Eaux printanières/Chapitre 16

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 81-90).

XVI

Qui ne connaît pas le classique dîner allemand ? Une soupe aqueuse avec de grosses boulettes de pâte et de la cannelle ; un bouilli archi-cuit, sec comme un bouchon, nageant dans de la graisse blanche gluante et flanqué de pommes de terre devenues poisseuses, et de raifort râpé. Ensuite, un plat d’anguille tournée au bleu, arrosée de vinaigre et semée de câpres, auquel succède le rôti servi avec de la confiture, et l’inévitable Mehlspeise, une sorte de pouding qu’accompagne une sauce rouge et aigre.

Il est vrai qu’en revanche, le vin et la bière étaient de premier choix !

Tel est le menu du dîner que le premier restaurateur de Soden servit à ses hôtes.

En somme, tout se passa très correctement. Peu d’animation, par exemple, même quand M. Kluber porta un toast à « ce que nous aimons ! » (was wir lieben !) L’entrain manqua. C’était trop comme il faut, trop convenable pour être gai.

Après le dîner, on servit du café clair, roussâtre, un vrai café allemand.

M. Kluber, en parfait gentleman, demanda à Gemma la permission de fumer un cigare.

C’est alors qu’il se passa quelque chose d’imprévu, de très désagréable et même de très inconvenant.

À une table voisine se trouvaient quelques officiers de la garnison de Mayence. Il était facile de voir, d’après la direction de leurs regards et leurs chuchotements, que la beauté de Gemma les avait frappés. Un de ces officiers, qui avait été à Francfort, ne détachait pas ses yeux de la jeune fille, comme s’il la connaissait très bien. Il savait certainement qui elle était.

Messieurs les officiers avaient déjà beaucoup bu ; leur table était couverte de bouteilles. Subitement, l’officier qui regardait sans cesse Gemma se leva, et, le verre à la main, s’approcha de la table où se trouvait la jeune Italienne.

C’était un tout jeune homme, très blond, dont les traits étaient assez agréables, même sympathiques ; mais la boisson avait altéré son visage ; ses joues se contractaient, les yeux enflammés vaguaient avec un air impertinent.

Ses camarades avaient d’abord tenté de le retenir, puis avaient fini par le laisser aller en disant : « Arrive que pourra ! »

L’officier, avec un léger balancement des jambes, s’arrêta devant Gemma, et, d’une voix criarde et forcée, dont l’accent laissait percer pourtant une lutte intérieure, s’écria :

— Je bois à la santé de la plus belle demoiselle de café de Francfort et du monde entier !

Il vida d’un trait son verre et ajouta :

— En retour, je prends cette fleur que ses doigts divins ont cueillie.

Il s’empara d’une rose qui se trouvait sur la table, devant le couvert de Gemma.

Au premier abord Gemma fut saisie, effrayée, et devint très pâle… Puis, l’effroi fit place à l’indignation ; elle rougit jusqu’à la racine des cheveux, ses yeux foudroyèrent l’insulteur, ses prunelles devinrent à la fois sombres et fulminantes, s’emplirent d’obscurité et flamboyèrent d’une fureur sans bornes.

L’officier fut évidemment troublé par ce regard, il murmura quelques paroles inintelligibles, salua et retourna auprès de ses camarades, qui l’accueillirent par des éclats de rire et des bravos en sourdine.

M. Kluber se leva de sa chaise, se redressa de toute la hauteur de sa taille, et posant son chapeau sur sa tête, dit avec dignité, mais pas assez haut :

— C’est d’une impertinence inouïe, inouïe !

D’une voix sévère il appela le garçon et réclama sur le champ l’addition. Mais ce n’était pas assez, il donna l’ordre d’atteler le landau, ajoutant que des gens comme il faut ne devaient pas se risquer dans cette maison, où ils étaient exposés à des insultes !

À ces mots Gemma qui était restée assise sans faire un mouvement, la poitrine haletante et oppressée, leva les yeux et darda sur M. Kluber un regard pareil à celui qu’elle avait lancé à l’officier.

Emilio tremblait de rage.

— Levez-vous, mein Fraülein, dit Kluber toujours sur le même ton sévère, votre place n’est pas ici… Nous allons entrer au restaurant pour attendre la voiture.

Gemma se leva sans mot dire. M. Kluber lui offrit le bras, elle l’accepta, et il se dirigea avec elle vers le restaurant, d’une démarche majestueuse, qui devenait, ainsi que toute sa personne, plus majestueuse et plus fière à mesure qu’il s’éloignait de l’endroit où il avait dîné.

Le pauvre Emilio les suivit.

Pendant que M. Kluber réglait la note avec le garçon et supprimait le pourboire en guise d’amende, Sanine s’approcha en toute hâte de la table des officiers.

S’adressant à l’insulteur, qui était en train de faire respirer à ses camarades le parfum de la rose dérobée à Gemma, Sanine lui dit distinctement en français :

— Ce que vous venez de faire, monsieur, est indigne d’un honnête homme, indigne de l’uniforme que vous portez, et je viens pour vous dire que vous êtes un homme mal élevé et un insolent !

