Eaux printanières/Chapitre 15

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 75-80).

XV

Soden est une petite ville dans les environs de Francfort, fort bien située au pied d’une des ramifications du Taunus, endroit réputé en Russie pour ses eaux, qu’on dit salutaires pour les personnes dont les poumons sont délicats.

Les habitants de Francfort vont à Soden pour se distraire. Le parc est fort beau et présente aux promeneurs plusieurs « Wirthschafte », où l’on peut boire de la bière et du café, à l’ombre des hauts tilleuls et des érables.

La route de Francfort à Soden longe la rive droite du Mein ; elle est dans toute sa longueur bordée d’arbres fruitiers.

Pendant que le landau roulait lentement sur la route unie, Sanine observait à la dérobée la façon dont Gemma se comportait avec son fiancé ; il les voyait ensemble pour la première fois. L’attitude de la jeune fille était calme et naturelle, quoiqu’un peu plus réservée et plus sérieuse que d’habitude.

Kluber avait l’air d’un supérieur plein de condescendance, qui s’accorde ainsi qu’à ses subordonnés un plaisir modéré et convenable.

Sanine ne remarqua pas chez le fiancé de Gemma de l’empressement. Il était évident que Herr Kluber considérait son mariage comme une affaire arrêtée, dont il n’avait plus aucune raison de s’inquiéter !

Mais il ne perdait pas un instant le sentiment de sa condescendance ! Pendant une longue promenade que les jeunes gens firent avant le dîner, à travers bois, dans la montagne et dans les vallées qui entourent Soden, Herr Kluber, tout en admirant les beautés de la nature, la traitait aussi avec une condescendance à travers laquelle perçait le sentiment de sa supériorité. Il fit la remarque que tel ruisseau avait tort de couler en ligne droite au lieu de décrire des méandres pittoresques ; il critiqua aussi le chant d’un pinson qui ne variait pas assez ses thèmes.

Gemma ne paraissait pas s’ennuyer, même elle avait l’air de s’amuser plutôt, et cependant Sanine ne reconnaissait pas la Gemma de la veille ; nulle ombre pourtant n’attristait son visage, jamais sa beauté n’avait eu plus de rayonnement, mais son âme semblait repliée sur elle-même.

L’ombrelle ouverte, gantée, elle marchait légèrement, sans hâte, comme se promènent les jeunes filles bien élevées, et elle parlait peu.

Emilio n’avait pas l’air non plus de se sentir tout à fait à son aise, et Sanine encore moins que lui. Le jeune Russe d’ailleurs était un peu gêné par l’obligation de parler tout le temps allemand.

Seul Tartaglia se sentait libre de toute contrainte ! Il poursuivait les merles avec des aboiements frénétiques, sautait par-dessus les fossés et les troncs renversés, se plongeait dans les ruisseaux, lapait l’eau à grandes gorgées, se secouait, jappait, puis partait comme une flèche, sa langue rouge tirée jusqu’à l’épaule.

Herr Kluber faisait tout ce qu’il jugeait convenable pour égayer la compagnie. Il invita tout le monde à s’asseoir sous l’ombre d’un grand chêne, et, tirant de sa poche un petit livre intitulé : Knallerbsen — oder du sollst und wirst lachen ! — Les Pétards, — ou tu dois rire et tu riras certainement ! il se mit à lire des anecdotes comiques. Il en lut une douzaine sans avoir fait rire qui que ce soit. Sanine, seul, par politesse, se croyait obligé, à la fin de chaque récit, de découvrir ses dents, et M. Kluber lui-même ponctuait régulièrement ses anecdotes d’un rire bref, mesuré et toujours empreint de condescendance.

Vers midi, M. Kluber et ses invités entrèrent dans le premier restaurant de Soden.

Il s’agissait de choisir le menu.

M. Kluber avait proposé de dîner dans le gartensalon, un pavillon fermé. Cette fois, Gemma se révolta et déclara qu’elle voulait dîner dans le jardin, au grand air, à une des petites tables disposées devant le restaurant. « Elle en avait assez, ajouta-t-elle, d’être tout le temps avec les mêmes personnes, elle voulait voir de nouveaux visages. »

Plusieurs tables étaient déjà occupées par des groupes de visiteurs.

M. Kluber céda avec condescendance au « caprice » de sa fiancée. Pendant qu’il s’entretenait à part avec l’oberketner (le maître d’hôtel), Gemma resta immobile, les yeux baissés, les lèvres serrées : elle sentait que Sanine l’observait sans cesse, et elle semblait mécontente de cette insistance.

Enfin, M. Kluber revint pour annoncer que le dîner serait prêt dans une demi-heure, et proposa de faire en attendant une partie de quilles. Il ajouta que ce jeu est excellent pour éveiller l’appétit : « Hé ! hé ! hé ! »

Il jouait en virtuose, il prenait, pour jeter la boule, des attitudes d’Hercule, mettant tous les muscles en jeu et en même temps relevant légèrement la jambe. M. Kluber était un athlète en son genre, et fort bien tourné ! Impossible d’avoir des mains plus blanches ni plus délicates, et c’était un plaisir de le voir les essuyer dans un mouchoir de soie imitation d’indienne, rouge et or, et des plus cossus !…

Enfin, le dîner fut servi, et toute la société put prendre place autour d’une petite table.