Eaux printanières/Chapitre 18

Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 99-105).

XVIII

Une heure plus tard, le garçon entra de nouveau chez Sanine et lui présenta une vieille carte de visite sur laquelle il lut : Panlaleone Cippatola de Varèse, chanteur à la cour (cantante di camera) de son Altesse royale, le duc de Modène.

À peine le garçon se fut-il retiré que Pantaleone fit son entrée. Il avait changé de vêtements de la tête aux pieds. Il portait un habit noir devenu roux et un gilet de piqué blanc, sur lequel serpentait capricieusement une chaîne de tombac ; un petit cachet de cornaline tombait sur l’étroit pantalon noir orné d’une baguette. Il tenait de la main droite son chapeau noir de poil de lièvre, et de la main gauche deux gants épais de peau de chamois ; il avait donné à sa cravate plus d’ampleur encore qu’à l’ordinaire, et piqué dans son jabot empesé une épingle surmontée d’un œil-de-chat. Un anneau représentant deux mains jointes sur un cœur embrasé ornait son index.

Toute la personne du vieillard répandait un parfum de camphre, de moisi et de musc mélangé ; l’air d’importance de tout son être aurait frappé le spectateur le plus indifférent.

Sanine vint au devant de Pantaleone.

— Je vous servirai de témoin, dit l’Italien en français.

Il s’inclina devant Sanine, ployant tout son corps en deux et en écartant les pointes de ses bottes, à la manière des danseurs.

— Je suis venu pour recevoir vos instructions. Avez-vous l’intention de vous battre jusqu’à la mort ?

— Pourquoi jusqu’à la mort ? mon cher monsieur Cippatola… Pour rien au monde je ne reprendrai ma parole, mais je ne suis pas un buveur de sang… Attendez d’ailleurs, le témoin de mon rival ne doit pas tarder à venir… Je passerai dans une autre chambre et vous réglerez avec lui les conditions du combat. Croyez-moi, je n’oublierai jamais le service que vous me rendez, et je vous en remercie de tout mon cœur.

— L’honneur avant tout ! répliqua Pantaleone ; et il s’assit dans un fauteuil sans attendre l’invitation. Si ce feroflucto spitcheboubio, ajouta-t-il, mélangeant l’italien et le français, si ce marchand Kluberio n’a pas compris son devoir, s’il a eu peur… tant pis pour lui… Il n’a pas de cœur pour un sou… basta !… Quant aux conditions du duel, je suis votre témoin et vos intérêts me sont sacrés !! Lorsque j’habitai Padoue, il se trouvait en garnison un régiment de blancs dragons… et j’étais en très bons termes avec plusieurs officiers… Leur code d’honneur m’est connu d’un bout à l’autre… Puis j’ai souvent discuté ce sujet avec votre principe Tarbusski… Est-ce que ce témoin sera bientôt là ?

— Je l’attends d’un instant à l’autre… Le voici, ajouta Sanine en jetant un coup d’œil sur la rue.

Pantaleone se leva, regarda sa montre, ajusta son toupet et rentra précipitamment dans son soulier un fil qui sortait du pantalon.

Le jeune second-lieutenant entra, toujours rouge et troublé.

Sanine présenta les témoins l’un à l’autre :

— Monsieur Richter, sous-lieutenant, monsieur Cippatola, artiste.

Le sous-lieutenant fut légèrement surpris à la vue du vieillard. Mais qu’eût-il dit s’il eût appris à cet instant que l’artiste dont il venait de faire la connaissance cultivait aussi l’art culinaire !…

Pantaleone avait pris la contenance d’un homme qui toute sa vie n’a fait autre chose que d’arranger des duels. Les réminiscences de sa carrière théâtrale lui furent d’un grand secours. Il s’acquitta de son rôle de témoin comme s’il jouait un rôle.

Les deux témoins se regardèrent d’abord sans parler.

— Eh bien !… parlons des conditions ? dit Pantaleone en rompant le premier le silence et en jouant avec son cachet de cornaline.

— Parlons, répondit le sous-lieutenant, mais la présence d’un des intéressés…

— Je vous laisse seuls, messieurs, dit Sanine.

Il salua, entra dans sa chambre à coucher dont il ferma la porte à clef.

Il se jeta sur son lit et se mit à penser à Gemma… mais les paroles des témoins pénétrèrent jusqu’à lui à travers la porte fermée.

Les témoins s’expliquaient en français, langue qu’ils écorchaient impitoyablement, chacun à sa manière.

Pantaleone parla de nouveau des dragons de Padoue et du principe Tarbousski ; le sous-lieutenant parla d’ « exghises léchères » et de « coups à l’amiaple ».

Le vieil Italien ne voulut pas entendre parler d’ « exghises ». À la terreur de Sanine, il se mit tout à coup à parler d’une jeune demoiselle innocente, dont le petit doigt vaut plus que tous les officiers du monde… Oune zeune damigella qu’a ella sola dans soun peti doa vale piu que toutt le zouffissié del mondo. Il répéta plusieurs fois : C’est une honte, une honte !… E ouna onta, ouna onta !

D’abord le sous-lieutenant ne répondit rien, mais bientôt sa voix trembla de colère et il déclara qu’il n’était pas venu pour recevoir des leçons de morale.

— À votre âge, il est toujours utile d’entendre la vérité ! riposta Pantaleone.

À plusieurs reprises, la discussion entre les témoins devint orageuse ; enfin, après une dispute qui dura une heure, ils arrêtèrent les conditions suivantes :

« Le baron Von Daenhoff et M. de Sanine se battront demain à dix heures du matin, dans le petit bois près de Hanau. La distance entre les combattants sera de vingt pas ; chacun a le droit de tirer deux fois sur le signal des témoins. Les armes choisies sont des pistolets sans double détente et non rayés…

M. von Richter se retira, et Pantaleone vint ouvrir triomphalement la porte de la chambre de Sanine, et après avoir communiqué au jeune homme le résultat de l’entretien, dit pour la seconde fois :

Bravo, Russo ! Bravo giovanotto ! Tu seras vainqueur !

Quelques minutes plus tard ils entraient ensemble à la confiserie Roselli.

En route, Sanine avait demandé à Pantaleone de tenir secrète l’affaire du duel. En réponse, le vieux chanteur avait levé les doigts au ciel et, fermant à demi les yeux, avait répété deux fois de suite : Segredezza ! Segredezza !

Pantaleone avait l’air tout rajeuni et marchait allègrement. Ces événements, bien que désagréables, le transportaient à cette époque de sa vie où lui-même relevait le gant… il est vrai, sur la scène !… On sait que les barytons font toujours la roue devant la rampe.