Dupleix et l’Inde française/4/2

Société d'éditions géographiques, maritimes et coloniales (4p. 205-370).


CHAPITRE II

LA DÉFENSE ET LA CRITIQUE DE LA POLITIQUE DE DUPLEIX

I. — La défense.

§ 1. — La politique de Dupleix d’après sa correspondance avec la Compagnie, les ministres, les commissaires du roi, ses amis et sa famille.

Pour ne pas alourdir le récit des événements que nous venons d’exposer, nous avons évité autant que possible d’y introduire des considérations ou des jugements sur les idées qui inspirèrent la politique de Dupleix. Celles-ci ont eu des conséquences trop graves pour ne pas nécessiter une étude spéciale, et cette étude ne pouvait être utilement tentée que lorsque tous les faits seraient connus du lecteur.

Maintenant que nous avons assisté parfois avec admiration, souvent avec regret, toujours avec respect à l’une des plus audacieuses conceptions qui soient sorties du cerveau d’un homme opiniâtre et que rien ne décourageait, nous allons demander à cet homme lui-même comment il conçut ses projets, par quels arguments il les exposa et de quelle façon il s’y prit pour essayer de les faire admettre par la Compagnie, par la cour et par l’opinion.

Dans une contrepartie nécessaire, nous verrons les raisons que lui opposèrent toujours avec une déférence marquée ceux qu’il voulait convaincre et qu’il ne persuada pas et nous assisterons ainsi au heurt de deux systèmes où l’on sera étonné de trouver beaucoup moins de passion et beaucoup plus de logique et de bon sens qu’on se l’imagine. Le débat ne diminue pas Dupleix mais il ne tourne pas non plus à la confusion de la Compagnie.

*

La politique de Dupleix repose, comme on le sait, sur le principe que la Compagnie ne pouvant faire du commerce dans l’Inde qu’avec des capitaux importés de France, et ces capitaux venant parfois à manquer ou étant insuffisants, il n’y avait qu’un moyen de parer à cet inconvénient, c’était de posséder dans la péninsule elle-même un territoire assez étendu pour en tirer un revenu fixe et constant qui permît de se passer du concours de la métropole.

La guerre de 1746 à 1748 avait fait sentir à Dupleix les incommodités et même les dangers de compter exclusivement sur la Compagnie ; quelques efforts qu’elle eut alors faits pour lui envoyer de l’argent et des vaisseaux, ces secours n’arrivèrent pas ou arrivèrent trop tard ; les retards eux-mêmes augmentèrent la défiance des populations qui nous refusa tout crédit. On se trouva à la veille de faire faillite ; les employés et même les officiers tenaient des propos plus fâcheux les uns que les autres et l’on entendait dire couramment : pas d’argent, pas de Suisses[1] ! Pour consolider ou relever la situation difficile où se trouva Pondichéry, Dupleix dut engager une partie de ses fonds personnels : lui seul eut tout le poids de la défense. Il en arriva naturellement à penser que si la Compagnie avait eu dans l’Inde un revenu fixe, il lui en eût moins coûté pour porter secours à nos établissements, et ce secours eut été mieux assuré. Le souvenir de ces misères était resté profondément gravé dans son cœur ; mais comment faire face à de pareilles nécessités si elles se représentaient ?

« Jusqu’à présent, dit-il en son mémoire du 16 octobre 1753, les circonstances n’avaient pas permis d’y songer [à avoir un revenu fixe], et si l’idée en était venue, on l’aurait rejetée presque aussitôt. Des occurrences que la dernière guerre avait présentées ont servi à faire apercevoir des objets auxquels on n’eut jamais pensé par la raison qu’on ne pouvait se persuader de la possibilité ; un enchaînement de circonstances qu’on aurait eu bien de la peine à prévenir a cependant conduit au but que l’on cherche depuis longtemps ! »

Aveu précieux l Ainsi, jusqu’en 1748 tout au moins, personne pas même Dupleix n’eut la moindre idée de la politique dont on lui fait aujourd’hui honneur ; si elle lui fut venue à l’esprit, tout comme un autre il l’eut aussitôt rejetée. Quel est donc le fait qui l’amena à changer d’avis et à suivre la direction nouvelle où il devait illustrer son nom ? Il faut bien le dire, c’est le simple hasard, ce grand inspirateur des actions humaines.

Nous l’avons exposé plus longuement ailleurs. Au début de 1749, Chanda S. et Muzaffer j., désireux l’un de s’emparer du Carnatic et l’autre du Décan, demandèrent à Dupleix de mettre à leur disposition les troupes nécessaires pour réaliser leurs ambitions ; ils s’engageaient à payer toutes les dépenses.

Dupleix qui depuis la paix ne savait que faire de ses hommes et n’avait pas de bateau pour les renvoyer en France, accepta ces propositions et dès le 14 juillet 1749 il envoya 520 blancs ou topas et 2000 cipayes à Chanda S. La Compagnie en fut aussitôt informée et par trois lettres des 28 juillet, 15 octobre et 12 novembre, elle apprit à n’en pas douter que par suite des engagements pris, non seulement il ne lui en coûterait rien, mais encore ce serait autant de moins dans ses dépenses. (Mémoire pour la Compagnie, pièces just. p. 9-11).

Chanda S. nous ayant par surcroît cédé les aldées de Villenour, Dupleix put écrire à la Compagnie le 25 janvier 1750 qu’ « elle devait compter dès cette année avoir 17 à 18 laks (4.500.000 livres) d’avance dans l’Inde ; que Pondichéry et les comptoirs de la côte de Coromandel ne devaient plus l’inquiéter pour leurs dépenses ; que la Providence y avait pourvu et que c’était autant de plus dans les envois et de moins dans les dépenses. »

La bataille d’Àmbour qui avait suivi de près nos premiers accords n’avait pas amené la paix dans le Carnatic : Mahamet Ali s’était réfugié à Trichinopoly où il fallait le poursuivre. Dupleix demanda de nouvelles troupes à la Compagnie et il ne doutait pas qu’on les lui envoyât, puisqu’elles aussi ne devaient rien coûter.

« Il vous est d’autant plus facile, écrivait-il dans une lettre du 20 février 1750, de m’envoyer les troupes que demande Chanda S. que la dépense ne sera pas pour notre compte, ainsi que l’entretien ici pendant leur séjour et que vous aiderez ce seigneur sans frais de notre part. Il convient de tenir un compte exact des frais qu’occasionnera la levée de ce monde. Le tout sera remboursé à l’arrivée. C’est sur quoi vous pouvez compter. »

Il est impossible d’être plus net : Dupleix engageait la guerre en donnant à la Compagnie l’assurance que non seulement elle ne lui coûterait rien, mais encore qu’elle lui procurerait de gros bénéfices par les revenus de nos nouvelles concessions. C’en était assez pour que l’idée d’un revenu fixe servant aussi à alimenter le commerce naquit spontanément. En écrivant à la Compagnie le 25 janvier 1750 qu’avec nos nouvelles ressources, « c’était autant de plus dans les envois », Dupleix laissait clairement entendre que le commerce allait prendre de nouveaux accroissements. Toutefois l’idée d’un revenu fixe, constant et abondant, tel qu’il le développa comme une sorte de dogme en son fameux mémoire du 16 octobre 1753, n’est pas encore assez précise en son esprit pour qu’il la formule expressément ; elle est subordonnée à ses succès militaires et à la consolidation des résultats acquis ; or, en février 1750, nous en sommes encore au siège de Tanjore qui retient nos forces depuis près de trois mois et Trichinopoly respire librement. « J’eusse été blâmable, écrit Dupleix dans le mémoire en question, de ne point profiter des occasions qui se sont présentées, étant convaincu comme je le suis qu’il est absolument nécessaire que notre compagnie ait un revenu qui puisse l’indemniser des frais immenses qu’elle a faits et qu’elle a encore à faire… » Mais est-il certain que cette conviction qu’il exprime en 1753, il l’ait eue au même degré en 1749 ? Il est permis d’en douter. Les voix intérieures qui lui parlaient étaient encore confuses ; sa correspondance le prouve. C’est ainsi qu’à l’embouchure d’un fleuve on ne distingue pas très exactement où finissent ses eaux et où commencent celles de la mer.

La transition fut de courte durée. L’année 1750 fut pour nous une année heureuse ; le 12 septembre, Bussy s’empara de Gingy et Nazer j. fut tué le 16 décembre. Quelques jours après la prise de Gingy, le 3 octobre, Dupleix écrivait une longue lettre à la Compagnie où il lui confirmait ses premières impressions au sujet des revenus qu’il espérait tirer de l’Inde ; ils augmentèrent, disait-il, et seront plus que suffisants pour les dépenses du pays, en sorte que tous les fonds qu’on enverra d’Europe seront employés en entier au commerce. (B. N. 9355, p. 173).

Mêmes considérations exposées à Machault le 21 novembre :

« La Compagnie ne manquera pas de vous faire part des nouvelles acquisitions que les circonstances m’ont permis de faire pour elle. Elles sont considérables et lui font tout d’un coup un moins dans ses dépenses dont elle sera flattée. D’un autre côté je lui présente deux objets non moins importants. L’un [l’envoi de nouvelles troupes] ne peut avoir lieu qu’au tant que vous voudrez bien y donner quelque attention, l’autre [empêcher une entente des Maures et des Anglais] dépend d’ici et les circonstances décideront de sa réussite.

En même temps que je lui présente un état de ses nouveaux revenus, je passe dans les dépenses une garnison d’au moins 1500 hommes blancs dans cette ville. L’utilité en étant visible et n’occasionnant pas une diminution dans les fonds de la Compagnie, j’ai lieu d’espérer que vous voudrez bien donner vos ordres pour que les choses soient mises sur le pied que je présente. C’est l’unique et vrai moyen de correspondre au but que vous vous proposez, Monseigneur, de pousser aussi loin que les autres nations le commerce en général. » (B. N. 9355, p. 166).

La politique de Dupleix est déjà mieux déterminée ; il n’y manque que la formule expresse de l’agrandissement territorial ; mais qu’est-ce que la cession de Mazulipatam et des aldées de Villenour et de Karikal si ce n’est un accroissement de notre domaine ? Si la formule n’est pas encore insérée dans un texte, elle est déjà écrite sur le sol de la colonie. Les bases théoriques et pratiques de la politique de Dupleix sont donc nettement posées ; la consécration du verbe viendra plus tard.

On remarquera que dans ses lettres tant à la Compagnie qu’au ministre Dupleix donne l’assurance qu’il fera face à toutes ses dépenses avec les seuls revenus du pays ; il ne leur demande en retour qu’un renfort d’officiers et de soldats pour mettre nos affaires sur un pied solide. Le problème se posait donc pour la Compagnie de la façon suivante : pour réaliser la politique de Dupleix, il n’est pas nécessaire d’envoyer des fonds dans l’Inde, où l’on n’en demande pas ; il suffit d’envoyer des hommes, encore ne coûteront-ils rien.

La perspective était séduisante et Dupleix eut gagné sa cause si la Compagnie, dérogeant à ses traditions, avait approuvé les premières opérations engagées sans son assentiment et consenti à courir les risques de l’avenir. Mais on sait déjà qu’il n’en fut rien, et que loin d’encourager Dupleix dans ses grands projets, elle lui donna au contraire l’ordre plusieurs fois répété de conclure la paix et de faire cesser les troubles de l’Inde.

Il n’est pas sûr que la Compagnie crût absolument en ces ressources nouvelles qui lui arrivaient avec magnificence ; elle savait fort bien que, si l’état de guerre continuait, les contributions ne rentreraient pas ou rentreraient mal et que c’était elle qui en fin de compte risquait de supporter le poids des hostilités. Dupleix ne lui avait-il pas écrit le 3 octobre que depuis la prise de Mazulipatam c’était elle qui fournissait à toutes les dépenses de la guerre, à charge de remboursement par les princes indiens (B. N. 9356, p. 53-70).

Dupleix continua néanmoins quelque temps encore à représenter à la Compagnie qu’aucune dépense de guerre ne se ferait pour son compte et c’est encore l’assurance qu’il lui donna au lendemain de la mort de Nazer jing, lorsqu’il confia 300 blancs et 2.000 cipayes à Bussy pour accompagner Muzaffer j. puis Salabet j. dans le Décan. Ces princes avaient pris l’engagement d’acquitter ou de nous rembourser toutes nos dépenses et ils avaient encore étendu le territoire de la Compagnie par de nouvelles concessions. Ainsi la Compagnie était légitimement fondée à croire ou à espérer qu’elle n’encourrait aucune responsabilité financière dans les affaires de l’Inde.


Cependant, tout en envoyant en France les tableaux les plus flatteurs de notre situation, Dupleix n’ignorait pas que par principe la Compagnie était hostile à ses projets et il craignait que, malgré nos victoires, elle ne le restât ; ses lettres et ses rapports avaient beau représenter les événements sous un jour favorable ; le fait brutal était là : la guerre continuait. C’est alors que, pour fortifier ses arguments, il crut devoir envoyer à Paris l’homme qui avait le plus contribué à lui assurer ses succès et que chacun honorait d’une estime particulière, le capitaine Prévôt de la Touche, le vainqueur de Nazer j. dans la journée du 16 décembre 1750. Qui pouvait mieux que cet officier faire valoir nos victoires, établir avec quelle facilité elles avaient été remportées, expliquer quels avantages certains nous avions recueillis et ceux que l’on pouvait encore espérer ? Mieux que des écrits ses paroles autorisées feraient comprendre à la Compagnie à quelle sorte d’ennemis nous avions à faire et quelle était leur faiblesse. Ainsi présentée, la politique de l’Inde ne devait faire naître aucune inquiétude, d’autant que les Anglais, déroutés par la rapidité de nos manœuvres, ne s’étaient pas encore ouvertement déclarés nos adversaires.

Prévôt de la Touche s’embarqua dans le courant de février 1751, quelques jours après le départ de Bussy pour le Décan. Ce n’était pas la partie la moins ardue et la moins ingrate de sa tâche que de faire admettre par la Compagnie la nécessité de cette nouvelle expédition ; manifestement ce n’est pas un programme de paix qu’il lui apportait. Bien que nous n’ayons pas d’autre indication sur cette mission que son but lui-même, nous pouvons cependant poser en fait que, selon toute vraisemblance, la Touche était chargé d’expliquer que tous les avantages que nous avions acquis dans l’Inde n’ayant de valeur que par l’approbation que leur donnait le soubab du Décan, souverain éminent du Carnatic, il nous importait avant toutes choses d’asseoir et de maintenir son autorité, si nous voulions continuer à jouir de nos concessions. Autrement nous n’avions plus de bases juridiques ni politiques pour les justifier ni pour les conserver.

S’il faut en croire une lettre de Dupleix à son neveu du 15 février 1753, la Touche ne fut pas très convaincant : le petit bonhomme, disait-il dans cette lettre, a peu de lumières sur les pays de l’Inde ; il manque toujours d’une certaine hardiesse dans la conversation et à force d’être circonspect, il l’est trop. Pour tout dire, il sait mieux se battre que parler (B. N. 9151, p. 37). Mais vraiment le sort de la politique de Dupleix dépendait-il d’une plaidoirie plus ou moins bien ordonnée ? Les faits qui se passaient dans l’Inde avaient plus d’éloquence et la Compagnie comme les ministres étaient peu sensibles aux discours[2].

Dans les mois qui suivirent le départ de la Touche, nous pouvons enfin saisir par un acte officiel comment dans la pensée de Dupleix, l’idée d’un agrandissement territorial s’était précisée et était devenue l’une des formules de sa politique. Louet, notre commandant à Mahé, lui demanda le 26 mars, s’il convenait d’accepter des propositions qui lui étaient faites par les rois de Nélisseram et de Colastry, en vue de leur fournir des soldats et des munitions en échange de la cession d’un certain territoire. Après avoir pris l’avis du Conseil supérieur, Dupleix répondit le 15 avril qu’il n’y avait pas à hésiter. Si réellement ces deux rois étaient disposés à nous donner quelque territoire et des facilités commerciales dans leur pays, il fallait leur fournir les armes et les munitions qu’ils demandaient. « Votre principale attention, écrivit-il à Louet, est d’avoir suffisamment de terrain et de revenus pour l’entretien de 3 à 400 hommes,… le commerce exclusif doit être une des principales clauses de l’accord. » (A. C. C2 83, p. 49-80).


Dupleix reçut dans le même temps les premières lettres de France dans lesquelles le ministre et la Compagnie, tout en le félicitant de ses succès de l’année 1749 — la prise de Gingy et la mort de Nazer j. étaient encore ignorées — lui recommandaient expressément de s’en tenir là et de conclure la paix. Il dut alors sentir qu’il jouait une très grosse partie, sans certitude de la gagner. Comme il était résolu à la pousser jusqu’au bout, il dut trouver de nouveaux arguments pour calmer les scrupules de la Compagnie. Ou plutôt ce furent toujours les mêmes ; ils consistaient essentiellement, sans dénaturer complètement les faits, à représenter que les troubles de l’Inde n’étaient que passagers, que nous ne remportions que des succès et qu’avec un peu, très peu de patience nous touchions au résultat. L’extraordinaire bonheur de Bussy ajoutait encore à ces illusions.

Cet optimisme était une force ; qui se lance dans une entreprise sans croire au succès est à moitié vaincu, mais était-ce bien d’une entreprise personnelle qu’il s’agissait ? L’État et la Compagnie y étant intéressés avaient droit de savoir très exactement ce qui se passait, ne fut-ce que pour prendre des résolutions réellement adaptées aux circonstances. Or Dupleix leur exposa rarement la situation telle qu’elle était ; il avait compté que la guerre se suffirait à elle-même avec les revenus des princes de l’Inde. Lorsque, par suite de la prolongation des hostilités qui ravageaient toujours les mêmes provinces, la source des contributions fut réduite, il ne voulut jamais reconnaître qu’il avait fait de faux calculs, et, alors qu’il était dans une situation financière très délicate, il s’obstina à ne demander à la métropole que des hommes et jamais de l’argent. Il craignait, en disant toute la vérité, que la Compagnie ne lui interdit brutalement de persévérer dans ses projets d’accroissement territorial et il espérait toujours qu’un succès décisif viendrait à son heure pour justifier son audace et mettre les directeurs devant un fait accompli qu’ils accepteraient de bonne grâce, et même avec reconnaissance.

Les Anglais n’avaient pas encore ouvertement pris parti contre lui, et, avec une naïveté qui déconcerte, il s’imaginait qu’ils observeraient toujours la même attitude, et que, retenus par l’état de paix qui régnait en Europe entre les deux nations, ils assisteraient dans l’Inde en spectateurs indifférents à nos conquêtes ou acquisitions. Une fois qu’ils furent entrés dans la guerre, il crut qu’ils seraient désavoués par leur souverain et, ce qui est plus grave, il sous-estima constamment leurs forces et la valeur de leurs hommes et de leurs chefs. Il sous-estima de même la résistance de Mahamet Ali. Pénétré de l’idée que nos adversaires seraient épuisés avant lui par la prolongation des hostilités, il ne cessa de représenter à la Compagnie que, malgré des succès passagers, ils en étaient réduits à la dernière extrémité et que le prochain courrier annoncerait certainement leur défaite totale.

Ces illusions faussèrent naturellement son jugement et influèrent dans une large mesure sur les observations ou renseignements qu’il envoya en France. Avec un mélange de bonne foi et d’artifice, il espéra faire impression sur la Compagnie et retarder son jugement jusqu’à l’épreuve décisive qui, à ses yeux, ne pouvait être que la défaite complète de l’ennemi.

Malheureusement pour lui, la Compagnie avait d’autres sources d’informations et de Pondichéry même, on lui écrivait, sous des inspirations diverses, qu’en réalité Dupleix n’édifiait qu’un château de cartes ; les bases n’en étaient nullement assurées. La contradiction de ces renseignements ne pouvait laisser la Compagnie indifférente, d’autant que les résultats annoncés par le gouverneur ne se produisaient pas.

La grande affaire d’où tout dépendait, était celle de Trichinopoly. Or, le 10 juin 1753, Dupleix écrivait que cette ville n’était plus défendue que par un reste de parti dont la défaite entière ne pouvait tarder et le 15 octobre suivant, la place résistant toujours, il exposait que l’armée de Mahamet Ali n’était qu’une armée délabrée et qu’un blocus suffirait pour obliger bientôt la garnison à se rendre.

C’était par ces exagérations et ces réticences que Dupleix trouvait le secret de soutenir en France sa réputation, est-il écrit dans le Mémoire pour la Compagnie (p. 76). Tant que les affaires se passèrent à peu près bien dans l’Inde, ces atténuations à la vérité n’eurent pas grande importance ; les résultats avaient raison contre la doctrine et l’on ne condamnait pas sans quelque regret une politique qui semblait procurer tant d’avantages matériels. Mais lorsque vinrent à partir de septembre 1751 les difficultés puis les revers : prise d’Arcate, défaite de Caveripacom, capitulation de Law, l’opinion en France fut de moins en moins disposée à accepter comme des vérités tous les récits qu’on lui faisait et elle se tint de plus en plus sur la réserve.

Il n’était pas besoin d’être à trois mille lieues de France pour se rendre compte par avance du mauvais effet que produiraient ces nouvelles et, si Dupleix ne perdit rien de son assurance et de sa confiance dans la victoire définitive, il éprouva néanmoins le besoin et même la nécessité de se défendre plus énergiquement et de mettre tout en œuvre pour convaincre la Compagnie et le ministère que ce n’étaient là que des malheurs passagers et qu’avec un nouvel effort militaire tout serait rétabli.

En dehors des arguments nouveaux qu’il développa et que nous verrons dans un instant, il ne jugea pas inutile d’associer pour ainsi dire à sa défense les hommes dont le crédit bien établi dans l’Inde pouvait avoir quelque écho en Europe ; or il n’y avait que Bussy dont l’avis put faire autorité ; ses triomphes passaient toute espérance. Dupleix lui écrivit le 28 juillet 1752, presque au lendemain de l’affaire de Sriringam, pour le prier de joindre ses efforts aux siens afin de convaincre, sinon la Compagnie trop bornée en ses conceptions du moins le ministère plus accessible au point d’honneur, de la grandeur et de la solidité de leurs projets : l’heureuse issue de nos opérations dans le Décan ne compensait-elle pas largement nos revers dans le Carnatic ?

« Il convient, lui disait-il, que vous écriviez très fortement à M. le Contrôleur général et à la Compagnie et que vous vous étudiez beaucoup surtout avec le premier, qu’il soit piqué d’honneur sur la gloire du roi. Ne craignez pas de lui dire que la direction ne veut pas tout à fait connaître le résultat des opérations de l’Inde et qu’habituée à une certaine étendue de vues trop bornées elle ne se prête pas comme il faut à ce qui peut la rendre la plus florissante de toutes les compagnies, que de reculer à présent c’est se déshonorer pour toujours et perdre peut-être tous les avantages déjà acquis ; enfin employez votre rhétorique à faire sentir la nécessité de faire passer des forces considérables et que le seul moyen de s’inquiéter peu de la jalousie de nos ennemis est de nous mettre en état de ne les point craindre. » (A. Vers. E. 3754).

Par cet appel à Bussy, dont le nom était hier inconnu, mais dont les succès étaient retentissants, Dupleix espérait sinon convaincre complètement la Compagnie, du moins jeter le doute en son esprit et l’amener à penser qu’après tout le succès n’était pas impossible et que les Anglais eux-mêmes ne pourraient pas l’empêcher.

Mais des lettres ne valent pas une défense verbale surtout lorsque la cause est presque désespérée. Dupleix résolut donc d’envoyer en France une nouvelle mission pour représenter à la Cour l’état des affaires de l’Inde. Il songea d’abord à la confier à son neveu Kerjean, qui revenait du Décan ; mais la fatalité voulut que celui-ci fut obligé d’accepter momentanément le commandement de nos troupes dans le Carnatic et fut grièvement blessé à la bataille d’Archivac le 6 septembre 1752. Pendant plusieurs semaines, il fut entre la vie et la mort sans pouvoir quitter Pondichéry. Le temps pressait, les bateaux aussi. Dupleix transféra alors à son beau-frère d’Auteuil la mission qu’il lui destinait.

Ce n’est pas que d’Auteuil se distinguât par de grandes qualités ; dans tous les commandements qu’il avait exercés il s’était montré inférieur à sa tâche. Mais depuis que Bussy était occupé au Décan, Dupleix n’avait aucun officier de distinction ou de valeur qu’il put lui substituer. Lieutenant-colonel depuis le 27 décembre 1751, d’Auteuil s’imposait par son grade, sans compter qu’il ne pouvait plus servir contre les Anglais, depuis qu’il avait été fait prisonnier à Valconde, le 9 juin 1752. Autant utiliser ses talents en France.

Pour le seconder mais en réalité pour le suppléer dans toutes les circonstances où il faudrait de l’entregent ou de l’activité, Dupleix lui adjoignit comme secrétaire un employé de la Compagnie, nommé Amat, dont l’esprit était plus varié, plus souple et plus subtil. Et de fait ce fut Amat qui fut l’âme de la mission. D’Auteuil était avant tout un paresseux qui se reposa avec complaisance sur le zèle et le dévouement de son secrétaire ; celui-ci eut toutes les corvées, depuis les rapports à rédiger jusqu’aux visites à faire aux ministres et aux directeurs.

Venu dans l’Inde en 1743 comme commis aux appointements de 800 livres sur la recommandation du ministre Maurepas, Amat fut à ses débuts un fort mauvais employé ; parce qu’il connaissait l’arabe et le persan, il demanda des situations au-dessus de ses capacités et ne voulut rien faire. Employé à Madras en 1747, il était mécontent de tout et il fallut le mettre aux arrêts pendant deux mois avant de le renvoyer à Pondichéry. Puis l’oubli se fit sur son nom. Sans doute, comme beaucoup d’autres employés assagis par l’expérience, avait-il pris une notion plus exacte de ses devoirs. Ce fut lui qui spontanément vint faire ses offres de service à Dupleix pour accompagner d’Auteuil. Dupleix nous le peint alors comme un homme actif et laborieux et l’un des Français qui raisonnait le mieux sur les affaires de l’Inde ; ses connaissances sur le pays dépassaient de beaucoup celles des autres employés. Ses propositions furent acceptées.

D’Auteuil et Amat quittèrent l’Inde en octobre 1752, et arrivèrent à Paris le 18 juin suivant.

Leur but, tel que Dupleix l’indiqua dans une lettre à Bussy du 21 octobre 1752, était de « mettre le cœur au ventre à nos ministres qui ne verront pas avec satisfaction la conduite envers nous des Anglais ». (A. Vers. 3754). — En termes moins imagés, d’Auteuil et Amat devaient s’efforcer de retracer la conduite de nos concurrents comme une violation constante de la paix existant entre les deux nations, sans compter leurs mauvais procédés à l’égard de nos prisonniers. Afin de les tenir en échec et pour asseoir nos droits à la domination du Carnatic, où ils prétendent imposer Mahamet Ali, il importait de garder nos troupes dans le Décan, dont le souverain avait seul le droit de disposer de la nababie contestée. Tel était l’objet essentiel de leur mission.


Nous verrons un peu plus loin comment ils s’en acquittèrent ; il convient d’abord d’épuiser tous les moyens de défense que Dupleix employa dans l’Inde elle-même. Si sa force d’âme reste la même, les événements ne lui apportent pas un grand réconfort. Les Anglais n’ont pas profité de leur succès d’Archivac pour faire investir Pondichéry par leurs alliés, mais nous perdons Chinglepet et Coblon et nous restons cois dans nos limites, d’où nous n’osons pas plus sortir que les Anglais ne se hasardent à venir nous y attaquer. Ce serait l’immobilité parfaite si Dupleix ne préparait avec le Maïssour et avec les Marates les accords diplomatiques qui vont lui permettre au mois de janvier 1753 de reprendre lui-même l’initiative des hostilités. Il songe moins que jamais à conclure la paix. Comment va t-il expliquer ces événenements ?

Au lendemain de l’affaire de Sriringam et sans attendre le départ de la mission d’Auteuil, il eut été de son intérêt d’en informer aussitôt la Compagnie, dût-il, faute de vaisseau français à sa disposition, recourir à une voie étrangère pour faire connaître cette fâcheuse nouvelle. Il aima mieux garder le silence, sans se douter que les Anglais informaient leur compagnie par un courrier qui partit en juillet et arriva à Londres au début de janvier 1753. Dupleix lui-même ne s’expliqua qu’au mois d’octobre, lorsqu’un vaisseau français retourna en France. Bien qu’il vint à ce moment de subir de nouveaux échecs — défaite d’Archivac, pertes de Coblon et de Chinglepet — son assurance et sa confiance ne l’avaient pas abandonné ; tous ces malheurs n’avaient aucune importance ; un avenir prochain se chargeait de tout réparer.

Après un récit exact des événements, il ne craignait pas d’ajouter que si le ministère voulait le laisser faire, il saurait bien, en se servant des mêmes procédés que les Anglais, et sans qu’ils pussent se plaindre, détruire tous leurs établissements depuis Vizagapatam jusqu’à Devicotta (Lettre aux syndics et directeurs du 15 octobre. A. Vers. E. 3749, f° 23-38).

