Dupleix et l’Inde française/4/3

Société d'éditions géographiques, maritimes et coloniales (4p. 371-422).


CHAPITRE III

Les Conférences de Londres
et la Mission Godeheu.


§ I. — Les Conférences de Londres.

1. — Les Compagnies anglaise et française conviennent d’ouvrir des conférences à Londres pour le règlement des affaires de l’Inde. Duvelaër et du Lude, négociateurs français.
2. — Résumé des négociations.
3. — Examen de quelques points particuliers : reconnaissance de Mahamet Ali, affaires du Décan, neutralité au delà du Cap de Bonne-Espérance.


Par les deux chapitres qui précèdent, on a pu se rendre compte que jusqu’à la capitulation de Sriringam, la Compagnie, sans approuver la guerre de l’Inde, en acceptait cependant les profits. Partisans ou adversaires de la politique de Dupleix, chacun faisait valoir ses arguments avec une égale chance d’être justifié par les événements. La capitulation de Sriringam, suivant de quatre mois à peine la lettre à Saunders, où Dupleix avait rassemblé tous ses griefs contre les Anglais, fit cesser toutes ces spéculations de l’esprit en imposant la nécessité d’une solution immédiate. En demandant que cette lettre fut soumise au jugement de la Compagnie de Londres, Dupleix avait pour ainsi dire ouvert lui-même la voie à des négociations, dans l’espérance, il est vrai, qu’elles tourneraient à la confusion de Saunders.

Les événements se déroulèrent en effet suivant ses désirs. On causa entre Paris et Londres, on causa même pendant trois ans, mais l’issue ne fut pas ce qu’il espérait. En transmettant sa lettre en Angleterre, Saunders, pressé par le départ du courrier, s’était borné à dire que tout y était à peu près faux ; le 24 janvier 1753, on attendait encore des explications. Arrivées peu de jours après, elles permirent aux directeurs de s’engager en toute connaissance de cause. L’Angleterre est maîtresse dans l’art de manœuvrer les peuples et il est rare qu’en négociant elle ait jamais perdu le moindre avantage. Dans l’occurrence, elle pouvait d’autant plus aisément pousser sa pointe que si, par aventure les articulations de Dupleix étaient fondées, la capitulation de Sriringam en avait presque aussitôt sapé la base ; la raison du plus fort dominait.

Ce fut la compagnie anglaise qui engagea le débat. Au cours d’une conversation privée, qui eut lieu au début de février, entre Le Rouge, agent de la compagnie française à Londres et Baker, président de la compagnie anglaise, celui-ci parla d’une conférence où leurs représentants respectifs pourraient examiner les affaires de l’Inde. Le ministère français ne vit que des avantages à cette proposition et comme à ce moment Duvelaër, un des directeurs, et son frère, le comte du Lude, devaient aller à Londres pour leurs affaires personnelles[1], le garde des sceaux Machault jugea qu’il était convenable de profiter de cette occasion pour les charger de négocier également un accord qui pourrait intervenir entre les deux compagnies. « On ne peut trop désirer la fin des troubles de l’Inde, écrivit Machault à notre ambassadeur à Londres, M. de Mirepoix, le 1er mars. Toute la compagnie est dans les mêmes sentiments et si celle d’Angleterre pense de même, j’espère que ces premières ouvertures seront suivies d’un heureux succès. » (Arch. Aff. Étr. Angleterre, 436, p. 7).

Il n’était guère prudent de nous engager dans la voie où nous conviait Baker ; on discute mal lorsqu’on fait figure de vaincu. Mais était-il possible d’en choisir une autre ? Dupleix avait découragé la Compagnie par son opiniâtreté à continuer la guerre malgré tous les ordres reçus et puisqu’elle repoussait tout nouvel accroissement territorial, il ne lui restait plus qu’à essayer de s’entendre directement avec les Anglais, pour empêcher le conflit de s’aggraver et peut-être de tourner au désastre. Telle est l’extrémité où l’avaient en fait conduite la lettre à Saunders et la capitulation de Sriringam.

On a écrit que le rappel de Dupleix fut posé par les Anglais comme une condition des négociations ; nous n’avons nulle part trouvé aucun document qui fasse état de cette exigence, mais ce n’est pas une raison suffisante pour rejeter cette opinion. Il est au contraire vraisemblable qu’au début et en tout cas au cours des négociations, les Anglais et les Français eux-mêmes aient reconnu qu’elles n’aboutiraient à rien si le même personnel restait dans l’Inde et qu’on ait envisagé tout à la fois le rappel de Dupleix et celui de Saunders. Il n’y eut toutefois que Dupleix de sacrifié ; si Saunders rentra également en Europe, ce fut au lendemain de ses accords avec Godeheu. Sans l’exiger formellement par un acte diplomatique, il est probable que les Anglais suggérèrent, demandèrent et, si l’on veut, exigèrent, dans des conversations privées, le retour de Dupleix et ils l’obtinrent d’autant plus aisément que la Compagnie française avait elle-même envisagé cette solution avant l’affaire de Sriringam ; le syndic Delaître la lui avait proposée dès le 7 octobre 1751.


La proposition de Machault de confier aux frères Duvelaër une mission de caractère diplomatique avait été bien accueillie par St-Contest, notre ministre des affaires étrangères et le 20 mars, ils furent invités l’un et l’autre à se rendre à Londres avec deux sortes d’instructions : les unes émanant d’un comité secret formé de quelques membres de la Compagnie sur la discrétion desquels on pouvait compter et les autres plus particulières données par Machault lui-même et qui ne devaient être connues que de St-Contest et du roi.

Duvelaër et son frère arrivèrent à Londres quelques jours après ; mais, malgré les bonnes dispositions de la compagnie anglaise et celles de la cour, ils ne purent entrer en matière qu’au début de mai, après les vacances du Parlement. Comme le détail des négociations qui furent alors engagées déborde un peu le cadre de cette histoire, nous nous contenterons d’en dégager les idées générales, et d’en esquisser plutôt que d’en suivre le développement.

Résumons-en d’abord les phases principales.

Le 21 mars 1753, le comité secret de la Compagnie française informe la Compagnie d’Angleterre qu’elle a fait choix de Duvelaër et de du Lude pour régler avec elle les affaires de l’Inde.

Le comité secret de la Compagnie anglaise est habilité le 27 avril suivant par la cour des directeurs pour s’entretenir avec eux.

La conférence s’ouvre le 3 mai. Duvelaër expose le but à atteindre et le 11 il dépose un mémoire, où il examinait les prétentions des deux compagnies ; il rectifie sur certains points ce mémoire le 1er juin.

Le 18 mai, le comité secret anglais propose que chacune des deux nations rentre dans ses anciennes limites.

Le 22 mai, Duvelaër développe un plan de neutralité maritime qui, en cas de guerre en Europe, devra s’appliquer au delà du Cap de Bonne Espérance. La Compagnie anglaise ne l’accepte pas et le ministre d’état britannique en informe notre ambassadeur le 5 juin.

Duvelaër fait connaître à son tour le 12 juillet que, par lettre du 12 juin, la compagnie française lui avait écrit qu’elle n’acceptait pas les suggestions anglaises du 18 mai.

Les négociations continuent néanmoins et le 20 juillet, Duvelaër était invité à préciser quelles étaient dans l’Inde les possessions, acquisitions, concessions, privilèges et immunités de la compagnie française, avec les revenus y afférents. Il était également invité à développer à nouveau son projet de neutralité. Duvelaër reprend donc ses propositions du 22 mai, et en remet copie aux ministres anglais le 13 septembre ; le même jour, il indique quelles étaient les possessions de la Compagnie et, en cas de compromis, celles quelle entendait garder.

Le 21 septembre, le comité anglais et Duvelaër tombent d’accord pour rédiger des considérations sur les moyens d’arriver à un accommodement. Notre ambassadeur exprime sa surprise de n’avoir pas été consulté (24 septembre) et le 28, il se tient une nouvelle conférence dont les conclusions sont communiquées le 2 octobre au ministre anglais, lord Holdernesse.

Le 9 octobre, lord Holdernesse transmet au comité un mémoire de la Compagnie de France, qui ne reconnaît pas les droits des Anglais sur l’île de Divy.

Enfin le 25 octobre, lord Holdernesse, s’étant rendu à la Conférence, communique le projet anglais d’accommodement entre les deux compagnies, La conférence en étudie les termes et, dans une première révision, le 31 octobre, elle en excepte l’île de Divy. Dans une autre réunion tenue le 1err novembre et à laquelle assistaient Clive, Hume et Fowke, on fit de nouvelles additions ou altérations au projet de traité, qui fut finalement adopté par le duc de Newcastle, ministre des affaires étrangères, le 6 novembre. Deux jours après, copie en était remise à Duvelaër.

La Compagnie française, qui attendait des nouvelles de l’Inde pour prendre un parti, en étudia les termes jusque dans le courant de janvier 1754 et dans l’intervalle Godeheu s’embarqua. Moins patiente, la Compagnie anglaise demanda officiellement par deux fois à lord Holdernesse, les 6 et 31 décembre, si en France on avait accepté le traité. Le 16 janvier, notre ambassadeur demanda un dernier délai de quelques jours pour faire connaître nos conditions.

Le 18 janvier, lord Holdernesse informe le comité que le conseil de cabinet tenu la nuit précédente avait décidé l’envoi dans l’Inde d’une escadre et d’un corps de troupes, pour contrebalancer les forces que Godeheu venait d’emmener avec lui.

Le comte du Lude, venant de Paris, rapporte avec lui le 8 février les contrepropositions françaises, avec de pleins pouvoirs au nom de Duvelaër et de notre ambassadeur, l’un pour signer, l’autre pour approuver le traité définitif. Il les remet aux Anglais le 12 et ceux-ci le transmettent à leur tour à lord Holdernesse le 22 avec quelques observations.

Nos propositions s’éloignant très sensiblement de celles que nos rivaux nous avaient faites le 6 novembre, le comité anglais examina le 23 février, s’il ne conviendrait pas de laisser tomber les négociations, d’envoyer dans l’Inde des commissaires qui concluraient un accord provisoire et, pour peser sur les négociations, renforcer au besoin les effectifs. Mais il ne fut encore pris aucune décision sur chacun de ces points.

Le 30 mars, après plus d’un mois de recueillement ou d’études, le comité soumit à lord Holdernesse un nouveau projet qui essayait de concilier les propositions contradictoires de novembre 1753 et de février 1754. Ce projet, approuvé le 24 avril par la cour des directeurs, fut remis à Duvelaër le 26 ; suivant les suggestions du 23 février, il comportait l’envoi dans l’Inde de commissaires pour traiter d’abord d’un armistice, puis de la paix. Duvelaër remit la réponse de sa compagnie le 8 mai ; il n’y avait guère de divergence avec le projet anglais qu’au sujet du Décan. Lord Holdernesse prépara en conséquence une nouvelle rédaction de l’article 5 qui concernait ce pays et le 21 le comité répondit aux propositions françaises dans leur ensemble.

On était presque d’accord sur tous les points, mais au moment de signer, on jugea utile (11 juin) d’envoyer Duvelaër en France pour avoir une explication plus complète sur les articles 4 et 5 et les rendre plus acceptables aux deux compagnies. Le premier visait les droits de Mahamet Ali à la nababie d’Arcate et le second les nôtres sur les circars du nord.

Duvelaër revint en conséquence à Paris et le 18 juillet il envoya au comité anglais une lettre au sujet de ces deux articles.

Notre ambassadeur ayant pris sur ces entrefaites un congé, Duvelaër revint à Londres dans les premiers jours d’août, sans instruction pour la conclusion des négociations. Aussi le 4 octobre le comité anglais constatait-il qu’on en était au même point que le 24 août.

