donner satisfaction.

Alors le second lieutenant, toujours en hésitant, demanda avec qui, à quelle heure, et où les pourparlers pourraient avoir lieu.

Sanine répondit que M. von Richter pouvait passer dans deux heures, et que pendant ce temps il se procurerait un témoin, tout en se disant, in petto : « Où diable irai-je le chercher ? »

M. Richter se leva, salua, mais sur le seuil de la porte s’arrêta comme pris d’un remords de conscience, et se tournant vers le jeune Russe, il déclara que son camarade, le baron von Daenhoff, reconnaissait qu’il avait eu des torts dans les événements de la veille, et qu’il se contenterait des exghises léchères.

Sanine répondit qu’il n’admettait pas la possibilité d’excuses, ni légères ni lourdes, parce qu’il ne se considérait pas comme coupable.

— Dans ce cas, répondit M. von Richter, devenu encore plus rouge — il faudra échanger des goups de bisdolet à l’amiaple.

— Comment, demanda Sanine, vous voulez que nous tirions en l’air ?

— Oh ! non, je n’ai pas voulu dire cela, balbutia le second-lieutenant tout à fait confus ; je me suis dit que du moment que nous sommes entre gentilshommes… Je réglerai ces détails avec votre témoin, ajouta-t-il vivement, et il sortit brusquement de la chambre.

Dès que l’officier fut parti, Sanine se laissa choir sur une chaise et se mit à considérer le plancher. — « Que signifie tout cela ? Quel cours sa vie a-t-elle pris tout à coup ? » Le passé, l’avenir, s’effacèrent… et il ne se rendit plus compte que d’une chose, c’est qu’il était à Francfort et qu’il allait se battre.

Il se souvint subitement d’une tante, devenue folle, qui chantait en valsant une chanson où elle appelait un officier, son « chéri » pour qu’il vînt danser avec elle.

Sanine partit d’un éclat de rire et répéta la chanson de sa tante : « Officier, mon chéri, viens danser avec moi… »

« Pourtant il faut agir, je n’ai pas de temps à perdre ! »

Il tressaillit en voyant devant lui Pantaleone un billet à la main.

— J’ai frappé plusieurs fois à votre porte ; expliqua l’Italien, mais vous ne m’avez pas répondu. J’ai cru que vous étiez absent…

Il présenta à Sanine le pli.

— C’est de la signorina Gemma.

Sanine prit machinalement le billet, le décacheta et le lut.

Gemma écrivait que depuis la veille elle était très inquiète, et qu’elle le priait de venir la voir le plus tôt possible.

— La signorina n’est pas tranquille, ajouta Pantaleone qui connaissait la teneur du billet : elle m’a dit de passer pour voir où vous en êtes, et de vous ramener à la maison avec moi.

Sanine examina le vieil Italien et se mit à réfléchir. Une idée lui traversa la tête. Au premier abord cette idée semblait saugrenue, impossible… « Mais après tout, pourquoi pas ? » se demanda-t-il à lui-même.

— Monsieur Pantaleone ? dit-il à haute voix.

Le vieillard tressaillit, enfonça le menton dans sa cravate et regarda Sanine.

— Vous avez entendu parler de ce qui s’est passé hier ?

Pantaleone se mordilla les lèvres et secoua son énorme toupet.

— Je sais tout.

Emilio à son retour n’avait rien eu de plus pressé que de lui raconter l’affaire.

— Ah ! vous êtes au courant ?… Eh bien !… je viens de recevoir la visite d’un officier. L’insolent d’hier me provoque… J’ai accepté le duel, mais je n’ai pas de témoin… Voulez-vous me servir de témoin ?

Pantaleone eut un tressaillement nerveux et releva les sourcils si haut, qu’ils disparurent sous ses cheveux pendants.

— Faut-il absolument que vous vous battiez ? demanda-t-il enfin en italien.

— Absolument. Il m’est impossible de revenir en arrière, je flétrirais mon nom pour la vie.

— Hum !… Donc si je refusais de vous servir de témoin, vous en chercheriez un autre ?

— Naturellement, je ne peux m’en passer…

Panlaleone inclina la tête vers le sol.

— Mais permettez-moi de vous demander, signore de Tsaninio, est-ce que ce duel ne risque pas de jeter une ombre sur la réputation d’une jeune fille ?

— Je ne le pense pas : d’ailleurs il n’y a plus moyen de l’empêcher.

— Hum !…

La figure de Pantaleone disparut tout entière dans sa cravate.

— Mais ce ferroflucto Kluberio… Que fait-il ? s’écria-t-il subitement en relevant la tête.

— Lui ? Il ne fait rien.

Che ! (exclamation italienne intraduisible.)

Pantaleone haussa les épaules en signe de mépris.

— En tout cas, je dois vous remercier, dit-il d’une voix mal assurée, de ce que dans mon humble situation actuelle vous avez reconnu en moi un galant’uomo… En agissant ainsi vous avez prouvé que vous êtes vous-même un galant’uomo… Maintenant je vais réfléchir à votre proposition.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, devant nous, cher monsieur Ci… Cippa…

— tola… ajouta le vieillard. Je ne demande qu’une heure de réflexion… Il y va de l’avenir de la fille de mes bienfaiteurs… C’est pourquoi il est de mon devoir de réfléchir… Dans une heure, dans trois quarts d’heure je vous apporterai ma réponse.

— Ben, je vous attendrai.

— Et maintenant quelle réponse dois-je porter à la signorina Gemma ?

Sanine prit une feuille de papier et écrivit :

« Soyez tranquille, dans trois heures je viendrai vous voir et je vous raconterai tout. Merci de toute mon âme pour votre sympathie. »

Il plia le billet et le remit à Pantaleone.

Le vieillard le serra soigneusement dans sa poche en répétant : « Dans moins d’une heure ! » Arrivé à la porte, Pantaleone se retourna brusquement, revint sur ses pas, courut vers Sanine, saisit la main du jeune homme et la pressant contre son jabot, cria en levant les yeux au ciel :

— Noble jeune homme ! Grand cœur ! (Nobil giovanotto ! Gran cuore !) — Permettez à un faible vieillard de serrer votre valeureuse main droite (la vostra valorosa destra).

Pantaleone fit un bond en arrière, battit l’air de ses deux mains et sortit de la chambre.

Sanine le suivit des yeux, puis prit un journal et se mit à lire. Mais ses yeux suivaient en vain les lignes, il ne comprenait pas le texte.