Rien de particulier dans une lettre qu’il écrivit le même jour à Machault ; il se borne à lui parler du rétablissement des Danois au Bengale. Les affaires désagréables sont passées sous silence. Mais telle est sa confiance en lui-même que loin de faire figure de pénitent, il se pose presque en accusateur de la Compagnie ; en une autre lettre adressée à son ami Savalette, et où il lui annonce la mission qu’il confie à d’Auteuil, il ajoute :

« Si on ne veut pas m’écouter, je prends congé de la Compagnie et de tout ce qui a rapport à elle. Il y a trop longtemps que je suis sa victime et je ne trouve chez elle que de l’ingratitude. C’est assez l’ordinaire de tout ce qui s’appelle compagnie où chacun ne regarde que son intérêt particulier. » (Lettre du 12 octobre).

À l’en croire, c’est la Compagnie qui était responsable du mauvais état de nos affaires et de tous nos revers dans l’Inde. « Dieu soit loué, écrivait-il encore à Godeheu le même jour, j’ai prévenu et nulle faute ne pourra m’être attribuée. » (A. Vers. E. 3749, f° 47).

D’autres lettres visant spécialement la mission d’Auteuil furent envoyées à ces mêmes dates au marquis du Châtelet, à Rouillé, au duc de Béthune, au duc de Gèvres et à d’autres personnes. Dupleix comptait sans doute beaucoup plus sur ses envoyés que sur ses lettres elles-mêmes pour faire entendre en France les paroles convaincantes qui endormiraient les méfiances.

Mais quand d’Auteuil et Amat furent partis, il lui fallut bien de nouveau se pencher sur son écritoire. Quatre mois s’étaient passés ; la guerre reprise le 1er janvier 1753 n’avait encore produit aucun résultat ; depuis six semaines nous étions arrêtés devant Trivady. Un courrier était en partance pour France à la mi-février. Le 15, Dupleix écrivit un grand nombre de lettres ; il en écrivit à la Compagnie, aux ministres, à sa famille et à ses amis. Toutes sont une justification de sa conduite.

Voyons d’abord celles qu’il adressa aux autorités dont il dépendait.

Celle aux directeurs est extrêmement longue, puisqu’elle ne contient pas moins de 28 feuillets (A. Vers. E. 3749, f° 57-84). Elle répondait à sept lettres de la Compagnie allant du 22 avril 1751 au 1er janvier 1752, c’est-à-dire correspondant à une époque où celle-ci vivait encore sur la certitude des succès et l’espoir d’une paix prochaine.

Tout en se plaignant de n’être pas assez secondé, Dupleix déclarait vouloir rester dans l’Inde pour continuer son œuvre. Afin de s’assurer la jouissance des revenus concédés, il lui fallait encore 2000 hommes. Il défendait au surplus l’ensemble de son œuvre qui n’avait d’autre but que la gloire du roi, mais il la défendait avec une sorte d’indifférence, comme si personne ne la menaçait. Sa lettre est l’exposé ordinaire des affaires courantes de la colonie et touche aux questions les plus diverses, sans préoccupation exclusive pour celles du Carnatic.

Dans une lettre beaucoup plus courte, du 15 mars, il écrit aux mêmes directeurs que les affaires avec les Anglais prennent une meilleure tournure ; il espère annoncer bientôt que tout s’est terminé à notre avantage. (A. V. 3749, f° 93).

Et cependant il est toujours arrêté devant Trivady et Trichinopoly résiste victorieusement au Maïssour. Depuis le 1er janvier, Anglais et Français restent sur leurs positions respectives. Rien ne justifiait un pareil optimisme : Trivady ne succomba que le 7 mai et sa chute n’eut aucune action sur la suite des événements.

Ses lettres à Machault et à Silhouette n’ont aucun caractère particulier ; au premier il adresse un long rapport de Moracin et des lettres de Bussy, justifiant son action tant à la côte d’Orissa que dans le Décan ; quant au second, il le renvoie à sa lettre générale à la Compagnie. Nul souci de défense personnelle directe.

On trouvera une tout autre note dans celle qu’il écrivit à son ami Montaran. Celle-ci n’étant pas en principe destinée à la publicité, Dupleix s’y exprime plus librement ; son tempérament agressif reparaît. Comme on pouvait s’y attendre, il n’est pas tendre pour ceux qui ne partagent pas ses sentiments et qui, dit-il, tiennent des discours peu réfléchis. Par une anticipation de la doctrine qu’il devait exposer à la Compagnie en son mémoire du 16 octobre suivant, il justifie la politique d’agrandissement qui doit porter nos ventes à 50 millions ; en la pratiquant il n’a fait que profiter des circonstances, qui pourrait l’en blâmer ? Mais laissons-le lui-même exposer ses arguments.

Après quelques lignes d’ordre privé, Dupleix passe au commerce de la Compagnie. Loin de diminuer les envois de marchandises d’Europe, qui ne sont que de 400.000 rs., il faut au contraire les augmenter d’autant, au moins pendant deux ans :

« C’est l’unique moyen d’arriver au but que l’on se propose, de pousser les ventes jusqu’à 50 millions. Le bénéfice de ces ventes sera presque entier, puisque près de 6 millions de livres de revenus couvriront à ce que je crois, toutes vos dépenses tant dans l’Inde qu’en Europe… Comme cette opération est faite sous vos aspirations, vous devez en faire connaître toute l’importance et engager que l’on agisse en conséquence, sans vous arrêter aux discours peu réfléchis que bien des gens tiennent sur ces affaires sans en connaître le fonds ni peut être savoir de quoi il est question. Je pense bien que ces acquisitions immenses sont au delà de la portée de bien des gens et qu’ils en sont frappés au point de ne savoir qu’en dire, mais si cette surprise est le seul motif qui les font agir et parler, il ne faut pas s’y arrêter mais aller au fait et craindre peu que la jalousie des voisins en soit excitée, — autre raison que l’on fait semblant d’adopter pour montrer au public que l’on n’a point d’autres raisons de trouver à redire à des revenus si nécessaires à une compagnie de commerce ; mais ne pourrait-on pas au contraire penser que ces zélés qui mettent cette jalousie en avant le sont plus pour ces mêmes voisins que pour leur patrie ? Que de choses à dire et à examiner sur cet article, ainsi que sur bien d’autres dont mes lettres font voir tout le faux et que tout bon patriote sentira comme vous et moi. Il est véritablement assez singulier que je sois obligé de combattre mes compatriotes pour tout le bien que je leur ai procuré et pour prouver qu’ils parlent plus en faveur de l’ennemi commun que pour la patrie[3]. Ceci fait un phénomène assez singulier et il serait fâcheux qu’il fut glissé dans nos annales… »

« Je prie M. David [gouverneur de l’Île de France] d’expédier en toute diligence une frégate en France pour faire part des événements heureux[4] qui avaient succédé aux premiers et des nouvelles acquisitions qu’ils avaient procurées à la nation. Vous voyez au moins par ce détail qu’il n’a pas tenu à moi que vous ne fussiez bien informé sur les faux bruits que nos ennemis avaient même répandus ici. Je crois que l’on ne veut pas s’apercevoir qu’il est de l’intérêt de l’ennemi à chaque arrivée de vaisseaux de faire courir des bruits qui puissent servir à soutenir leurs actions qui ne se soutiennent que par ces sortes de manèges, dont ils sont presque toujours les dupes. Il faut avouer qu’ils se remuent un peu mieux que nous sur toutes ces matières que nous donnons trop facilement dans les pièges qu’ils nous tendent. »

Dans ses lettres à la Compagnie dont Montaran peut prendre connaissance, Dupleix ne cesse de dire : Beaucoup de marchandises, beaucoup de revenus. Voilà ce qu’il présente et si l’on avait eu un peu plus de confiance en ses opérations, l’on eut eu une cargaison de plus. « Je regarderai toujours comme un prétexte qui ne fait pas honneur à la nation que celui de craindre d’exciter la jalousie d’une nation qui n’a pas pour nous une même politique, qui au contraire affecte un mépris que je trouve très déplacé à leur place. »

On paraissait croire que ses opérations politiques l’empêcheraient de donner tous ses soins au commerce ; par les cargaisons qu’il vient d’envoyer, la Compagnie peut se rendre compte aujourd’hui qu’elle est dupe de sa méfiance. Ah ! si le bien de l’État pouvait l’emporter sur les considérations particulières, à quels résultats n’arriverait-on pas ? Dans la dernière guerre, la Compagnie aurait pu succomber sans le zèle déployé par Montaran ; quant à lui, Dupleix,

« J’avais pour vous seconder profité des occurrences et trouvé un moyen plus simple de couvrir et les dépenses d’Europe et celles de l’Inde par des moyens dont je connais toute la simplicité et qui sont les seuls qui peuvent empêcher notre compagnie de tomber dans de nouvelles abîmes… La Compagnie de Hollande ne se soutient que par ses ressources de l’Inde ; elle ne les doit qu’à la guerre ; celle-ci me les a présentées pour la nôtre ; j’ai profité des circonstances et je n’eus jamais pensé qu’elles eussent été si avantageuses pour nous. Certainement je ne crois pas que l’on pût se flatter d’avoir jamais une perspective de six millions de revenus dans ces pays qu’une poignée de monde suffit à garder. Le roi et la nation me sauraient bien mauvais gré si j’avais refusé de pareils avantages. Que la Compagnie sente tout ce qu’il lui plaira à ce sujet, je n’en aurai pas moins rendu des services essentiels et réduit l’Anglais à perdre une branche de commerce considérable par nos acquisitions autour de Mazulipatam et autres lieux. Que l’on dissimule comme je le propose et vous verrez à quoi je les réduirai si on veut me laisser faire. »


Pour contrecarrer les Anglais et les Hollandais, il est bon de favoriser les Danois dans le Bengale. Il serait également à souhaiter que le roi de Prusse voulut que sa Compagnie établit aussi son commerce au Bengale…

Dupleix n’a pas cherché la guerre ; ce sont ses ennemis qui l’ont voulu ; elle s’est retournée contre eux. Ainsi, malgré la Compagnie et ses compatriotes, la Providence a voulu lui fournir les moyens d’assurer à la nation un revenu certain et immuable et des retours qui ne lui coûteront rien. Peut-on le blâmer d’avoir profité de la rage de ses ennemis ?…


Ici, Dupleix abordait la question plus délicate des récompenses auxquelles il estimait avoir droit. On sait qu’il n’était pas insensible à la vanité ; les titres même sans profit avaient pour lui beaucoup d’attrait. Or il jugeait qu’on ne tenait pas assez compte des services qu’il avait rendus. On récompense, disait-il, quelqu’un pour ce qu’il a fait et non pour ce qu’il fera. On ne veut sans doute le récompenser qu’autant qu’il aura fait une paix solide, mais en lui donnant cette perspective,

« on a eu assez bonne idée de moi pour ne point me croire capable de trahir mon devoir, ma patrie et mon roi, pour obtenir par une paix fâcheuse et déshonorante une récompense qui a lieu de flatter et qui deviendrait cependant le prix de la honte et du joug si j’étais capable de l’acquérir de cette façon. Permettez-moi donc, Monsieur, de vous dire que j’aime mieux mon passé et que mes sentiments d’honneur et de probité ne se démentiront jamais pour obtenir des récompenses qui ne seraient que les fruits de la honte de ma nation. »

… « Si mes sentiments ne conviennent point à la Compagnie, elle est la maîtresse de choisir quelque autre qui plus complaisant pour la direction ne songera qu’à ses intérêts propres et abandonnera ceux de la nation. Une fois déchargé d’un poids qui devrait m’accabler si la Providence ne me donnait des forces pour le soutenir, je verrai de loin les suites heureuses ou fâcheuses de mon absence : je ne serai point du tout jaloux qu’un autre fasse mieux que moi ; je n’ai pour système que le bien de la patrie ; de quelque côté qu’il puisse venir je suis enchanté et je gémis du mal qui lui arrive… »

Dupleix se plaint encore du ton peu décent des lettres adressées au Conseil de Pondichéry et qui émanent de « quelqu’un qui a pris son éducation au milieu des flots ; son style sent trop le marin[5]. » Les directeurs n’en sont pas responsables ; ils signent sans lire. (A. C. C2 84, p. 125-131.)

En toutes ces lettres il n’est pas plus question de demande d’argent que dans celles de 1749 et de 1750 et l’on sait pourtant quelle était la détresse financière de Dupleix ; pour faire face à ses opérations militaires il avait dû avancer près de trois millions de ses fonds personnels et emprunter quatre millions à ses parents ou amis. Mais cette détresse, il s’obstina à ne pas la faire connaître à la Compagnie, qui put ainsi toujours rester sous l’impression rassurante de ses premières déclarations. Par contre il ne cessa de lui représenter qu’il avait besoin de renforts militaires et il les fixait à 2.000 et même 2.500 hommes. Comme, sans lui accorder tout ce qu’il demandait, la Compagnie augmenta chaque année ses effectifs, Dupleix en fut amené à conclure que, sans approuver sa politique et même en la condamnant expressément, elle le couvrait d’une façon implicite en lui donnant les moyens de la soutenir et de la développer, et qu’il était par conséquent en droit de compter sur son appui militaire et de se plaindre de l’insuffisance des renforts qu’elle lui envoyait : de là à rejeter sur elle la responsabilité de ses échecs, il n’y avait qu’un pas à franchir et ses dernières lettres officielles prouvaient bien que c’était sur ce terrain qu’il entendait se défendre et au besoin l’attaquer.

On trouvera les mêmes sentiments dans d’autres lettres qu’il écrivit à la même époque à des membres de sa famille et à plusieurs de ses amis. Dans ces lettres plus encore que dans celle à Montaran, il s’y laisse aller au mouvement naturel de son caractère. Et l’on a quelques aperçus nouveaux et inattendus des affaires de l’Inde :

Sera-t’on assez bête (sic), écrit-il à Saint-Georges le 20 janvier, pour lui refuser les 2.000 hommes de renfort qu’il demande pour maintenir notre situation dans l’Inde ? Qu’on lui donne du monde et il répond de la victoire partout, mais tant qu’il n’aura que des gens de mauvaise humeur et des jeunes gens avides et sans expérience, il ne se charge point des événements.

Depuis la mort de son frère, il n’a plus personne à Paris pour défendre ses intérêts. Certes, il est assuré des bontés de M. de Noailles et il croit aussi aux bonnes intentions du garde des sceaux Rouillé, mais après le crime qu’on lui a fait d’avoir entretenu plusieurs ministres de l’affaire de la Bourdonnais à Madras, il n’ose plus s’adresser à d’autres qu’aux commissaires du roi qui ont une inspection directe sur la Compagnie et c’est pourquoi il a envoyé d’Auteuil en France.

Il serait bien utile qu’il put revenir lui-même pour faire comprendre certaines choses qui ont évidemment lieu de surprendre, mais il faut que les affaires soient assez tranquilles et il en serait ainsi « depuis longtemps si ce n’était l’avarice des employés de la Compagnie d’Angleterre qui, pour remplir leurs bourses, ont bouleversé tout ce pays. J’ai mis au jour leur conduite ; ils n’ont pu y répondre. Mes compatriotes y verront le joug que l’on a dessein de nous imposer et jugeront en même temps si je dois m’y prêter. » (B. N. 9151, p. 24-26).

Cette idée du joug anglais le tracasse et l’obsède, soit qu’il y crut sincèrement, soit qu’il y vit, pour faire adopter sa politique, un moyen facile d’éveiller l’amour-propre national contre l’ennemi héréditaire.

C’est encore ce sentiment qui prévaut dans une lettre à Brignon du i5 février :

« La conduite des Anglais est toujours poussée au delà des bornes. Si on veut me croire et me laisser faire, je les réduirai autant qu’ils méritent. Je ne puis vous dire combien je suis changé, il faut une santé de fer pour y résister. » (B. N. 9151, p. 28-29).

Une lettre à la Garde Jazier, de la même date, n’est qu’une récrimination contre l’abandon dans lequel le laisse la Compagnie :

« Depuis ce temps, lui dit-il, [c’est-à-dire depuis quelques succès antérieurs à l’échec de Trichinopoly], quelques ténèbres ont été répandues sur la gloire que la nation avait acquise et ce n’est qu’à ma fermeté et à la protection divine que je dois le rétablissement de cette gloire… Les Anglais n’ont rien oublié pour nous asservir ; ils croyaient y être parvenus lorsque la face des affaires a changé. Si j’avais été secondé du côté de l’Europe comme j’avais lieu de l’espérer, tout serait remis dans son état, mais certaines façons de penser des plus fausses possèdent la direction…

« Vous la connaissez mal pour penser qu’elle m’enverra deux vaisseaux armés en guerre et beaucoup de troupes. Sa lésinerie sera cause de notre perte, si elle n’y prend pas garde pour la suite. Elle ne m’a envoyé que deux vaisseaux qui sont le Centaure et le Prince ; le premier est arrivé et parti en octobre ; je ne sais où est l’autre[6]. Le Bristol a paru ici par hazard en octobre ; je l’ai expédié tout de suite avec une cargaison complète et je me sers d’un vaisseau de l’Inde pour lui en porter une plus considérable. Il m’en restera encore une en magasin et voilà comme cette direction sait tout opérer. Elle m’a envoyé 600 soldats qui ne sont qu’un ramassis de gueux et d’enfants ; 100 bons soldats les battront en toute occasion. (B. N. 9151, p. 29-30.)

Les lettres à sa famille, quoique peu nombreuses, — du moins celles qui ont été conservées — achèveront de nous éclairer sur les pensées intimes de Dupleix et naturellement c’est la Compagnie qui a tous les torts à son égard ; elle est trop bornée pour comprendre sa politique et elle ne sait pas récompenser ses services.

Trois lettres surtout méritent d’être citées et analysées, l’une à sa belle-sœur Madame de Bacquencourt, l’autre à l’aîné de ses neveux et la troisième enfin à M. de Savalette de Magnanville, qui n’était pas, il est vrai, apparenté à Dupleix, mais dont la fille Charlotte ne devait pas tarder à épouser le second de ses neveux.

Ce sont surtout des griefs particuliers qu’il expose à sa belle-sœur, comme pour soulager son cœur ulcéré. Dupleix a rêvé de devenir maréchal de camp ; il a même fait faire des démarches très pressantes pour obtenir ce titre militaire qui plus que tout autre flattait son amour-propre ; or les ministres ont tiré prétexte des fausses nouvelles répandues par les Anglais pour ne pas le lui accorder.

« Comme si, écrit Dupleix, les services passés ne méritaient de récompense qu’autant que ceux qui les suivent répondent aux précédents. Ces seigneurs me font bien de la grâce de me croire capable d’arranger si bien les choses qu’elles ne pourront point être sujettes à quelques catastrophes. Dieu seul a ce pouvoir ; je suis homme, ainsi sujet à supporter le bien et le mal de cette vie comme le reste des hommes. On ne veut de moi que des miracles. Combien n’en ai-je pas présenté et que faut-il encore ? L’injustice se manifeste dans cette façon dépenser, mais ne fera aucun effet sur moi, de quoi l’on peut être très certain. » (B. N. 9151, p. 30-31).

Il exprimait à l’aîné de ses neveux des sentiments de même nature et portait sur les directeurs des jugements dépourvus de toute bienveillance.

Nul ne faisait plus mal qu’eux : Godeheu lui-même ne pouvait s’empêcher de lui en marquer sa mauvaise humeur. Les cabales dans la direction aboutiront certainement à la ruine de l’édifice. L’avidité de ces seigneurs ne s’accorde guère qu’avec la crainte d’exciter la jalousie des voisins. « Je crois que leur crainte à tous est que le roi, informé des revenus immenses que j’ai fait acquérir à la Compagnie, ne s’empare des colonies, ne se charge de leur conservation et de leur entretien et ne réduise la Compagnie à son commerce, qui deviendrait plus avantageux pour elle. Il est certain que les revenus de l’Inde, tous frais et entretiens défalqués, donneraient au roi au moins quatre millions de revenus net et quitte. » (B. N. 9151, p. 33-34).

En écrivant ces lignes inspirées par la mauvaise humeur, Dupleix ne se doutait guère qu’il formulait le programme de la colonisation contemporaine où l’État se borne à administrer les affaires générales d’une colonie, en protégeant le commerce, mais sans être intéressé dans ses opérations. Quant à prêter ces vues au gouvernement d’alors, ni le roi ni ses ministres n’y songeaient, au moins pour l’Inde.

Avec Savalette, nous revenons à des opinions moins brutales. Dupleix ne le connaissait pas personnellement ; il savait seulement que c’était un ami ou plutôt un protecteur de son neveu et qu’il convenait de le ménager. Pourvu en juin 1749 de la charge de garde du Trésor royal, Savalette ne jouissait sans doute pas à la cour d’une extrême influence, mais il était de ces hommes à qui leur fortune permet parfois de se faire entendre et même de se faire écouter[7]. En le prenant en quelque sorte pour confident, Dupleix escomptait vraisemblablement des indiscrétions. Ils étaient d’ailleurs en correspondance régulière : en 1752, Savalette n’avait pas écrit moins de huit lettres à Dupleix, dont sept de recommandations : la dernière était du 16 novembre.

Celle de Dupleix n’était qu’une réponse, mais quelle réponse ! C’est aux expressions près, le programme qu’il a développé le même jour à Montaran et ce sont aussi les mêmes conclusions ; pour conserver les revenus fixes que la Compagnie vient d’acquérir, il faut qu’elle envoie dans l’Inde 2.500 hommes de troupes.

« Je comprends à merveille, lui écrivait Dupleix, qu’une compagnie de commerce ne doit en aucun temps faire la guerre, mais combien d’exceptions cette règle n’emporte-t-elle pas avec elle ! Si celle de Hollande avait pensé de même, serait-elle parvenue au point de grandeur où nous l’avons vue et qu’elle ne doit qu’à la guerre et à sa constance à supporter avec fermeté les circonstances fâcheuses qui l’ont souvent mise à deux doigts de sa perte. Je sais ; il y a longtemps que j’ai lieu de m’apercevoir que les vues de ceux qui dirigent la Compagnie ne sont pas fort étendues et qu’ils oublient facilement dans quel état l’ancienne compagnie s’est, trouvée réduite ; rien n’était plus misérable. Ils ont également oublié celui où s’est trouvé la nouvelle au commencement de la dernière guerre. Les arrangements que l’on a pris pour la rétablir un peu n’ont point eu l’effet que l’on attendait et l’on est encore obligé d’avoir recours à d’autres moyens qui ne seront pas plus efficaces, parce que les dépenses de l’Inde, de Lorient et de Paris absorbent toujours la plus forte partie des bénéfices, de sorte qu’avec le dividende qu’on voudrait bien pouvoir augmenter non pour un plus grand bien, mais pour jeter de la poudre aux yeux, on fait tout ce qu’il faut pour faire tomber plutôt le capital de l’action. C’est pour ne point tomber dans cet inconvénient que je n’ai rien épargné pour parvenir à couvrir les dépenses de l’Inde et même d’Europe en faisant obtenir à la Compagnie un revenu de plus de six millions dans ces parties qui jusqu’à présent ne lui coûtent pas un sol, puisque les premières dépenses ont déjà été remboursées et que celles faites depuis qui sont bien modiques le seront incessamment sans toucher à ses revenus. Pour la conservation de tout cela, je demande 2500 hommes de plus que ce que nous avons. Vous m’avouerez que toute guerre qui sera toujours dans ce goût enrichira toujours toutes les compagnies de quelque espèce qu’elles soient. Ce ne sont donc que de faux raisonnements que l’on présente et que bien des gens ne peuvent se persuader que j’ai fait de tels miracles, qui à la vérité auront toujours lieu d’étonner ceux qui ne seront parfaitement informés… » Dupleix a donc « trouvé le moyen d’assurer le dividende et par conséquent le repos des familles qui y mettent leurs espérances et vivent de ce revenu. Si ce point était bien présenté dans tout le vrai aux actionnaires, je recevrais autant de bénédictions de leur part qu’ils m’en ont donné pour la conservation de Pondichéry. » (B. N. 9151, p. 34-36).

Au ton de cette lettre il est aisé de voir qu’elle était moins destinée à persuader Savalette, déjà convaincu, qu’à tâcher par son intermédiaire de porter la foi dans des consciences plus inquiètes. Les pièces que lui montreraient d’Auteuil et Amat et qu’il pourrait faire voir à son tour devaient seconder cette œuvre de propagande.

Comme ces deux envoyés étaient également recommandés à de très hauts personnages du royaume, et qu’ils étaient auprès d’eux porteurs des mêmes instructions, on peut affirmer sans hésitation que Dupleix comptait beaucoup plus sur leur action directe que sur l’effet de sa propre correspondance. C’était en somme leur voyage qui dans la pensée de Dupleix devait décider de l’avenir de ses projets. Voyons comment ils s’acquittèrent de leur mission.


§ 2. — La mission d’Auteuil et les mémoires d’Amat.

Partis de Pondichéry au mois de novembre 1752, ils étaient encore à l’Île de France le 16 janvier suivant. Amat travaillait à trois mémoires en faveur de Dupleix, espérant ainsi prouver à la Compagnie qu’il était bon à tout autre chose qu’à copier un livre ou tenir des comptes dans un bureau. Ses appréciations sur les conseillers de l’Île, quoiqu’étrangères à notre sujet, sont trop curieuses pour que nous ne les reproduisions pas :

« Les conseillers de ce pays, écrivait-il à Dupleix, sont de gros seigneurs ; ils commandent chacun en particulier aux habitants, à la troupe, enfin à tout ; quant aux affaires, je pense qu’ils n’en ont d’autres que celle d’être remplis d’eux-mêmes toute la journée. » (B. N. 9152, p. 66-71).

Enfin le Bristol, qui les ramenait en France, mit à la voile le 22 janvier[8] ; il arriva à Lorient le 15 juin ; et le 18, d’Auteuil et Amat étaient à Paris. Ils furent l’un et l’autre très bien reçus par les neveux de Dupleix en sa maison de la rue des Capucines qu’ils occupaient et Amat, qui n’avait que de maigres ressources, y fixa sa résidence. Mais il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour se rendre compte qu’ailleurs ils n’avaient à espérer ni bienveillance ni sympathie. L’affaire de Sriringam connue dans tous ses détails depuis le mois de mars, était encore présente à toutes les mémoires, on comprenait difficilement qu’après un événement aussi malheureux la guerre continuât. L’obstination de Dupleix paraissait un effet de l’orgueil plutôt que de la raison. Ainsi que l’expliqua Savalette à Dupleix lui-même en une lettre du 11 novembre :

« L’on ne veut pas de la guerre faite par une compagnie de commerce ; l’on en craint les suites. Notre position avec les puissances de l’Europe et l’esprit de paix de notre monarque qui aime à rendre l’Europe tranquille, tout a fait craindre les semences de la guerre. On en redoute même les avantages dans l’Inde et dans les autres parties du monde où nous avons des établissements. Vous avez été entraîné malgré vous dans les querelles des puissances de l’Inde ; vous avez cru en bon français en devoir profiter pour prendre une supériorité sur vos rivaux. Tout autre que vous pensant et pouvant agir aussi fortement aurait tout fait pour réussir de même, mais l’on est ici pour d’autres raisons dans un principe tout différent. C’est sur la volonté du ministre et sur l’aveu du public qu’il faut se régler. MM. d’Auteuil et Amat n’ont entendu que le cri de paix pour une compagnie de commerce… » (B. N. 9150, p. 228-234).

Que répondre à ce cri général ? La tâche était d’autant moins facile que les ministres et la Compagnie étaient secrètement d’accord pour envoyer dans l’Inde un commissaire chargé d’y rétablir la paix, et qu’une mission fonctionnait déjà à Londres avec Duvelaër pour trouver avec la Compagnie d’Angleterre les bases d’un accommodement. Les ministres et la Compagnie ne refusèrent point d’entendre les raisons que d’Auteuil et Amat étaient chargés de leur développer au nom de Dupleix, mais ce fut avec la plus grande méfiance qu’ils lurent les deux mémoires qui leur furent présentés, l’un le 30 juin et l’autre le 14 juillet.

Le premier mémoire est ainsi libellé :

« Mémoire présenté à la Compagnie le 30 juin 1753, tendant à faire voir à la Compagnie l’agrandissement de ses établissements, leur revenu, l’augmentation de son commerce et l’intérêt qu’elle a à soutenir ses conquêtes en mettant des forces auprès du seigneur Salabet j. souba du Décan, dont elle tient toutes les possessions qu’elle a actuellement dans l’Inde, possessions qui lui ont été confirmées par les firmans de l’empereur Mogol. »

Avant d’entrer dans le détail des établissements et des revenus de la Compagnie, Amat, véritable auteur du mémoire, donne une idée générale de la soubedarie du Décan et de la province d’Arcate, en faisant observer que cette province n’a pas d’existence politique propre en dehors de la soubedarie du Décan. La preuve en est que lorsque le gouverneur Dumas obtint la frappe des monnaies à Pondichéry, c’est le soubab du Décan qui lui en accorda le firman.

Au moment où Dupleix prit le gouvernement, la Compagnie était gênée par :

les présents immenses qu’elle était obligée de faire au nabab d’Arcate et autres gouverneurs ;

les droits que ces nababs ou gouverneurs tiraient des marchands qui fournissaient les toiles dont la Compagnie formait ses cargaisons ; les douanes que ces gouverneurs avaient auprès de nos limites.