Rien cependant n’était rompu et le 29 octobre lord Holdernesse concertait avec le comité une réponse aux observations françaises du 8 mai — réponse qui fut remise à Duvelaër le 12 novembre ; le 19, il correspondait encore avec M. de Mirepoix sur les moyens de conclure un accord entre les compagnies.

Mais l’attention était ailleurs et l’on sentait de part et d’autre que la véritable partie ne se jouait plus en Europe mais dans l’Inde, où Godeheu et Saunders devaient se trouver aux prises pour jeter les bases d’un accommodement qui pèserait beaucoup plus sur les résolutions des deux gouvernements que toutes les conceptions désormais théoriques qui pourraient être élaborées à Londres.

Les négociations étaient en réalité terminées faute d’objet et ce fut en vain que le 6 mars suivant (1755), lord Holdernesse soumit au comité une nouvelle rédaction des articles 4 et 5, qui semblaient être l’écueil des négociations ; le comité secret, en lui faisant part, le 13, de ses observations sur cette rédaction, ajouta qu’à son avis elles mettaient un terme aux négociations.

Le 27 juin, arrivait à Londres le texte du traité conclu dans l’Inde entre Saunders et Godeheu, puis ce fut Saunders lui-même qui arriva.

Le comité secret attendit que le gouvernement l’invitât à faire de nouvelles ouvertures aux Français pour la conclusion d’un traité final ; il ne reçut aucun encouragement. Le gouvernement anglais signifia au contraire le 26 juillet à la cour des directeurs qu’elle ne devait pour le moment faire aucune avance mais attendre que le comte du Lude fit de nouvelles propositions.

Et le 26 février 1756, sept mois plus tard, lord Holdernesse informa le comité secret qu’à la dernière réunion du conseil de cabinet, on avait examiné les affaires de la Compagnie des Indes et que, vu les circonstances, on laissait à celui-ci le soin de décider dans quelle direction il devait donner des instructions à ses agents du dehors pour continuer la trêve existant dans l’Inde ou bien agir autrement.

Cette déclaration du conseil anglais sentait la poudre et en effet la guerre fut déclarée entre la France et l’Angleterre le 9 juin suivant. Les conférences de Londres étaient muettes depuis longtemps.

Après cette vue d’ensemble des négociations, reprenons avec quelques détails certains points particuliers.

Si les négociations furent conduites d’un côté par Duvelaër et son frère, et de l’autre par le comité anglais, elles furent placées sous le contrôle de M. de Mirepoix, ambassadeur de France et de lord Newcastle et lord Holdernesse, ministres de Sa Majesté britannique. Leur intervention, assez faible au début, tut plus directe à partir de l’année 1754 ; rien ne se fit alors sans leur collaboration. Le comité anglais entendit successivement les hommes qui étaient le mieux en situation de lui donner des avis autorisés, notamment Clive, Hume et Fowke, qui avaient longtemps résidé dans l’Inde.

À s’en tenir aux correspondances officielles, il semblerait que jusqu’au mois de février 1754 les Anglais aient apporté dans les négociations un sincère désir de conciliation ; mais c’était le temps où la situation était encore indécise dans l’Inde et où l’Angleterre n’avait pas envoyé de flotte de renfort pour faire tourner les événements à son profit ; le jour où elle se crut plus assurée du lendemain, le ton changea, les prétentions s’accrurent et les négociations traînèrent en longueur. Maîtres du jeu, les Anglais dirigèrent la partie à leur gré, suivant les convenances du moment ou les espérances de leurs lointaines ambitions. La Compagnie française au contraire se montra de plus en plus déférente et discrète et fit d’elle-même avec une complaisance déconcertante des concessions devant lesquelles Godeheu lui-même recula.

Voyons ces négociations.

La Compagnie anglaise commença par demander que les deux nations rentrassent dans leurs anciennes limites, celles du début de 1749. Comme, en dehors de l’attribution définitive de la nababie d’Arcate, source du débat, leurs possessions effectives se balançaient à peu près dans le Carnatic, mais que celles des Français étaient beaucoup plus importantes à la côte d’Orissa, tout l’avantage de la proposition était pour les Anglais ; aussi fut-elle d’abord écartée.

Duvelaër demanda ensuite que, dans le cas où une guerre éclaterait en Europe entre leurs gouvernements, les deux compagnies se missent d’accord pour proclamer et maintenir la neutralité dans leurs possessions au-delà du Cap de Bonne-Espérance. Les commerçants anglais n’étaient pas hostiles à cette idée ; ils calculaient que leur trafic dans l’Inde étant trois fois plus important que le nôtre, ils risquaient beaucoup plus que nous, si, comme il était probable, nous autorisions la guerre de course dans l’Océan indien. Les marins au contraire, estimant que la puissance continentale de la France était plus forte que celle de l’Angleterre, trouvaient équitable qu’en compensation l’Angleterre profitât de tous les avantages qu’elle pouvait avoir sur mer. C’était la théorie qui avait prévalu en 1744, lorsque, sans attendre les pourparlers pour la neutralité que Dupleix avait engagés avec les gouverneurs de Madras, de Bombay et de Calcutta, Barnet s’était emparé des vaisseaux français dans les îles de la Sonde et dans la mer des Indes. Cette théorie prévalut encore une fois et la proposition de Duvelaër fut écartée.

Restait le fond même du débat. Par quels moyens et sur quelles bases rétablir la paix dans l’Inde ? La France devait-elle reconnaître Mahamet Ali, comme l’exigeaient les Anglais et, pour établir entre les compagnies un équilibre parfait, lui fallait-il renoncer à la plupart de ses acquisitions, même à celles de la côte d’Orissa ? Ce fut tout l’objet des négociations qui suivirent.

Après avoir pris des renseignements de divers côtés et obtenu de la Compagnie française elle-même des précisions sur la valeur de ses possessions et acquisitions, le Comité secret anglais élabora et présenta le 8 novembre un projet qui reposait sur les principes que nous venons d’énoncer.

On s’entendit assez facilement au sujet de la nababie du Carnatic. Bien que le sort des armes n’en eût pas encore décidé et que par chaque courrier Dupleix annonçât comme imminente la prise de Trichinopoly et par suite la chute de Mahamet Ali, la Compagnie française accepta en principe de reconnaître ce prince comme nabab légitime. Elle désirait seulement que cette concession acceptée sans arrière-pensée ne figurât pas dans le traité. Dans une première rédaction, les Anglais avaient dit que « Mahamet Ali serait reconnu par les deux compagnies comme nabab d’Arcate » ; dans sa réponse du 3 février, la Compagnie française proposa une autre formule en vertu de laquelle le « nabab d’Arcate ne serait remis en possession des places à lui rendre ou rétrocéder que conformément aux arrangements qui seraient à cet effet concertés entre les chefs des deux compagnies dans l’Inde pour l’évacuation desdits lieux. »

Si la Compagnie française n’avait pas accepté que Mahamet Ali fut désigné dans le traité, c’était simplement parce qu’elle prévoyait le cas où, par des circonstances inconnues ou par des révolutions du pays, ce prince serait mort ou dépossédé lors de l’accommodement ou au moment de son exécution ; mais son intention, nettement exprimée à lord Holdernesse, était de reconnaître le nabab quel qu’il fût, sans entrer dans la discussion de ses droits à la nababie. (Arch. Aff. Étr. Asie, t. 6. p. 316-319).

Tout en acceptant la nouvelle rédaction française, les Anglais estimèrent cependant que, pour l’exécution du traité, il était nécessaire que les deux compagnies se déclarassent d’accord sur la personne à reconnaître en qualité de nabab. Ils proposèrent en conséquence d’ajouter au texte français un article par lequel il serait entendu que si Mahamet Ali était encore en vie au moment où la convention parviendrait dans l’Inde, les deux parties le reconnaîtraient comme nabab ; s’il était mort ou dépossédé de ses états, elles reconnaîtraient celui que le Grand Mogol aurait désigné ou désignerait pour le remplacer.

Cette addition, d’apparence inoffensive, mettait en cause le privilège de légitimité sur lequel Dupleix n’avait cessé de s’appuyer ; on sait qu’à ses yeux et conformément aux traditions de l’Empire, le soubab du Décan avait seul le droit de disposer de la nababie du Carnatic. Faisant sienne cette doctrine, la Compagnie française ne voulut pas admettre que Mahamet Ali ou son successeur tint directement son investiture du Mogol, mais n’osant offrir celle du soubab du Décan, contre laquelle elle sentait une opposition irréductible, elle proposa que Mahamet Ali ou son successeur fussent désignés « par une autorité légitime suivant les lois et les usages de l’Empire Mogol. »

Il n’est pas besoin de dire à quelles interprétations sans issue pouvait conduire l’adoption de ce texte ; quelle était cette autorité légitime ? qui avait qualité pour la désigner ? Si l’on voulait sincèrement la paix, c’était trop sacrifier aux formules et la Compagnie tombait à son tour dans les errements de Dupleix, qui, sans tenir compte des réalités, perdit tout par amour des subtilités juridiques. Ou la nouvelle rédaction de la Compagnie française masquait une fin de non recevoir, ou elle conduisait involontairement à une impasse.

Mais pendant que l’on écrivait, le temps passait, les événements aussi et il devint évident, à partir du mois de mai et surtout du mois de septembre 1754, que les négociations en Europe n’avaient plus qu’un intérêt théorique. On ne se mit jamais complètement d’accord sur l’article 4 du projet qui visait la nababie du Carnatic, et le comité anglais fut le premier à envisager et à proposer qu’on laissât à des commissaires envoyés dans l’Inde le soin de régler sur place les difficultés.

Les discussions portant sur l’article 5 furent plus embarrassantes encore. Cet article visait la situation respective des deux nations dans le Décan. Au moment où s’ouvrirent les négociations, les Français ne possédaient pas à la côte d’Orissa les quatre circars qui ne furent cédés à Bussy qu’au mois de novembre 1753, mais ils avaient un territoire considérable autour de Mazulipatam et de Nizampatnam, tandis que les Anglais étaient réduits à leurs loges de Bandermoulanka, Ingeram et Vizagapatam. Bien que la guerre n’eût pas été portée en cette partie de l’Inde, les Anglais n’en prétendirent pas moins qu’ils avaient droit au partage du pays dans les mêmes proportions que les Français et que là aussi leurs forces respectives devaient s’équilibrer. Nulle allusion au surplus à la situation spéciale que Bussy occupait dans le Décan ; la fiction de l’indépendance complète du soubab était encore implicitement reconnue par nos rivaux.

On voudrait pouvoir dire que la Compagnie de France se refusa à toute discussion sur ce sujet, mais comme elle désirait éviter pour l’avenir toute cause de conflit en quelque partie de l’Inde que ce fût, elle accepta le débat. Les Anglais insistaient surtout pour avoir en toute propriété l’île de Divy sur laquelle ils prétendaient avoir des droits fort anciens ; ils consentaient en retour à nous laisser soit Mazulipatam soit Nizampatnam, le reste du pays pouvant être neutralisé. Ces prétentions, émises d’abord de vive voix sur le ton de hauteur qui est habituel aux Anglais, émurent à ce point la Compagnie et les ministres en France que le 25 janvier 1754, Saint-Contest écrivit au duc de Mirepoix :

« Si les Anglais croient nous en imposer par des menaces et nous faire adopter aveuglement par ce moyen toutes les conditions captieuses ou même injustes que contient leur projet, ils se trompent. S’il arrivait dans le cours de la négociation que les ministres anglais vous renouvelassent les propos indécents qu’ils vous ont tenus, vous voudrez bien leur répondre que vous ne pouvez vous en fier à votre mémoire sur des objets aussi graves et que vous les priez de vous les donner par écrit… »

Ce n’étaient, hélas ! que des mots ; loin de résister à fond aux prétentions anglaises, le ministre et le roi, estimant que nous n’avions pas de marine pour appuyer notre politique, cédèrent successivement sur presque tous les points.