Le jeune officier se leva d’un bond, mais un de ses camarades plus âgé le retint et l’obligea à se rasseoir, puis se tournant vers Sanine lui dit en français :

— Êtes-vous le parent, le frère ou le fiancé de cette demoiselle ?

— Je suis un étranger, répondit Sanine, je suis Russe, mais je ne peux voir avec indifférence une pareille insolence. Au reste voici ma carte et mon adresse… Monsieur l’officier me trouvera à sa disposition quand il voudra.

Et Sanine jeta sur la table sa carte de visite, s’emparant du même coup de la rose qu’un des officiers avait laissé tomber dans son assiette.

Le jeune insulteur voulut de nouveau se lever, mais son camarade le retint en disant :

— Calme-toi, Daenhoff, calme-toi !…

Puis lui-même se leva, et portant la main à la hauteur de la visière, dit à Sanine, avec un ton et des manières qui n’étaient pas exempts de respect, que le lendemain un des officiers de son régiment aurait l’honneur de se présenter chez lui.

Sanine répondit par un salut sec et se hâta de rejoindre ses amis.

M. Kluber feignit de ne pas s’être aperçu de l’absence de Sanine et de n’avoir pas remarqué son colloque avec les officiers. Il pressait le cocher d’atteler et le gourmandait pour sa lenteur. Gemma n’adressa pas non plus la parole à Sanine, elle ne le regarda même pas, mais à ses sourcils contractés, à ses lèvres pâlies et serrées, à son immobilité on pouvait voir qu’elle souffrait cruellement.

Emilio aurait voulu parler à Sanine et le questionner. Il avait vu Sanine s’approcher des officiers, et avait remarqué qu’il leur avait remis un bout de carton… sa carte de visite, sans doute… Le cœur de l’enfant battait, ses joues étaient en feu ; il aurait voulu se jeter au cou du jeune homme, pleurer, aller tout de suite avec lui pourfendre tous ces vilains officiers allemands. Mais il sut se contenir et se borna à suivre attentivement les mouvements de son noble ami russe.

Le cocher finit enfin par atteler et tout le monde remonta dans le landau. Emilio suivit Tartaglia sur le siège ; il s’y sentait plus à son aise ; il n’avait pas devant lui M. Kluber qu’il ne pouvait plus voir sans colère.

M. Kluber parla tout le long de la route sans interruption… mais il parlait seul ; personne ne le contredisait et personne n’était de son avis.

Il insista beaucoup sur le fait qu’on avait eu tort de ne pas suivre son conseil, quand il avait proposé de dîner dans le pavillon. On aurait évité tout désagrément.

Ensuite il émit quelques opinions avancées et libérales sur le gouvernement, qui permettait aux officiers de ne pas observer assez strictement la discipline, et de manquer de respect à l’élément civil de la société — « car c’est comme cela, ajouta M. Kluber, qu’avec le temps surgit le mécontentement, d’où il n’y a qu’un pas pour arriver à la révolution — nous en avons un triste exemple dans la France. » M. Kluber poussa un soupir sympathique mais sévère. Il se hâta d’expliquer que personnellement il nourrissait le plus profond respect pour les autorités et que jamais au grand jamais, il ne serait révolutionnaire. Mais cela ne l’empêchait pas de blâmer ouvertement une pareille immoralité.

M. Kluber se livra encore à beaucoup de réflexions sur ce qui est moral et immoral, convenable et inconvenant…

Pendant ce monologue de M. Kluber, Gemma déjà mécontente de lui depuis leur promenade avant le dîner, et qui pour cette raison se tenait sur la réserve avec Sanine, commença à avoir positivement honte de son fiancé ! À la fin de la promenade, il était facile de voir qu’elle souffrait réellement, et sans adresser la parole à Sanine, elle lui jeta un regard suppliant.

Sanine de son côté ressentait beaucoup plus de pitié pour Gemma que d’indignation contre M. Kluber. Au fond de son cœur, sans s’en rendre tout à fait compte il était heureux de ce qui venait de se passer, bien qu’il eût en perspective un duel pour le lendemain.

Enfin cette pénible partie de plaisir prit fin.

En aidant Gemma à descendre de voiture, Sanine, sans parler, lui glissa dans la main la rose. La jeune fille devint très rouge, serra la main du jeune homme et dissimula aussitôt la fleur.

Sanine n’avait pas l’intention d’entrer dans la confiserie bien qu’il fût tôt dans la soirée. Gemma d’ailleurs ne l’invita même pas. Pantaleone, du reste, qui était venu au devant des promeneurs sur le perron, déclara que Frau Lénore dormait.

Emilio prit timidement congé de Sanine ; il avait l’air d’avoir peur de son ami, tant son admiration pour lui était grande.

M. Kluber reconduisit Sanine chez lui et le salua froidement. Cet Allemand, malgré son flegme et son assurance, se sentait mal à l’aise.

Tout le monde d’ailleurs se sentait mal à l’aise ce jour-là.

Ce sentiment ne tarda pas à s’effacer chez Sanine et à faire place à une disposition d’esprit indéfinissable, mais agréable et exaltée.

Sanine arpenta longtemps sa chambre sans vouloir penser à quoi que ce soit et en sifflotant un air ; il était très content de lui-même.