Par suite de la politique de Dupleix, la Compagnie a obtenu deux avantages essentiels, l’agrandissement de ces établissements et l’augmentation de son commerce ; d’où pour nous la nécessité de soutenir le soubab du Décan, qui nous les a accordés.

a) Agrandissement de notre territoire. — À Pondichéry, ces concessions nous ont donné, avec sept ou huit lieues de pays, 240.000 liv. de revenu annuel. La possession des aldées de Villenour, Vaidaour et Bahour nous permet en outre d’avoir sous la main des ouvriers pour fabriquer sous notre contrôle et à l’abri de toute attaque, des toiles peintes, bleues ou blanches. Nous avons aussi des terres à riz pour nourrir la colonie.

Les revenus de Mazulipatam s’élèvent à 1.197.000 rs. La Compagnie possède là quarante lieues de pays, où se fabriquent une foule de mouchoirs et de toiles. Mazulipatam n’étant qu’à soixante lieues de Golconde, il sera plus facile d’y développer le commerce avec cette ville. De plus, nous ne paierons pour nos marchandises aucun droit d’entrée ou de sortie, et nous ferons au contraire payer toutes marchandises étrangères entrant dans les quarante lieues de pays que nous possédons. Ce n’est pas tout ; il vient chaque année de l’empire mogol 4 à 5.000 bœufs pour acheter du sel ; ces bœufs apportent du blé, précieuse ressource en cas de disette.

Les revenus du territoire sont suffisants pour assurer l’entretien de nos troupes et des fortifications indispensables ; encore faut-il que l’on donne à Dupleix les hommes dont il a besoin.

b) Augmentation du commerce de la Compagnie. — Depuis 1720 jusqu’aux concessions faites à Dupleix, la Compagnie ne faisait à la côte Coromandel que deux chargements de 800.000 francs chacun ; elle peut aujourd’hui en faire dix, dont huit de toiles de la côte Coromandel, une de poivre de Mahé, une de café de Moka, et davantage si elle le désire. Jadis elle envoyait dans l’Inde pour son commerce 5 millions de francs ; avec les revenus qu’elle tire maintenant du pays, il suffit qu’elle en envoie deux.

c) Nécessité de soutenir Salahet j. — Mais pour conserver ces avantages il est absolument nécessaire de soutenir Salabet j. qui nous les a concédés. Il est d’autant plus indispensable d’agir ainsi que Salabet j. accepte de payer jusqu’à 2.000 hommes pour assurer sa sécurité et celle de ses états. Ces secours non seulement consolideront notre situation dans le Décan, mais ils la fortifieront dans toute l’Inde et notamment auprès du Mogol qui nous a confirmé toutes les concessions de Salabet j. Si la Compagnie ne soutient pas ce prince et n’envoie pas de renforts à M. de Bussy, elle doit s’attendre à voir tomber un édifice dont la ruine sera plus dangereuse que l’élévation n’a procuré d’avantages.

Ces secours ne seraient pas inutiles même et surtout en cas de guerre européenne ; les communications peuvent alors être coupées avec l’Inde, mais qu’importe si nous y avions déjà des troupes suffisantes pour tenir tête aux Anglais. Les revenus que la Compagnie retire de ses domaines l’indemniseraient amplement de toutes les dépenses auxquelles elle pourrait être entraînée. « Notre commerce ne souffrirait que du retardement des vaisseaux ; Salabet j. nous fournirait des fonds pour nos cargaisons ; l’abondance régnerait dans la colonie. »

« Ce mémoire, conclut Amat, ne traitant que des établissements de la Compagnie dans l’Inde, j’aurai l’honneur de lui en présenter un second par lequel elle verra les motifs de la guerre et les raisons qui ont empêché de faire la paix. » (A. C. C2 84, p. 51-57).

Dans ce second mémoire, dont une note marginale résume l’objet en ces mots : « Services importants rendus par Dupleix à la France et à la Compagnie des Indes », Amat, donnant suite aux conclusions de son premier rapport, se propose de faire voir l’envie qu’a toujours eue Dupleix d’avoir la paix dans l’Inde, les actes d’hostilité du gouvernement d’Arcate qui l’ont forcé à lui faire la guerre, les raisons qui l’ont empêché de conclure la paix et de ne point retirer ses troupes d’auprès de Salabet j. Ce mémoire est divisé en cinq articles.

1er Article. — De la conduite que Dupleix a tenue depuis qu’il commande dans l’Inde.

Nommé en 1781 au Bengale, il s’y rend la même année, y trouve partout l’insubordination et le commerce languissant ; en peu de temps il remet tout en ordre. Nommé à Pondichéry en 1741, il rejoint son poste en 1742. Il se met d’abord en mesure de fortifier cette ville malgré les ordres contraires de la Compagnie ; — celle-ci reconnaissant au surplus un peu plus tard qu’il avait bien fait de contrevenir à ces ordres. Lorsque la guerre eut été déclarée avec l’Angleterre en 1744, il pourvut à tout ; tous les mois on était aux expédients pour la paye des troupes ; la Compagnie sans argent, sans crédit, était menacée d’une ruine certaine, personne ne voulait lui prêter de l’argent ; refusant les billets du Conseil supérieur, on prêtait seulement à Dupleix, qui avança la plus grande partie de ses biens et fut sur le point de vendre son argenterie et ses bijoux pour soutenir nos établissements.

Après la prise de Madras, celle de Goudelour eut achevé la perte des Anglais sans Anaverdi kh., gouverneur d’Arcate, qui les aida de son argent et de ses troupes. N’ayant pas plus d’hommes qu’il ne fallait pour la conservation de Pondichéry, Dupleix fit la paix avec les Maures.

Les dépenses faites pour les fortifications de Pondichéry et pour l’entretien de nos troupes avaient tout absorbé. Combien de fois les garnisons des comptoirs ne menacèrent-elles pas de passer à l’ennemi, si la paye manquait ! Dupleix soutint tous nos établissements de son crédit et de son argent. Un discours prononcé en 1748 à l’assemblée générale des actionnaires prouve assez combien on appréciait ses services. C’est à Dupleix seul qu’on doit le salut de Pondichéry. Anaverdi kh. avait rejoint son fils Mahamet Ali avec un corps de cavalerie pour s’unir aux Anglais. Si ceux-ci se fussent alors emparés de notre ville, ils n’y eussent certainement pas laissé pierre sur pierre ni un habitant.

Les avantages ultérieurs que Dupleix retira de cette politique procurent aujourd’hui à la Compagnie un revenu de 3.578.155 livres.

Article 2. — De l’envie que Dupleix a toujours eue d’avoir la paix dans l’Inde et des moyens dont il s’est servi pour y parvenir.

Si Dupleix eut été aussi disposé à la guerre que le prétendent ses ennemis, il n’eut pas en 1744 proposé un traité de neutralité au gouverneur de Madras ; en 1745, il n’eut pas reçu à Pondichéry le nabab d’Arcate et en 1747, il n’eut pas fait la paix avec lui.

Lorsqu’en 1749, les Anglais firent la guerre au roi de Tanjore, Dupleix ne vint pas à son secours malgré les engagements pris par Dumas.

Vers ce même temps, les Anglais s’emparèrent aux environs de Madras et de Goudelour de différentes aldées, comme Ponnamally, le Grand Mont, St-Thomé, sans autres raisons que leurs convenances. Muzaffer j. demanda à Dupleix des troupes pour reprendre ses terres ; Dupleix les refusa en alléguant qu’il était en paix avec les Anglais. « Vous avez une belle occasion de vous servir du droit de représailles, lui répartit ce seigneur, puisque les Anglais, à la vérité habillés en Maures, le jour de la retraite de M. d’Auteuil [le 5 avril 1750] ont chargé vos troupes jusque dans vos limites. » Dupleix ne bougea pas.

Article 3. — Motifs de la guerre. — Dupleix a-t-il eu tort ou raison de l’entreprendre ? Avantages qu’il a procurés à la Compagnie.

Malgré un traité conclu en 1745 par lequel Anaverdi kh. et Dupleix s’engageaient mutuellement à ne commettre aucun acte d’hostilité l’un contre l’autre, ce nabab investit Madras que nous occupions, retint comme prisonniers avec constantes menaces de mort Gosse et Kerjean envoyés vers lui pour rétablir la paix, fit changer de religion à 12 prisonniers français, porta secours aux Anglais dans notre entreprise sur Goudelour, et leur vint encore en aide au moment du siège de Pondichéry.

Sur ces entrefaites, Nizam oul Moulk étant mort et Nazer j., son fils, s’étant emparé du trône et concilié un parti considérable par ses largesses, le Grand Mogol conféra l’investiture du Décan à Muzaffer j. Celui-ci entreprit de soutenir ses droits en commençant l’attaque du Décan par le sud, c’est-à-dire par le Carnatic. Anaverdi kh. sollicita alors l’appui de Dupleix, en le priant d’oublier le passé et en lui jurant une alliance indissoluble. Dupleix refusa, d’abord parce que Muzaffer j. était l’héritier légitime, ensuite parce qu’il n’était pas fâché de pouvoir enfin punir l’homme qui n’avait cessé de combattre la Compagnie dans l’Inde et qu’il espérait « fonder sur les ruines de ce gouverneur l’agrandissement de nos établissements et de nos revenus, deux moyens sûrs pour l’augmentation de notre commerce. » Il promit donc son concours à Muzaffer j., qui nous faisait des propositions avantageuses et lui envoya d’Auteuil avec 400 soldats européens et 1.000 cipayes. Celui-ci se mit en marche le 14 juillet 1749, rejoignit peu de temps après Muzaffer j. et gagna la bataille d’Ambour où Anaverdi kh. fut tué, tandis que son fils Mahamet Ali se retirait à Trichinopoly. Muzaffer j., en récompense, laissa Dupleix maître de disposer à son gré de la province du Carnatic. Dupleix en profita pour augmenter le territoire de la Compagnie aux environs de Pondichéry, de Karikal et de Mazulipatam.

Pour contrecarrer notre influence, les Anglais s’adressèrent à Nazer j. et le décidèrent à envahir le Carnatic. Ils lui envoyèrent en ambassade le major Lawrence avec des présents. Dupleix envoya d’Auteuil contre lui ; mais à la suite de la trahison de quelques-uns des officiers de Muzaffer j. qui étaient de connivence avec ceux de Nazer j., et d’une mutinerie de 13 de nos propres officiers, d’Auteuil dut se retirer à Pondichéry avec ses 900 européens et environ 2.000 cipayes, poursuivis par 60.000 cavaliers et 300 anglais habillés en maures.

Ce fut une retraite de courte durée. D’Auteuil se remit en marche au mois de juin et battit deux fois Mahamet Ali, bien que ce prince eut été secouru par les Anglais et par des renforts de Nazer j. À la suite de la seconde victoire, il s’empara de Gingy, « qui est sans contredit la ville la plus forte de l’Inde. » La goutte l’obligea de rentrer à Pondichéry, laissant le commandement des troupes à de la Touche.

Instruit par ses espions de la misère et de la discorde qui régnaient dans l’armée de Nazer jing, de la Touche l’attaqua. Nazer j. fut tué. Muzaffer j., rétabli dans ses droits, vint à Pondichéry. Le bon ordre et la tranquillité eussent dès lors régné dans le Carnatic, sans la haine et la jalousie des Anglais, qui mirent tout en œuvre pour soutenir le rebelle Mahamet Ali.

Muzaffer j. ayant sollicité le concours des troupes européennes, Dupleix lui donna Bussy au lieu de d’Auteuil, qu’il préféra garder auprès de lui en cas de conflit avec les Anglais. Bussy réalisa d’ailleurs au-delà de toute espérance la confiance de Dupleix. Quelques jours après son départ de Pondichéry, Muzaffer j. était tué et remplacé par Salabet j. « Ce seigneur qui ne doit qu’à nos troupes la tranquillité de ses états a augmenté de beaucoup le domaine et les privilèges de la Compagnie. »

Ayant donné ses instructions à Bussy pour le Décan, Dupleix ne pensa plus qu’à pacifier la province d’Arcate, toujours troublée par le rebelle Mahamet Ali, « troubles qui ne sont survenus que de la supériorité des Anglais qui ont fait passer dans l’Inde un nombre considérable de troupes. Ne peut-on pas ajouter que les échecs que nous y avons eus ne doivent être attribués qu’au peu de secours qu’on y a envoyé ? »

Article 4. — Raisons qui ont empêché Dupleix de faire la paix après l’échec de Trichinopoly.

Après l’échec de Trichinopoly, nos forces étaient inférieures à celles des Anglais. Pour se conformer aux ordres qu’il avait reçus de retirer ses troupes du Décan, Dupleix fit des propositions de paix aux Anglais ; mais le 6 août 1752, le gouverneur de Madras écrivit à Dupleix qu’elle ne pouvait se faire que par le rétablissement de Mahamet Ali dans la nababie d’Arcate. Il eut été honteux de souscrire à cette condition. Dupleix « a pensé qu’il était plus sage d’attendre des secours, non pour continuer la guerre, mais pour faire une paix solide et avantageuse qui le laisse jouir tranquillement d’un revenu de 3.578.155 liv. et des privilèges qui lui ont été accordés, revenus dont on peut conclure que la guerre n’a pas été onéreuse et n’a été faite que pour le bien du commerce. »

Article 5. — Raisons qui ont empêché Dupleix de retirer ses troupes d’auprès de Salabet j.

Malgré les ordres reçus, Dupleix n’a pas retiré ses troupes d’auprès de Salabet j. pour deux motifs :

S’il l’eut fait, c’eut été un acte d’ingratitude envers un homme qui avait comblé les Français de bienfaits. Pour se venger, il n’eut pas manqué de rétablir Mahamet Ali dans ses états et ce dernier, ami des Anglais, leur eut cédé les aldées que nous possédions autour de Pondichéry. Quelle eut été alors notre situation ? Les Anglais avaient d’ailleurs si bien compris les avantages qu’ils retireraient d’un abandon par nous de la cause de Salabet j. qu’ils lui avaient proposé un secours de 2.000 hommes. Or, sans la protection de Salabet j., la Compagnie ne peut faire son commerce non seulement avec avantage, mais encore avec tranquillité ; il est donc nécessaire que nous soutenions ce prince.

En second lieu, si nous abandonnions Salabet j., on perdrait Mazulipatam et avec cette ville, chef de la communication du Décan et même de l’empire mogol, on perdrait le commerce des draps, du cuivre, du fer, du plomb, etc., sans compter 1.100.000 liv. de revenus que cette province procure à la France.

Le mémoire se termine :

1°) par une lettre du gouverneur de Madras à Salabet j., où il l’assure de la fidélité de Mahamet Ali, vainqueur de Chanda S. Si Salabet j. veut céder aux Anglais Ponnamally, St-Thomé et Divy, les Anglais lui donneront 2.000 hommes qui l’aideront en toute circonstance. Les Anglais demandent enfin à Salabet j. à céder à un autre qu’aux Français le pays qui s’étend entre Thevenapatam et Pondichéry.

2°) par une lettre de Salabet j. à Dupleix, en réponse à la précédente. En lui faisant part des propositions anglaises, Salabet j. lui dit qu’il a toujours confiance dans la France et dans la sincérité des sentiments de Dupleix, mais il ajoute que le contingent de Bussy est bien faible et qu’il est temps qu’arrivent des renforts.

« M. Dupleix a donc eu raison, conclut Amat, de ne pas retirer les troupes qui sont auprès de lui sans avoir informé la Compagnie des inconvénients qu’il y avait à le faire et d’attendre à ce sujet de nouveaux ordres de sa part, conduite qu’elle approuvera sans doute puisqu’elle ne tend qu’au bien de ses affaires. » (A. C. C2 84, fol. 4-14).

On aura pu remarquer que dans ces deux mémoires, dans le second surtout, d’Auteuil et Amat glissent avec légèreté sur les événements du Carnatic et qu’ils s’efforcent surtout de convaincre la Compagnie de la nécessité de ne pas abandonner le Décan d’où Dupleix tirait les principes de son pouvoir, qui étaient avant tout des principes de légitimité. On sait déjà que leurs arguments qu’appuyaient à vrai dire les succès indiscutables de Bussy, triomphèrent auprès de la Compagnie. Au moment où ils lui furent présentés, elle était résolue à faire les plus grands sacrifices pour la paix et paraissait décidée à se dégager de Salabet j. ; après les avoir lus, non seulement elle n’abandonna point le soubab, mais elle se décida encore à faire passer 2.000 hommes dans l’Inde. Amat et d’Auteuil furent moins heureux lorsqu’ils voulurent parler du Carnatic ; ils ne parvinrent pas à tranquilliser les esprits toujours alarmés par la guerre qui menaçait de s’éterniser. Les lettres qui arrivaient de Pondichéry continuaient d’inspirer les craintes les plus fortes ; loin de les atténuer, des Français revenus de l’Inde les exagéraient encore par leurs propos ; même les personnes les plus favorables à Dupleix élevaient des critiques au sujet du commerce qui périclitait ; les plus hostiles s’attaquaient à sa fortune. La Bourdonnais, qui vivait encore, avait tout un parti qui s’efforçait de tirer une vengeance éclatante des déboires de Madras, et ce n’était pas un ennemi méprisable ; il fit perdre à Dupleix l’appui du maréchal de Noailles, qui l’avait toujours soutenu. Interrogés à fond par les Ministres et par la Compagnie, reçus plusieurs fois dans les bureaux où ils purent s’exprimer librement, d’Auteuil et Amat furent fort peu écoutés ; leurs déclarations étaient tenues pour suspectes ou trop intéressées. D’Auteuil fut reçu par le roi, comme un homme qui s’était distingué dans l’Inde, mais non comme l’avocat de Dupleix ; le monarque fort attaché à la paix ne se souciait pas de provoquer des raisons pour entretenir la guerre.

Le crédit d’Auteuil et Amat, si modeste qu’il ait été, cessa tout à fait à l’automne avec la curiosité d’abord attachée à leur mission. D’Auteuil s’en alla en province faire quelques voyages d’agrément ; quant à Amat, la Compagnie le trouva trop remuant pour le laisser retourner dans l’Inde et il dut rester à Paris où il engagea maladroitement, en se couvrant du nom de Dupleix, une opération commerciale un peu équivoque.


§ 3. — Le Mémoire du 16 octobre 1753.

Les mémoires d’Amat, œuvre d’un fonctionnaire sans autorité personnelle, n’ont d’intérêt ni de valeur que parce qu’ils révèlent exactement la pensée de Dupleix et l’on voit que pour celui-ci le règlement des affaires de l’Inde dépendait autant d’un solide établissement au Décan que de la possession même du Carnatic.

Cependant, par toutes les lettres qu’il continuait à recevoir de la Compagnie et des ministres, il pouvait se rendre compte qu’on était de moins en moins disposé à approuver ses projets et à lui faire personnellement crédit ; tout le monde, même ses amis, même sa famille, lui demandait instamment de faire la paix. Ce fut pour lui une déception amère de se sentir si mal compris de ses compatriotes ; l’avenir qu’il leur représentait était si lumineux dans son esprit, si radieux, si éclatant en lui-même. Pourquoi ces craintes, ces hésitations, ces terreurs ? Il ne nous le dit pas, mais on peut supposer que les raisons profondes de grandeur et de magnificence qui avaient peu à peu pénétré son esprit, lui parurent incomprises en France plutôt qu’elles n’y étaient réellement condamnées. Comme il allait l’écrire fort justement, n’y a-t-il pas des idées qui ne naissent qu’avec les circonstances et qu’on rejette aussitôt si elles se présentent avant l’heure opportune ? Ayant lui-même profité fort habilement des hasards de la fortune, il pensa que le lent travail qui s’était fait en son esprit n’était peut-être pas commencé en France : les traditions s’y opposaient. N’était-ce pas alors son devoir, autant pour se justifier que pour donner à son pays la gloire et la richesse, de lui faire comprendre par un exposé méthodique quelles étaient ou devaient être ses véritables destinées ? Puisqu’il n’avait convaincu personne en exposant à différentes reprises que les revenus de nos nouvelles concessions suffiraient à couvrir les frais de la guerre et serviraient même à alimenter notre commerce, c’est que sa démonstration n’avait été ni assez logique ni assez doctrinale. Peut-être aussi l’idée directrice de sa politique n’était-elle pas encore arrivée dans son esprit à pleine maturité. Mais maintenant que l’expérience avait clairement établi combien il était facile de dominer les Indiens, on serait blâmable de ne pas profiter de leur faiblesse. C’est cette conviction, appuyée par l’expérience, que Dupleix va essayer de faire partager à la Compagnie.

Avant 1749, on se contentait d’occuper à la côte quelques points plus ou moins importants, mais qui tous coûtaient fort cher par la nécessité de répartir les frais généraux de défense et d’administration sur un territoire peu étendu ; la théorie que s’est formée Dupleix est que ces mêmes frais ne seront guère plus élevés dans un domaine plus vaste, tandis que les revenus croîtront dans des proportions conciliables. Mahé, Karikal, Chandernagor, Pondichéry lui-même, enfermés dans des bornes trop étroites avec des ressources modiques, ont toujours coûté à la Compagnie plus que le produit des ventes à Lorient ne lui a rapporté ; qu’on brise ces cadres étriqués et de partout il viendra des richesses nouvelles qui ne coûteront que la peine de les rassembler.

Cette théorie sur laquelle repose en partie la colonisation moderne était alors trop nouvelle pour ne pas provoquer d’abord de l’étonnement puis de la résistance ; exposée en détail elle n’avait convaincu personne, formulée en corps de doctrines, elle arriva trop tard pour modifier les résolutions prises tant par les ministres que par la Compagnie. Lorsque le mémoire qui l’exposait parvint en France, Godeheu était embarqué pour l’Inde depuis plusieurs mois, et les espoirs de Dupleix appartenaient à un cycle révolu… ou plutôt elles appartenaient à l’avenir.

Ce mémoire, qui porte la date du 16 octobre 1753, était adressé à la Compagnie. Mais résolu, cette fois, à convaincre, Dupleix désirait être lu par beaucoup de monde et pour que la publicité du mémoire fut certaine, il en avait adressé une copie à d’Auteuil et à Amat et une autre à son neveu, avec prière de lui donner le plus grand retentissement. Le mémoire était en réalité un manifeste par lequel il espérait agir sur l’opinion, sur celle de la cour tout au moins. Il convient donc de l’analyser avec quelque détail.

Il débute ainsi :

« La diversité des sentiments dans lesquels je vois que sont mes compatriotes et même les personnes chargées de la régie de la Compagnie des Indes sur ce qui se passe dans l’Inde m’oblige de mettre au jour des vérités qu’une longue expérience m’a présentées et dont je vais faire voir l’évidence. Ces vérités sont :

que toute compagnie de commerce, quelle qu’elle soit, ne peut se soutenir par le simple bénéfice de son commerce, qu’il lui faut un revenu fixe et assuré, surtout lorsqu’elle a de grands établissements à soutenir ;

que toute compagnie doit éviter autant qu’il lui est possible l’export des matières d’or et d’argent. »

Les Portugais n’ont été puissants qu’autant qu’ils ont trouvé dans le pays des revenus fixes et assurés ; mais lorsqu’ils eurent perdu ces revenus et notamment après la prise de Basseïn, leur autorité tomba. Les secours mêmes qu’envoyait le Portugal ne faisaient que précipiter la ruine, par la nécessité de nourrir des hommes pour lesquels il n’y avait pas d’argent. Ces hommes étaient au surplus des fainéants et d’un entretien aussi inutile que les moines, lesquels n’ont pas peu contribué à la décadence des Portugais dans l’Inde.

Les Hollandais, qui se sont élevés sur leur ruine, n’ont dû également leur puissance qu’au revenu fixe que leur donnaient leurs possessions de Java, Sumatra, les Moluques, Ceylan. Ce revenu consiste essentiellement dans le commerce des épices qui leur rapporte cent pour un et compense toutes les pertes du commerce en Europe. Sans ce commerce, les Hollandais seraient ruinés par les vols, incendies, naufrages et autres accidents.

Les succès des Hollandais attirèrent les Anglais en Extrême-Orient, mais ils ne purent s’établir dans les îles de la Sonde, grâce aux procédés des Hollandais qui ne voulaient pas de partage. La compagnie nouvelle fondée au xviiie siècle a réussi, parce que le Grand Mogol lui a accordé l’exemption des droits dans tout son empire ; néanmoins elle n’a pas de revenu fixe ; la dernière guerre l’a épuisée ; son crédit est à bout ; elle ne se maintient en Europe que par l’ « illusion » (on dirait aujourd’hui bluff) laquelle tire à sa fin. « Il faut absolument que sa décadence s’annonce ; sa conduite dans l’Inde depuis la paix n’en laisse aucun doute. »

« Ces deux exemples sont d’autant plus frappants que nous étant présentés par les situations actuelles des deux compagnies des Indes qui ont le plus d’éclat, ils prouvent sans réplique la nécessité d’un revenu pour toute compagnie de commerce qui a de grands établissements à soutenir et à faire, des pertes considérables à essuyer et des frais immenses à supporter ; ils prouvent aussi que les bénéfices simples des ventes ne peuvent suffire à couvrir tant d’objets et que tôt ou tard les compagnies les plus opulentes qui n’ont que ce bénéfice absorbent entièrement les capitaux. »

L’ancienne Compagnie des Indes, fondée par Colbert, a succombé parce qu’il lui manquait un revenu fixe et un commerce exclusif, et la société sous-fermière de Saint-Malo n’a pas mieux réussi pour les mêmes motifs.

La nouvelle compagnie fondée en 1719 s’est annoncée d’abord avec éclat et même elle a créé quatre établissements nouveaux : Mahé, Karikal, Yanaon et Patna, mais que valent ces établissements ?

Mahé est mal choisi et coûte cher. On a conclu en 1742 avec certains princes du pays une paix dont les conditions ne peuvent s’exécuter. Le poivre qu’on y achète revient au poids de l’or. Ce comptoir si chargé n’a aucun revenu qui puisse couvrir la plus modique dépense.

Karikal ne vaut pas mieux. Jusqu’en 1750, cet établissement a coûté 1.019.000 rs. et en a rapporté 286.769. Son commerce est nul.

Yanaon a suffi comme modeste comptoir, mais depuis que ses chefs ont eu l’idée d’en faire un établissement considérable par des dépenses superflues, il a perdu tous ses avantages. De 1735 à 1750 il a coûté 400.000 rs.

À Patna, nous ne louons qu’une maison. Le commerce des draps qui viennent d’Europe serait lucratif si les marchandises de retour, quoiqu’achetées à bon compte, n’étaient grevées à la descente du Gange de droits de toutes sortes dans les différentes localités. « Ainsi l’on peut dire de ce comptoir comme de tous les autres qu’il a sa bonne part dans la diminution des bénéfices des ventes en Europe. »

Pondichéry et Chandernagor étaient eux-mêmes dans un état lamentable en 1719 et il a fallu pour les relever des dépenses considérables que le commerce ne couvrait pas. En 1732, Chandernagor n’avait encore qu’un revenu de 8.000 rs. et celui de Pondichéry n’a jamais dépassé 25.000 pagodes.

Les comptoirs de Cassimbazar, Balassor, Mazulipatam, Calicut, Surate, Moka et Dacca n’avaient aucune sorte de revenus et étaient au contraire exposés à des avanies fréquentes et à des dépenses inutiles ; ils ne rapportaient à la Compagnie que par le bénéfice des ventes.

Le sort de l’Île de France est lié à celui de l’Inde. Dupleix y a vu partir les premiers colons en 1722. Depuis on y a fait des dépenses considérables, mais sans revenu correspondant. L’île est un ver rongeur, nécessaire pourtant. Les dépenses de Bourbon sont moins grandes, mais les bénéfices sur les cargaisons de café suffisent à peine à payer les frais d’armement.

Le commerce du Sénégal ne doit pas être fructueux pour la Compagnie, puisqu’elle a résolu d’en rétrocéder la plus forte branche.

Le port de Lorient, remis à la Compagnie lui a coûté comme amélioration et comme entretien des frais énormes.

Les dépenses d’administration à Paris ne doivent pas être compensées par les bénéfices des ventes : on doit prendre sur le capital ou faire des emprunts.

Que l’on calcule encore les pertes des vaisseaux, les avaries sur les cargaisons, les retards dans l’arrivée d’un ou deux navires et l’on achèvera de se rendre compte de toutes les causes qui diminuent les bénéfices du commerce maritime.

Dupleix fait suivre ces observations de quelques réflexions sur le commerce de la Compagnie et sur sa situation actuelle.

La concurrence dans l’Inde entre les différentes nations européennes a pour double conséquence l’augmentation des prix d’achat et la diminution de la qualité des produits. L’avantage est à celle qui peut supporter le plus facilement les différences ; or c’est la compagnie de Hollande, parce que seule elle a un revenu fixe, constant et abondant.