Avec les provinces de Mazulipatam, Mzampatnam et Condavir, la Compagnie française possédait un territoire d’environ 260 kilomètres de côte sur 75 à 100 kilomètres en profondeur, — territoire dont les revenus étaient estimés en 1753 à 994.896 rs. ou 2.387.750 livres. Les Anglais ayant brutalement exprimé le désir de posséder Divy, sous prétexte qu’ils avaient sur cette île des droits fort anciens, la Compagnie française commença par s’opposer à leurs vues et à dire qu’elle tenait essentiellement à conserver cette île et Mazulipatam ; mais, comme pour s’excuser de cette exigence, elle déclara en même temps qu’elle se contenterait de quatre, cinq ou six lieues de terrain autour de chacun de ces établissements.

L’Angleterre comprit, par ces concessions, qu’en insistant elle pourrait obtenir davantage encore et répondit que toutes les possessions européennes de la côte d’Orissa devaient indistinctement faire retour à Salabet j., que toutefois chacune des deux nations y pourrait conserver deux établissements d’égale importance, dans les dimensions restreintes envisagées par la France elle-même.

La Compagnie française consentit encore à ce sacrifice, mais alors le comité anglais, enhardi par nos capitulations, exprima l’opinion que, pour la sécurité commune, l’Angleterre devait avoir un droit de contrôle sur les effectifs militaires, les fortifications et les revenus de chacun de nos établissements.

Le gouvernement français trouva que ces prétentions dépassaient la mesure et ne crut pas pouvoir les accepter, mais que de timidité dans le refus, que de mollesse dans la riposte ! Dans une lettre à lord Holdernesse du 16 septembre 1754, le duc de Mirepoix s’excusait presque de ne pouvoir adopter le point de vue britannique. Des possessions restreintes, disait-il en substance, ne peuvent certainement donner lieu à aucune inquiétude ni à aucun soupçon. Les établissements que nous conserverions ne gêneraient en rien les communications des Anglais par mer ni avec l’intérieur. Les vues de la Compagnie française étaient uniquement d’avoir des points d’appui à la côte pour se soutenir si elle était attaquée, des revenus territoriaux pour subvenir à ses besoins essentiels, et un asile pour ses tisserands, s’il y avait des troubles dans l’intérieur du pays, « Nous ne voulons rien, concluait Mirepoix, qui puisse tendre à affecter à notre compagnie la supériorité et la prépondérance dans l’Inde sur toutes les autres nations, mais nous ne voulons point non plus nous soumettre et céder rien qui puisse la donner à aucune autre compagnie ; nous désirons uniquement un pied d’égalité. » (Arc. Aff. Étr. Asie, t. 6, p. 316-319).

Ce langage, d’où le bon sens n’était pas exclu, serait à l’abri de toute critique si les Anglais l’avaient tenu de leur côté ; mais, selon leur méthode, ils demandaient tout et n’offraient rien, bien résolus à ne faire des concessions que si dans l’Inde les événements tournaient à leur désavantage.

Deux faits en effet dominèrent toutes ces négociations ; d’une part l’ignorance où se trouvaient l’une et l’autre compagnie de l’importance et même de la nature exacte de ses établissements, de l’autre l’incertitude et l’attente des événements militaires qui surviendrait dans le Carnatic. Un observateur averti, sans doute Le Rouge, faisait déjà remarquer le 14 juin 1753 que les négociations n’auraient aucun succès parce que les Anglais ne désiraient pas qu’elles aboutissent. Un an auparavant ils auraient tout accepté, mais la capitulation de Law et les échecs subséquents de Dupleix à Tirnamalé, à Ariancoupom, à Chinglepet et à Coblon leur avaient fait changer de sentiments ; maintenant il était certain que rien ne se conclurait plus selon nos désirs. Si la Compagnie anglaise, dans l’intérêt de son commerce, restait disposée à faire des concessions, ce n’était l’avis ni de la marine ni du gouvernement. Le ministère ne cherchait qu’à amuser le tapis et à donner des espérances dont il saurait bien se dégager en temps opportun ; il fallait surtout se tenir en garde contre tous les discours, propositions, assurances et promesses du duc de Newcastle. « On n’est point encore dans des circonstances à pouvoir prendre un certain ton avec la France, disait l’observateur ; on se flatte d’y parvenir. » (Arch. Aff. Étr. Asie, 12, p. 276).

Si tels étaient les sentiments de l’observateur français en juin 1753, que devait-il penser quinze mois plus tard ? Nos troupes étaient immobilisées devant Trichinopoly et les quelques succès qu’avait pu obtenir Dupleix, n’avaient été suivis d’aucun résultat utile. Aussi les conférences de Londres risquaient-elles de s’éterniser dans des controverses sans fin sur les articles 4 et 5.

Duvelaër, voyant qu’on ne pouvait s’entendre sur la désignation de Mahamet Ali ni sur les établissements de la côte d’Orissa, proposa à nouveau son projet de neutralité. Qu’importait, disait-il, ces divergences d’interprétation, si la paix devait être assurée ! Manifestation sans portée ; les Anglais qui avaient envoyé de nombreux renforts dans l’Inde en février 1754 et se préparaient à en envoyer de nouveaux au mois de novembre, ne comptaient plus à ce moment que sur leur flotte et leurs soldats pour régler les questions de droit et de légitimité.


Les conférences de Londres se trouvèrent ainsi closes. Il ne faut pas regretter leur insuccès ; les conditions acceptées par la Compagnie de France étaient beaucoup plus dures et plus humiliantes que celles qui furent agréées par Godeheu. Les unes et les autres n’ayant d’ailleurs jamais été ratifiées, la situation de nos établissements à la côte d’Orissa resta la même qu’au moment du départ de Dupleix ; nous continuâmes d’occuper les provinces de Nizampatnam, de Mazulipatam et de Condavir et nous eûmes par surcroît les quatre circars obtenus par Bussy à la fin de novembre 1753 ; il n’y eut de changement véritable que dans le Carnatic, où, Godeheu ayant renoncé à la dignité de nabab pour le gouverneur de Pondichéry, nous reconnûmes en fait sinon en droit les pouvoirs et l’autorité de Mahamet Ali.

Quant aux causes mêmes de l’insuccès des conférences, elles tiennent avant tout à l’intention du gouvernement anglais de traîner les négociations en longueur pour les terminer par un coup de force, le jour où il aurait dans l’Inde les moyens nécessaires pour imposer sa volonté. Les concessions successives de la Compagnie de France ne servirent qu’à lui faciliter la réalisation de ce programme. Ces concessions forment, à vrai dire, le point douloureux du débat. Nous en avons déjà indiqué les causes qui ressortent très nettement de la correspondance de Saint-Contest avec le duc de Mirepoix : outre certaines difficultés d’ordre intérieur avec lesquelles il fallait déjà compter[2], le roi estimait qu’il était impossible de faire valoir nos droits dans l’Inde sans l’envoi d’une flotte d’État qui put s’opposer aux desseins ambitieux de l’Angleterre. Or cette flotte, fort affaiblie par la guerre précédente, était en voie de reconstruction et Louis XV ne crut pas devoir aventurer celle qui lui restait pour la défense ou la conquête d’un empire lointain qui n’apparaissait pas encore à beaucoup de monde comme essentiel à notre honneur, à nos avantages immédiats ni même à nos intérêts dans l’avenir. L’amour exclusif de la guerre n’a jamais inspiré la politique des rois de France.




§ II. — La Mission de Godeheu.

1. — La Compagnie et le ministre, influencés par la nouvelle de la capitulation de Sriringam, songent à envoyer un commissaire dans l’Inde et offrent la mission à Godeheu qui la refuse (mars 1753).
2. — Les lettres reçues de l’Inde en juin 1753 renouvellent et accroissent les craintes de la Compagnie. Machault décide enfin Godeheu à accepter d’aller dans l’Inde comme commissaire du roi.
3. — Comment la famille et les amis de Dupleix considèrent cette mission ; ils décident de lui envoyer son parent M. Arnaud pour lui exprimer les sentiments de la Compagnie et de l’opinion.
4. — Les bateaux de l’Inde n’arrivant pas, Machault craint que les affaires n’aillent plus mal et décide par un acte secret de rappeler Dupleix. — Instructions données à Godeheu le 1er novembre. Départ du commissaire, 31 décembre.
5. — Comment Dupleix accueillit la nouvelle de la mission Godeheu.


Il nous faut maintenant revenir à Dupleix dont la personnalité invisible et présente avait dominé tous ces débats. La Compagnie de France, qui avait contre lui les plus sérieux griefs, n’était pas encore disposée à le sacrifier après l’échec de Trichinopoly[3] ; il fallut le silence qu’il garda d’abord sur cet événement pour modifier ses sentiments et l’on peut placer dans le courant de mars la date à laquelle, d’accord avec le ministère et le roi, elle envisagea l’envoi d’une mission dans l’Inde pour régler les affaires pendantes ; encore n’avait-elle pas l’intention de rappeler le gouverneur. La mission terminée, Dupleix reprendrait tous ses pouvoirs.

Le malheur voulut que la mission Godeheu coïncidât avec les conférences de Londres, de sorte qu’on leur attribua uniquement la disgrâce de Dupleix, alors qu’il l’avait lui-même préparée par ses refus d’obéissance, le ton de sa correspondance et l’inexactitude de ses informations.

Godeheu ne savait encore rien, en février, des projets qu’on pouvait avoir sur son compte. Il se trouvait à Paris lorsque parvint la nouvelle de la capitulation de Sriringam. Étant donné le rôle que cet homme allait jouer, il n’est pas sans intérêt de savoir comment il apprécia cette catastrophe ; or, par un singulier hasard, c’est par une lettre à Dupleix lui-même que nous connaissons son sentiment. Voici ce qu’il lui écrivit le 26 février :

« C’est avec peine que nous avons appris que tous vos efforts pour vous rendre maître de Trichinopoly et que toutes vos sages précautions à cet égard ont été traversées par les Anglais. La guerre est le théâtre des vicissitudes : nous attendons avec grande impatience l’arrivée des vaisseaux de Pondichéry pour apprendre au vrai l’état des choses ; car on n’a pas été peu surpris de ne recevoir aucune lettre de vous depuis le départ du Dauphin et en mon particulier je tremblais pour la suite de la maladie dont on a débité que vous aviez été attaqué trois jours après que vous avez expédié ces vaisseaux ; tant d’inquiétudes à la fois ont alarmé le public qui sait combien vous êtes nécessaire pour mettre tout dans l’ordre…

« Je ne vous dis rien des nouvelles publiques. Il n’y a rien de nouveau et tout est tranquille. Je me faisais une fête de vous voir dans ce pays-ci, mais je crois bien que vous ne quitterez pas encore celui que vous habitez. Vous y êtes trop nécessaire. N’importe ; de loin comme de près je vous prie d’être persuadé de l’attachement sincère et inviolable avec lequel je serai toute ma vie votre très humble et très obéissant serviteur. » (B. N. 9148, p. 254-255).

Laissons de côté les sentiments personnels contenus en cette lettre, si intéressants soient-ils ; on notera seulement la surprise de la Compagnie de n’avoir reçu aucune lettre de Dupleix depuis le départ du Dauphin. Ce navire avait quitté Pondichéry le 19 février 1752, l’événement de Trichinopoly s’était produit le 12 juin ; Saunders en avait informé sa compagnie le 5 juillet ; les journaux de Londres en avaient parlé le 6 janvier 1754 ; pourquoi Dupleix n’avait-il pas écrit, au besoin par voie étrangère ou par celle de Bassora et du désert de Syrie[4] ?