La Compagnie n’a aucun intérêt à développer un commerce excessif de l’Inde en France, parce que les marchandises que notre pays vient aujourd’hui lui acheter et qu’on revend dans de bonnes conditions s’aviliraient si on en jetait trop sur le marché ou se détérioreraient si on les gardait en magasin. L’Angleterre joue gros jeu dans le commerce de Chine en achetant à tout prix des cargaisons de thé. Une telle façon d’agir ne peut que précipiter sa décadence. Dans l’Inde, la France ne peut espérer le monopole d’aucune partie du commerce ; il faut s’y résigner et se contenter des bénéfices actuels. Dès lors qu’il y a partage, les bénéfices cessent ; l’exclusivité seule peut les soutenir.

Les grandes dépenses que l’on a faites jusqu’à ce jour dans l’Inde et celles qui sont encore nécessaires pour développer nos établissements auront pour résultat, si l’on n’a pas un revenu fixe, d’absorber le capital même de la Société et de ruiner les actionnaires. Dans la dernière guerre, Dupleix n’a pu maintenir la situation de la Compagnie que par son crédit personnel. Avec un revenu fixe, « les chefs de son administration dans l’Inde ne se trouveront plus à la veille de mettre la clef sous la porte et de congédier les troupes et les employés. Ils n’auront pas le chagrin d’entendre les propos les plus fâcheux les uns que les autres et des officiers dire sans honte : point d’argent, point de Suisses. Il faut avoir vu ces situations pour les bien connaître ; je me donnais bien de garde de les détailler en Europe ; je n’y donnais que des espérances qui ont eu leur entier effet. »

Autres considérations : la Compagnie ne peut envoyer que difficilement des fonds dans l’Inde, ce qui prouve que son capital n’est pas assez élevé ou qu’il est très ébréché ; quelle qu’en soit la cause, l’envoi diminué, les retours le sont également et par conséquent les bénéfices ; d’où absorption définitive du capital à un moment donné. Donc nécessité d’un revenu fixe ; or ce revenu ne pouvant être obtenu exclusivement par le commerce, il faut le chercher ailleurs.

À la poursuite de ce but, il ne faut pas craindre la jalousie des autres nations. Ainsi que le dit le proverbe, il vaut mieux faire envie que pitié. Pour développer leur commerce, les autres nations ne se préoccupent pas de la jalousie de la France. Une nation qui fait la loi à toute l’Europe ne doit pas seulement rester spectatrice du progrès des autres ; elle doit tout à la fois ne pas tenir compte des jalousies du dehors ni de l’indifférence au dedans.

Mais, dit-on, une compagnie de commerce ne doit songer qu’à faire venir des ballots de marchandises et nullement à faire la guerre. C’est entendu, mais si la Compagnie de Hollande avait raisonné de cette façon, si elle n’avait pas fait des guerres utiles, où seraient aujourd’hui ces ballots de marchandises ? C’est ainsi que Dupleix a été amené à faire dans l’Inde des guerres plus profitables que les circonstances ne permettaient de l’espérer. Dans ces guerres, non seulement « on a acquis des biens permanents, mais même les frais ont été acquittés ; ceux que l’opiniâtreté de ses adversaires occasionnent encore le seront aussi et le revenu augmenté. Ainsi, « dans un pareil cas, la guerre convient à une compagnie, lorsqu’elle lui procure, sans frais de sa part que quelques avances dont elle est remboursée, une consistance qu’elle n’avait jamais eue, à laquelle elle ne devait point s’attendre et qui peut rendre la nôtre la plus puissante de celles qui subsistent en Europe. »

N’expédier que des marchandises, comme le voudrait la Compagnie ! mais avec le système de concurrence qui existe, qu’on en expédie peu ou beaucoup, c’est la ruine pour elle. Ce n’est que par un revenu fixe qu’on peut parer au danger d’un avilissement des prix résultant d’envois excessifs.

Dupleix termine cette première partie de son mémoire par de très courtes considérations sur le crédit. Certes le crédit peut soutenir pendant quelque temps une compagnie et il soutient certainement aujourd’hui celle d’Angleterre « que les pertes et les événements n’étonnent point », mais en France où le caractère est tout différent et où l’on n’a point la fermeté des autres nations, le crédit ne peut avoir de résultat utile que pour une courte durée, a En général, conclut Dupleix, le crédit, tel qu’il soit, ne sert qu’à précipiter plus tôt les compagnies qui sont forcées d’en faire usage ; les intérêts avec le temps absorbent et capital et bénéfice ; ainsi cette ressource ne peut servir que pendant un temps et à faire apercevoir la faiblesse ou la diminution du capital. »


En une seconde partie, Dupleix se propose d’établir que « toute compagnie de commerce doit éviter l’exportation des matières d’or et d’argent hors du royaume. C’est, dit-il, une maxime depuis longtemps établie que plus ces matières sont communes dans un État, plus il est florissant et plus il est en état de fournir aux subsides et aux besoins de l’État. »

Lorsqu’on fait du commerce avec l’étranger, l’or qu’on y exporte en revient sous une forme quelconque, au moins en partie ; mais avec l’Inde, nos laines et nos dorures ne suffisent pas ; il faut envoyer de l’argent qui ne revient pas. Pour diminuer cet envoi, il faut dans la colonie un revenu fixe, constant et abondant. Si la Compagnie avait ce revenu, elle pourrait ne faire passer dans l’Inde que les produits de nos manufactures. « Quel objet satisfaisant ne présente point ce calcul et combien de millions de plus en espèces en France, en même temps qu’un grand nombre de ballots vendus à l’étranger en feront peut-être entrer autant sans être obligé d’en faire sortir. » La production de nos manufactures étant limitée et la concurrence s’en mêlant, on pourrait même avec un revenu fixe dans l’Inde y acquérir les marchandises du pays sans recourir à nos produits d’Europe.

Jusqu’à ces dernières années, l’occasion de se procurer ce revenu ne s’était pas présentée ; elle en a été fournie par la dernière guerre, qui rapporte cinq millions de revenus annuels à la Compagnie et aurait dû lui en rapporter dix, si Dupleix avait été mieux soutenu et avait reçu de France les secours nécessaires. Les hommes qu’on lui a envoyés ne valent rien. Il lui faut des troupes pour conserver et développer son œuvre, qui rencontre encore en France des indifférents et même des ennemis, mais ne tardera pas par ses résultats à convaincre même les plus mal intentionnés.

Ici Dupleix dénombre le revenu de nos nouvelles acquisitions qui, d’après lui, s’élèveront en 1754 à 1.478.000 rs. ou même 1.873.441, d’après les évaluations du Décan. Encore ces chiffres doivent-ils être au-dessous de la vérité. D’autre part Pondichéry rapporte 300.000 rs., Karikal 160.000 et Bengale 120.000. Puis Dupleix conclut :

« Ce n’est point ici le lieu de dire ce qu’il faut faire pour conduire à leur perfection de si beaux commencements. Il me suffit dans ce mémoire de prouver que cette nécessité bien comprise et parfaitement réfléchie a du exiger de moi que je profitasse des occasions que les occurrences m’ont présentées. Je serais criminel si je ne l’avais point fait et je ne l’ai fait qu’après avoir réfléchi que je ne pouvais rendre un service plus essentiel à ma patrie. Je serais trop heureux d’avoir préféré les pensées, les inquiétudes, les travaux, les risques de tout mon bien à un repos qui m’était dû, si l’on veut bien se persuader que je n’ai eu d’autre point de vue que celui de tout sacrifier au bien de ma patrie, à la gloire du roi et à l’honneur de la nation, en assurant pour longtemps la tranquillité de toutes les familles qui sont intéressées au progrès d’une Compagnie dont les risques et les dépenses sont immenses et plus que suffisants pour l’anéantir. » (A. C. C2 84, fol. 18-35).

*

C’était une politique nouvelle, tout au moins en ce qui concernait l’Inde. En Afrique, nous nous en tenions au commerce de la côte, qui ne comprenait guère que le trafic des esclaves ; aux Antilles, nous occupions tout le territoire, mais c’était dans un cadre strictement limité par la mer et d’une faible superficie ; au Canada et en Louisiane, nous nous étendions, il est vrai, à l’infini dans l’intérieur des terres, mais c’était dans des pays presque sans population et en déshérence. Dans l’Inde, au contraire, nous avions devant nous un pays immense, une population nombreuse, un commerce établi et une civilisation fort ancienne. S’attaquer à ce bloc était vraiment une idée nouvelle qui ne pouvait venir qu’à l’esprit d’un homme connaissant depuis longtemps la péninsule et escomptant la mollesse de ses habitants. En Europe, cette masse, dont les récits des voyageurs avaient fait connaître toute la valeur, ne pouvait pas ne pas faire illusion et c’est pourquoi Dupleix, acculé en quelque sorte par la nécessité, crut devoir informer ses contemporains par un document précis et circonstancié que, du moment où les pays d’Europe se croyaient le droit d’imposer leur autorité aux f nation s les plus faibles, l’Inde était une proie facile, séduisante et qu’il serait tout à fait absurde de ne pas saisir et conserver.

Sûr d’arriver à son but si la Compagnie voulait enfin ouvrir les yeux à l’évidence, Dupleix n’était nullement décidé à souscrire à une paix quelconque, qui eut privé la nation de tous ces avantages. Aussi, dans une autre lettre du même jour, 16 octobre, adressée au ministre Machault, lui exposait-il que, malgré les ordres reçus, il n’avait pas voulu faire la paix et ne pouvait encore y consentir actuellement. Il venait de recevoir une lettre de ce ministre datée du 19 février 1753, dans laquelle celui-ci, informé depuis plusieurs jours de la capitulation de Law et de la continuation des hostilités après ce douloureux événement, lui exprimait tout son mécontentement. Dupleix lui répondit que les ordres qu’il avait reçus ne l’avaient pas laissé indifférent. Pour s’y conformer, il avait déjà écrit à Saunders le 18 février 1752 une lettre restée sans résultat. Après l’affaire de Trichinopoly qui lui paraît avoir été fort exagérée, il n’eut pas mieux demandé que de faire cesser les troubles, mais il ne pouvait y arriver qu’en concluant une paix déshonorante ; or il n’a pas voulu envisager cette éventualité. Mais laissons sur ce point délicat la parole à Dupleix lui-même ; nul ne saurait être le meilleur avocat de sa politique :

« Certainement la paix que l’on eût pu faire alors eut été aussi déshonorante et peut-être plus fâcheuse que la catastrophe qui l’eut occasionnée. Ma façon de penser qui peut-être ne trouve pas partout des zélateurs, qui mais cependant n’a d’autres vues que la gloire du roi, celle de la nation et son bien-être, ne me permet pas de me soumettre au joug honteux que l’on voulait me présenter et dont je connais mieux qu’un autre qu’elles en peuvent être les suites. Je ne fus pas étonné du coup malheureux et je ne crus pas que ce fut le temps de recevoir des fers dont le poids n’eut fait qu’augmenter ; mes ressources n’étaient pas à bout, j’en attendais d’Europe, et la suite a fait voir que si celle qui venait de France eut été mieux choisie, que notre honte eut été effacée et la tranquillité rendue dans cette partie. Lorsque vous me faites la grâce de me prescrire la paix, sans doute, Monseigneur, que votre intention est qu’elle soit honorable et avantageuse et que la gloire du roi à laquelle vous êtes intimement intéressé, n’en reçoive point la moindre atteinte. J’ai fait voir par ma précédente lettre à M. Saunders, du 18 février 1753, que je n’ai rien négligé pour arriver à une fin aussi honorable que nécessaire ; nous n’avions alors aucune honte à laver. Mais depuis la malheureuse catastrophe de Trichinopoly, pouvais-je sans rougir et sans courir le risque d’être blâmé du roi et de vous, Monseigneur, un des plus dignes de ses ministres, me soumettre au joug honteux que l’on voulait me présenter ? Certainement je ne pouvais espérer que les plus dures conditions et les suites les plus fâcheuses pour nos affaires du Nord. Sans rejeter mes offres, on ne m’en a fait aucunes. J’ai insisté pour que nos prisonniers nous fussent rendus, comme tous ceux des Anglais l’avaient été ; la loi devait être égale et je me soumettais pour eux à toutes les conditions qui pouvaient les mettre hors d’état de servir contre nos ennemis ; ce préliminaire des plus simples me fut refusé… Ce fait ne peut être contredit et ne le sera jamais, mais il découvrit le joug que les Anglais voulaient nous imposer, leur refus le mettait en évidence et je ne jugeai pas qu’il était convenable de s’y soumettre ; les risques étaient trop grands pour nous et nous perdions dans un moment le fruit de tant de travaux… Je prouve par ma lettre à M. Saunders que je n’ai rien négligé pour faire cesser les troubles ; je prouve en même temps que les Anglais ont fait tout ce qu’il fallait pour les continuer et les augmenter ; je n’ai donc pu les faire cesser à moins de subir le joug et je ne puis me persuader qu’en me prescrivant de faire cette paix, l’intention de Sa Majesté et la vôtre fut de le recevoir. Il n’y avait point d’autre parti à choisir, surtout depuis la malheureuse affaire de Trichinopoly ; ce n’était donc pas le temps de faire cette paix, puisqu’elle n’aurait pu conduire qu’à la servitude et que les suites en eussent été des plus funestes. Ainsi, avec les meilleures intentions, j’ai été forcé de me raidir contre les événements les plus fâcheux, pour ne point avilir dans un moment une nation qui avait acquis tant de gloire dans cette partie de l’Asie. Je ne sais, Monseigneur, si cette façon de penser pourra trouver chez vous l’indulgence qu’elle peut mériter ; je serais au désespoir qu’elle put vous déplaire, ce n’est du tout point mon intention. »

Dupleix exposait ensuite les événements survenus dans l’Inde depuis le mois de février jusqu’au début d’octobre 1753 : prises de Trivady et de Chilambaram, échecs d’Astruc, de Brenier et de Maissin devant Trichinopoly et s’efforçait d’atténuer la gravité des échecs, qui en effet furent de peu de conséquence, si l’on entend par là qu’ils n’entraînèrent pour nous aucune perte de terrain. Puis il rappelait en quelques mots le mémoire qu’il adressait le même jour à la Compagnie sur la nécessité d’avoir dans l’Inde un revenu fixe et concluait en insistant assez longuement sur la nécessite d’entretenir des troupes auprès de Salabet j., de qui nous tenions toute notre autorité. Il espérait que la Compagnie serait satisfaite des actions et des rapports de Bussy et terminait par ces mots :

« Je m’arrête, Monseigneur, et vous prie d’avoir pour moi l’indulgence que je ne fonde que sur vos bontés. Si je n’en suis plus digne, permettez-moi d’en aller pleurer la perte ailleurs qu’ici et de convaincre toute la terre que, de tous les chagrins que je reçois, celui de nous avoir mécontenté me pénètre le plus[9]. »

D’après ce que nous pouvons savoir par diverses correspondances ou informations — et elles ne sont ni nombreuses ni précises — le mémoire de Dupleix à la Compagnie provoqua une assez forte impression. On reconnut généralement que Dupleix avait agi avec moins de passion et d’entraînement qu’on ne l’avait cru et la théorie des revenus gagés par une occupation de territoire parut assez convaincante. S’il l’avait développée deux ans plus tôt, peut-être aurait-elle rallié une majorité de partisans, mais à quoi pouvait-elle servir aujourd’hui, puisque, selon toute apparence, Godeheu était déjà arrivé dans l’Inde, où il avait sans doute réglé toutes les affaires. L’eût-on désiré, il était trop tard pour modifier ses instructions.

À la cour, les opinions étaient divisées. Sous l’influence de la Bourdonnais[10] de hauts personnages avaient déjà pris parti contre Dupleix et quelques autres, comme le maréchal de Noailles désertèrent sa cause ; d’autres au contraire trouvèrent que le mémoire était parfait et essayèrent de faire prévaloir leur opinion. De ce nombre était le prince de Conti, petit-fils de Louis XIV, à qui le roi rêvait de faire obtenir la couronne de Pologne. Autant que les sentiments de Sa Majesté pouvaient déterminer un courant, ce courant était favorable à Dupleix.

L’impression de la Compagnie nous est moins connue, au moins officiellement. Celle-ci ne fut sans doute pas insensible aux considérations développées par Dupleix, mais des raisons supérieures, étrangères à l’Inde elle-même, inspiraient sa conduite. Les nouvelles d’Amérique étaient inquiétantes ; le moment n’était peut-être pas bien choisi pour se lancer dans une politique qui, du Canada jusqu’aux Indes et jusque dans l’Europe elle-même, pouvait nous entraîner dans une guerre avec les Anglais. La Compagnie restait en fait impénétrable ; il ne transpirait rien ou peu de chose de ses sentiments : selon la pittoresque expression du neveu de Dupleix, « son dépôt est un gouffre qui engloutit tout et d’où il ne sort rien. À peine même une partie de ses membres prend connaissance de tout. » (B. N. 9147, p. 271-283).

Les parents et amis de Dupleix furent naturellement plus faciles à convaincre. L’aîné de ses neveux lui écrivit l’un des premiers, le 25 juillet 1754, que le mémoire « achèverait sans doute d’ouvrir les yeux sur l’importance et la nécessité des revenus dans l’Inde. » Aucune compagnie de commerce, disait-il, ne peut se soutenir par le seul bénéfice sur les marchandises, qui ne peut pas être suffisant pour faire face à toutes les dépenses tant des comptoirs que de la manutention en Europe. » (B. N. 9147, p. 271-283).

Choquet, son beau-frère, commissaire de la Marine à Brest, subissait moins l’influence de la famille et cependant il lui écrivait le 24 novembre suivant :

« Vos principes sont si bien prouvés par les faits que l’on peut mesurer la durée des compagnies et perpétuer la nôtre en suivant vos vues. Vous donnez les moyens au ministre de travailler sur un plan exact et non équivoque, même pour se conduire dans les négociations d’Europe… heureux si par vos principes on voulait aussi ouvrir les yeux pour le maintien et le gouvernement de nos colonies d’Amérique… Ce mémoire me met en état de connaître à fond l’objet de la Compagnie relativement aux combinaisons que l’on peut faire sur l’équilibre à observer dans le commerce général et la politique d’état entre les puissances européennes ; mais pour que tout aille bien, il faut que Dieu nous garde d’une terreur panique sur la puissance des Anglais, qui dans le fond serait bien chimérique, puisque si on veut un peut se retourner, nous serons toujours en état de leur faire face partout. Je vois notre état actuel sur la marine et j’entrevois le possible de ce que nous pouvons faire… » (B. N. 9147, p. 120-125).

Saint-Georges, dont l’amitié pour Dupleix n’était pas toujours très clairvoyante entonne le mode lyrique et n’est nullement effrayé par les conséquences possibles de la politique de Dupleix, c’est-à-dire la prolongation de la guerre. Loin de la redouter, il en proclame l’utilité et même la nécessité.

« On a été fort content ici, lui écrit-il le 16 novembre 1754, du mémoire par lequel vous faites voir l’indispensable nécessité où est une compagnie d’Europe, d’avoir des terres et des domaines aux Indes pour subvenir aux dépenses et aux frais de l’entretien de ses établissements. Je l’ai fait voir à bien des gens de grande considération qui y ont fort applaudi, d’autant plus que cela prouve l’utilité et la nécessité de la guerre, ce qui est l’objet essentiel dans cette conjoncture pour nous[11]. » (B. N. 9150, p. 210-215).

Dupleix eut peut-être préféré un zèle plus discret ; en tout cas l’opinion de Saint-Georges reste une opinion isolée.


§ 4. — La mission de Conflans.

Les efforts de Dupleix pour expliquer et justifier sa politique ne se terminent pas avec le mémoire du 16 octobre. Ignorant — et pour cause — ce qui se tramait en France, mais ne désespérant pas de ramener à lui les esprits les plus hostiles ou les plus prévenus, il songea à la fin de 1753 à envoyer à Paris une troisième mission. Le siège de Trichinopoly continuait avec des fortunes diverses, mais au Décan Bussy venait de remporter un succès qui dépassait toutes les espérances ; il s’était fait céder les quatre circars de la côte d’Orissa, dont les gros revenus devaient suffire à payer ses troupes et même laisser un excédent pour alimenter le commerce. Il parut à Dupleix qu’un événement aussi heureux, expliqué et commenté par un homme bien en cour, devait triompher à Paris des dernières résistances. Or, les ministres lui avaient envoyé l’année précédente un homme de bonne famille, le marquis de Conflans, en lui donnant l’assurance que Dupleix travaillerait au rétablissement de sa fortune. Pour répondre à leur désir, Dupleix l’avait envoyé à l’armée du Décan, où un officier était toujours sûr de se procurer quelques avantages essentiels. Nul n’était plus qualifié que lui pour aller rapporter les merveilles qu’il avait vues et représenter que les visées de Dupleix n’étaient pas de simples visions d’Orient ?

Le gouverneur le rappela d’Haïderabad où il servait et le renvoya à ses protecteurs qui ne pouvaient manquer de l’écouter avec complaisance.

Conflans s’embarqua sur le St-Louis le 26 février 1754, aussi charmé de l’accueil qu’il avait reçu de Dupleix et de Bussy qu’émerveillé des actions éclatantes qui illustraient leur nom aussi bien que celui de la France. Il n’est pas besoin d’ajouter que Conflans arriva trop tard pour exercer la moindre influence sur les événements. Quelques mois après son débarquement à Lorient, c’était Dupleix lui-même qui venait le rejoindre.

Résumons les arguments invoqués par Dupleix pour expliquer sa politique et pour la faire triompher :

1° Afin d’éviter à la Compagnie d’envoyer dans l’Inde des fonds presque toujours insuffisants et d’une arrivée incertaine, il est nécessaire qu’elle trouve dans le pays lui-même un revenu fixe et abondant, avec lequel elle paiera les dépenses militaires et pourvoira aux besoins du commerce ; or ce revenu ne peut être réalisé que par l’acquisition ou par la conquête d’un territoire dont l’étendue et les richesses seront assez grandes pour le produire ;

2° Le soubab du Décan, souverain éminent du pays, nous ayant spontanément concédé les terres et les ressources nécessaires pour accomplir ce programme, il y a lieu, autant par reconnaissance que pour asseoir nos droits sur une base légitime incontestable, de soutenir ce soubab, de qui dépendent en réalité notre pouvoir et notre avenir.

3° Les ressources financières tirées de nos nouvelles concessions étant réputées par Dupleix lui-même suffisantes pour faire face aux dépenses prévues, il ne reste à la métropole qu’à fournir les hommes nécessaires pour assurer notre sécurité et pour maintenir notre autorité et surtout celle du soubab, dont la puissance militaire est trop faible pour résister à une attaque de ses voisins et parer à un mécontentement possible de ses propres sujets ;

4° Les Anglais traversent nos projets ; mais leur résistance est illégitime, elle ne peut manquer d’être désapprouvée à Londres. Si dans la lutte engagée avec eux sous le nom de nos alliés respectifs, nous avons essuyé quelques revers, le succès final n’en reste pas moins certain. Bien que la Compagnie ne cesse de recommander de faire la paix, il est impossible de la conclure sous l’impression de ces revers, ce serait trop humiliant ; Dupleix ne déposera les armes que s’il reçoit de France de nouveaux ordres, formels et motivés.


§ 5. — Quelques opinions particulières : Mémoires de Gilly, d’Espréménil et Roth.

Après avoir fait connaître les arguments que Dupleix fut amené à développer en faveur de sa politique de 1749 à 1753, en les adaptant chaque fois à des circonstances nouvelles, il nous reste à indiquer l’opinion à peu près concordante de quelques personnes de ses relations, dont les unes lui écrivirent à lui-même sans souci de publicité et dont d’autres rédigèrent pour la Compagnie et les ministres des mémoires qui leur furent demandés. Ces opinions ou ces sentiments complètent fort utilement les travaux de défense de Dupleix ; on verra assez tôt les critiques.

D’abord les lettres particulières.

Lettres de Brignon. — En voici deux d’un nommé Brignon, ancien capitaine des navires de l’Inde. Il avait navigué surtout à la côte malabar et dans le golfe persique et, grâce aux facilités que lui avait données Dupleix, avait acquis une assez belle fortune. Retiré à Paris, il y vivait, semble-t-il, dans l’oisiveté et dans l’indépendance et continuait d’entretenir avec le gouverneur une correspondance assez suivie.

Dans une lettre datée de Paris, janvier 1753, il nous apprend que la lettre de Dupleix à Saunders du 16 février 1752 avait produit bon effet à la cour : il est dommage qu’elle n’ait pu être communiquée à plus de personnes, elle eut instruit le public. Il ajoutait :

« Une nouvelle un peu satisfaisante de l’Inde ou la tranquillité rétablie à la côte à quelque prix que ce soit remettront tous les esprits dans le même état qu’auparavant. Cela n’empêche pas que dès à présent les gens sensés et instruits ne vous rendent la justice que vous méritez et qu’on ne se souvienne toujours des grandes choses que vous avez faites et pour un échec qu’ont eu nos troupes, la chose n’est point sans remède dans des mains aussi habiles que les vôtres. » (B. N. 9147, p. 24-25.)

Dans une seconde lettre, du 3 février 1754, Brignon parlait de l’assemblée des actionnaires qui venait d’avoir lieu. Rien de particulier ; on y avait rendu compte du nouvel emprunt de trois millions sur la vente prochaine et le garde des sceaux avait fait espérer une indemnité pour la reddition de Madras. Les actionnaires se flattaient d’être déchargés d’une dette de 8 à 9 millions que le roi avait payée pour fournir aux dividendes de trois années du temps de guerre. Les actions avaient un peu baissé ; elles étaient à 1795 liv. au lieu de 1800.

« L’assemblée d’administration est toujours partagée d’opinions. Quoique tous veuillent le bien, ils ne s’accordent pas sur les moyens et peut-être ne sont-ils pas assez instruits du local de l’Inde. On n’a pris d’autre arrangement cette année que celui d’établir un comité pour l’examen des caisses. M. de Silhouette est à la tête. Les membres sont MM. Castanier, Gilly, Verzure et Michel. Dès qu’on saura les affaires tranquilles à la côte, les esprits reprendront leur première assiette. Pour moi, je ne m’abats pas pour cette nouvelle, persuadé que vous trouverez moyen de rétablir bientôt les choses. » (B. N. 9140, p. 26-27.)

Il ne semble pas que Dupleix ait été directement mis en cause en cette assemblée ; chacun cependant, même des amis, exprimait le désir de voir l’ordre et la sécurité se rétablir dans l’Inde.


Lettre de La Lande Magon. — Un autre correspondant de Dupleix est de la Lande Magon, un grand armateur de St-Malo. Il était apparenté aux plus riches familles de cette ville et notamment à celle de Delavigne-Buisson, qui avait exploité le commerce dans l’Inde sous l’ancienne compagnie.

Avant le désastre de Trichinopoly, de la Lande Magon avait toujours pensé que la présence de Dupleix était nécessaire dans l’Inde pour y suivre ses projets et les perfectionner et il continuait à le penser, a Ceux qui vous remplaceraient, lui écrivait-il de St-Malo le 25 janvier 1753, quoique éclairés et capables qu’ils soient, y feraient certainement naufrage. Reste à savoir comme la Compagnie pensera et quel parti elle prendra. Elle pourra bien penser de travers et juger de ceci comme des aveugles des couleurs. » (B. N. 9149, p. 193-195). La Lande Magon n’avait pas grande estime pour les Directeurs. « C’est, dit-il dans la même lettre, marchandise mêlée ; souvent ceux qui en savent le moins se font le plus valoir. » L’important serait qu’ils soutiennent les projets de Dupleix et « qu’ils conviennent de tous les avantages qu’une Compagnie peut retirer d’un commerce d’or et d’argent. C’est, comme vous dites fort bien, un phénomène. Bonne partie de ces messieurs pourront le regarder ainsi et comme impraticable et combattre votre projet, soit que l’envie ou la jalousie s’en mêlent ou soit autrement. »

Lorsqu’il apprit l’échec de Trichinopoly, — et il l’apprit quelques jours plus tard au cours d’un voyage à Paris — La Lande ne dissimula pas à Dupleix que cet événement avait produit une grosse fermentation au sein de la Compagnie, d’autant plus que le bruit courait d’une attaque de Pondichéry par les Anglais. Les actions avaient baissé à 1.760 livres. Les directeurs voulaient qu’on fit une paix tout à la fois honorable et avantageuse et qu’il ne fut plus question de guerre.

Mais, ajoute La Lande dont nous résumons l’opinion, ils en parlent bien à leur aise, comme gens qui n’y entendent rien. On ne conclut une paix honorable que les armes à la main ; on ne la fait pas dans le moment qu’on y est forcé. La Lande pense qu’il n’y a qu’à s’en rapporter à Dupleix et à le laisser faire. Il s’en tirera mieux que tous ceux qui ne voient l’Inde qu’en perspective et qui en jugent légèrement. Un jour on dit qu’on ne veut plus de guerre et le lendemain on veut faire partir 2.000 hommes de troupes sous les ordres du marquis de Conflans. Il y a beaucoup d’irrésolution parmi les directeurs, beaucoup de jalousie aussi. De La Lande est très inquiet, car il ne sait ce qui se passe dans l’Inde ni dans quelle situation se trouve exactement Dupleix. (Lettre du 14 février 1753. B. N. 9140, p. 201-202).


Lettre de d’Héguerty. — Un troisième correspondant, d’Héguerty, est sans doute le même homme qui avait pris part à la guerre de course dans l’Inde en 1746-1747. D’Héguerty ne voyait dans les entreprises de Dupleix que leur côté glorieux et le déplaisir qu’elles causaient aux Anglais.

« Vos succès dans l’Inde, écrivait-il le 15 novembre 1754, fixent l’attention de toute l’Europe et vous font jouir de la plus haute réputation. Puissent-ils augmenter encore et achever l’humiliation des Anglais, nos ennemis naturels et nos rivaux ; tout bon patriote fait les mêmes vœux… L’État et la Compagnie vous doivent infiniment ; je souhaite avec ardeur qu’une juste reconnaissance les acquitte. » (B. N. 9149, p. 54.)

Les idées exprimées par Brignon et la Lande Magon représentaient sans doute l’opinion moyenne des Français s’intéressant aux affaires publiques et capables de les comprendre ; tout en étant favorables à Dupleix, elles n’allaient pas sans quelques réserves. On était flatté de l’honneur acquis par la nation mais, à part quelques esprits plus ardents, comme St-Georges et d’Héguerty, chacun désirait qu’une paix prochaine sinon immédiate vint consolider les avantages obtenus, sans rechercher de nouvelles conquêtes.

Cependant quelques correspondants accentuèrent davantage leurs réserves, notamment la Garde-Jazier, le marquis du Châtelet et d’Arboulin.


Lettre de la Garde-Jazier. — De la Garde Jazier, neveu de Duguay-Trouin, avait commandé l’expédition de Moka au temps du gouverneur Dumas et sans doute il avait connu Dupleix à Chandernagor ou à Pondichéry. Depuis ces temps déjà lointains (1737), ils n’avaient pas entretenu ensemble des relations suivies, mais La Garde portait toujours quelque intérêt aux affaires de l’Inde et c’est sous l’impression de ces sentiments qu’il écrivit de St-Malo à Dupleix le 20 octobre 1753 :

« Je ne puis vous exprimer le chagrin que j’ai ressenti en apprenant les pertes que vous avez faites, et qui ne me paraissent provenir que de l’ignorance ou du défaut de conduite de ceux qui étaient à la tête de vos détachements. Quoiqu’il en soit, une terreur panique s’est emparée des esprits à Paris… On crie : À la paix ! vous aimez trop la guerre ; elle ne convient point au commerce. Voilà le propos d’aujourd’hui, bien différent de ceux que l’on tenait il y a deux ans. » (B. N. 9149, p. 191-192.)


Lettre du marquis du Châtelet. — Le marquis du Châtelet, l’un des syndics de la Compagnie, s’en tirait avec élégance, lorsque répondant à une lettre de Dupleix du 15 octobre 1752, il lui disait :

« II m’aurait été fort agréable de pouvoir entraîner le ministre à seconder vos grands dessins pour le bien du commerce, mais souvent, comme vous le savez, des préjugés mal établis décident des plus grandes affaires et la jalousie que les grands hommes font naître fait place tôt ou tard à l’admiration qu’on leur doit. Je souhaite fort de trouver des occasions où je puisse vous marquer l’intérêt bien sincère que je prends à votre gloire et à votre bonheur… » (B. N. 9147, p. 116).


Lettre de d’Arboulin. — D’Arboulin avait épousé à Chandernagor le 24 janvier 1735 Rose Élisabeth Albert, sœur de Madame Dupleix. Rentré en France, il eut avec le gouverneur des démêlés d’argent assez pénibles. D’Arboulin était réduit à une sorte d’indigence qui le rendait aisément accessible aux récriminations. Il semble ressortir d’une lettre du 8 décembre 1752 que, tout en parlant à Dupleix de ses affaires personnelles, il le renseignait sur la façon de penser de bien des gens à Paris et cette opinion était loin d’être favorable à Dupleix ; on tenait sur son compte des discours fort impertinents (B. N. 9147. p. 1-2).

Les opinions qui suivent ont un caractère plus officiel. Déconcertée par les nouvelles qui arrivaient de l’Inde, la Compagnie demanda à différentes personnes ayant étudié le pays ou y ayant séjourné de lui faire connaître en toute liberté d’esprit leurs sentiments sur les événements qui s’y passaient : d’autres lui donnèrent spontanément leur opinion. Elle reçut ainsi plusieurs rapports ou mémoires, les uns favorables, les autres hostiles à Dupleix. Parmi les plus favorables, une place à part doit être réservée aux réflexions de Gilly et aux mémoires de d’Espréménil et de Roth.


Les réflexions de Gilly. — Gilly était directeur de la Compagnie depuis 1749. Aucun document ne nous permet de dire quels étaient ses sentiments à l’égard de Dupleix avant 1753. À ce moment, soit qu’elles aient été provoquées, soit qu’il les ait spontanément exprimées, Gilly présenta certaines observations sur notre politique dans l’Inde. Bien qu’on n’en connaisse pas la date exacte, on peut les placer vers le milieu de l’année : Gilly invoque en effet à un certain moment le témoignage de d’Auteuil et d’Amat qui, partis de Pondichéry en novembre 1752, arrivèrent à Paris le 18 juin 1753. Les réflexions de Gilly sont d’ailleurs assez courtes.

« Sans vouloir, dit-il, blâmer ni disculper la conduite du gouverneur de Pondichéry, il semble que ce gouverneur a donné lieu de faire l’un et l’autre ; car si d’un côté il a engagé la Compagnie dans une suite de projets dont l’événement était extrêmement dangereux, ces projets ayant été approuvés pendant trois années consécutives, il paraît difficile de lui en faire un crime, surtout si on considère que les premiers reproches qu’on lui a faits portaient sur la modicité de ses envois à la Compagnie et qu’il s’est mis à l’abri de ces reproches par l’envoi du Centaure et du Bristol qu’il annonce devoir être suivis par le vaisseau l’Anson et peut-être par une quatrième cargaison que lui, le conseil et les sieurs d’Auteuil et Amat disent être prête.

« Si on reproche au gouverneur de Pondichéry sa réticence à déguiser les événements à la Compagnie et à lui dissimuler les mauvais succès, il pourra s’en défendre sur la confiance qu’il avait dans ses ressources pour y obvier.

« Si enfin on lui fait un crime de n’avoir pas déféré aux premiers ordres de faire la paix, il répondra que la paix était désirée dans l’hypothèse qu’elle assurerait à la Compagnie la jouissance paisible des avantages obtenus par la guerre et que cette jouissance ne pouvait être exigée dans l’état des choses ; on ne pouvait pas parvenir à la paix sans sacrifier les avantages que la guerre avait procurés et sans perdre le fruit des dépenses immenses qu’elle avait occasionnées.

« Quoi qu’il en soit, il nous semble que le gouverneur de Pondichéry peut raisonnablement espérer que la Compagnie suspendra son jugement jusqu’à l’arrivée à la côte des secours que la nation aura reçus par les vaisseaux de la dernière expédition, ayant mis le gouverneur de Pondichéry en situation d’offrir la paix et ayant relevé la nation de l’obligation où elle se trouvait au départ des derniers vaisseaux de la recevoir telle qu’un ennemi et une nation jalouse voudraient la lui accorder.

« Nous pouvons d’autant plus nous flatter que l’arrivée des secours partis d’Europe de 1752 à 1753 sera l’époque de la pacification de l’Inde qu’il semble que toutes les autres circonstances paraissent y concourir. La révolution arrivée à la cour de Delhi, la mort du frère de Salabet j. délivrent notre intime allié Salabet j. d’un concurrent redoutable et lui assurent auprès de l’empereur mogol une faveur plus certaine… »

L’auteur continue par des considérations sur le Décan et espère que Salabet j., ayant renoncé à soumettre les Marates et le Bengale, passera la Quichena pour nous venir en aide. Puis il conclut en ces termes :

« Pour nous résumer sur l’objet de ces réflexions, nous croyons qu’il y aurait un inconvénient extrême à terminer par un traité fait en Europe les troubles élevés dans l’Inde et les contestations des compagnies anglaise et française.

« Nous suspendons notre jugement sur le mérite ou le blâme qu’a mérité le gouverneur de Pondichéry.

« Nous estimons que dans l’état des choses, le moyen le plus efficace pour arriver à une paix solide est de nommer un commissaire de la part de chacune des deux nations pour aller traiter de la paix sur les lieux…

« Que l’établissement de Mazulipatam, Divy, Nizampatnam et Narsapour sont d’un prix inestimable pour la Compagnie par la nécessité reconnue à une compagnie commerçante d’avoir plus d’un chef-lieu dans un pays où elle doit se suffire à elle-même, mais que cet établissement peut être limité, que celui de Nelisseram, quoiqu’important pour le commerce des poivres, pourrait être sacrifié à la conservation de Mazulipatam. »

Du côté de Karikal et de Goudelour, le domaine peut être réduit à certaines bornes.

« Nous croyons enfin que, quoique l’autorité des gouverneurs des deux compagnies doive cesser pendant le séjour limité des deux commissaires, le commissaire de la Compagnie doit s’éclairer sur la conduite du gouverneur de Pondichéry et que, si le zèle, l’intelligence et l’attachement de ce gouverneur pour les intérêts de la Compagnie sont bien prouvés, nul autre ne peut suppléer à son expérience, mais que cette considération doit céder s’il était convaincu d’avoir sacrifié les intérêts de la Compagnie à des vues d’intérêt ou d’ambition personnelle. » (B. N. 9355, p. 288-290.)


Le mémoire de d’Espréménil. — Jacques d’Espréménil était le gendre de Madame Dupleix dont il avait épousé la fille Anne Christine à Pondichéry le 29 juillet 1753. Nommé dès 1741 membre du Conseil supérieur de Pondichéry, il fut chargé du commandement de Madras après la prise de cette ville, en 1746. En toutes circonstances il avait exécuté fidèlement les instructions du gouverneur. Rentré volontairement en France en 1748, après la mort de sa femme, il ne semble pas qu’il ait entretenu des relations suivies avec le mari de sa belle-mère, mais il n’avait nullement abandonné sa cause ; le mémoire justificatif de sa politique qu’il rédigea en 1753 en est une preuve suffisante. Sur quelle inspiration le composa-t-il ? Est-ce proprio motu ou à la demande de la Compagnie ? on ne saurait le dire exactement. L’auteur prend soin de nous avertir au début de son travail qu’il n’écrit que parce que tous les renseignements qu’il apprend des affaires de l’Inde lui paraissent contraires au véritable état de la question ; il nous déclare d’autre part que, contrairement à un usage assez répandu, il n’avait pas cru devoir le mettre entre les mains des particuliers. Tout porte à croire qu’il agit de son propre mouvement en prenant la défense de Dupleix par une explication raisonnée de sa politique[12].

Rédigé par le gendre de Madame Dupleix, le mémoire de d’Espréménil nous offre encore l’intérêt d’avoir été annoté au ministère ou à la Compagnie par un fonctionnaire compétent, peut-être par le ministre lui-même ; à ce double titre, il représente tout à la fois, à des nuances près, la pensée de Dupleix et celle de l’autorité chargée de la contrôler.

D’après d’Espréménil, le fond de la dispute se réduit à deux questions principales :

1° Était-il avantageux ou prudent à une compagnie de commerce d’entreprendre une pareille guerre ?

2° Ne serait-il pas plus avantageux de faire la paix en sacrifiant les promesses et privilèges acquis par la guerre ?

Première question. — « La guerre présente, dit d’Espréménil, est une suite nécessaire d’événements et de faits absolument étrangers à la gestion de Dupleix, » et il reprend tous les faits qui se sont accomplis depuis le gouvernement de Lenoir et l’octroi de la frappe des roupies. À propos de l’attitude énergique de Dumas vis-à-vis des Marates, il dit : « l’exemple a pu influencer sur M. Dupleix. »

Au sujet de l’escadre de la Bourdonnais en 1741 et de la neutralité proposée par Dupleix en 1744 » il ajoute : « Cette neutralité eut bien été de leur goût [des Anglais], mais ils se ressouvinrent de l’escadre de 1741 et crurent avec quelque apparence de raison que, puisque la Compagnie avait fait un effort si puissant, dans un temps où il n’y avait pas une apparence de rupture entre ces deux puissances, la proposition que l’on faisait n’était qu’une ruse pour tomber avec plus de sûreté sur leur commerce. »

Arrivé à l’année 1749, l’auteur établit que l’hostilité constante qui nous avait été faite par Nazer j., même du vivant de son père, et par Anaverdi kh. obligeait en quelque sorte Dupleix à soutenir leurs concurrents. C’était une garantie politique et une condition de notre sécurité. Les Anglais, d’abord par leurs intrigues puis par leurs armes, ont essayé de nous contrecarrer.

À ces observations, l’annotateur du mémoire se contente de faire observer que dans toutes les lettres du ministre ou de la Compagnie adressées à Dupleix on avait répondu par avance aux arguments de d’Espréménil ; rien n’obligeait Dupleix à prendre parti dans les querelles des princes indiens.

Deuxième question. — D’Espréménil passe en revue nos différentes concessions : Villenour, où il suggère l’idée d’instituer des fêtes religieuses et des foires, Karikal, Mazulipatam, etc., et dit qu’en étendant notre territoire nous avons créé la sécurité et qu’avec la sécurité les tisserands resteront plus attachés à leurs métiers et le commerce sera mieux assuré. « Plus la jalousie des Anglais se manifestera et plus on doit être persuadé de l’avantage de nos possessions. » L’auteur sait bien que pour les conserver, il faut toujours être en état de ne pas être surpris par une déclaration de guerre en Europe ; mais les revenus de nos possessions payant plus que nos dépenses courantes, la Compagnie, même en y entretenant des forces supérieures, y trouverait encore son compte par l’accroissement de son commerce.

Comme pour la première question, l’annotateur ne paraît pas convaincu par ces arguments et dit notamment que si l’on peut imposer une religion par la force, on n’impose pas le commerce. Il dit encore, à propos des fêtes de Villenour, que si les brahmes sont assez indifférents en matière de culte, nous sommes au contraire très intolérants, — et cette opinion ne manque pas d’originalité.

Troisième question. — D’Espréménii n’avait annoncé que deux questions ; il en traite encore une troisième : on convient qu’il faut garder tout si l’on peut, mais il serait nécessaire de balancer tous ces établissements pour savoir ce qu’il faudra garder de préférence, en cas que l’on ne trouvât pas jour à un accommodement.

À cette question que posent plus ou moins directement tous les mémoires et qui, de l’opinion générale, paraissait devoir se résoudre par une sorte de cote mal taillée, d’Espréménil répond :

Il faut garder Pondichéry et les environs, cela n’est pas douteux ; nos nouvelles acquisitions peuvent suffire à elles seules aux cargaisons de nos vaisseaux : il faut également garder Gingy, c’est une forteresse quasi-imprenable et une excellente couverture du côté de l’ouest ; nous devons aussi garder Bahour, où l’on peut bâtir sur la rivière le Ponéar une bonne forteresse, qui gardera Pondichéry vers le sud. Mazulipatam nous ouvre la porte d’un commerce immense ; si nous ne gardons Divy, les Anglais s’y installeront. Karikal commence à se suffire à lui-même et si on l’abandonne, il faudra aller chercher à Devicotta ce que cette place peut aujourd’hui nous donner.

Il faut donc tout garder. Si nous ne le faisons, les Indiens croiront que nous avons plus de soldats que d’argent et c’est notre crédit qui en souffrira. Les Anglais en profiteront aussitôt et ce serait une très grande faute que de traiter avec eux sur les affaires présentes de l’Inde. Lorsque cette guerre a commencé, ils ne pensaient pas qu’elle put nous procurer les avantages que nous en avons retirés ; ils croyaient que nous nous y ruinerions et que, la paix faite, il nous faudrait un temps considérable pour nous rétablir. C’est pourquoi ils ont d’abord cherché à augmenter nos embarras par leurs intrigues ; quand ils virent la supériorité de Dupleix et notre commerce consolidé, ils firent venir des troupes d’Europe pour nous faire perdre les avantages que nous venions d’acquérir. Les fonds de leur compagnie furent employés à nous contrecarrer, mais comme ils n’ont aucune possession pour alimenter leur commerce, ce sont eux qui se ruinent et non pas nous qui avons des frais moindres : ces frais étant couverts par les revenus de nos possessions. Malgré la guerre nos navires arrivent à faire des chargements complets. Aurons-nous donc moins de courage que les Anglais pour faire jusqu’au bout les dépenses nécessaires au maintien de notre supériorité ? Leur conduite doit dicter la nôtre.

On rappelle le temps de Lenoir. Mais ce gouverneur fit l’acquisition de Mahé ; il fit l’affaire de Porto-Novo, il s’empara d’un bateau suédois, — toutes opérations dans l’intérêt de notre commerce. Avant lui, François Martin était allé avec 22 hommes tirer vengeance d’une avanie reçue du gouverneur de Villenour.

Gardant tout, il n’y a qu’à continuer la guerre pour consolider les choses au point où elles en sont et dans ce but envoyer de puissants secours et se mettre en état de frapper de grands coups afin de dégoûter Mahamet-Ali de l’alliance des Anglais. Certes nous augmenterons provisoirement nos frais, mais il ne faut pas voir les profits momentanés ; il faut avant tout donner de la confiance et du crédit à la Compagnie, sans quoi elle se bornera à un commerce purement d’économie qui sera en quelque sorte un commerce de pacotille, plus préjudiciable qu’avantageux à l’État.

D’Espréménil concluait donc en conseillant de ne rien céder, sauf peut-être quelques petits morceaux, qu’il n’indique pas. Ce serait aux gens autorisés à étudier ces cessions sur place, sans s’en rapporter à ce que la cabale peut dire ou écrire à Paris.

On ne peut reprocher à ces observations de manquer de précision ni même d’audace. Dupleix ne les eût pas désavouées, elles correspondaient merveilleusement à sa conception qui était de ne pas avoir peur des Anglais et de ne rien leur céder.


Le mémoire de Roth. — Près d’un an se passe. Non seulement un commissaire français est désigné pour l’Inde, mais il est embarqué et sans doute arrivé à Pondichéry. La polémique continue moins autour de la personne de Dupleix que du programme à suivre désormais. Convient-il de rejeter absolument toutes ses conceptions et de revenir à la politique traditionnelle de la Compagnie qui consistait à n’avoir d’établissements qu’à la côte ? Roth n’acceptait pas cette alternative Roth était un ancien marchand de la Compagnie qui avait résidé plusieurs années en Chine et fait un long voyage d’études dans l’Inde en 1753 ; il avait vu Pondichéry, Mazulipatam et le Bengale, et avait pu rapporter des impressions qui n’avaient pas encore perdu de leur fraîcheur. Dupleix le prisait fort et avait rêvé de faire créer pour lui à Pondichéry une direction générale du commerce. Rentré en France au moment où Godeheu était lui-même en route pour l’Inde, Roth fut presque aussitôt nommé directeur de la Compagnie. C’est sans doute en raison de son expérience qu’on lui demanda et qu’il rédigea dans des considérations assez courtes ses vues personnelles moins sur l’œuvre de Dupleix que sur le meilleur parti à tirer de ses débris.

L’empire mogol, expliquait-il, n’a cessé de décliner depuis la mort d’Aureng-Zeb ; Nizam a porté un coup des plus sensibles à son unité. À la mort de ce dernier, l’autorité s’affaiblit encore dans le Carnatic et le Décan. Dans le Bengale, même épuisement du pouvoir. Le commerce a naturellement supporté les conséquences de cette désagrégation et les Européens se seraient vus réduits à la dernière extrémité s’ils n’avaient pris le parti de substituer leur influence à celle des autorités défaillantes ou impuissantes. C’est ainsi qu’ils ont pu voir refleurir les manufactures à la côte, au lieu d’être les spectateurs oisifs de leur destruction.

Pour atteindre ce but et s’y maintenir, il nous faut donc posséder un territoire étendu, qui aura encore l’avantage de produire les revenus nécessaires pour couvrir ses dépenses et assurer son exploitation. Il serait d’autre part très dangereux de s’étendre outre mesure, car on risquerait de s’aliéner toutes les puissances de l’Inde ; il faut garder un juste milieu.

Les manufactures sont établies le long de la côte Coromandel sur une étendue de 250 lieues de long et 25 à 30 de profondeur. Les établissements que nous avons à Karikal étant moins peuplés sont suffisants. À Pondichéry, il est nécessaire qu’avec Bahour, Villenour et Valdaour nous puissions nous étendre jusqu’à Gingy. Les Anglais qui auraient pu se développer du côté de Goudelour ont préféré s’agrandir aux environs de Madras, où ils ont un revenu annuel de plus de 4 à 500.000 liv. de notre monnaie.

Plus au nord, nous avons acquis Mazulipatam, Divy et Nizampatnam. Les Anglais en ont éprouvé de la jalousie. Il faut néanmoins nous y maintenir. Mais, pour éviter avec eux toute discussion, on pourrait rétrocéder aux Maures Mazulipatam et tout le pays au nord de la Krichna, à condition que nous conservions des loges à Mazulipatam et à Narzapour, que nous soyons exemptés de droits de douanes à Mazulipatam, que nous y ayons le privilège de fabriquer la monnaie de cuivre, que nous y obtenions, si possible, la ferme du sel, qu’enfin on rétablisse le comptoir de Vanaon. On pourrait même encore rétrocéder aux Maures l’île de Divy : cet endroit paraît peu intéressant pour le commerce. Ainsi notre voisinage ne gênerait plus les Anglais ni à Narzapour ni à Ingeram. En faisant ces rétrocessions, on devra stipuler que toutes les nations européennes pourront y avoir des loges mais ni souveraineté ni propriété.

Au nord du Godavery nous avions Yanaon et les Anglais y ont Ingeram et Vizagapatam. C’est là que se fabriquent les plus belles toiles fines. Il est nécessaire que nous nous rétablissions à Yanaon avec un territoire augmenté, non considérable il est vrai mais suffisant pour contribuer à la subsistance et à la sûreté de notre comptoir. La compagnie anglaise pourrait de son côté obtenir un léger agrandissement.

Si l’on réalisait ce programme, les deux compagnies française et anglaise exerceraient librement un commerce avantageux du cap Comorin jusqu’au Gange.

Qu’en France on estime qu’en se limitant à la côte cela soit suffisant, rien n’est plus naturel que de telles pensées. Mais il n’est plus possible de revenir à ce système.

« La destruction des manufactures survenue depuis, le dépeuplement des habitants et les ruines du pays en sont la preuve. La faiblesse et les vices du gouvernement qui augmentent par degré donnent carrière à l’ambition et à l’esprit d’indépendance des grands qui nous forceraient de prendre part à leurs dissentiments continuels et de nous soumettre à toutes les avances inséparables du joug qu’ils voudraient nous imposer, si nous retombions dans notre ancien état de faiblesse. Il est donc important de nous maintenir dans un état respectable. Une union intime entre les nations française et anglaise dans l’Inde, une alliance défensive entre elles, une liberté générale de commerce et une puissance à peu près égale par la position et la force de leurs établissements doivent faire là base et le fondement d’une situation aussi désirable que lucrative pour les deux compagnies. »

La Compagnie française a refusé de s’établir à Négrailles (Pégou), parce que c’était contraire à la neutralité du Gange. Les Anglais n’ont pas eu ces scrupules et y ont fondé un comptoir. Dans les négociations en cours, il faut qu’ils renoncent à cet établissement, sans quoi la neutralité du Gange ne serait qu’un vain mot. Il en est de même à Surate ; les Anglais, qui ont en quelque sorte annexé cette ville, doivent se retirer afin que la liberté du commerce y soit maintenue. Surate est une place dont nous ne connaissons pas assez l’importance pour les facilités de notre commerce avec la Perse et pour le débouché de nos marchandises nationales.

En terminant, Roth disait que nous devions garder toutes nos forces dans le Décan jusqu’au règlement des contestations.

Sans nous attarder à l’examen de ce mémoire, on a pu remarquer que, sans prendre expressément la défense de la politique de Dupleix, Roth ne la désavouait nulle part et que s’il n’est pas d’avis de tout garder, il conseille néanmoins de ne pas tout sacrifier aux exigences des Anglais ; il prône notamment la consolidation de nos établissements de la côte Coromandel jusqu’à Gingy, avec une ligne au sud qui aurait été déterminée par le Ponéar. Il paraît au contraire abandonner sans trop de regrets Mazulipatam et tout le territoire qui en dépendait. L’expérience et la modération de Roth non moins que l’indépendance de son jugement donnent à ses réflexions un intérêt particulier. Roth devait savoir qu’en ne condamnant pas au moins implicitement la politique de Dupleix, il n’entrait qu’à demi dans les vues de la Compagnie.

On remarquera encore que dans ce mémoire comme dans celui de d’Espréménil et les réflexions de Gilly, il n’est pas question de Trichinopoly. Il semble que d’un commun accord les auteurs se soient entendus pour condamner par prétérition une expédition qui avait donné tant de déboires et qu’au surplus Dupleix lui-même déclarait n’avoir poursuivie que dans l’intérêt de Chanda S., puis du Maïssour et non pour en faire bénéficier directement la Compagnie.


Résumons ces opinions.

On ne pouvait naturellement s’attendre à voir les amis ou admirateurs de Dupleix décrier sa politique ou simplement la critiquer, mais il est remarquable qu’aucun d’eux, sauf peut-être d’Espréménil et d’Héguerty, ne la défend intégralement. À part Roth et d’Espréménil, qui ont participé au maniement des affaires de la Compagnie, nul d’entre eux ne semble absolument convaincu de la nécessité d’avoir dans l’Inde un établissement territorial assez étendu pour lui donner l’aisance et les facilités monétaires dont il a besoin ; ces théories sont trop nouvelles pour l’époque ; dans les acquisitions de Dupleix, ils voient surtout un accroissement de notre prestige. Toutefois, par gloriole ou par opposition aux Anglais, ce qui est acquis doit rester acquis ; il convient de ne rien abandonner. Tout au plus Roth est-il d’avis de garder un juste milieu dans nos acquisitions et de ne pas trop s’éloigner de la côte. Tous également désirent la paix, mais on ne fait jamais une bonne paix lorsqu’on y est forcé et il leur paraît impossible de conclure un accord quelconque avec l’Angleterre avant que tous les avantages que nous avons obtenus n’aient été consolidés. D’une manière générale, il n’est pas permis de condamner in extremis une politique qui a été plus ou moins ouvertement approuvée par la Compagnie pendant trois ans et le moins qu’on puisse faire, en présence de l’œuvre accomplie, est de suspendre son jugement : plus d’un en France devait penser comme Gilly. Répondant à l’idée dominante de la politique de Dupleix, Roth concluait résolument à la nécessité de garder des forces dans le Décan, si l’on voulait que le soubab nous soutint à son tour de son autorité morale. Nul ne défendait expressément l’expédition de Trichinopoly : on préférait n’en pas parler.

Jointes à la défense personnelle de sa politique que Dupleix fit par ses lettres, rapports ou mémoires ou fit faire par ses envoyés en France, les opinions de ses amis et de sa famille qu’il n’inspira pas directement, mais qu’il ne pouvait désavouer, fournissent encore aujourd’hui les arguments les meilleurs et les plus complets pour expliquer son rôle dans l’Inde de 1749 à 1754. Les historiens pourront inventer des formules nouvelles pour les exposer et les faire valoir, mais nul ne trouvera jamais d’expressions plus appropriées aux circonstances et à l’état d’esprit qui régnait au xviiie siècle que le novateur hardi qui, par une sorte d’instinct plutôt que d’après une méthode préconçue, ouvrit à la France et au monde une voie nouvelle à leur activité et à leurs ambitions.



CHAPITRE II
(suite)

LA DÉFENSE ET LA CRITIQUE DE LA POLITIQUE DE DUPLEIX

II. — La Critique.

§ 1. — Comment la Compagnie jugea les événements survenus dans l’Inde, de juillet 1749 au 3 octobre 1750.

La Compagnie avait toujours été hostile à tout projet d’agrandissement territorial en Asie. Sans remonter à la première compagnie, l’édit de juin 1725, qui traçait leur conduite aux agents de la nouvelle, disait :

« Voulons qu’elle soit et demeure, conformément à son institution, compagnie purement de commerce, appliquée uniquement à soutenir celui qui lui est confié et à faire valoir avec sagesse et économie le bien de nos sujets qui y sont intéressés. »

Lenoir et Dumas s’étaient conformés à ces prescriptions. Lenoir ne poursuivit l’expédition de Mahé, engagée en fait depuis 1721, qu’avec l’assentiment de la Compagnie, désireuse de se procurer à moins de frais à la côte malabar les poivres dont le royaume avait besoin et Mahé ne fut, à l’origine, qu’un simple comptoir, d’une quarantaine d’hectares seulement ; il ne s’agrandit que beaucoup plus tard, avec Dupleix et Haïder-Ali. Dumas n’avait accepté la cession de Karikal par le roi de Tanjore qu’à la condition de ne pas être obligé de prendre part aux guerres où ce souverain pourrait être entraîné. S’il avait ultérieurement envisagé la création d’autres établissements au Travancore, à Ganjam, à Ponatour et même à Mascate, il n’avait rien voulu entreprendre sans être couvert par les ordres de la Compagnie et aucune de ses idées n’avait reçu un commencement d’exécution.