Ce fut ce retard qui acheva de perdre Dupleix, en donnant l’impression que nous avions subi en Asie un désastre qu’il n’osait avouer. Les lettres qui arrivèrent peu de temps après calmèrent les inquiétudes mais apprirent en même temps que, loin de vouloir souscrire à des négociations qui eussent été engagées en de mauvaises conditions, Dupleix s’apprêtait à continuer la guerre plus vigoureusement que jamais.

C’est alors que l’on songea pratiquement à envoyer Godeheu dans l’Inde comme commissaire du roi. On était en mars et Godeheu n’avait pas quitté Paris. Machault, désireux d’en finir avec les troubles de la péninsule, le fit pressentir par Silhouette sur la mission qu’il avait l’intention de lui confier.

« Je combattis cette proposition de tout mon pouvoir, nous dit Godeheu dans sa Réfutation de 1764 (p. 117) ; le choix me faisait honneur, mais il ne me flattait pas ; ma santé n’était pas forte. Pouvais-je ambitionner d’aller rétablir le commerce dans des comptoirs endettés de sommes immenses, d’aller porter la paix dans un séjour où tout était en combustion, ou d’y continuer la guerre avec des troupes excédées, réduites à la plus affreuse misère, et soulevées contre nous-mêmes ; en un mot dans un pays ruiné et où je devais prévoir, de quelque pouvoir qu’on me revêtit, mille difficultés, mille contrariétés ? Je refusai la mission. »

L’affaire en resta là pour un temps. La prolongation des hostilités n’était pas faite toutefois pour ramener à Dupleix les esprits timorés et hésitants. Si Machault, pour des raisons de politique étrangère, avait songé à envoyer un commissaire dans l’Inde, l’opinion et particulièrement les actionnaires de la Compagnie avaient contre le gouverneur d’autres sujets d’inquiétude et de mécontentement. On l’accusait depuis longtemps de ne pas faire des retours en marchandises correspondant aux fonds qu’il recevait d’Europe et l’on insinuait qu’il détournait une partie de ces sommes pour les besoins de la guerre. Que ne dit-on pas après les mauvaises nouvelles qui circulèrent à partir du mois de janvier 1753 ? Les actionnaires l’accusèrent de vouloir les ruiner. Une sorte de panique s’empara des esprits et bientôt il n’y eut plus qu’un cri à Paris : la paix ! Dupleix aime trop la guerre et la guerre ne convient pas au commerce ! Dans le public, il y avait une infinité de gens de la cour et du premier rang, désespérés de voir que le dividende des actions n’augmentait pas et n’accroissait pas leur bien-être. Ces gens ne calculaient pas que, la guerre terminée, les revenus de la Compagnie pouvaient être augmentés de plusieurs millions ; ils ne voyaient que le dividende présent, et bien qu’il n’eût pas été diminué à l’assemblée générale de décembre 1752, ils craignaient qu’il ne fût réduit l’année suivante[5]. L’arrivée tardive du Centaure et du Bristol, au printemps de 1753, en apportant peu de détails sur les évènements de l’Inde, avait donné plus de force encore à leurs récriminations et Silhouette, l’un des commissaires du roi, épousant leur cause, accusa presque ouvertement la Compagnie de faiblesse, en disant qu’elle avait laissé à Dupleix trop de liberté pour continuer la guerre.


C’est au milieu de cette fermentation des esprits que d’Auteuil et Amat arrivèrent à Paris le 18 juin. Ils furent aussitôt reçus par les Directeurs et les Ministres et d’Auteuil eut personnellement une audience du roi. On lut leurs mémoires, et on leur demanda beaucoup d’explications ; mais si on les écouta avec attention, on se défiait tellement de leurs raisons qu’elles ne modifièrent aucune opinion. Loin de là, en examinant de près leurs documents justificatifs, on crut remarquer qu’ils n’étaient pas toujours complets ni sincères, que des passages entiers étaient inintelligibles, faute d’explication préalable, que certaines références n’avaient pas leur correspondant, que plusieurs lettres n’avaient pas été intégralement reproduites, que d’autres étaient oubliées : simples négligences ou oublis volontaires qui jetèrent le soupçon sur la documentation tout entière. On eut d’autre part la sensation que tous les troubles de l’Inde n’étaient que la suite de l’exécution des ordres de Dupleix.

Par un contraste fâcheux, on reçut par les mêmes courriers, le Bristol et le Centaure, diverses lettres de l’Inde où la politique de Dupleix n’était pas toujours jugée par ses collaborateurs avec une extrême bienveillance.

« Nous ne respirons ici qu’après la paix, écrivait des Naudières le 18 février 1752 ; son absence fait tout languir ; nos terres ne sont point ensemencées et par conséquent les vivres bien chers et le défaut d’ouvriers met les marchandises hors de prix. »

Le 30 octobre, Fournier écrivait de Cassimbazar :

« La guerre de la côte continue toujours et consomme beaucoup de fonds ; vous aurez sans doute appris les différents échecs que nous avons essuyés cette année dans ces quartiers-là ; ce revers de fortune paraît éloigner la paix ; cependant elle est bien à souhaiter. Dieu veuille que quelque heureux événement nous la procure. Il est certain que le dérangement des manufactures fait beaucoup de tort au commerce de la Compagnie. »

Le 9 novembre, Guillaudeu mandait de Chandernagor :

« Il y a à craindre que cette funeste guerre ne dure encore bien du temps, ce qui ne peut qu’apporter une perte considérable à la Compagnie et faire haïr la nation. »

Même note dans une lettre de Courtin du 21 du même mois.

Le 22, de Leyrit écrivait de Chandernagor :

« Vous allez apprendre de bien tristes nouvelles de la côte, je ne vous en ferai pas le détail : les lettres que vous recevrez par le Centaure vous instruiront mieux que je ne pourrais le faire ; tant que nos affaires ont bien été, nous n’avons point manqué de recevoir de longues relations de nos victoires, mais à présent ce n’est qu’à bâtons rompus et en ramassant les nouvelles, souvent peu détaillées, que donnent les lettres particulières, que nous parvenons à savoir ce qui se passe… »

Mais la lettre la plus dure, la plus concluante peut-être, fut celle qui fut écrite par Barthélemy, conseiller au Conseil supérieur, le même qui avait commandé à Madras de 1747 à 1749. Cette lettre partit de l’Inde le 10 octobre par le même vaisseau qui amenait les deux députés de Dupleix. Elle est fort longue ; aussi n’en donnerons-nous, d’après la Réfutation de Godeheu (p. 106-108) que les passages essentiels :

« Quelle consternation pour la Compagnie et pour tous les actionnaires aux fâcheuses nouvelles qui leur seront annoncées par les présentés expéditions ! Je sens bien qu’on leur cachera la plus grande partie ; MM. d’Auteuil et Amat, ambassadeurs de votre général, feront en sorte de ramener les esprits révoltés, mais… les choses glissent en faits et ne peuvent être dénaturées… on verra les principaux motifs de la guerre dont nous sommes affligés depuis plusieurs années ; ils ne seront pas difficiles à pénétrer. Le moins clairvoyant jugera qu’ils n’ont eu d’autre fondement qu’une insatiable cupidité des richesses, une ambition démesurée et sans bornes, une vanité ridicule d’éterniser son nom. Le tout a réussi au-delà des espérances de celui qui les avait mis en œuvre : cinquante ou soixante millions sans exagération, sont entrés dans ses coffres et, le pourrait-on croire ? ils ne sont pas suffisants pour éteindre la soif de l’or qui le possède. Les dignités qu’il a déjà reçues et celles qu’il espère encore par la suite ne satisferont qu’en partie son orgueil, si elles ne sont pas scellées du sceau authentique de vice-roi ; c’est à cette fastueuse dignité qu’il vise ; tous les cordons du monde ne peuvent l’en distraire ; quant à l’immortalité, il peut se vanter assurément d’y être parvenu dans ce pays ; mais il y a diverses voies de se transmettre à la postérité.

« Vous auriez des reproches à me faire si je m’en tenais là et que je ne vous fisse aucune mention de l’état où nous sommes actuellement ; je vous dirai donc que les troupes dont nous pouvons disposer se montent tout au plus à 200 hommes, que nous n’avons pas un seul fusil dans notre salle d’armes, pas un seul canon de monté et en état sur nos bastions, pas de vivres dans la place pour un mois… Nous sommes hors d’état de résister vingt-quatre heures à une attaque vive et imprévue ; voilà cependant la cruelle situation où nous réduit l’ambition d’un seul homme ; voilà les funestes effets d’un pouvoir trop étendu pour ne pas dire despotique ; que de victimes n’a-t-il pas sacrifiées à ses projets ambitieux !… Nous ne prétendions pas moins que de disposer à notre gré de la couronne et des états du Grand Mogol ; nous étions fort modestes à la vérité, ne nous réservant pour notre part que Surate et ses dépendances, toute la côte de Coromandel et tout le royaume de Bengale ; la Providence en a disposé autrement et nous a fait sentir la vanité de ces projets, en permettant aux ennemis de piller, ravager et incendier toutes nos aldées des environs, sans pouvoir nous y opposer[6]… »

À l’appui de lettres aussi formelles, la Compagnie reçut peu de temps après l’avis que, loin d’avoir des fonds d’avance, comme on pouvait le supposer d’après toutes les déclarations de Dupleix, le Conseil supérieur était redevable de deux millions, qu’il n’avait pas d’argent pour acheter les cafés et qu’il avait dû emprunter 300.000 rs. à 20 p. cent pour envoyer l’Hercule et le Fleury charger du poivre à la côte malabar.

Que pouvaient les arguments d’Amat et de d’Auteuil contre des articulations aussi précises ? Il y avait certainement de la passion et même de l’injustice dans le réquisitoire de Barthélemy, mais il n’en posait pas moins, avec les autres lettres, un ensemble de faits ou d’opinions, dont il était difficile de ne pas tenir compte. Rien n’indiquait à la Compagnie où se trouvait la vérité et elle ne pouvait attendre un autre courrier pour prendre une décision. La lettre de Leyrit lui prouvait au surplus que dans l’Inde aussi bien qu’en France, Dupleix ne communiquait les mauvaises nouvelles, que le jour où il croyait pouvoir compter que le temps en aurait atténué l’effet.

Rien n’exaspérait plus la Compagnie que ces informations tardives ou inexactes ; aussi, ne sachant ce qui se passait réellement dans l’Inde, se résolut-elle, dans les derniers jours de juillet, à demander au ministre de choisir le moyen le plus propre à rétablir la tranquillité. Le ministre s’attendait vraisemblablement à cette demande que peut-être il avait provoquée ; sa réponse ne tarda pas. Reprenant son projet du mois de mars, Machault estima que la nomination d’un commissaire était le seul moyen de dissiper les incertitudes et d’apaiser les troubles et le 4 août il désigna Godeheu.