Les guerres qu’il soutint contre Moka et contre Bayanor, prince de Bargaret, lui furent imposées par les circonstances plutôt qu’il ne les provoqua, et même après sa victoire à Moka il ne songea pas à donner plus d’importance à ce comptoir. Cependant Dumas avait toutes les qualités d’esprit nécessaires pour mener à bien des négociations qui lui eussent peut-être mieux servi que la guerre elle-même, s’il avait été autorisé à fonder un empire colonial.

Dupleix, qui lui succéda, n’ignorait donc pas que l’intention formelle de la Compagnie était de ne point s’engager avec les princes indiens dans des querelles capables de la détourner de son commerce. On ne peut pas dire qu’il ait été guidé par la moindre arrière-pensée de conquête lorsqu’en 1743 il proposa de compléter les fortifications de Pondichéry ; depuis deux ans, il était question d’une guerre avec l’Angleterre et le seul souci de notre sécurité suffisait à justifier cette dépense. Cependant la Compagnie lui répondit le 18 septembre 1743 :

« L’intention de M. le Contrôleur général est que la Compagnie commence par acquitter ses dettes et par restreindre ensuite son commerce suivant qu’il lui restera de fonds ; les dépenses lui ont paru exorbitantes, c’est sur quoi le Ministre a donné à la Compagnie les ordres les plus précis ; elle en confie l’exécution à votre zèle et à votre prudence. Elle regardera ce service comme le plus grand et le plus important pour elle de tous ceux qu’on lui a rendus jusqu’à présent. Il y a quelques articles préliminaires qui sont la base de tout :

réduire absolument toutes les dépenses de l’Inde en général à moins de moitié,

suspendre toutes les dépenses des bâtiments et fortifications… »

Dupleix n’eut pas à se conformer à ces prescriptions. Lorsqu’il reçut la lettre de la Compagnie, la guerre était déclarée. Il était plus nécessaire que jamais de mettre Pondichéry en état de défense : Dupleix continua et acheva ses fortifications.

Ce n’est que plus tard, en 1745, qu’il amorça, sans en prévenir la Compagnie, la politique d’où devaient sortir les guerres de l’Inde. Cette année-là, le 12 avril, il fit décider par le Conseil supérieur de Pondichéry qu’on prêterait 240.000 livres des deniers de la Compagnie à Chanda S. pour l’aider à payer aux Marates sa rançon. En prévision des événements qui pouvaient résulter de cette libération, il écrivit en France le 26 octobre suivant :

« L’on nous menace d’une armée de Marates qui vient, dit-on, pour établir Chanda S. nabab de cette province. Ce serait tout ce qui pourrait nous arriver de plus heureux. Mais comme cette installation ne peut se faire sans beaucoup de ravages, la province ne s’en trouverait que plus malheureuse. Le nabab [Anaverdi kh.] qui gouverne à présent est un fort bon homme. »

Comme dans le même temps, Dupleix entretenait de bonnes relations avec ce nabab, qui vint lui rendre visite au mois de septembre 1745, et que Chanda S. ne fut mis en liberté qu’en 1748, on ne peut pas voir dans l’acte du 12 avril une intention bien arrêtée de provoquer nous-mêmes la guerre et d’y participer. Si elle devait éclater, ce seraient les Marates qui joueraient d’abord notre jeu. Tout au plus ne déplaisait-il pas à Dupleix que tout se gâtât ; avec l’installation à Arcate d’un prince ami de la nation, c’était la sécurité de Pondichéry assurée. La Compagnie, comme Dupleix lui-même, n’eurent pas d’ailleurs à intervenir actuellement en faveur de Chanda Sahib ; la guerre venait de reprendre avec l’Angleterre et les sièges de Madras et de Pondichéry retinrent d’une façon plus pressante leur attention.

*

Ce n’est qu’au début de 1749 que Dupleix fut amené à témoigner sa sympathie à Chanda Sahib par des actes positifs. Ce prince était enfin libre. La résolution de le soutenir par les armes sans consulter le Conseil supérieur et à plus forte raison la Compagnie apparaît dans la promesse d’assistance que Dupleix fit à Raja S., fils de Chanda S., dès le mois de février. L’approbation qu’il demanda à son conseil le 13 juillet fut de pure forme : tout était prêt pour la guerre depuis plusieurs mois et nos troupes entraient en campagne dès le lendemain.

Les lettres que Dupleix écrivit à la Compagnie les 31 mars et 28 juillet étaient des plus rassurantes. Tout était calculé pour lui représenter notre intervention comme des plus heureuses. Non seulement elle ne coûterait rien, puisque les dépenses et les frais d’entretien des troupes seraient à la charge de Chanda S., mais encore elle ne pouvait que nous procurer des avantages considérables pour notre commerce. Déjà le nouveau nabab nous avait donné les aldées de Villenour comme témoignage de sa reconnaissance ; de quels nouveaux bienfaits ne nous comblerait-il pas ? Quant à Muzaffer j., courant lui aussi après la fortune, Dupleix le représentait comme tranquille possesseur du royaume de ses pères et n’étant entré dans notre alliance que pour aider Chanda S. à recouvrer ses états.

L’accord du 13 juillet et la victoire d’Ambour qui le suivit presque immédiatement, furent connus en France sept mois plus tard, par une lettre de David, gouverneur des îles de France et de Bourbon ; la lettre de Dupleix n’arriva qu’après. Pour instruire la Compagnie d’un événement aussi glorieux, Dupleix avait employé des couleurs d’autant plus séduisantes que, comme nouveau témoignage de leur reconnaissance, les nababs avaient donné Mazulipatam à la Compagnie, accru le territoire de Villenour et cédé le district de Bahour avec ses aldées. Il est vrai qu’en retour, Dupleix laissait entendre qu’il comptait donner 800 blancs à Chanda S. pour l’aider à poursuivre ses succès et notamment à prendre Trichinopoly où Mahamet Ali s’était réfugié ; — mais le tout aux dépens de Chanda S. et sans qu’il en coûtât rien à la Compagnie (Lettre du 31 octobre 1749).

La nouvelle de ces succès, s’ajoutant à la belle défense de Pondichéry qui était encore dans toutes les mémoires, ne pouvait que flatter agréablement l’amour-propre de la Compagnie. Comme elle le reconnaît elle-même dans son Mémoire contre Dupleix publié en 1763,

« on se réjouit de nos succès, et l’on ne réfléchit pas assez sur les suites d’une alliance qui, sans être à notre charge, pouvait néanmoins devenir dangereuse, par cela seul qu’elle nous faisait sortir de cette neutralité, si nécessaire à toute compagnie commerçante. Ce fut une faute, sans doute, et pourquoi les syndics et directeurs hésiteraient-ils à en faire l’aveu ? Dans une administration aussi étendue, aussi compliquée que celle qui leur est confiée, on présumerait trop si on croyait ne s’être jamais trompé. »

Plusieurs lettres de la Compagnie et de ses agents vont nous faire connaître l’impression produite par ces premiers succès.

Lettre de Godeheu, du 15 février 1750. — Godeheu, dont le nom évoque d’autres souvenirs, fut un des premiers à féliciter Dupleix. Il lui écrivit :

« Vous nous donnez tant de matières à compliment qu’il n’est plus possible de trouver des expressions nouvelles pour vous en faire… C’est un évènement (la bataille d’Ambour) aussi glorieux pour vous qu’avantageux à la nation et à la Compagnie… Boscawen a écrit de vous à l’ambassadeur d’Angleterre en France dans les termes les plus forts et les plus avantageux. » (B. N. 9148, p. 245-246).

Lettre de Duvelaër, du 15 mars 1750. — Duvelaër, qui dirigeait à la Compagnie les services de l’Inde, lui écrivit de son côté le 15 mars que cette nouvelle victoire faisait autant d’honneur à la nation qu’à Dupleix lui-même ; il était seulement désagréable qu’on ne la connût que par voie indirecte et qu’on n’eût aucuns détails sur un événement de cette importance. On les attendait avec la plus grande impatience. (B. N. 9148, p. 68-69).

Le directeur Gilly se borna à exprimer à Dupleix (17 mars) combien il était touché de tout ce qu’il avait fait de beau, de bon, d’utile et d’honorable pour nos établissements qui, grâce à lui, étaient devenus d’une importance extrême. (B. N. 9148, p. 174-175).

Lettre de la Compagnie, du 15 juillet 1750. — Cependant, malgré la satisfaction intime qu’elle éprouvait de nos succès, la Compagnie ne pouvait oublier ses traditions ; elle rappela à Dupleix avec les plus grands ménagements que le souci du commerce devait passer avant les idées flatteuses de la victoire et elle lui donna des conseils de prudence et de modération.

« Quel que soit, lui écrivit-elle le 15 juillet 1750, le succès des opérations de Chanda S., dont nous devons juger favorablement, et par l’efficacité des secours dont vous nous parlez et par la justesse de vos dispositions, nous ne pouvons nous refuser à quelques réflexions que vous avez certainement fait vous-même avant vos nouveaux engagements avec le nabab.

« Quoique les fortifications de Trichinopoly ne soient rien en comparaison des nôtres, nous savons que c’est ce qu’il y a de mieux dans le pays et la bravoure même de nos troupes semble être un motif de crainte, quand il s’agit d’un siège qui peut devenir long.

« Mahamet Ali poursuivi n’aura-t-il pas de secours à attendre des Marates ; l’ouverture de cette nababie que Chanda S. a reçue du nouveau souba de Golconde serait-elle à l’abri de quelque révolution, si ce souba lui-même, malgré l’attache qu’il tient du Mogol, avait quelque concurrent parmi les descendants de Nizam à qui il a succédé ?

« Enfin les Marates toujours nombreux et toujours disposés à agir en faveur de qui les réclame, pour peu que le pillage les dédommage de leurs courses, auraient-ils promis une neutralité durable, presqu’aussi nécessaire que le firman du Mogol, dont nous vous supposons muni, pour la paisible jouissance des aidées qui vous ont été cédées ?

« C’est concevoir, nous direz-vous, des soupçons qu’une connaissance plus familière des choses ne pousserait peut-être pas si loin ; mais nous devons penser que la tranquillité, toujours favorable aux opérations de notre commerce, doit prévaloir aux idées flatteuses de victoires et de conquêtes. Si la circonstance de la guerre dernière nous a mis les armes à la main et si dans toutes les occasions nos troupes ont acquis une réputation qui éternisera le nom français dans l’Inde, cette même réputation ne peut-elle pas nous faire envisager par les princes ou seigneurs indiens comme une ressource pour leurs querelles particulières ou comme des médiateurs dangereux ? »

Lettre de Duvelaër, du 1er octobre 1750. — Duvelaër qui sans doute rédigea cette lettre au nom de la Compagnie, écrivit de son côté à Dupleix une lettre particulière pour justifier en quelque sorte les inquiétudes naissantes de la Compagnie.

« Nos premières dépêches, lui disait-il, répondent assez exactement à tous les articles de vos lettres. Vous ne devez pas être surpris de l’inquiétude de la Compagnie sur l’expédition de Trichinopoly et sur celles qui suivront nécessairement… Les maximes de l’administration d’une compagnie de commerce admettent toujours avec bien du scrupule les opérations militaires. »

Mais, au privé, Duvelaër reconnaissait que le tableau des revenus des aldées de Pondichéry et de Karikal présenté par Dupleix avait produit un très bon effet. « La Compagnie, ajoutait-il, connaît trop bien ses intérêts pour n’avoir pas vu avec admiration la réalité de vos promesses. » Que sera-ce si l’affaire de Mazulipatam réussit ?

Lettre de Godeheu, du 11 octobre 1750. — Godeheu, dont nous invoquons une seconde fois le témoignage, écrivait le 11 octobre :

« Rien n’est en vérité si flatteur que tout ce que vous avez procuré d’avantages à la Compagnie. Vous vous immortalisez et je ne doute pas que vos mesures soient prises de façon à les assurer contre tout l’avenir. Il ne faut plus que des ventes avantageuses non seulement pour la quantité mais encore pour la qualité des marchandises. C’est ce que les grands fonds que vous recevrez vous mettront en état d’exécuter. » (B. N. 9148, p. 249-250).

Lettre de Michel, du 28 novembre 1750. — Avec le directeur Michel, vieux commerçant nantais fort rompu aux affaires et d’un naturel très prudent, nous revenons aux réserves et aux réticences conformes au génie de la Compagnie.

« Le retour de la paix, écrivait-il à Dupleix le 28 novembre 1750, a occasionné beaucoup de nouveaux projets de commerce. La Compagnie des Indes entre autres a conçu de grandes espérances d’augmenter le sien ; en conséquence elle a fait passer des fonds considérables dans l’Inde ; ils y étaient nécessaires pour parvenir à son but ; mais ils ne suffisent pas si d’autres circonstances n’y concourent, surtout celle de la tranquillité des états d’où nous tirons nos amortissements. Nous espérons, Monsieur, que ce sera votre ouvrage et que vous couronnerez par une paix solide la gloire que vous avez acquise dans la guerre pour la nation et pour vous. On ne doit, dit-on, guerroyer que pour parvenir à ce but, Nos principaux actionnaires désirent beaucoup apprendre la fin des troubles qui agitent vos cantons ; ils craignent que nous ne nous engagions trop avant dans les querelles des petits princes de la presqu’île et que cela ne nous oblige d’être toujours armés et en guerre avec quelques-uns d’entre eux. Vous pouvez en juger mieux que personne. Nous le disons tous les jours et qu’on doit s’en rapporter à vous ; mais on ne guérit point les gens de la peur. D’ailleurs nos Français veulent jouir du présent et s’occupent fort peu de l’avenir. Tel est aujourd’hui le système des Parisiens et ce qui a donné une si grande recherche aux rentes viagères[13]. »

Lettre de Saint-Priest, de janvier 1751. — Les mêmes réserves et réticences se retrouvent avec plus de précision encore dans une lettre ou projet de lettre de St-Priest de janvier ou février 1751. St-Priest était commissaire du roi auprès de la Compagnie et remplissait ses fonctions avec vigilance, bon sens et sagacité. En rapport direct avec le contrôleur général des finances Machault, dont il n’était en réalité que le mandataire, il lui appartenait de soumettre au ministre tant ses observations personnelles que les propositions qu’il estimait les plus utiles aux intérêts de la Compagnie. Nommé au début de 1751 intendant du Languedoc, et mort peu de jours après, il laissa dans ses papiers une lettre ou mémoire qu’il se proposait d’envoyer à Dupleix. Nous ne savons si ce document fut effectivement expédié, mais comme il traduit avec une netteté qui ne fut jamais égalée les opinions qu’éveillait à la cour et dans certains milieux la politique nouvelle de Dupleix, nous croyons quand même devoir l’analyser et même en reproduire les parties essentielles.

Pour en bien saisir l’esprit, il importe d’abord de remarquer que cette lettre n’est inspirée que par les vicissitudes du siège de Tanjore, qui eut lieu de décembre 1749 à mars 1750. St-Priest ne connaissait pas encore le mauvais résultat de cette entreprise ; mais il savait qu’elle nous avait mis en possession de 81 aldées nouvelles à Karikal et que cette acquisition, s’ajoutant à la concession toute récente des aldées de Villenour et de Bahour, près de Pondichéry, avait doublé le territoire de la Compagnie. L’impression produite par ces événements ne pouvait être que très favorable en France ; on va voir cependant que St-Priest ne s’illusionnait pas au point de ne pas voir les difficultés dans lesquelles cette politique d’agrandissement pouvait nous entraîner. Et, sans blâmer le passé, il recommandait pour l’avenir la plus grande prudence.

« La guerre d’Arcate et de Tanjore, dit St-Priest, a procuré des avantages si réels à la Compagnie par le don des aldées de Villenour et de Bahour et par celles des environs de Karikal et par la décharge du tribut annuel que nous devons payer au roi de Tanjore qu’il ne conviendrait pas, après le succès, d’en blâmer l’entreprise ; mais au moins est-il permis de dire que cette guerre doit avoir des bornes et que ces bornes doivent être réglées par les intérêts de la Compagnie. Si le point de vue des aldées qui lui avaient été promises a été un motif suffisant pour donner des troupes au nabab [Chanda S.], ces mêmes troupes ne doivent pas être exposées plus longtemps et toute l’attention semble devoir se tourner à la conservation de ces mêmes aldées. Il faut, il est vrai, de la fidélité dans les engagements contractés avec Chanda S., mais je suppose que ces engagements n’ont pu être que de le rétablir dans sa nababie d’Arcate et point du tout de faire la guerre indéfiniment à son gré. Nous ne sommes pas, grâce à Dieu, parties principales, nous ne sommes qu’auxiliaires. Ne portons point nos armes dans le pays qui tient encore pour Nazer j. sans une nécessité évidente que je n’entrevois même pas. Tenons-nous liés avec Chanda S., mais n’allons point épouser la querelle de Muzaffer j. au point de nous dégarnir en lui donnant grand nombre de blancs pour continuer ses expéditions. Il serait heureux, il est vrai, d’avoir assez de terres pour couvrir les dépenses des comptoirs sans que d’Europe on fut tenu d’y fournir. Cet objet est rempli pour la côte de Coromandel. Soyons contents de ce premier pas ; ne songeons point du tout à nous agrandir et à être de grands terriens ; tenons-nous en à être de grands commerçants.

« Rien n’est si contraire au commerce que la guerre et comme le commerce est l’âme de la Compagnie, le but unique de sa formation et ce qui peut intéresser davantage l’état, il faut par une conséquence nécessaire convenir qu’il ne faut faire la guerre que quand il n’est absolument pas possible de faire autrement. Toutes les nouvelles particulières que l’on reçoit de l’Inde ne parlent que de la fuite des tisserands, de la désertion des marchands, de la désolation du pays ; avec tout cela comment le commerce peut-il bien aller ? Il y a plus : quand nous paraîtrons vouloir nous agrandir, nos voisins ne s’y opposeront-ils pas ? Ne seront-ils pas forcés de prendre parti pour Nazer j. sous le nom d’auxiliaires, si nous continuons à donner des troupes à son émule ? Les nouvelles publiques en ont même déjà touché quelque chose dans les gazettes d’Utrecht et d’Amsterdam. »

En conséquence, St-Priest invitait expressément Dupleix à ne point annexer le Tanjore, suivant la proposition qu’il en avait faite. Il lui disait aussi de ne pas compter sur un envoi de 3.000 hommes, comme il l’avait demandé ; jamais le pays ne comprendrait une pareille expédition. Tout ce que l’on pouvait faire était de porter nos effectifs à 1.500 hommes et l’on en faisait partir 300 immédiatement. Puis St-Priest continuait :

« Ne croyez pas, Monsieur, qu’en vous disant mon sentiment sur la guerre et ses suites, j’ai eu l’intention de critiquer indirectement la conduite que vous avez tenue. Avec la bonne opinion que j’ai conçue de votre capacité, je suis bien éloigné de penser de la sorte. Je suis persuadé que vous ne vous êtes déterminé que par de bons motifs et dans des circonstances dont il a été à propos de profiter. Le succès et les avantages que la Compagnie en a retirés achèvent de convaincre de cette vérité. Mais cette justesse dans les démarches, ce bonheur dans les entreprises déjà faites, la facilité que vous nous annoncez dans l’exécution de celles que l’on pourrait tenter me font craindre que vous ne penchiez pour d’autres expéditions militaires. Le désir de conquérir est la passion des grandes âmes et comme ce qui est passion affecte tellement que dès lors les difficultés ne sont presque pas aperçues, il a fallu dans tous les temps arrêter les plus grands personnages et modérer une ardeur qui, louable dans son principe, aurait pu être funeste dans ses effets. »

St-Priest terminait sa lettre en recommandant à Dupleix de ne point faire d’établissement au Pégou, si l’opération devait se faire militairement ; il n’avait pas moins de répugnance pour l’acquisition de Mazulipatam, s’il fallait l’obtenir par des troupes données à Muzaffer j. Des augmentations de territoire, en supposant même une continuité de succès toujours incertaine, ne compenseraient jamais l’interruption momentanée du commerce de la Compagnie.

« Cependant, concluait St-Priest, quand on écrit d’aussi loin, il est impossible de parler affirmativement, parce qu’il peut y avoir tels engagements pris, telles occasions pouvant se présenter où les réflexions que j’ai faites ne devraient pas l’emporter. Je ne puis que vous exhorter à vous servir de toute votre prudence dans les occasions délicates qui pourraient se présenter. Vous êtes plus que personne en état de vous déterminer et de prendre le parti le plus sage. »

Lorsqu’on examine les conseils plutôt que les ordres de St-Priest à la lumière des événements qui suivirent, on est obligé de reconnaître leur sagesse et leur clairvoyance. La Compagnie, par l’organe de son commissaire, ne repoussait pas tout à fait la fortune qui s’offrait à elle, elle se défiait seulement de ses charmes dangereux et laissait à Dupleix le soin de dénouer en douceur les situations qu’il avait créées et, avant de prendre elle-même une attitude définitive, attendait encore avec confiance la réponse de l’Inde aux espérances troublantes de son gouverneur.


L’hiver passe. Avec le retour du printemps arrivent les courriers apportant des nouvelles de l’Inde jusqu’au 3 octobre 1750. La guerre continue. Nous n’avons pas pris Tanjore ni commencé le siège de Trichinopoly, mais nous avons remporté de nouvelles victoires sur le Ponéar, occupé Trivady, Villapouram et Gingy et repoussé jusqu’auprès de Chettipet une formidable attaque de Nazer j., le soubab du Décan. On est vaguement en négociations avec ce prince pour le règlement des affaires : du moins Dupleix l’annonce en France.

Sans alarmer la Compagnie, puisque nous n’avons subi aucun échec sérieux et que les avantages obtenus paraissent au contraire consolidés, la continuation des hostilités ne produisit pas une bonne impression ; on commença à être inquiet. De nouvelles lettres vont nous traduire cet état d’esprit.


Lettre de Machault. — Le ministre Machault écrivit à Dupleix le 5 mai 1751 pour le féliciter de la belle conduite de nos officiers dans les diverses actions auxquelles ils avaient pris part, mais, ajoutait-il,

« je vous avoue que je verrai avec beaucoup plus de plaisir la relation des conférences et le traité de paix que vous m’annonciez devoir suivre de près vos derniers succès ; je ne saurais trop vous répéter que vous devez mettre tout en usage non seulement pour faire la paix, mais encore pour éviter avec soin toute occasion de rentrer en guerre ; les événements les plus favorables d’une guerre heureuse ne peuvent jamais faire autant de bien à une compagnie de commerce que la continuation de cette même guerre pourrait lui causer de préjudice. »

Comme Dupleix avait encore informé le ministre qu’en raison de l’importance prise par les événements il ne songeait plus à rentrer en France, Machault approuvait les raisons qui lui faisaient différer son retour ; il ne devait pas y penser tant que l’Inde ne serait pas revenue à un tel état de tranquillité qu’il put répondre à peu près à coup sûr que la guerre ne reprendrait pas en son absence.

Machault constatait enfin avec plaisir que, suivant les rapports de Dupleix, le commerce n’avait pas été tout à fait interrompu et il l’invitait à donner tous ses soins pour le rétablir.

Lettre de la Compagnie. — Les syndics et directeurs lui écrivirent de leur côté le même jour :

« Nous étions dans une grande impatience d’apprendre ce qui s’était passé à votre côte depuis le départ du vaisseau le Prince. Nous avons vu avec plaisir les avantages que vous avez eus sur Nazer j, ; nous n’avons qu’à applaudir à la sagesse de vos dispositions, ainsi qu’à la valeur des troupes et des officiers qui les ont conduites. Mais nous ne pouvons regarder ces avantages comme parfaitement réels qu’autant qu’ils vous auront conduit à une paix solide, seule capable d’opérer le bien des affaires du commerce, dont le ministre et la Compagnie désirent que vous vous occupiez essentiellement. »

*

Telle fut l’impression produite au sein de la Compagnie par les premières manifestations de la politique de Dupleix ; elle était fière de ses succès et acceptait comme un fait acquis les concessions qui en avaient été le fruit, mais en même temps elle invitait le gouverneur à la prudence et lui recommandait expressément de ne pas laisser se prolonger les hostilités. Une certaine réserve perçait déjà derrière les compliments et les témoignages de sympathie.


§ 2. — Jugement sur les événements survenus depuis le 3 octobre 1750 jusqu’à l’envoi d’une armée dans le Décan en janvier 1751.

Franchissons une nouvelle étape. À l’automne de 1751, on apprit la mort de Nazer j. tué le 16 décembre 1750. La disparition de ce prince pouvait marquer la fin des hostilités, puisqu’il paraissait être le seul obstacle au rétablissement de la paix. Quelle ne fut pas la surprise de la Compagnie en apprenant que non seulement Dupleix n’avait pas profité de ses succès pour déposer les armes, mais qu’il avait envoyé une armée dans le Décan avec Bussy et que, non content de créer une sorte d’empire français à la côte Coromandel, il s’établissait encore à la côte d’Orissa et créait à Mazulipatam le centre d’une nouvelle province soumise à notre domination ! Dupleix eut beau écrire des lettres pleines de confiance, où il annonçait la paix comme prochaine ; la Compagnie et les ministres commencèrent à craindre qu’il ne fût victime de ses propres illusions ; on ne croyait pas encore qu’il put chercher à les tromper. Des lettres particulières reçues de l’Inde étaient loin d’être aussi rassurantes. Un employé révoqué, du nom d’Aubry, avait donné l’alarme ; les conseillers exprimaient leurs inquiétudes et d’aucuns firent connaître que, si notre autorité croissait, c’était dans un amoncellement de nuages et sous la menace des tempêtes. Les Anglais, d’abord indifférents à nos succès dans l’espoir qu’ils nous épuiseraient, s’étaient ressaisis et, suivant les prévisions de Saint-Priest, faisaient nettement alliance avec notre ennemi, Mahamet Ali.

Une nouvelle série de lettres va nous traduire les inquiétudes naissantes de la Compagnie.


Lettre de Delaître, du 7 octobre 1751. — Au milieu du désarroi que ces nouvelles jetaient dans les esprits, Delaître, l’un des syndics de la Compagnie, adressa à Machault la lettre suivante :

« Il me paraît qu’on ne peut travailler à assurer la situation de la Compagnie dans l’Inde que dans deux systèmes, l’un de paix et de tranquillité où l’on se bornerait à ses anciennes possessions ou du moins à celles qui pourraient se concilier avec la bienveillance des princes du pays, où l’on se contenterait à l’égard du commerce, vis-à-vis des Maures, des privilèges qu’ils nous ont accordés et, vis-à-vis des nations européennes de le partager comme le passé avec elles. L’autre système serait celui de domination et d’agrandissement, où l’on voudrait augmenter ses possessions, soit pour en tirer des revenus soit pour en tirer pour le commerce des avantages dont on priverait les autres nations, où l’on voudrait obtenir de plus grands privilèges que les autres compagnies qui donneraient sur elles de la supériorité dans le commerce.

« Si l’on veut suivre ce dernier système, M. Dupleix et le conseil actuel de Pondichéry y peuvent être propres et en être chargés, mais il faut pour y réussir se résoudre à le soutenir dans l’Inde d’ici à plusieurs années avec des forces considérables en vaisseaux, hommes et argent et à courir les risques de la guerre en Europe.

« Si au contraire on veut suivre un régime de paix, il paraît absolument nécessaire de remettre le gouvernement de l’Inde en d’autres mains que celles de M. Dupleix et de le rappeler sous d’honnêtes prétextes, mais de manière qu’il n’ait pas le choix de rester ou de revenir, Quelques ordres qu’on lui envoie, de quelque autorité qu’ils soient revêtus, on ne peut se flatter de leur exécution ; tout ce qui dépend de la Compagnie à Pondichéry, gouverneur, conseillers, militaires, est intéressé à les éluder et les prétextes plausibles à cet effet ne leur manqueront pas. Peut-on espérer que M. Dupleix se dépouille de son caractère de domination et d’insubordination qu’il a porté partout, qu’après avoir été le maître absolu depuis qu’il est gouverneur, il se soumette à ce qu’on jugera à propos de lui prescrire et adopte d’autres principes que ceux sur lesquels il travaille depuis qu’il est en place et dont il est enivré ?

« Il y a d’abord une haine et une animosité personnelle entre les Anglais, les Hollandais, une partie des Maures et ce gouverneur. Beaucoup d’inquiétudes de toutes parts sur ses projets ; ces haines et ces craintes, soulevant des divisions et des guerres continuelles, ne pourront se calmer tant que M. Dupleix, leur cause principale, gouvernera et l’on ne croira point que nous voulions sincèrement nous contenir dans les bornes de la modération, tant que tout sera entre les mains d’un homme qui ne respire que l’agrandissement. Enfin la Compagnie ne peut avoir la paix dans l’Inde qu’en ne se mêlant point des affaires des Maures. M. Dupleix a pris à cet égard de trop grands engagements pour pouvoir l’espérer de lui.

« L’homme qui pourrait être capable de rétablir le bon ordre et le système de paix et de commerce dans l’Inde est bien difficile à trouver ; on ne connaît dans la Compagnie que M. Godeheu, commandant à Lorient, sur qui on peut jeter les yeux, mais il est d’un autre côté très nécessaire dans le poste qu’il occupe actuellement.