« La Compagnie des Indes, lui écrivit-il le 8 août en l’informant de cette décision, m’ayant prié de déterminer les mesures les plus propres à parvenir au rétablissement de la tranquillité dans l’Inde, j’ai jugé qu’il était nécessaire d’y envoyer un commissaire qui sera chargé de suivre l’exécution de tout ce qui aura été arrêté pour remplir cet objet et pour en rapporter en Europe tous les éclaircissements qui pourront donner à la Compagnie une connaissance entière de ses fonds, de ses revenus, de ses dépenses et de son commerce ; c’est sur vous que j’ai jeté les yeux pour remplir cette importante commission ; je ne doute point que vous ne saisissiez cette occasion de donner des preuves de votre zèle pour la Compagnie, ainsi que pour l’État qui se trouve intéressé au succès de ses affaires. »

On notera que dans cette lettre il n’est pas question du rappel de Dupleix, et peut-être le ministre n’avait-il encore pris à cet égard aucune décision. L’envoi d’un commissaire, chargé d’une mission temporaire, n’était ni extraordinaire ni anormal. Le précédent le plus connu était celui de 1680. Cette année-là, la Compagnie avait envoyé à Pondichéry Cerberet, l’un de ses directeurs, pour régler d’accord avec François Martin certaines questions intéressant l’avenir de notre possession et non seulement l’autorité de François Martin n’en avait pas été diminuée, mais elle s’était trouvée renforcée par le précieux appui que le commissaire lui avait donné. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans les circonstances présentes ? Godeheu n’était-il pas un vieil ami de Dupleix ? N’avaient-ils pas noué à Chandernagor des relations affectueuses que les années n’avaient pas interrompues ?

Les affaires remises en ordre, rien n’empêchait que Dupleix conservât ses fonctions. Les lettres ultérieures de la Compagnie, autant qu’elles peuvent être sincères, prouvent que, dans son esprit tout au moins, c’était l’éventualité envisagée.

Voici donc Godeheu investi d’une mission qu’il était loin d’avoir sollicitée. À ce moment de notre récit, on peut se demander à quoi avaient servi la lettre à Saunders et l’envoi de la mission d’Auteuil et Amat. L’une, par les accusations portées contre le gouverneur anglais, avait justifié sinon nécessité les conférences de Londres, et l’autre par l’opposition entre les informations des envoyés de Dupleix et les renseignements venus de l’Inde à la même époque, avait déterminé l’envoi d’un commissaire qui chercherait à établir la vérité. Dans l’un et l’autre cas, Dupleix avait forgé lui-même les armes qui devaient contribuer à sa chute.

Il n’est pas surprenant que, dans ces conditions, la Compagnie et le ministre n’aient opposé qu’une faible résistance aux suggestions anglaises, lorsqu’il fut question à Londres d’établir dans l’Inde un ordre nouveau, en confiant ce soin à des hommes plus intéressés à s’entendre que Dupleix et Saunders. Il n’était pas besoin d’un ultimatum étranger pour dicter la décision de Machault ; les lettres de l’Inde suffisaient. Que par un sentiment très légitime, les parents ou amis de Dupleix aient cherché à attribuer sa disgrâce à la complaisance ou à la faiblesse du ministre, ils n’étaient pas obligés de connaître ni surtout de reconnaître les griefs de la Compagnie contre le gouverneur, et ils n’y ont pas manqué. Dans une lettre à son oncle du 12 novembre 1753, Dupleix-Bacquencourt disait qu’en dehors des actionnaires, une autre raison beaucoup plus honteuse pour la France avait contribué à l’envoi de la mission Godeheu, c’était « la supériorité du gouvernement anglais et la hauteur avec laquelle ils se sont plaints de vos entreprises et de votre ascendant sur l’esprit des Maures qui leur font craindre avec raison une diminution de leur commerce. » Toutefois Bacquencourt ne va pas jusqu’à dire que Dupleix ait été sacrifié à une exigence officielle ; en parlant de la « hauteur » et de la « supériorité » du gouvernement anglais, il n’exprimait aucune idée nouvelle et son opinion n’a guère cessé d’être vraie.


La nouvelle de la mission Godeheu n’étonna personne et, comme on ignorait encore que le gouverneur fut rappelé, elle ne fit non plus aucun mécontent ; la famille même de Dupleix en prit son parti de bonne grâce.

Sa belle-sœur, Madame de Bacquencourt, qui devait, disait-on, épouser prochainement M. de Saint-Contest, ministre des affaires étrangères, fut la première qui manifesta son sentiment (9 août). D’après elle, le public ne considérait point la mission comme une manœuvre contre Dupleix.

« Il paraît croire, disait-elle, que le but de cette précaution est une instruction générale que la Compagnie veut prendre de ses possessions tant aux îles de France et de Bourbon qu’aux Indes. On ne pense point du tout qu’il y ait rien qui vous soit personnel. C’est le langage du plus grand nombre ; ainsi, cher frère, soyez sûr que votre gloire n’en sera point ternie et qu’elle peut s’augmenter encore par la façon dont vous allez vous conduire. » (B. N. 9150, p. 104-105).

Madame de Bacquencourt priait au surplus son beau-frère de faire preuve du courage qu’il avait témoigné dans toutes les occasions. Ses ennemis tireraient trop d’avantages d’une défaillance quelconque ; Dupleix se devait à lui-même de les abattre par son sang-froid et sa tranquillité. Sans doute les instructions au commissaire seraient rédigées par un de leurs amis et le commissaire lui-même ne pourrait que rendre justice à la vérité et applaudir à la pureté des intentions de Dupleix.

De la Garde-Jazier (20 octobre) ne jugeait pas que le choix de Godeheu fut mauvais. « C’est un homme de mérite et sage », disait-il. On devait espérer qu’il s’en rapporterait aux lumières de Dupleix et ne s’écarterait pas d’un système qui n’avait pour but que d’étendre nos frontières et de resserrer celles des Anglais.

Brignon (10 novembre) était convaincu que Godeheu qui était un ami intime de Dupleix, suivrait volontiers toutes les idées de celui-ci ; n’étaient-elles pas fondées sur une longue expérience ?

D’Hardancourt, à la même date, déclarait ignorer les ordres donnés à Godeheu, mais, ajoutait-il, « comme vous le connaissez et qu’il est d’un caractère doux et liant, je suis persuadé que vous vivrez en bonne intelligence ; mais permettez-moi de vous dire que pour la réussite du commerce des Indes, il est absolument indispensable pour le faire fleurir que la paix règne entre les puissances européennes. » (B. N. 9149, p. 46 bis).

Avec Saint-Georges (11 novembre), nous avons une note plus optimiste encore. Saint-Georges commence par déclarer qu’il est convaincu que le garde des sceaux n’a pas changé de sentiments à l’égard de Dupleix, et qu’il a toujours pour lui la même estime et la même confiance : il le dit hautement. En se décidant pour la mission Godeheu, il a seulement voulu donner une satisfaction aux actionnaires de la Compagnie et faire taire les clameurs du public que les bruits de guerre continuaient d’alarmer. Quant au choix même du commissaire, il ne pouvait être plus heureux. Depuis 1737, les sentiments de Godeheu à l’égard de Dupleix n’ont pas changé et Saint-Georges est convaincu que celui-ci trouvera en lui tout ce qu’il peut souhaiter de trouver dans l’occasion présente. Godeheu est un « homme éclairé, désintéressé, qui sûrement voudra se concilier avec Dupleix, parce que sans cet accord il ne pourrait rien faire d’utile au bien de sa mission. » (B. N. 9150, p. 193-200).

Savalette de Magnanville, intéressé dans les fermes générales, ne connaissait pas personnellement Dupleix, mais il était fort lié avec ses neveux dont le plus jeune, Marc Antoine, devait épouser quelques années plus tard sa fille Charlotte ; en raison de ces relations il crut devoir témoigner sa sympathie au gouverneur menacé de disgrâce. Après avoir reconnu avec lui que toutes ses actions paraissaient avoir été dictées par une sorte de nécessité, il lui recommandait cependant de se prêter de bonne grâce à bien recevoir Godeheu et à sacrifier au besoin quelques-unes de ses vues propres à celles du gouvernement et de la Compagnie. On avait toujours été hostile, à Paris, aux opérations militaires, et, continuait-il,

« Comme le désir de la paix a prévalu et qu’il s’irrite par les obstacles, on a peut-être été par degrés jusqu’à penser que les difficultés que vous paraissez y rencontrer n’étaient pas insurmontables, que vous ne vouliez pas sincèrement la fin de la guerre, enfin que vous auriez pu vous dispenser de l’entreprendre. Des préjugés différents basés sur une longue expérience de votre zèle et de vos lumières balançant les premières, le ministre a cru nécessaire que la Compagnie envoyât un de ses directeurs sur les lieux, chargé d’examiner de plus près l’état de nos établissements, la relation de nos vrais intérêts avec ceux des puissances de l’Inde et les mesures les plus propres au maintien du système pacifique jugé préférable.

« Telle est. Monsieur, l’idée que nous nous faisons de la mission de M. Godeheu ; car nous ne pouvons croire qu’on se méfie de votre attachement pour la Compagnie et de votre soumission aux ordres supérieurs qui pourraient vous être intimés par toute autre voie. Si vous envisagez cette démarche avec la tranquillité d’esprit que doit vous conserver le sentiment de votre bonne conduite, vous reconnaîtrez que dans ces circonstances on pouvait difficilement prendre un parti plus honorable, mais que du moins celui qu’on a pris est peut être par événement le plus heureux pour vous. Si M. Godeheu ne juge pas que la paix soit convenable ou ne réussit pas à la conclure, il demeurera pour constant que vous ne pouviez ou ne deviez pas la faire ; s’il obtient des conditions avantageuses, elles seront dues en plus grande partie à l’arrivée d’un renfort que vous sollicitez depuis longtemps et à la bonne contenance que vous aurez fait jusqu’à ce moment. S’il en accepte de moins honorables, vous n’aurez, sur ce point, de reproche à craindre de la part du public ni à vous en faire vous-même. » (B. N. 9150, p. 13-14).

L’opinion de Savalette, tout à la fois sage et mesurée, peut être considérée comme celle de la majorité de la population instruite et compétente. Tout le monde au fond reconnaissait que la mission de Godeheu était une nécessité et, jusqu’à ses amis les plus dévoués, chacun conseillait à Dupleix de ne pas s’obstiner dans ses projets et de faire des concessions. Amat et d’Auteuil eux-mêmes lui écrivaient que la paix était le cri général du pays ; en partant de l’Inde, disaient-ils, ils étaient loin de s’attendre à voir les esprits aussi prévenus contre tout système ayant la guerre comme fondement.

Ce qui frappera encore dans toutes les lettres, c’est la croyance que la mission Godeheu n’a qu’un caractère temporaire et qu’après le règlement des affaires, Dupleix restera dans l’Inde comme gouverneur. S’il en eût été autrement, on ne lui eût pas donné tous ces conseils de sagesse et de modération. Cette croyance était si solide qu’un moment sa famille et ses amis, réunis en une sorte de conseil, discutèrent la question de savoir s’il ne devait pas revenir en France aussitôt après l’arrivée de Godeheu ou prolonger son séjour de deux ans encore. L’idée du retour fut rejetée parce que tout le monde eut crû à un rappel et que le prestige de Dupleix en aurait été amoindri ; quant à rester, on le laissa libre de prendre telle résolution qu’il lui conviendrait.

On ne se dissimula pas cependant qu’avec son caractère vif, impatient et dominateur, Dupleix pouvait tout compromettre. Aussi jugea-t-on utile de le prévenir tout de suite de la décision du ministre : il ne fallait pas qu’il put céder à un mouvement de vivacité regrettable, dans le cas où Godeheu, par un départ précipité, apporterait lui-même la nouvelle de sa mission. Aucun navire n’étant en partance pour l’Inde, Guillaume Dupleix écrivit à son oncle par voie d’Alep et de Bassora pour l’inviter, au premier contact avec Godeheu, à faire preuve de douceur et de conciliation. Quelques-unes de ses lettres devaient lui parvenir sous le couvert des Carmes de Bassora, d’autres sous celui du consul de France à Alep. Il y en eut même une qui fut remise le 1er octobre à Vienne au ministre autrichien Kaunitz pour qu’il l’envoyât dans l’Inde par voie de Turquie et de Bassora. Guillaume Dupleix calculait que cette lettre devait arriver à Pondichéry dans le courant de janvier 1754.