« Je soumets, Monseigneur, ces réflexions à votre jugement, mais j’ai cru de mon devoir de vous les présenter. »

Huit mois seulement s’étaient passés depuis le mémoire de Saint-Priest. Comme le ton des critiques a changé ! Pour juger l’œuvre de Dupleix, ce n’est plus le scepticisme du grand seigneur bienveillant ; c’est la franchise brutale du bourgeois âpre, logique et sans pitié. Il est vrai qu’en ces huit mois la cause de la paix avait été de plus en plus compromise et que les demi-mesures envisagées par Saint-Priest n’étaient plus de saison.

Delaître rédigea encore dans le même temps un long mémoire sur ce qui s’était passé dans le Décan depuis 1740 jusqu’à la mort de Nazer j. En cet écrit où il continue à se méfier de l’ambition de Dupleix, il conseille aussi de le rappeler sous quelque prétexte honnête, de crainte, en agissant trop ouvertement, de le pousser à la rébellion.

Les suggestions de Delaître restèrent provisoirement lettre morte. Nous n’avions pas encore éprouvé dans l’Inde de revers sérieux ; la fortune paraissait au contraire nous favoriser ; avec quelque chance, il pouvait encore arriver que, contre toute prévision, la politique de Dupleix vint à triompher. La Compagnie n’entendait pas se priver avant l’heure des bénéfices qui pouvaient résulter de nouveaux succès. Aussi le ministre se contenta-t-il d’enregistrer, sans donner suite à aucune d’elles, les réflexions qui lui avaient été soumises. On notera seulement en passant que, pour remplacer Dupleix, Delaître avait déjà prononcé le nom de Godeheu, directeur de la Compagnie à Lorient, qui, quinze ans auparavant, avait fait un long voyage en Chine et dans l’Inde. L’idée devait faire son chemin.

La crainte que les guerres de l’Inde eussent leur répercussion en Europe où la paix était mal assurée avec l’Angleterre, était la principale cause des défiances à l’égard de Dupleix ; les considérations commerciales ne venaient qu’en second lieu. Il se mêla malheureusement à ces motifs de suspicion d’ordre politique un sentiment d’une nature plus délicate. Si la Compagnie avait reçu des accroissements de territoire fort importants pour prix du concours donné en son nom à Chanda S. et à Muzaffer j., Dupleix et sa famille ne s’étaient pas laissés oublier. Sa femme, la jeune Chonchon et lui-même avaient obtenu en numéraire ou en jaguirs des revenus considérables, que l’éloignement grossissait encore. Ces nouvelles, connues en France, y créèrent un certain malaise ; on eut mieux aimé que notre politique indoue parut plus désintéressée. Dupleix, il est vrai, n’innovait rien ; pour des services analogues, Dumas, son prédécesseur, avait reçu du nabab du Carnatic la pleine propriété des aldées d’Archivac et de Tondemanatom. Mais que n’avait-on pas dit contre Dumas pour avoir confondu ses intérêts et ceux du gouvernement ? Afin d’empêcher le retour de pareils abus, la Compagnie décida qu’à l’avenir tous les dons de cette nature faits à l’un de ses gouverneurs, lui feraient normalement retour.


Lettre de Silhouette, du 11 octobre 1751. — Silhouette, successeur de Saint-Priest au commissariat de la Compagnie, traduisait au ministre ces impressions fâcheuses dans une lettre du 11 octobre 1751 et il ignorait encore le partage des trésors de Nazer j.

« J’ai pris la liberté, disait-il, avant que de partir de Paris, de vous parler de l’état de l’Inde et de vous supplier même d’y réfléchir sérieusement. Depuis que je suis arrivé ici [la lettre est datée de Lorient], j’ai vu une lettre particulière qui marque que non seulement M. Dupleix a eu une pension de 100.000 rs. mais que Madame Dupleix en a eu une pareille et sa fille d’un premier lit nommée Chonchon une de 50.000. Ce qui fait entre eux 600.000 francs de pension. Voilà, Monseigneur, le fruit d’une guerre très ruineuse et très coûteuse à la Compagnie, à laquelle, en conséquence de cette même guerre, on propose une augmentation des dépenses actuelles et l’on fait simplement envisager des profits futurs et incertains. J’ai l’honneur de vous représenter de nouveau qu’au moyen des pensions que le vice-roi de Golconde paye ou s’est engagé de payer tant à la famille de M. Dupleix qu’aux principaux officiers du Conseil et des troupes, tout est vendu et que la Compagnie n’a plus ni gouverneur, ni conseillers, ni troupes. Je crois le mal au degré qu’il serait de la prudence d’user de plus d’une précaution pour y faire exécuter les ordres du roi et de la Compagnie, qui mérite une attention plus sérieuse… » (B. N. 9355, p. 200-201).

Tout est vendu ! C’est bientôt dit. Est-ce exact ? Très sincèrement, nous ne croyons pas que Dupleix ait engagé et prolongé la guerre dans l’Inde en vue d’en tirer un bénéfice personnel ; mais quand la guerre fut déclarée, il ne négligea pas ce bénéfice, d’autant plus que, privé du concours financier de la métropole, presque toujours impuissant à faire rentrer les revenus du pays, il se trouva bientôt obligé de recourir à ses propres fonds pour soutenir les hostilités. Il est d’ailleurs faux que madame Dupleix et sa fille aient touché les rentes territoriales qui leur furent données ; elles les abandonnèrent au profit d’œuvres de bienfaisance et de religion. Mais cet abandon, Silhouette ne pouvait le connaître quand il écrivait sa lettre du 11 octobre. Dupleix par contre toucha, même après son départ de l’Inde, non pas la pension, mais les revenus territoriaux que lui abandonna le soubab. Nos règlements actuels s’opposent à juste titre à de tels errements ; ils étaient courants au xviiie siècle ; l’important était de ne pas dépasser la mesure. Il faut croire que Dupleix la dépassa, puisque la vertu de Silhouette en fut offensée.

Les gratifications excessives dont bénéficièrent nos officiers, notamment au Décan, et qui en octobre 1751 n’étaient pas encore connues en France, ne contribuèrent pas peu de leur côté à jeter sur nos opérations militaires et même sur la politique de Dupleix une certaine défaveur. On s’enrichissait vraiment trop dans l’Inde et la grandeur de l’œuvre disparaissait derrière la magnificence des fortunes privées. Par les facilités que Dupleix leur donna pour s’édifier, il justifia les critiques dont elles furent l’objet, et qui finirent par l’atteindre personnellement.


Lettre de la Compagnie, du 1er février 1752. — L’envoi d’une armée dans le Décan provoqua de la part de la Compagnie les observations suivantes dans une lettre du 1er février 1752 :

« Nous ne pouvons approuver, Monsieur, le détachement que vous avez fait de vos cipayes et principalement de 300 français qui devaient conduire Muzafer j. et rester à sa solde jusqu’à ce qu’ils soient remis dans un de nos comptoirs. Ce détachement paraît inutile si tout le pays était tranquille et soumis et ne paraît pas suffisant s’il y avait quelque révolution à craindre. Nous sommes d’ailleurs effrayés de la longueur du voyage et de l’incertitude du retour. Qu’est-ce que pourront faire ces troupes, si Muzafer j. leur refuse les secours nécessaires pour traverser la grande étendue de pays qui sépare Aurengabad de nos comptoirs ? Et si ces troupes sont forcées de rester à Aurengabad, ne craignez-vous pas que leur discipline et leur exemple ne tendent à aguerrir les peuples au préjudice de notre commerce et même de notre sûreté ? Beaucoup d’autres raisons nous feront apprendre avec un sensible plaisir le retour de ce détachement, si Muzafer j. vous tient à cet égard la parole qu’il vous a donnée, mais s’il y manque et qu’il voulut retenir nos troupes, ne manquez pas de leur faire intimer l’ordre du roi de rentrer dans nos comptoirs. Les troupes que la Compagnie envoie dans l’Inde sont destinées uniquement à la conservation et à la défense de ses établissements ; les frais et la difficulté du transport et la conservation des citoyens qui, dans toutes les conditions, sont infiniment chers à l’État, exige qu’on ne s’en serve que pour les usages auxquels ils sont destinés. Vous ne devez donc point faire sortir de troupes dans l’étendue de nos concessions, à moins que ce ne soit pour les changer et pour les faire passer d’un comptoir dans un autre ou dans le cas d’une guerre défensive… Vous voyez donc par là que l’intention de la Compagnie est d’éviter soigneusement d’entrer dans une guerre auxiliaire, à moins qu’on n’y soit forcé par les secours que fourniraient les autres nations européennes ».

Cette lettre officielle était accompagnée d’une autre qui l’était moins. On disait à Dupleix :

« L’objet de cette lettre particulière, Monsieur, est de vous instruire de la décision du roi et de la Compagnie sur le secours de 3.000 hommes demandé par Muzafer j. Vous avez bien senti vous-même tout l’inconvénient de cette demande, mais il semble que vous soyez seulement porté à le réduire au nombre de 1.000 hommes et que vous ne trouviez pas grand inconvénient à accepter la proportion sur cette réduction. Nous pensons autrement sur cet article ; nous voyons toute la peine que vous avez eue à terminer les troubles de l’Inde… nous craignons tout ce qui pourrait aguerrir les naturels du pays. Y a-t-il quelque chose plus capable de les discipliner que d’avoir toujours sous les yeux un corps de troupes françaises, qui deviendrait lui-même inutile, si on ne le maintenait dans une exacte discipline ? Les naturels du pays, une fois aguerris, ne deviendraient-ils pas nos maîtres et devons-nous hazarder de nous trouver dans un état aussi dangereux ?… Il est temps de borner l’étendue de nos concessions dans l’Inde. La Compagnie craint toute augmentation de domaine, son objet n’est pas de devenir une puissance de terre… Le parti que nous devons prendre est celui d’une exacte neutralité… Se lier avec Muzafer j. et Chanda S. dans des engagements ultérieurs, ce serait s’exposer à servir leur ambition et à perpétuer dans l’Inde des troubles qui ne pourraient jamais manquer d’être funestes à notre commerce. Un revers seul peut suffire pour nous faire perdre la supériorité que nous avons acquise et vous avez pu voir par les dernières lettres, tant du ministre que de la Compagnie, qu’une paix solide et durable était le seul but où vous deviez tendre en écartant avec soin tout ce qui serait capable de la troubler. Tout se réunit donc pour refuser à Muzafer j. les troupes françaises qu’il demande à sa solde et vous ne pouvez manquer de raisons pour adoucir et pour lui faire même approuver ce refus ».


Lettre de Montaran, du 1er février 1752. — Il n’est pas jusqu’à Montaran, l’autre commissaire de la Compagnie, tout dévoué à Dupleix, qui ne lui écrivit dans une lettre du même jour, 1er février 1752 :

« que les avantages que la Compagnie avait remportés ne fermaient point les yeux sur les inconvénients qui étaient résulté des troubles de l’Inde, qu’on voyait avec douleur que deux années de paix n’avaient servi en rien à relever notre commerce à la côte de Coromandel et qu’on craignait que la continuation des troubles ne s’opposât à son rétablissement ; — qu’une paix solide et le rétablissement de ce commerce étaient cependant le vœu général de toute la France ; — que les succès même n’étaient véritablement succès qu’autant qu’ils conduisaient à ces deux objets si désirés. Que répondre à ceux qui prétendent que nous préférons la qualité de conquérants à celle de négociants ? J’ai beau dire que vous êtes éloigné de cette erreur séduisante ; j’ai beau en rapporter pour preuve le traité que vous avez fait avec les Maures après la prise de Madras, et les démarches auxquelles vous vous êtes porté dans toutes les occasions pour pacifier les troubles ; j’ai beau dire qu’on doit être assuré de la paix, quand on n’a plus d’ennemis, on me répond toujours qu’on n’a point de nouvelles certaines de la paix, que le commerce n’est point rétabli, qu’il y a des mécontents dans le pays, que les Marates peuvent s’y joindre et que les nations européennes peuvent les soutenir… Vous ne devez point être étonné de cette façon de penser de la part d’une compagnie commerçante, qui souffre nécessairement de tout ce qui trouble son commerce et vous ne devez pas croire que le ministère puisse avoir d’autres sentiments. »

En publiant tout ou partie de ces lettres dans son Mémoire de 1763, la Compagnie se plaisait à en souligner le ton adouci et conciliant, non sans ajouter que si elle eût connu l’exacte vérité sur les affaires de l’Inde, elle eût parlé d’une tout autre façon. Elle croyait n’avoir plus d’ennemis et craignait seulement qu’il n’en surgit. Nul doute, disait-elle, que si Dupleix lui eût représenté le nombre de ceux qu’il avait à combattre : Maïssour, Tanjore, Maduré, les Marates, au lieu d’éloges et de récompenses, elle se fut hâtée de faire cesser une administration si contraire à son esprit et à ses intérêts.



§ 3. — Impression produite par les succès de Bussy.

Les lettres que nous venons de citer sont du mois de février 1752. Plusieurs mois se passent : des nouvelles plus fraîches arrivent de l’Inde. Nos troupes envoyées dans le Décan, loin de se heurter aux résistances que l’on redoutait, se sont au contraire couvertes d’une gloire immortelle ; le soubab nous a fait de nouvelles concessions, et à Dupleix lui-même il a donné les terres de Valdaour avec un revenu annuel de 240.000 livres. Dans le Carnatic, le siège de Trichinopoly est commencé ; il traîne, il est vrai, en longueur, mais nous n’avons subi nulle part aucun échec et Dupleix laisse entendre que la place ne tardera pas à succomber. Rien, sinon la crainte d’un revers de fortune, qui puisse alarmer le public.

Sous l’influence de ces heureuses nouvelles un double courant se dessine. Une partie de l’opinion, fatiguée de la continuité de la guerre, penche de plus en plus, selon les vues de Delaître, à faire donner à Dupleix des instructions pour arrêter coûte que coûte la marche de nos armées victorieuses ; c’est la moins nombreuse. Une autre, flattée des victoires de Bussy et confiante que les événements du Carnatic tourneront également à notre avantage, n’était pas d’avis qu’il fallût abandonner la partie. Entre les deux toute une foule, irrésolue et flottante, qui n’osait ni approuver ni condamner.

La Compagnie elle-même ne savait si elle devait accueillir ou refuser des avantages nouveaux qui se présentaient de façon si séduisante ; elle était incontestablement gênée par les ordres qu’elle avait donnés de rappeler nos troupes du Décan, or c’est le Décan qui nous donnait toutes les satisfactions.


Observations sur les instructions à envoyer à M. Dupleix, milieu de 1752. — C’est dans ces conditions qu’un écrivain resté anonyme rédigea vers le milieu de l’année 1752 une sorte de mémorandum sous le titre d’Observations sur les instructions à envoyer à M. Dupleix. L’auteur, qui était soit un commis de la Compagnie chargé de lui préparer une sorte de rapport sur la situation présente, soit un directeur ou syndic à qui le ministre avait demandé ce travail, est évidemment partagé entre les sentiments contradictoires qui agitaient l’opinion ; il voudrait bien pouvoir approuver sans restriction les conquêtes de Dupleix, cependant il est obligé de faire des réserves : aussi ses observations sont-elles infiniment moins nettes et moins concluantes que celles de Saint-Priest ou de Delaître.

Le document étant un peu long, nous nous bornerons à l’analyser.

Sans approuver ni blâmer ce qui a été fait par le passé, il convient de partir du point où l’on est actuellement pour choisir le meilleur système politique dans l’Inde.

La péninsule en deçà du Gange est agitée depuis longtemps de guerres inutiles presque continuelles et divisée en différents partis qui respectent peu l’autorité du Mogol. Un de ces partis a pris le dessus grâce à l’appui des Français et nous a accordé de nouvelles concessions. Cet agrandissement des Français a occasionné la jalousie des Anglais et des Hollandais qui ont pris parti contre les princes protégés par nous, de telle sorte que nous les avons pour ennemis déclarés ou secrets. D’après les bruits qui viennent de l’Inde, leurs forces unies sont supérieures aux nôtres.

Telle est la situation sur laquelle il s’agit d’opérer en France et d’ordonner ce qu’on jugera le plus à propos pour la conservation de notre commerce de l’Inde.

Il y a deux partis à prendre : nous consolider par des négociations qui amèneraient une paix durable ou nous maintenir par la force de la réputation de nos armes.

Les négociations, si désirables fussent-elles, seraient longues et pendant ce temps il faut agir et ne pas être débordé par les événements ; aussi convient-il de traiter d’abord ce qui concerne le second parti.

Or, nous ne pouvons conserver nos avantages dans l’Inde sans des forces considérables ; autrement les Anglais et les Hollandais ou même simplement les princes indiens se porteraient à notre destruction. La question se réduit donc à prescrire à Dupleix l’usage des forces qu’on mettra à sa disposition. Pour cela, les bornes que nous mettons à notre agrandissement, l’étendue des engagements que nous prendrons avec les princes indiens, les règlements que nous ferons avec les nations européennes sont les trois points principaux sur lesquels il faut s’expliquer avec Dupleix.

a) Notre agrandissement peut se faire ou par l’acquisition de nouvelles possessions ou par l’obtention de nouveaux privilèges en faveur de notre commerce. On ne traitera ici que des nouvelles possessions : le second point est renvoyé aux mesures à prendre avec les nations européennes. À l’égard des nouvelles acquisitions, il paraît qu’il n’y a que quelques terres aux environs de Pondichéry qui ouvriraient à notre commerce de nouvelles branches et dont l’acquisition et la conservation seraient compensées par des revenus suffisants. Toutes autres terres pourraient nous entraîner à la guerre et leurs revenus ne compenseraient pas les dépenses.

b) Pour l’étendue de nos engagements avec les princes indiens, étant donné qu’en portant nos troupes loin de Pondichéry on risque de les exposer à un échec impossible à réparer, il conviendrait de ne promettre de secours à ces princes que si nos troupes pouvaient rester en communication avec Pondichéry de façon à assurer leur retraite. Or les engagements pris par Dupleix vont beaucoup plus loin, puisqu’il a fait accompagner Salabet j. jusqu’à 200 lieues de Pondichéry par 200 français et 4 ou 500 cipayes et qu’il a pris un engagement encore plus étroit en se revêtissant de la qualité de lieutenant-général du nabab depuis la Quichena jusqu’au Cap Comorin. Dans le Carnatic même, il a envoyé pour soutenir Chanda S. des forces jusqu’à Arcate et Trichinopoly, qui sont à 30 lieues de Pondichéry. Dupleix est donc loin du système de guerre et de prudence que l’on vient d’établir.

Cependant il serait imprudent de lui prescrire tout d’un coup ce système, car il n’est pas douteux que les Anglais profiteraient de notre retraite pour prendre notre place et nous perdrions du même coup tous les avantages qui nous ont été consentis. Mais il est permis d’arrêter des lignes de conduite pour l’avenir et de poser à Dupleix des bornes précises dans lesquelles les secours qu’il accorderait aux princes indiens devraient être renfermés. On pourrait à cet égard lui faire observer, par une raison flatteuse pour son amour-propre, que malgré les dangers de son système, la Compagnie pourrait s’y livrer aveuglement s’il était immortel, mais s’il venait à disparaître, trouverait-on un homme capable de soutenir le poids de pareilles affaires ? Il lui importe donc de ramener les choses « à des principes de modération et de prudence soutenables par des hommes ordinaires, tels que seront vraisemblablement ceux qui géreront après lui. »

Pour en finir avec cet article, nos projets d’agrandissement dans l’Inde étant proportionnés à nos forces, il serait bon que, pour en restreindre ou en augmenter l’étendue, la Compagnie sache si elle ne doit compter que sur ses propres forces et ne doit pas aussi attendre quelque secours du roi. Il est même nécessaire qu’elle le sache pour déterminer sa conduite à l’égard des Anglais et des Hollandais.

c) C’est au roi de régler les vues générales qui doivent présider à nos relations avec ces deux nations ; la Compagnie se bornera à exposer les différents points de vue qui excitent le plus leur jalousie. Il y en a trois :

1° « Les traités de commerce exclusifs dans nos pays, les privilèges qui donnent un plus grand cours aux monnaies fabriquées par une nation qu’à celle des autres nations, qui assujettissent ses marchandises à payer de moindres droits d’entrée et de sortie, sont des sources intarissables de haine, de mauvais procédés et même de guerre indirecte entre les nations européennes de l’Inde. » — Ce point de vue est exact, mais les Anglais et les Hollandais n’ont rien à nous reprocher sur cet article ; plus que nous-mêmes ils ont pratiqué autant qu’ils ont pu l’exclusivisme commercial ; leurs réclamations sont sans fondement ; nous pouvons continuer.

2° Les Hollandais se sont plaints des droits que nous avons exigés d’eux à Mazulipatam pour les marchandises venant par la rivière de Narzapour. — Comme ils payaient ces droits au nabab qui nous les a cédés, nous n’avons aucune raison de nous en dessaisir.

3° Les Hollandais se sont encore plaints des règlements de police auxquels nous les avons assujettis dans leur loge de Mazulipatam. — Ils n’en étaient pas exempts au temps des Maures ; quant à nous, auraient-ils donc voulu que nous leur permettions d’avoir dans leur loge tel nombre de soldats et d’y faire tel amas d’armes et de munitions qu’ils jugeraient à propos contre notre propre sécurité ?

Tels sont les principes de convenance et d’équité sur lesquels, s’il plaisait au roi, la Compagnie pourrait donner des instructions à Dupleix quant aux plaintes des nations européennes, sauf dans l’application à agir avec la plus grande modération. Mais, quelles que soient les instructions données, on ne fera point cesser les griefs des Anglais et les Hollandais tant que subsisteront sur les autres nations les prérogatives commerciales qu’on obtient des princes de l’Inde soit par des traités de commerce exclusif dans leur pays, soit par des exceptions de droits sur les marchandises et tant que continueront les secours d’hommes, d’armes, munitions et argent que, pour obtenir ces privilèges, on accorde aux princes de l’Inde dans les guerres qu’ils soutiennent entre eux.

Comme conclusion, nous ne pouvons nous refuser de soutenir les Maures si les Anglais en font autant ; l’important est de ne pas exposer nos troupes trop loin de leur base d’opération, qui est Pondichéry. » (B. Nat. 9355, p. 251-255).

Ne pas exposer trop loin nos troupes ! elles étaient à ce moment à Aurengabad, non pas à 200 mais à 400 lieues de Pondichéry. On pouvait légitimement avoir quelque inquiétude sur leur sort, non moins que sur l’opportunité d’opérations aussi audacieuses. Cependant l’auteur ne paraît pas autrement anxieux ; à part quelques revers sans gravité, la fortune n’a cessé de nous sourire depuis trois ans ; pourquoi ne continuerait-elle pas de nous être propice ? Le succès n’appelle-t-il pas le succès ? Mais, comme un voyageur embarqué par un temps d’orage, il contemple quand même avec une curiosité soucieuse les nuages de l’horizon. Selon une formule employée un jour par Dupleix, 600 hommes armés de bâtons sont quelquefois plus forts que 25 autres armés de fusils.

La prolongation des hostilités provoquait au fond plus de nervosité que de crainte effective et l’on ne se passionnait qu’avec une extrême modération pour des événements aussi lointains ; seuls les initiés y portaient intérêt. Ceux qui voulaient être rassurés l’étaient pleinement par les lettres de Dupleix qui respiraient toujours la plus entière confiance ; les logiciens ou les raisonneurs, recevant d’autres informations, craignaient qu’un jour quelque mésaventure ne traversât nos succès.


Lettre de Silhouette, du 13 septembre 1752. — C’est sous cette impression que Silhouette écrivit à Dupleix :

« Je me suis fait plus d’une fois des reproches, Monsieur, d’avoir différé aussi longtemps à vous écrire ; la grâce que le roi est disposé à vous accorder, en érigeant en marquisat la terre que vous êtes dans l’intention d’acheter, m’offre l’occasion de vous en faire mon compliment et je vous le fais sur tous les succès que vous ayez eus jusqu’ici ; il s’agit de les couronner par la paix ; c’est ce que le ministère et le public attendent avec impatience. On préfère généralement ici la paix à des conquêtes et les succès n’empêchent pas qu’on ne désire un état moins brillant mais plus tranquille et pl us favorable au commerce. C’est dans cet esprit que j’ai toujours parlé à M. de Savalette et à M. votre neveu, lorsqu’ils m’ont fait l’honneur de venir me voir. On va jusqu’au point de craindre des possessions qui pourraient engager la nation dans les guerres des princes de l’Inde. On désire de n’y être mêlé pour rien et de n’y avoir aucune part. La vérité et la franchise dont je fais profession m’engagent à ne pas vous dissimuler que tout système qui paraîtra s’éloigner de ces vues de neutralité n’aura pas l’approbation du roi, du ministère et du public. On ne veut pas devenir une puissance politique ; on ne veut que quelques établissements en petit nombre, pour aider et protéger le commerce : point de victoires, point de conquêtes, beaucoup de marchandises et quelque augmentation de dividende. Il est certain que depuis longtemps les retours de l’Inde ne mettent pas la Compagnie en état d’augmenter le dividende et c’est là cependant aux yeux de presque tout le public la pierre de touche pour juger du mérite des opérations de l’Inde. D’année en année on a nourri et flatté ses espérances. On a toujours annoncé la paix comme prochaine, elle n’est point encore assurée ; Trichinopoly la suspend ; la confiance à cet égard est presque usée et elle est sur le point de s’anéantir. Voilà, Monsieur, une peinture fidèle de la disposition des esprits. J’envoie ma lettre ouverte à M. de Savalette, afin qu’en vous la faisant parvenir il y joigne ses réflexions et qu’il puisse vous dire que cette manière de m’expliquer avec vous est la meilleure preuve que je puisse vous donner de l’envie que j’ai de mériter votre estime. »

Cette lettre qui ne diffère pas dans son ensemble de toutes celles qui précèdent, mérite cependant une attention particulière par l’appel à l’opinion des actionnaires que Silhouette met en cause ; ceux-ci craignaient que la guerre ne diminuât leurs dividendes. Silhouette ne crut pas devoir laisser ignorer à Dupleix les dangers auxquels il s’exposait, s’il ne tenait pas compte de leurs sentiments.


Lettre de Montaran, du 20 septembre 1762. — Citons encore une seconde et curieuse lettre de Montaran, du 20 septembre. L’air de confiance qu’elle respire et certains conseils qu’elle renferme lui donnent un intérêt particulier.

« Je compte assez sur votre amitié et vous devez être assez sûr de la mienne, disait Montaran, pour que je puisse vous gronder un peu sur le ton de quelques-unes des lettres que vous avez écrites à la Compagnie. Il est un peu trop léger et même aigre quelquefois. Je sais bien que de tous ceux qui composent la direction il n’y en a point qui vous vaille ; aussi de vous à chacun d’eux en particulier vous pouvez leur écrire comme vous voudrez, mais quand vous écrirez au corps de l’administration, les directeurs et les syndics réunis sous l’inspection de commissaires du roi qui font eux-mêmes partie de l’administration forment un corps considérable dans l’état et j’ose dire respectable par la protection que le roi lui accorde. Je vais plus loin, il est de votre intérêt à vous-même de le faire respecter. C’est de ce corps que vous tenez vos pouvoirs ; c’est en son nom que vous agissez et par conséquent c’est vous honorer vous-même que d’honorer le corps d’administration. Vos lettres ne peuvent pas être secrètes ; quinze ou seize personnes les lisent ou en entendent la lecture et déposées d’ailleurs dans le secrétariat de la Compagnie, il est impossible qu’elles ne passent pas par les mains de plusieurs subalternes. Quand vous écrirez, dis-je, à ce corps, il est de votre prudence de bannir de vos lettres toute aigreur et toute apparence de mépris. On peut être ferme poliment et c’est ce que je vous demande autant pour vous que pour la Compagnie. »

Abordant alors les affaires de l’Inde, Montaran critique un passage d’une lettre de Dupleix où il disait à la Compagnie que « quelque part où les Anglais se portent dans l’Inde, ils le trouveront partout comme auxiliaire ou même comme partie principale. » Montaran trouvait ce dernier terme un peu cru et craignait que bien des gens n’y vissent une envie déterminée de faire la guerre. Le terme de représailles était le seul où il dut se renfermer ; encore fallait-il que l’insulte qu’on aurait à repousser fût considérable et que la réparation ne put pas attendre le temps des négociations.

Montaran ne saurait dire combien la paix est désirée par tout le monde en ce moment surtout où la Compagnie souffre du retard de l’arrivée des vaisseaux de l’Inde. Les Anglais répandent des bruits qui nous sont désavantageux. On est impatient d’apprendre la prise de Trichinopoly et la conclusion de la paix. Mais si, malgré les soins de Dupleix, les troubles de l’Inde se perpétuaient encore, « n’oubliez rien au monde pour nous envoyer des cargaisons riches et abondantes. Le principal cri contre la guerre vient de l’interruption ou plutôt de la diminution du commerce. Cet inconvénient n’a été que trop réel ; faites-le cesser. »

Dupleix est libre de rentrer en France ou de rester dans l’Inde. L’intérêt de la Compagnie est qu’il reste le plus longtemps possible à la tête de ses affaires ; mais elle ne peut rien exiger à cet égard et s’il lui plaît de revenir soit pour motif de santé soit pour jouir en son pays de la considération et du respect universel qu’il a su s’attirer, c’est un désir trop légitime pour qu’il soit contrarié ou combattu. » (B. N. 9155, p. 41-45).