Ces précautions ne paraissant pas suffisantes, on pensa qu’un messager spécial qui s’embarquerait en même temps que Godeheu, informerait encore mieux Dupleix de la situation exacte des esprits et lui éviterait plus sûrement les écueils contre lesquels il courait risque de se heurter. On songea d’abord à confier ce rôle à d’Auteuil et à Amat, mais tous deux furent retenus en France par ordre de la Compagnie ou du Ministre. Il fallut chercher un autre mandataire. M. et Mme Choquet, l’un beau-frère et l’autre sœur de Dupleix, vinrent de Brest sur ces entrefaites. À la suite de conversations auxquelles prirent également part Guillaume Dupleix, Montaran, Savalette, d’Auteuil, Amat et un nommé Courteille, dont le nom paraît pour la première fois, on fut unanime à penser qu’un cousin de Dupleix, nommé Arnaud, remplissait toutes les conditions requises pour s’acquitter de cette tâche délicate.

Nous n’avons pas d’autres renseignements sur cet Arnaud, sinon qu’il était intéressé dans les sous-fermes générales et qu’il exerçait une inspection administrative dans la Flandre et le Hainaut[7]. Si l’on s’en rapporte aux lettres de Savalette, « c’était un homme de toute sagesse, intelligence et probité, très affectionné à sa famille. » Bacquencourt l’avait en grande considération et son fils Guillaume n’appréciait pas moins son dévouement et ses aptitudes. La mission qu’on désirait qu’il remplit consistait essentiellement à rendre à Dupleix un compte exact des dispositions du ministre, de la façon de penser de toutes les personnes composant l’administration, des vœux du public et du désir de tous ses amis de le voir observer une conduite mesurée dans des circonstances aussi importantes. C’était à lui à montrer par son attitude la droiture de ses actions et même de ses intentions ; nul doute que, par une extrême modération, il n’arrivât à faire retomber sur ses adversaires le mal qu’ils voulaient lui faire et réduire à néant leurs intrigues et leurs attaques.

« Arnaud, écrivait Guillaume Dupleix le 12 novembre, pourra vous expliquer le nœud de la politique de mille affaires particulières et qu’on ne prévoit pas ; il connaît les intrigues les plus secrètes de la Compagnie et vous en rendra le plus fidèle compte ; il vous tranquillisera sur les intentions du ministre, auxquelles il ne paraît pas toujours que les faits s’accordent. Il pourra par les instructions qu’il aura prises à la source vous mettre en garde contre les pièges qu’on pourra vous tendre, donnera dans des occasions plus de poids de croyance à des objets qui ne vous étant présentés que par un supérieur parfois jaloux, pourraient paraître suspects. » (B. N. 9147, p. 239-247).

Arnaud accepta sans peine d’aller dans l’Inde ; il voulait même partir immédiatement par la voie des caravanes. Il fallut que le ministre l’en empêchât. Comme il était légitime, Machault avait été tenu au courant des desseins de la famille de Dupleix et loin de s’y opposer, il avait au contraire déclaré que nul moyen n’était plus convenable pour empêcher les heurts qui pourraient se produire au moment de l’arrivée de Godeheu. Seulement il avait trouvé préférable qu’Arnaud s’embarquât sur le même navire que le commissaire, ne fut-ce que pour rassurer l’opinion sur les mauvais desseins que certaines personnes attribuaient à la mission. Les désirs du ministre étant des ordres, Arnaud attendit que Godeheu s’embarquât.


Ce temps ne fut pas entièrement perdu pour les intrigues ni pour la mise au point des instructions à rédiger ; le tout se modela sur les nouvelles de l’Inde. Il n’y avait encore aucun parti-pris de sacrifier complètement Dupleix et tout porte à croire que, quand il décida l’envoi de Godeheu, le ministre ne savait pas encore comment il préciserait ni déterminerait sa mission. Mais, par une malchance qui eut des conséquences incalculables, trois navires qui avaient dû quitter l’Inde en janvier ou en février n’étaient pas encore arrivés en France en octobre. On crut que Dupleix les retenait pour cacher de mauvaises nouvelles et le mécontentement s’accrut. On rendit le gouverneur responsable de malheurs imaginaires et, la crainte aidant, on se décida à prendre contre lui les mesures les plus rigoureuses : il fallait en finir avec les mystères dont il enveloppait la Compagnie.

Dupleix n’était cependant pas coupable du retard de ces navires ; il les avait expédiés à leur date ordinaire, mais par un fâcheux concours de circonstances, ils avaient tous été retenus aux Îles ou obligés d’y revenir. Le Bristol et le Centaure, expédiés de Pondichéry, avaient bien pu partir de l’Île de France l’un le 22 janvier et l’autre le 10 février et tous deux étaient arrivés en France en juin ; mais les autres n’avaient pas suivi. Le d’Argenson avait quitté Port-Louis pour l’Europe le 21 mars, mais il avait dû y revenir le 2 juillet avec des avaries de toutes sortes et on avait été obligé de le condamner. Le Duc de Bourbon, qui était parti du Bengale le 5 mars avait dû également revenir à l’Île de France le 11 juillet. Enfin l’Anson, arrivé de Pondichéry à Port-Louis le 21 avril, était reparti des Îles le 2 mai pour y rentrer le 13 juillet, faisant eau de toutes parts.

Comme si ces mésaventures ne suffisaient pas, les deux vaisseaux de Chine, le Maréchal de Saxe et la Baleine, avaient eu un sort équivalent. Le premier parti de Port-Louis le 20 février y était rentré le 10 avril à la suite d’une voie d’eau et le second, n’ayant pu doubler le Cap de Bonne Espérance, avait dû de son côté revenir le 11 mai.

C’étaient cinq vaisseaux qui allaient manquer aux ventes de la Compagnie. Il n’en fallait pas tant pour provoquer les angoisses des actionnaires ni les inquiétudes des directeurs et du ministre. Ces retards dont nul en France ne pouvait connaître la cause venant s’ajouter à l’insuffisance ou à l’inexactitude plusieurs fois constatée des informations fournies par Dupleix, on craignit fortement que cette fois le gouverneur ne cachât quelque ténébreuse aventure dont la Compagnie ferait les frais. Ne disait-on pas qu’il aspirait au titre de vice-roi de l’Inde et voulait se rendre indépendant ?

Ce n’est pas tout. Le ministre avait reçu de Dupleix au début de 1753 un bilan daté du 30 juin précédent, annonçant un disponible de 24.110.418 livres pour le commerce et quelques mois plus tard, il recevait du Conseil supérieur une lettre du 19 février dans laquelle celui-ci lui mandait que, loin d’avoir des fonds d’avance, il était redevable de près de deux millions, et n’avait plus rien en caisse pour les dépenses courantes.

Où étaient passés ces 26 millions ? ce n’était assurément pas dans le commerce ; on n’engageait pas d’ordinaire plus de sept à huit millions chaque année. Le ministre ne parvint pas à s’expliquer cette différence ; il en fut confondu, soupçonna hautement Dupleix de dissimuler la vérité et crut à des chiffres faux et truqués. Ce nouveau grief s’ajouta aux autres.

Devant tant de motifs de douter de la sincérité des opérations qui s’accomplissaient dans l’Inde, effrayé de la responsabilité qu’il assumait en couvrant une politique dont les fils lui échappaient, Machault se résolut enfin (29 octobre), d’accord avec son collègue Rouillé, ministre de la marine, à définir le caractère de la mission de Godeheu et à arrêter ses instructions. Et tristement peut-être, mais avec la conscience de faire un acte nécessaire, il décida le rappel de Dupleix. Pour ne provoquer dans le public aucune émotion, pour éviter surtout des réclamations désagréables, la résolution resta le secret des quelques personnes qui devaient nécessairement la connaître, et Machault continua en public de garder un visage impénétrable. La famille et les amis de Dupleix, notamment Savalette, ne connurent rien de ses intentions ; la Compagnie elle-même ne fut pas mieux renseignée et le jour où Godeheu s’embarqua, chacun pouvait encore se demander quelle était la nature de sa mission, combien de temps elle durerait et si Dupleix reviendrait ou resterait à la tête de la colonie.


Machault communiqua ses instructions à Godeheu le 1er novembre dans les termes suivants :

« Je vous envoie, Monsieur, vos instructions secrètes ; le paquet qui les renferme contient les ordres et lettres qui sont nécessaires pour l’exécution de ce qui vous est prescrit ; la suscription vous annonce que le paquet ne doit être ouvert qu’en pleine mer, après avoir dépassé la ligne ; vous êtes désormais le maître de partir pour Lorient, lorsque vous le jugerez à propos ; mais avant de mettre à la voile, vous attendrez d’en avoir reçu de moi les derniers ordres, afin que puissiez être instruit avant votre départ du dernier état où se trouvera la négociation du sieur Duvelaër en Angleterre. »

Bien que ces ordres, lettres et instructions ne dussent être ouverts qu’en mer et que Godeheu en ignorât encore le contenu au moment où il s’embarqua, c’est cependant ici qu’il convient de les exposer.

Les instructions paraissent avoir précédé les ordres, comme pour les expliquer et les justifier ; elles sont l’œuvre de Machault. Nous en donnons ci-après les extraits les plus importants :

… On le [Godeheu] renvoie pour tout ce qui concerne la pacification de l’Inde aux instructions qui lui ont été données par le Comité secret de la Compagnie.

Ces instructions ne roulent donc plus que sur deux objets : ce qui concerne les changements à faire dans le gouvernement de Pondichéry et ce qui intéresse l’administration économique de la Compagnie.

La part que la Compagnie a prise dans les guerres des Maures et les profits immenses et démesurés que les particuliers en ont retirés sont la cause et la source de la situation fâcheuse où elle est réduite.

Le rappel du sieur Dupleix devient indispensable ainsi que celui des personnes qui ont le plus de part aux révolutions de l’Inde.

Il est nécessaire de munir le sieur Godeheu d’ordres pour interdire le sieur Dupleix et le faire embarquer avec sa famille. Il est même nécessaire d’en avoir un pour l’arrêter, s’il refuse d’obéir, qu’il fasse des menées secrètes pour s’opposer aux opérations du sr Godeheu, ou qu’il y ait des preuves acquises d’infidélité et de prévarication. Ce n’est que dans ces seuls cas que le sieur Godeheu est autorisé à le mettre aux arrêts et dans ce cas il a ordre de s’assurer de la dame Dupleix et de sa fille, par le danger qu’il y aurait de les laisser en liberté.

Ces différents ordres doivent être expédiés par Mr Rouillé. On prescrit au sr Godeheu ce qu’il doit observer pour retirer des mains du sr Dupleix les papiers qui concernent la Compagnie et pour prendre des éclaircissements sur la dissipation des sommes immenses qui sont entrées dans Pondichéry et sur le profit que le sr Dupleix et plusieurs autres officiers et employés en ont pu retirer au préjudice de la Compagnie.

Dans le cas où le sr Dupleix se prêtera à tout ce que lui demandera le sr Godeheu et qu’il n’y aura aucun reproche à lui faire d’infidélité et de prévarication, il est prescrit au sr Godeheu d’avoir toutes sortes d’égards pour lui.

Il lui est ordonné de faire revenir en France le sr de St-Paul, beau-frère de Dupleix, le sr de Kerjean, son neveu, son secrétaire un particulier nommé Marion qui est son homme de confiance et le sr de Bussy qui commande un détachement de Golconde et qui a eu plus de part que qui que ce soit à toutes les affaires que le sr Dupleix a traitées avec les princes Maures. On ordonne aussi de faire revenir le sr Law qui commandait à Trichinopoly et contre lequel le sieur Dupleix a fait commencer une information.

Le sr Godeheu est autorisé à nommer provisoirement au gouvernement de Pondichéry en remplacement du sr Dupleix le sr de Leyrit qui est gouverneur de Chandernagor dans le Bengale et le sr Régnault premier conseiller à Chandernagor pour succéder au sr de Leyrit.

À défaut du sr de Leyrit on désigne pour Pondichéry le sr Bouvet, gouverneur de l’île de Bourbon, dont le gouvernement en ce cas restera dévolu au sr Gosse le plus ancien conseiller et subsidiairement au sr Lejuge qui le suit immédiatement.

Au défaut du sr Régnault, on désigne pour Chandernagor le sr Louet gouverneur de Mahé et à la place du sr Louet le sr Courtin, chef à Daka dans le Bengale.

Quant aux affaires économiques de la Compagnie, il est prescrit au sr Godeheu d’arrêter tous les livres et registres à ce jour ; de vérifier l’état des caisses et des magasins ; de faire dresser l’état de la situation de la Compagnie ; d’ordonner qu’à l’avenir elle en soit instruite et de prendre des mesures à cet effet ; de se faire rendre compte de toutes les dépenses et consommations et d’en corriger les abus ; d’examiner quels sont les établissements à charge ou avantageux à la Compagnie ; d’en faire lever les plans et de les accompagner de descriptions ; d’arrêter l’état des garnisons et des employés ; de protéger les missions ; de favoriser le commerce des particuliers et de s’occuper généralement de tout ce qui concerne la sûreté des établissements, l’étendue du commerce, la connaissance du pays, etc.

Les ordres annoncés par ces instructions émanaient de Rouillé.

Un premier nommait Godeheu au commandement général de l’Inde.

Un second enjoignait à Dupleix de cesser sur le champ toute fonction et de s’embarquer avec sa femme et sa belle-fille.

Un troisième enfin prescrivait l’arrestation pure et simple de Dupleix ; il était ainsi conçu :

« Il est ordonné au sieur Godeheu, commissaire de Sa Majesté, et commandant général des établissements français aux Indes Orientales, et en cas de son décès ou à son défaut, au sieur chevalier Godeheu, commandeur de l’ordre de Malte, de faire arrêter le sieur Dupleix, commandant desdits établissements, et de le faire constituer prisonnier, sous bonne et due garde, dans tel lieu qu’il jugera convenable et de le faire embarquer sur un des premiers vaisseaux qui partira pour France. » Fait à Fontainebleau le 29 octobre 1753. Signé : Louis. Et plus bas, Rouillé.

Après avoir reçu le paquet qui contenait ces ordres et instructions, Godeheu quitta Paris à la mi-novembre, pour retourner à Lorient où il devait s’embarquer. Avant de partir, il alla voir le neveu de Dupleix, dont il avait évité jusque-là toutes les visites. Il s’excusa de ne pas être venu le voir auparavant, mais c’était, dit-il, par délicatesse et pour ne pas donner lieu à des propos qui pourraient être diversement interprétés. Il lui fit d’ailleurs les plus belles protestations du monde sur son ancienne amitié avec le gouverneur et lui dit que, quoique le parti d’envoyer un commissaire dans l’Inde ne fut pas de son goût, il valait cependant mieux pour Dupleix que ce fût lui plutôt qu’un autre qui eût été choisi. Commentant cette visite, Guillaume Dupleix pensait que le commissaire ne partait pas avec de mauvaises intentions ; il convenait pourtant de ne pas exagérer la confiance ni de s’endormir dans une fausse sécurité (Lettre du 12 novembre).

Arrivé à Lorient, Godeheu y attendit les dernières instructions du Ministre. Le temps avait produit son œuvre et la mauvaise humeur provoquée par le mystère qui planait sur les affaires de l’Inde s’était atténuée. À la réflexion, on avait pensé que les mesures prises à l’égard de Dupleix, très rigoureuses dans la forme, pourraient plus tard provoquer en sa faveur une désagréable réaction. Machault envoya donc le 5 décembre à Godeheu un nouvel ordre du roi, par lequel au lieu d’imposer brutalement Godeheu comme commandant, on laissait à Dupleix le soin de lui remettre comme de son plein gré le commandement et de décider lui-même son retour en France ; seulement toutes ces précautions étaient des ordres. S’il s’y conformait, tous les autres devenaient inutiles ; mais, ajoutait Machault dans un supplément à ses instructions secrètes,

« s’il en était autrement et que Dupleix se prévalût de la modération avec laquelle on use à son égard, le sieur Godeheu lui ferait remettre la lettre qui porte son interdiction, et en ferait publier l’ordonnance, et si, contre toute apparence, le sieur Dupleix ne déférait pas à cette interdiction, le sieur Godeheu le ferait arrêter.

« Si le sieur Godeheu se trouvait obligé de faire arrêter le sieur Dupleix, il s’assurerait en même temps de la dame et de la demoiselle Dupleix, par le danger qu’il y aurait de laisser en liberté des personnes aussi immensément riches et qui pourraient tout tenter pour remettre en liberté le sieur Dupleix et il observerait que les sieur et dame Dupleix n’eussent aucune communication l’un avec l’autre.

Godeheu reçut en même temps (13 décembre) les instructions du Comité secret de la Compagnie au sujet de la paix, et celles des directeurs pour ce qui regardait les affaires du commerce. Comme elles n’étaient pas secrètes, ce sont les seules qu’il connut avant son départ.

En ce qui concernait la paix, s’il la trouvait établie au moment de son arrivée, et qu’il estimât qu’elle contint des conditions déshonorantes auxquelles la Compagnie était déterminée à ne point adhérer, Godeheu avait la faculté d’en suspendre l’exécution. Mais qu’il fut signé ou non, l’une des conditions essentielles du traité devait être que la disproportion entre l’étendue des concessions des deux compagnies ne fût pas telle qu’il en résultât un danger pour la sûreté de nos établissements.

Si au contraire la guerre continuait, Godeheu devait préparer la paix en s’inspirant des considérations générales qui suivent :

« Un des principaux objets de la mission de M. Godeheu est la pacification des troubles de l’Inde et l’arrangement des concessions et établissements tant anciens que nouveaux.

« Le comité est intimement convaincu de deux vérités : la première est que la Compagnie ne doit point devenir puissance de terre par des possessions trop étendues et trop difficiles à garder et à défendre ; la deuxième est que la guerre est toujours un mal, qu’on ne doit s’y livrer que pour en éviter un plus grand et que la paix, en général, est l’âme du commerce.

« L’intérêt de la Compagnie est de se faire respecter, mais non pas de se faire redouter, ni d’intervenir dans toutes les querelles du pays ; ce serait le moyen de la rendre odieuse et de la constituer dans des dépenses capables de ruiner son commerce. Son but doit être de pourvoir solidement à la sûreté de ses établissements, de ne les multiplier ni de les étendre qu’autant que la sûreté de ses comptoirs et l’extension de son commerce pourront l’exiger.

« … En indiquant à M. Godeheu ce qu’il pourra faire, on n’entend point lui rien prescrire de positif à cet égard ; les circonstances doivent décider des partis qu’il aura à prendre pour remplir, soit plus tôt, soit plus tard, l’intention où l’on est de ne point exposer des troupes dans le centre de l’Inde, de ne point prendre part aux guerres des Maures et d’éviter de les aguerrir par la jonction des troupes françaises aux leurs.

« Au milieu des plus grands succès, M. Godeheu ne doit jamais perdre de vue l’idée et le désir de se concilier avec les Anglais… »

Dans ce but, Godeheu devait, dès son arrivée à Pondichéry, se mettre en rapport avec Saunders, le gouverneur de Madras.

« Il donnera, lui disait-on, nouvelle de son arrivée au gouverneur anglais, les ordres qu’il a de pacifier les troubles, et du désir qu’il aurait de voir la tranquillité rétablie entre les deux nations, sur un pied stable et solide… Il lui proposera une trêve et suspension générale d’hostilités pendant deux mois, afin d’entrer en pourparler, sauf à la prolonger ; cependant si la Compagnie se trouvait avoir une supériorité décidée dans l’Inde, il ne proposerait point de trêve ; mais il n’en écrirait pas moins au gouverneur anglais, pour l’exciter à entrer en négociation de paix, car on ne la fait jamais plus avantageuse que dans le temps des succès : pour s’en préparer les voies et commencer à ramener les esprits, M. Godeheu, dès son arrivée. renverra au gouverneur de Madras les quatre vingt et tant de suisses qui ont été arrêtés par M. Dupleix sur des chelingues anglaises… La crainte, qui serait même fondée, que le renvoi de ces hommes ne fasse aucune impression sur l’esprit des Anglais ou qu’ils ne l’interprètent mal, n’empêchera pas M. Godeheu d’user de ce procédé envers eux ; la différence de quatre vingt hommes dans les forces des Anglais, ne saurait balancer l’avantage qu’il y a en général de prévenir son ennemi par un procédé généreux ; il aura même l’attention de faire bien traiter ces soldats avant leur départ et dans leur route ou passage, afin qu’ils puissent se louer de la nation à leur retour chez les Anglais… »

Si, grâce à ces avances ou par tous autres procédés dont on le laissait juge, Godeheu parvenait à engager des propositions de paix, celle-ci pourrait et devrait être conclue sur des bases qui placeraient les deux compagnies sur le pied d’égalité. On lui en traçait les lignes essentielles qui différaient fort peu de celles que Mirepoix et Duvelaër étaient chargés d’exposer à Londres :


à la côte Coromandel,

Il fallait que la donation de Villenour et de Valdaour fût confirmée ; il fallait également conserver les aldées des environs de Karikal et qu’il y eût une espèce d’égalité dans les possessions que les deux nations se réserveraient sur les concessions qu’elles avaient acquises pendant la guerre ;

S’il était possible de conserver Gingy, Godeheu n’en devait pas manquer l’occasion, mais il ne devait pas s’opiniâtrer à la poursuite de la guerre, dans l’unique vue de faire concéder cette place à la Compagnie. Dans cette éventualité, les Anglais pourraient conserver Trivady.


à la côte d’Orissa,

Il ne fallait pas s’arrêter à toutes les concessions faites à la Compagnie. Conformément aux propositions que nous avions faites à Londres, si Godeheu pouvait terminer la guerre en en rendant la plus grande partie, il ne devait pas hésiter. Il convenait alors de ne garder qu’un établissement convenable pour former un point d’appui nécessaire au commerce, avec un territoire de deux ou trois lieues aux environs ;

Ce point d’appui ne pouvait être ni Divy ni Mazulipatam : il fallait « éviter tout ce qui pouvait donner de l’ombrage aux Européens et des regrets aux Maures. » La seule idée que l’une ou l’autre compagnie put prétendre à s’approprier exclusivement ces deux endroits, suffirait à perpétuer la guerre. La Compagnie anglaise devrait donc y renoncer également. Seulement chacune des deux nations aurait la faculté d’y avoir une loge, afin de se trouver sur un pied d’égalité pour y partager les bénéfices du commerce :

Divy et Mazulipatam étant écartés, Narzapour et Nizampatnam paraissaient être les seuls endroits propres à servir de point d’appui ; toutefois Narzapour devait être préféré à Nizampatnam, comme le plus proche du nord « d’où l’on prétend que l’on tire les plus belles marchandises. »

Godeheu était enfin autorisé à demander la restitution d’Yanaon, que Dupleix paraissait avoir laissé tomber pour donner plus d’importance à Mazulipatam. Mais, comme elle n’était pas suffisamment éclairée sur l’intérêt de ce comptoir, la Compagnie ne donnait pas sur ce point des instructions formelles.

Ces instructions, il faut avoir la tristesse de le confesser, n’étaient ni dignes de la France ni même conformes à la réalité de notre situation dans l’Inde. Que nous ayons essuyé dans le Carnatic des revers qu’aucun succès appréciable n’avait encore réparé lorsque la Compagnie rédigea ses instructions, il est évident qu’à moins de vouloir prolonger une guerre qui paraissait sans issue, la persistance de nos infortunes devait amener la Compagnie de France à entrevoir et accepter des concessions, et lorsqu’elle envisageait la conservation de Gingy, elle témoignait assez qu’elle entendait largement sauvegarder nos droits dans le Carnatic ; mais qu’à la côte d’Orissa, où nous n’avions pas été en contestation avec les Anglais, nous abandonnions sur leur simple demande un territoire d’une étendue de 200 km. de long sur 50 de large pour nous contenter d’une modeste loge avec deux ou trois lieues de terre aux environs, cette faiblesse confond l’imagination. Il fallait ou que nous eussions fort à craindre de l’Angleterre si nous lui opposions un refus — et avec cette puissance toute concession est le meilleur moyen d’aggraver les malentendus — ou que nos ministres et nos diplomates péchassent par une ignorance trop profonde de ces contrées. Les deux hypothèses ne s’excluent d’ailleurs pas ; nous savons, par les conférences de Londres, qu’on ne connaissait bien de part et d’autre ni l’étendue ni la valeur exacte des pays dont on discutait les destinées. Admettons, si l’on veut, que cette ignorance ait été une circonstance atténuante pour la Compagnie de France et le Ministre qui interpréta ses intérêts.


Godeheu resta encore plus de quinze jours à Lorient après avoir reçu ces instructions. Avant de lui donner l’ordre d’embarquer, la Compagnie et le ministre attendaient d’avoir quelques nouvelles positives des négociations engagées à Londres ; or il s’en fallait qu’elles fussent très avancées. La Compagnie d’Angleterre venait seulement (mi-novembre) de faire transmettre ses propositions à Paris et la Compagnie française, à qui elles ne convenaient pas, espérait recevoir prochainement de l’Inde des informations plus satisfaisantes, qui lui permettraient de les écarter. Godeheu dut donc s’embarquer sans savoir ni même prévoir comment les négociations tourneraient.

Il mit à la voile le 31 décembre par le Duc de Bourgogne, vaisseau de 1.050 tonnes, commandé par LaLonde. Trois autres l’accompagnaient :

la Compagnie des Indes, de 600 tonnes,
le Neptune, de 543    »
et le Montaran, de 900    »

Deux autres, le Dauphin et le Condé, de 700 et 1.000 tonnes, étaient partis l’avant-veille pour la Chine, mais devaient laisser des troupes à Pondichéry. En dehors des marchandises et des matières d’argent nécessaires au commerce, ces six navires portaient ensemble 1.623 soldats[8].

La Compagnie et le ministre avaient tenu à faire accompagner Godeheu de toute une escadre et de tous ces soldats, afin que leur arrivée simultanée dans l’Inde servit tout à la fois à prévenir ou réprimer un coup de tête de Dupleix et, par un déploiement de forces inaccoutumé, faire impression sur les Anglais. Ce double calcul se trouva faux ; car Dupleix se soumit loyalement à Godeheu ; quant aux Anglais, l’envoi de toutes ces forces ne servit qu’à déterminer leur Compagnie à faire un effort plus considérable que le nôtre. Le départ et l’armement de Godeheu firent en effet grand bruit à Londres et augmentèrent de beaucoup les murmures provoqués par les retards de la Compagnie de France à répondre aux propositions du mois de novembre : on parut craindre que ces retards ne servissent à préparer un coup militaire qui les écraserait dans l’Inde. Aussi les ministres se hâtèrent-ils de donner des ordres pour armer des vaisseaux et recruter des hommes en nombre suffisant pour avoir sur nous la supériorité. Quelques assurances que put donner Mirepoix sur le caractère essentiellement pacifique de la mission Godeheu, rien ne put les détourner de cet armement, qui fut mené avec la plus grande activité. En quelques semaines on équipa quatre navires de guerre et deux frégates et pour les armer, on prit de force des matelots dans Londres et tout le long de la Tamise ; en deux jours, on en ramassa plus de 1.200. Ces vaisseaux partirent de Plymouth le 24 mars avec 306 canons et 2.060 hommes.

Tous les bénéfices que la Compagnie de France pouvait espérer de l’armement de Godeheu se trouvèrent anéantis.


Laissons Godeheu voguer vers l’Inde et, avant qu’il n’arrivât à Pondichéry, voyons ce que Dupleix pensait de sa mission. Malgré les précautions prises, malgré les courriers envoyés dès le mois d’août par voie des caravanes, la lettre qui lui annonçait l’envoi de Godeheu ne lui parvint que le 3 mai. Nous ne pouvons juger de l’impression réelle qu’elle produisit sur Dupleix que par les lettres qu’il écrivit lui-même à ses divers correspondants et il est d’usage, en pareille circonstance, de faire bon visage à la mauvaise fortune. Mais si nous nous en rapportons à celles qu’il adressa à Bussy et à Moracin, l’un son neveu et l’autre son ami le plus dévoué, il semble que cette nouvelle ne l’ait nullement inquiété. Godeheu ne lui avait-il pas toujours témoigné une affection sincère ? C’était plutôt un coup de fortune que ce fut un ami qui vint l’assister. Voici ce qu’il écrivit à Moracin le 13 mai :

« C’est mon ami, bon français, plein d’esprit et de bon sens et de la dernière probité. Lorsqu’il sera ici et qu’il aura tout vu et su par lui-même, il reviendra de certains préjugés dont malheureusement la nation en Europe est trop entichée… »

Il ne pouvait tenir un autre langage à Bussy, qui reçut la lettre suivante datée du 14 mai :

« Par la voie de Bassora, j’ai eu un avis que le ministre avait pris la résolution de faire passer dans l’Inde M. Godeheu, directeur de la Compagnie, pour prendre une connaissance exacte de tous les comptoirs de la Compagnie et des affaires de l’Inde. Je suis charmé que le ministre ait pris ce parti. Le choix judicieux qu’il a fait de M. Godeheu a de quoi beaucoup me flatter. Il joint aux meilleurs sentiments d’un bon patriote beaucoup d’esprit et de bon sens. Aussi j’espère que sa présence ici ne servira pas peu à la réussite de toutes ces belles choses que vous seul êtes capable de faire. » (B. N. 9159. p. 295-296).

On peut estimer que dans ces deux lettres, Dupleix traduisait exactement sa pensée à l’égard du commissaire et elle était loin de lui être défavorable. Il était plus réservé avec les autres fonctionnaires ou officiers auxquels il n’était lié que par des rapports de service ; mais la note restait toujours optimiste. Le 15 mai, il écrivit à Barthélemy, qui, le premier sur la terre de l’Inde, devait recevoir Godeheu à Karikal :

« Le Ministre et la Compagnie ont pris la résolution de faire passer dans l’Inde M. Godeheu pour prendre connaissance exacte de tous les établissements de la nation et en faire son rapport en France. Cette besogne lui donnera de l’occupation, puisque les îles sont dans le dénombrement ; il doit passer à Karikal, ainsi disposez-vous à lui rendre compte et à lui faire tous les honneurs qui sont dus à un directeur de la Compagnie et aussitôt son arrivée, dépêchez-moi un catimaron avec l’avis de son arrivée. N’allez point regarder cette révolution de la part de la Compagnie comme une marque d’ingratitude à mon égard ; je la regarde au contraire comme un service essentiel qu’elle me rend et surtout d’avoir fait le choix de M. Godeheu qui est le plus cher de mes amis. Je l’attends avec impatience. C’est ce que je vous prie de lui dire à son arrivée. » (A. V. 3755, p. 46).

Dans une lettre du 12 mai, Dupleix exprimait le même sentiment à Durocher, commandant à Chilambaram.

« Par des lettres que j’ai reçues par la voie de Bassora, j’apprends qu’il nous vient 2.000 hommes et que la Compagnie députe M. Le Godeheu pour s’aboucher avec moi et prendre un parti décisif sur les affaires de l’Inde. Je l’attends avec impatience ainsi que le renfort. C’est un bon français et qui pense juste. »

La venue d’un commissaire était peut-être moins agréable à Dupleix qu’il ne voulait bien le dire ; mais, après tout ce qu’on lui avait écrit de France sur le caractère de la mission, il était en droit de penser que celle-ci n’était que temporaire et qu’après le départ de Godeheu, il reprendrait tranquillement la direction des affaires, avec une situation complètement éclaircie. L’annonce d’un renfort de 2.000 hommes, devant arriver avec Godeheu, n’indiquait pas que la Compagnie de France ou le ministre fussent décidés à faire trop de concessions à l’Angleterre : c’était, à tout prendre, le succès de sa politique qui lui paraissait assuré. Loin de lui donner de l’inquiétude, le choix de Godeheu, qu’il se plaisait à représenter comme un homme de bon sens, lui était une garantie presque certaine que toutes les affaires se régleraient à sa convenance, sous la double sauvegarde de leur vieille amitié et de leur commun amour de la patrie et de sa grandeur.


  1. Le comte du Lude devait, dès le 15 janvier, se rendre prochainement à Londres pour traiter d’une question d’or lui appartenant qui avait été arrêté sur un vaisseau anglais (B. N. 9148, p. 92-95).
  2. « L’État souffre dans toutes ses branches, écrivait Dupleix-Bacquencourt à son oncle, le 12 novembre 1753 ; les finances sont épuisées ; tous les corps, l’église, la robe, le militaire, sont divisés ; les principaux ministres sont brouillés ; le roi s’est déclaré ouvertement pour la paix et les inquiétudes qu’elle ne soit troublée sur le moindre point nous détermineraient plutôt à des bassesses. » (B. N. 9147, p. 239-247).
  3. « La seule chose dont je puis vous assurer, écrivait Duvelaër à Dupleix le 15 janvier, c’est que si ce malheureux évènement a opéré le mouvement qui devait naturellement résulter, vous n’avez rien perdu de la confiance de la Compagnie et vous observerez qu’elle vous le dit positivement. » (B. N. 9148, p. 92-95).
  4. Dupleix n’écrivit que le 15 octobre 1752, par le premier navire en partance pour la France.
  5. Lettre de Saint-Georges à Dupleix du 11 novembre 1753. (B. N. 9150, p. 193-200).
  6. Allusion à l’envahissement du territoire de Pondichéry en août-septembre 1752.
  7. Il était sans doute parent du gouverneur par les Massac, c’est-à-dire du côté maternel, car nous ne trouvons point ce nom dans la filiation paternelle qui, depuis le travail de M. Prouteaux (La famille Dupleix en Chatelleraudais aux xvie et xviie siècle. — Paris, 1921, 60 pages) est parfaitement connue. Nous savons d’autre part (v. t. I, de notre ouvrage, p. 54) qu’un petit commis de Dax du nom d’Arnaud, fils d’un négociant, prêta quelque argent au jeune Dupleix, lorsqu’il vint en cette ville en 1715. Était-ce le même personnage ?… l’argent prêté en 1715 fut rendu en 1736, à la mort du père de Dupleix.
  8. Six autres navires, la Reine, le Centaure, le Prince de Conty, le Duc d’Orléans, la Paix et le Duc de Béthune devaient suivre en mars et en avril avec 370 hommes.