Lettre de Rouillé, du 9 octobre 1752. — De semblables considérations, purement commerciales, inspirent une lettre que le ministre de la marine Rouillé écrivit de Fontainebleau le 9 octobre.

Rouillé a conféré plusieurs fois avec le garde des sceaux des succès remportés par Dupleix dans l’Inde ; ils en ont pesé ensemble les avantages et les inconvénients, non sans reconnaître sans doute que c’était un problème tout nouveau qui leur était soumis.

« Ou ne peut disconvenir, disait Rouillé, que les avantages remportés ne soient glorieux pour le roi et pour le nom français, mais il n’en est pas moins à désirer de voir finir une guerre qui ne peut se continuer qu’au préjudice du commerce, puisqu’on assure que toutes les manufactures sont abandonnées. Et les succès passés, de même que ceux dont on pourrait encore se flatter pour l’avenir, ne seront censés avoir produit des avantages réels et intéressants pour la Compagnie, qu’autant qu’ils contribueront à ramener bientôt la paix et la tranquillité beaucoup plus désirable pour le bien, la sûreté et l’accroissement de son commerce et des établissements qui peuvent le favoriser, qu’une trop grande supériorité qu’elle ne pourrait maintenir que par le sacrifice des fonds destinés à ces objets importants et qui d’ailleurs ne servirait qu’à donner de l’ombrage et à faire naître ou augmenter la jalousie de nos concurrents. » (B. N. 9150, p. 134).

Lettre de Montmorency-Laval, du 14 octobre 1752. — Un simple mot de Montmorency-Laval, l’un des syndics de la Compagnie. Après avoir félicité Dupleix du titre de marquis qu’il vient d’obtenir, Montmorency-Laval s’estime lui-même trop bon français et trop attaché au bien de l’État pour ne pas désirer que Dupleix reste encore dans l’Inde, où sa présence est absolument nécessaire. (B. N. 9150, p. 50-60).



§ 4. — Lettre du 2 janvier 1753, sur la politique générale préconisée par Dupleix.

Les lettres qu’on vient de lire, sans constituer une approbation même indirecte de la politique de Dupleix, n’en sont pas non plus un désaveu formel. La Compagnie et les ministres ne connaissent guère les événements de l’Inde que par les rapports du gouverneur ; tout paraît se passer de la façon la plus heureuse pour nos intérêts ; la seule crainte que l’on éprouve est que la paix ne se rétablisse pas et l’on invite Dupleix à la restaurer, sans rechercher des avantages nouveaux. Mais, en dehors du Carnatic et du Décan, celui-ci avait encore des vues sur d’autres parties de l’Inde et même en Indochine ; il rêvait de fonder un établissement au Pégou, un autre à Surate, un troisième à Colèche, d’étendre la domination du soubab du Décan c’est-à-dire la nôtre sur le Bengale, et il parlait d’envoyer une ambassade au Mogol et de conclure un traité d’assistance mutuelle avec le vice-roi de Goa. Ces conceptions ne tendaient à rien moins qu’à soumettre l’Inde presque tout entière à notre autorité. La Compagnie qui connut ces projets par des lettres qui s’échelonnent du 30 janvier 1750 au 19 février 1752 en conçut quelque émoi, et même de la crainte. Aussi n’hésita-t-elle pas, non point à recommander la prudence à Dupleix, mais à lui défendre expressément de donner une suite quelconque à ses propositions. Tel fut l’objet de sa lettre du 2 janvier 1753, dont les termes sont déjà moins bienveillants que dans les lettres précédentes.

À propos de l’établissement au Pégou, on lui faisait observer que rien dans les lettres de la Compagnie des 30 septembre 1750, 28 décembre 1751 et 25 septembre 1753 ne l’autorisait à croire qu’il put « donner ou promettre aucun secours ni en hommes ni en munitions de guerre et encore moins à vous emparer de la rivière de Siriam.

« Nous n’avons en aucune façon approuvé que vous vous rendiez de force ou de bon gré maître exclusivement du commerce du Pégou ni que vous entriez dans le pays parce qu’il était ouvert au premier qui s’y présenterait ou parce que l’usurpateur n’y a aucun droit ; c’était, disiez-vous, dans ces occasions que le plus fort l’emporte, sauf à faire, quand on est en possession, son traité avec l’usurpateur ou avec le souverain légitime.

« De pareilles maximes sont bien éloignées de nos principes et nous voyons avec une vraie peine que c’est là précisément le même esprit de la proposition que vous nous aviez ci-devant fait de conquérir le Tanjore, parce que les revenus de ce royaume sont considérables.

« Vous nous dites par votre dernière que le sieur Bruno ayant été bien reçu du roi et de son frère, il y avait lieu de croire que l’on pourra terminer à l’amiable avec les Pégouans. Que devons-nous conclure de cette façon de vous exprimer ? sinon qu’au cas que le sieur Bruno n’eût pas trouvé certaines facilités dans sa négociation, vous vous réserviez la faculté d’entrer au Pégou de vive force.

« Vous ne nous avez point envoyé de copie des instructions que vous lui aviez données, et outre que par cette omission vous semblez vous soustraire au compte exact que vous devez rendre à la Compagnie, ne nous mettez-vous pas dans le cas d’en porter le même jugement, lorsque nous voyons que le sieur Bruno finit son journal par dire qu’il a examiné les forces du pays, qu’il s’est informé de la disposition des peuples et qu’avec 5 ou 600 français bien commandés, on peut s’emparer de Siriam et se rendre maître de la rivière en se munissant d’une certaine provision de vivres et en trouvant les moyens de s’en procurer par Merguy…

« Des dispositions de cette nature entraînent des engagements trop étendus et si le sieur Bruno a fait quelque chose de sage dans sa mission, c’est d’avoir laissé tomber l’offre qu’on paraissait lui faire de Negrailles, qui ne peut convenir et de n’avoir pas accepté du roi le terrain ci-devant concédé aux Anglais. Il s’est borné avec raison à celui que nous avions antérieurement possédé, lequel a 225 toises de long sur 155 de profondeur, ce qui est bien suffisant pour la commodité d’une loge et pour la construction des vaisseaux.

« Il ne doit pas absolument être question d’autre chose à Siriam que de cette simple loge… La Compagnie, nous le répétons, s’en tient uniquement là. Elle ne veut en aucune façon d’alliance offensive ni défensive ni avec le légitime souverain ni avec l’usurpateur. Ils peuvent vider leurs querelles sans que nous nous en mêlions et sans que nous fournissions dorénavant aucune espèce de secours ni à l’un ni à l’autre.

S’ils jugent à propos de rappeler les Anglais, de quel droit vous opposeriez-vous à la volonté des maîtres du pays ? Les Anglais auront leur loge comme nous aurons la nôtre, et il serait bien plus avantageux là, comme par toute l’Inde, que les nations européennes eussent des ordres positifs de leurs souverains respectifs de s’aider réciproquement et de ne jamais entrer dans des discussions que peuvent avoir entre eux les différents princes de l’Inde.

« Voilà ce que nous pensons, Monsieur, de l’établissement du Pégou et nous désapprouvons tout ce que vous pourrez faire de contraire à ces dispositions. »

Envisageant ensuite les affaires des Anglais à Surate, la Compagnie déclarait à Dupleix que, malgré leur peu de reconnaissance à notre égard pour une médiation qui les avait sauvés d’un désastre, on ne voyait pas le motif de se repentir d’un bienfait dont le souvenir pouvait servir d’exemple. Parce qu’on pouvait avoir à se plaindre de leur chef et même du gouverneur de Bombay, ce n’était pas une raison pour envelopper la nation tout entière dans ce grief.

Dans un même ordre d’idées, la Compagnie n’approuvait pas que dans sa correspondance avec Saunders, le gouverneur de Madras, Dupleix englobât presque toujours la nation anglaise elle-même dans ses griefs et ses reproches. Quelques-uns de ses articles étaient écrits avec un ton de hauteur qui marquait pour nos rivaux un mépris trop humiliant.

Les affaires du Carnatic et du Décan retenaient ensuite l’attention de la Compagnie. Dupleix lui avait écrit qu’il n’attendait plus que le firman confirmatif du Mogol pour agir et, si l’affaire de Trichinopoly se terminait, prendre des arrangements en conséquence. La Compagnie ne trouvait pas bon que sans lui donner le temps d’en recevoir la nouvelle, d’y réfléchir, et d’en marquer à Dupleix son sentiment, celui-ci décidât seul et sans hésiter. Et elle ajoutait :

« Nous vous avons déjà fait sentir combien de pareilles irrégularités doivent déplaire à la Compagnie, et bien loin que ce projet puisse être de son goût, nous vous défendons très expressément de songer à cet agrandissement ni à tout autre auquel les différentes circonstances pourraient vous donner lieu de penser.

« Nous avons jusqu’ici envisagé les concessions que l’on nous a faites comme une récompense des services que la nation a rendus et comme un dédommagement des dépenses que nos secours ont occasionnées. »

Les concessions voisines de Pondichéry, de Karikal et de Mazulipatam sont à notre bienséance, pourvu toutefois qu’elles n’aient pas trop d’étendue. C’est une ressource utile pour l’augmentation et pour la facilité de notre commerce, par le nombre de fabriquants et d’ouvriers en tout genre qui peuvent les habiter. C’en est une pour procurer à ces mêmes comptoirs une subsistance assurée par la culture des différents grains et des denrées nécessaires. Enfin le plus grand avantage de ces mêmes concessions dont le produit, selon vous, doit être fort supérieur à la dépense que doit causer leur conservation, est que, sans qu’il y ait d’augmentation de frais par l’augmentation de soldats nécessaires, nous aurons un corps de troupes tout transporté aux Indes, pour défendre même dans le cas d’une guerre en Europe, les principaux établissements dont ces concessions dépendent.

« Toute autre domination ne peut nous convenir ni à plus forte raison l’agrandissement d’une province entière, quels qu’en puissent être les produits. Quelles troupes ne faudrait-il pas entretenir ? À quels démêlés ne faudrait-il pas s’attendre ? Les Anglais et les Hollandais ne seraient-ils pas toujours prêts à servir la querelles des princes du pays intéressés à nous détruire ? Et enfin ces nations européennes qui voient avec tant de jalousie des concurrents dans leur commerce, se soumettraient-elles avec docilité au joug que vous vous croiriez peut-être les maîtres de leur imposer ? Écartez toujours de votre idée, Monsieur, des objets de cette nature…

« Bornons-nous toujours à ce que nous pouvons aisément conserver et poussons le nombre des soldats qu’il nous conviendra d’avoir aux Indes que dans les proportions du nombre qu’il sera possible d’envoyer chaque année pour les entretenir sur le même pied et sans aucun inconvénient. »

La Compagnie examinait ensuite les affaires de Colèche et de Nelisseram.

En ce qui concernait Colèche, il ne lui paraissait pas, d’après les lettres mêmes de Dupleix, qu’on fût en état de songer à cet établissement et, ajoutait-elle, ce n’était pas un mal s’il était vrai que les Hollandais eussent reçu à Cochin un renfort de 7 à 800 hommes. Une si forte augmentation de troupes ne pourrait guère avoir d’autre objet que de s’opposer à notre entrée dans le royaume de Travancore.

Quant à Nelisseram, il eut été à souhaiter que Dupleix n’eût permis de faire cet établissement qu’après être sorti de tous ses embarras à la côte Coromandel. Si nous en avons été chassés, comme le bruit en court, il convient d’attendre de nouveaux ordres avant de faire une seconde tentative. « Quelque avantage que puisse promettre l’augmentation de notre commerce par ces deux nouveaux établissements, il faut commencer par être tranquille possesseur du premier avant de penser à l’autre et il est rarement de la prudence d’embrasser à la fois plusieurs objets. »

L’ambassade au Mogol faisait suite à ces observations. Dupleix en avait accepté l’idée sur une proposition de Bussy et il avait écrit à la Compagnie que si les cadeaux qu’il attendait de France et qui étaient en principe destinés au soubab du Décan lui parvenaient en temps opportun, il se déterminerait à les envoyer à Delhi, où ils ne pouvaient faire que bon effet. La Compagnie en concluait que si ces présents — qui avaient péri dans le naufrage du Prince — étaient réellement parvenus dans l’Inde, Dupleix en aurait changé la destination, sans lettre de la Compagnie et sans aucune attache du ministre, qui seul peut parler au nom du roi et delà nation et autoriser une démarche aussi solennelle et d’un semblable éclat. » Il y avait au moins de l’indiscrétion de la part du gouverneur à prendre sur son compte une démarche de cette importance.

La Compagnie qui, au surplus, ne savait rien des affaires que Dupleix désirait traiter à Delhi, voulait être mieux renseignée.

« Les lettres de M. de Bussy, disait-elle, nous apprennent qu’il était question de vous faire donner des dignités nouvelles. Ces négociations ne sont pas de nature à pouvoir être approuvées, mais elles deviennent bien plus inextricables lorsque vous omettez d’en rendre compte. Il en est de même des gratifications, augmentations de pensions, présents et autres profits quelconques dont tout français a profité depuis les troubles de l’Inde. La Compagnie n’entend point que vous lui laissiez rien ignorer à cet égard et, après une injonction aussi précise, il ne vous est pas permis de garder le silence sur tout ce que les officiers de la Compagnie, civils, militaires et autres personnes ont pu recevoir en don des princes maures, sous quelque dénomination que ce soit. »

L’ambassade au Mogol amenait naturellement la Compagnie à parler à Dupleix de ses négociations avec le vice-roi de Goa. Notre gouverneur s’était engagé avec les Portugais à les rétablir à St-Thomé et à tâcher de leur faire restituer Basseïn. La Compagnie lui fit savoir qu’il avait excédé ses pouvoirs, d’autant qu’il ne pouvait arriver à ce résultat que par une guerre ouverte avec les Marates et avec les Anglais. Le rôle de Dupleix devait être de vivre avec les Portugais dans la plus grande amitié et se rendre réciproquement tous les bons offices de deux nations amies et alliées, mais sans entrer dans des combinaisons qui pouvaient conduire à la guerre.

Pour le Bengale, Dupleix rêvait de faire passer ce pays sous la domination du soubab du Décan : Salabet j. eût été leur commun souverain. La Compagnie craignait qu’une politique aussi audacieuse ne nous attirât sans profit une haine implacable dont nos établissements du Gange seraient les victimes et, sans vouloir entrer dans aucun détail à cet égard, elle défendit expressément à Dupleix de fournir aucun secours à Salabet j., s’il se proposait réellement de réunir les deux contrées sous son autorité.

En cette longue lettre[14], la Compagnie ne se bornait pas à donner l’ordre à Dupleix de n’engager aucune opération militaire nouvelle, elle exprimait aussi sa surprise d’être mal renseignée sur ses projets et quelquefois de ne les connaître que par des lettres particulières ou des renseignements venus d’Angleterre. Elle ne pouvait se dispenser d’en témoigner tout son mécontentement, mais, ajoutait-elle, nous l’avons fait avec peine, vous méritez tout l’adoucissement que nous avons tâché d’y mettre et, « comme des fautes quoiqu’assez essentielles ne lui font oublier ni vos talents ni les preuves signalées de votre zèle, vous ne devez pas croire avoir rien perdu de sa confiance. »

Et elle ajoutait aussitôt :

« Nous ne pouvons finir cette lettre, Monsieur, sans vous parler de l’objet le plus intéressant pour la Compagnie, c’est des envois qu’elle a faits dans l’Inde et des retours qu’elle en a reçus.

« Le public n’est que trop fortement indisposé de ce que depuis plusieurs années que la paix a été conclue avec l’Angleterre et que l’on aurait dû se livrer entièrement aux objets de commerce, on ne les fait jouir d’aucune augmentation de dividende.

« La Compagnie avait cru s’en préparer les moyens par les envois immenses qu’elle vous a faits tant en matières d’argent qu’en marchandises, mais les retours jusqu’ici n’ont point répondu à ces envois et s’il ne vous reste pas des fonds très considérables, ils ne couvriront pas la dépense.

« C’est un objet capital pour la Compagnie et si le commerce de l’Inde continuait quelque temps encore d’être sur le même pied, elle se trouverait bientôt hors d’état d’y subvenir.

« Rien ne mérite de votre part, ainsi que de la sienne, de plus sérieuses réflexions ; d’année en année elle fait des emprunts et augmente ses dettes. Jugez, Monsieur, combien l’on est impatient, dans ces circonstances, d’être éclairé sur les fonds qui doivent vous rester dans l’Inde, fonds que l’on suppose considérables et combien il est plus nécessaire que jamais de se renfermer dans un système qui n’expose la Compagnie à aucune dépense extraordinaire. »

Signé : Colabau, Delaistre, Duvelaër, David, Gilly, Saintard, Michel, Castanier et Godeheu d’Igoville [directeurs ou syndics]. Vu : Machault.



§ 5. — Impression produite en janvier-février 1753 par la capitulation de Sriringam.

La lettre que nous venons de citer est du 2 janvier. Moins de huit jours après on apprenait à Paris la nouvelle de la capitulation de Sriringam. La chaloupe de guerre l’Hirondelle partie de Madras le 14 juillet précédent et arrivée à Portsmouth fin décembre, avait annoncé ce désastre. On n’y crut d’abord que très faiblement en France et les actions de la Compagnie qui avaient commencé à baisser ne tardèrent pas à remonter, mais il fallut bientôt se rendre à l’évidence. Les gazettes de Londres racontaient les événements d’après une correspondance de Madras du 5 juillet, qui, avec l’affaire de Sriringam, relatait encore la défaite de Caveripacom, un peu antérieure. Ces nouvelles s’ajoutant à la perte d’Arcate connue depuis moins de trois mois créèrent une sorte de stupeur à la cour et même dans le public. On avait peine à s’imaginer que la fortune de Dupleix, couronnée jusqu’alors par tant de victoires, s’affaissât si lamentablement. Et c’eut été un effondrement sans les succès ininterrompus de Bussy dans le Décan ; ils formèrent un contrepoids utile aux inquiétudes naissantes de l’opinion.


Lettre de la Compagnie du 10 janvier 1753. — La Compagnie ne fut pas surprise de n’avoir point été informée de tous ces événements par Dupleix lui-même et de ne les connaître que par des voies étrangères ; elle savait qu’aucun navire français n’avait pu partir de l’Inde au début de juillet. Aussi réserva-t-elle son jugement jusqu’à plus ample informé. Sa première pensée fut de renforcer nos troupes de l’Inde pour éviter ou réparer un désastre plus considérable encore et, dès le 10 janvier, elle adressa au gouverneur une lettre que signèrent tous les syndics et directeurs sans exception. On lui disait :

« Nos tristes conjectures sur le sort de la petite armée que vous aviez devant Trichinopoly ne sont que trop vérifiées, Monsieur, si, comme nous n’osons en douter, toutes les circonstances de sa défaite sont telles que l’annoncent les nouvelles que nous venons de recevoir d’Angleterre.

« Il serait inutile de vous retracer combien nos inquiétudes étaient fondées et combien nous vous avons toujours marqué d’opposition pour le siège de Trichinopoly ; nous devions croire que voyant de plus près encore que nous le danger de cette expédition, vous aviez quelques ressources que vous nous laissiez ignorer, et même que ces ressources étaient de nature à ne pas vous faire craindre le renfort considérable arrivé d’Europe aux Anglais, puisque dès lors vous n’aviez pas fait rentrer vos troupes à Pondichéry.

« Si cette malheureuse journée nous a fait perdre le plus grand nombre et l’élite des soldats qui nous restaient à la côte Coromandel et s’il peut s’ensuivre à la rigueur la perte entière de tous les succès que vous avez eus jusque-là, bien loin de nous appesantir ici sur cet événement, nous devons penser, en attendant que vos lettres nous en informent, ou que les forces de Mahamet Ali se sont trouvées beaucoup plus considérables que vous ne le comptiez ou que vos troupes se sont laissées surprendre ou n’ont pas bien exécuté vos ordres.

« Mais quel que soit le fâcheux motif de ce désastre, nous sommes bien persuadés que vous aurez eu recours au moyen que pouvaient suggérer les circonstances et que vous aurez pu ménager un accommodement qui, dût-il être avantageux aux Anglais, le serait même pour nous, s’il en résultait une tranquillité réciproque.

« La mort de Chanda S. qui était la première cause de tous ces démêlés auxquels nous avons eu part, ne laisse aucun concurrent à Mahamet Ali, que celui que le souba jugerait à propos de nommer ; pourquoi ne penserions-nous pas que Mahamet Ali, ayant besoin de l’agrément du souba et peut-être de votre sollicitation auprès de ce prince, vous aurait déterminé à lui accorder sincèrement vos bons offices et à le reconnaître nabab ?…

« Sans vouloir anticiper sur ce que vos lettres nous apprendront, nous vous répétons, Monsieur, que nous sommes parfaitement convaincus que vous aurez saisi le meilleur et le plus sage parti qui vous restait à prendre après la déroute de Trichinopoly, et nous souhaitons avec impatience pouvoir en être informé avant le départ de la frégate, que nous comptons ne faire partir qu’en avril, pour vous porter nos derniers ordres pour l’expédition actuelle.

« Peu de jours après avoir reçu les nouvelles d’Angleterre, nous avons écrit à M. Godeheu d’augmenter le nombre des soldats qu’il sera possible d’embarquer sur les quatre navires et les trois frégates qui restaient à partir ; ainsi au lieu de 1200 hommes qui devaient vous passer, vous pourrez en recevoir 1400 ou même plus peut-être. Les gens les moins utiles de ceux que vous aviez demandés et qui devaient embarquer sur le Saint-Louis ont été retardés et comme l’augmentation de soldats exige une plus grande quantité d’eau et de vivres, nous avons donné ordre de débarquer du même vaisseau les glaces et les lustres destinés pour le gouvernement ainsi que quelques autres articles de luxe et d’un grand encombrement… afin de procurer autant d’espace que M. Godeheu en aura besoin.

« Après tout ce que nous avons dit dans notre précédente dépêche, il n’est pas besoin de vous répéter que nous ne vous envoyons pas cette augmentation de soldats pour faire la guerre ; nous joignons ici la copie de ce que nous vous avons positivement ordonné par notre lettre du 1er février 1752 et si vous avez encore besoin de quelque explication à ce sujet par rapport aux guerres de l’Inde qui peuvent intéresser le commerce, nous vous ajoutons que dans quelque cas que ce puisse être, l’ordre précis et positif de la Compagnie est :

1° de ne jamais dégarnir vos établissements des troupes nécessaires à leur défense et de ne jamais laisser Pondichéry à moins d’une garnison ordinaire de 800 à 1000 soldats européens et ainsi à proportion des autres établissements de la Compagnie ;

2° de ne jamais envoyer aucun détachement qui ne soit à portée, en cas d’échec, de rejoindre les établissements de la Compagnie, en sorte que vous devez observer de ne jamais les envoyer à une trop grande distance, et qu’il n’y ait ni des forts ni des rivières qui puissent empêcher ou couper leur retraite.

« C’est pour conserver nos établissements que nous vous ferons encore passer par la prochaine expédition les soldats qui seront nécessaires et comme nous savons que les Anglais envoient encore actuellement une nouvelle compagnie d’infanterie et une compagnie d’artillerie, nous sentons toute la conséquence dont il est de pourvoir à la sûreté de nos comptoirs, si malheureusement les circonstances venaient à changer dans l’Europe.

« Voilà, Monsieur, l’unique objet de notre attention et celui qui doit principalement vous occuper.

« Nous vous avons marqué par une de nos précédentes combien il nous paraissait important de perfectionner tous les ouvrages de votre enceinte ; il faut mettre toutes ces parties en bon état et comme par la prochaine expédition nous vous enverrons ce qui reste à faire passer en munitions de guerre, vous vous trouverez préparé à tout événement…

« Comme les lettres d’Angleterre nous ont appris que le Centaure et la Reine étaient à Pondichéry en juillet, nous devons supposer que vous aurez fait partir un de ces navires dès le mois de septembre et qu’ainsi nous pourrions dès le mois prochain on en mars au plus tard, recevoir de vos nouvelles ; elles doivent être trop intéressantes pour qu’on les attende sans impatience et peut-être y trouverons-nous quelque adoucissement à notre perte, que nos ennemis sont communément bien aises de grossir. »

Dans un post-scriptum du 17 janvier, la Compagnie ajoutait :

« Nous vous envoyons ci-joint les nouvelles que le gouvernement d’Angleterre a fait publier sur les affaires de l’Inde ; nous voyons par ces nouvelles et nous savions d’ailleurs par des voies indirectes, que vous aviez formé le dessein de reprendre Arcate et que vous y aviez échoué. Vous en saviez sûrement le mauvais succès avant le départ du Dauphin[15] et la Compagnie trouve très mauvais que vous n’ayez fait embarquer tous les officiers de ce navire avec précipitation que pour lui cacher une nouvelle aussi intéressante.

« Il n’est peut-être pas hors de propos de vous observer qu’à l’arrivée de M. de la Touche en Europe, le bruit se répandit qu’à son départ de Pondichéry, on y disait la mort de Muzaffer j. Cette nouvelle s’est trouvée véritable ; on est surpris que vous ayez pu l’ignorer, que vous ayez négligé de l’approfondir, que vous n’ayez pas au moins instruit la Compagnie qu’on répandait mal à propos cette nouvelle, si vous la présumiez fausse. En un mot, Monsieur, votre silence a été trouvé très reprehensible[16]. »

Signé : Montmorency-Laval, le marquis du Châtelet, Colabau, Verzure, Delaistre, Duvelaër, David, Saintard, Castanier, Michel, Gilly et Godeheu d’Igoville. Vu : Machault.

À part une certaine impatience et un commencement d’énervement qui apparaît en ces dernières lignes, la Compagnie ne manifeste pas encore d’une façon très sensible ses reproches à Dupleix ; elle comptait qu’il profiterait du malheur de Trichinopoly pour cesser les hostilités et dans l’attente d’une paix qu’elle espérait très prochaine elle lui maintenait sa confiance. Mais on sent quand même que la foi diminue et que la croyance s’en va. Plusieurs lettres particulières reflètent les mêmes sentiments.


Lettre de Duvelaër, du 15 janvier 1753. — Duvelaër écrit à Dupleix le 15 janvier que le désastre de Trichinopoly ne doit pas amener sa retraite ; il lui faut au contraire rester dans l’Inde pour mettre toutes les affaires de la Compagnie dans le bon état qu’elle désire et que mieux que personne il peut lui procurer. « La seule chose dont je puis vous assurer, lui dit-il, c’est que si ce malheureux événement a opéré le mouvement qui devait naturellement résulter [c’est-à-dire la paix], vous n’avez rien perdu de la confiance de la Compagnie et vous observerez qu’elle vous le dit positivement. »

Dupleix a tort de penser que les membres de la Compagnie le jalousent par rapport aux honneurs auxquels il est très sensible. Si quelques membres de l’Administration ont été capables d’un sentiment aussi bas, Duvelaër peut lui donner l’assurance qu’ils ont sollicité ces honneurs pour lui avec autant d’empressement que de plaisir, mais, ajoute-t-il, « je ne suis pas le seul qui vous ait marqué qu’une bonne paix opérerait infiniment plus que tous vos triomphes et on vous répétera toujours la même chose. » (B. N. 9148, p. 92-95).

Duvelaër était un très vieil ami de Dupleix. Son témoignage n’est donc nullement suspect, quand il s’associe en particulier au vœu commun de ses collègues pour le rétablissement de la paix.


Lettre de Montaran, du 16 janvier 1753. — Nulle raison non plus de suspecter Montaran, dont les sentiments pour Dupleix étaient encore plus sûrs, or, que lui dit-il après la douloureuse épreuve de Trichinopoly ?

L’opinion de Montaran, homme de peu d’envergure mais d’assez de bon sens, est toujours intéressante à enregistrer.

« Nous sommes ici, écrivait-il le 16 janvier, dans une inquiétude mortelle au sujet des nouvelles de l’Inde. Celles que nous recevons d’Angleterre sont des plus fâcheuses et malheureusement elles s’accordent avec les lettres particulières, du moins pour la plus grande partie. Nous ne recevons d’ailleurs aucune nouvelle de vous et nous imaginons que vous auriez pu nous en faire passer si elles étaient consolantes. Dans ce moment le déchaînement est universel contre vous et l’on ne sait que répondre pour vous. Quand je relis les lettres que je vous ai écrites et celles que j’ai fait signer au ministre pour vous, j’y vois qu’à commencer dès 1750, c’est-à-dire dès la première nouvelle de vos succès, nous vous avons exhorté à la paix et dès le commencement de 1751 on vous a envoyé les ordres les plus précis à cet égard. Vous-même vous n’avez pas écrit de lettres au ministre et à la Compagnie que vous ne nous ayez annoncé la paix comme conclue et cependant la guerre durait encore en juin 1752 et vous y avez reçu un échec très considérable qui peut remettre nos nouveaux établissements et même nos anciens en danger d’être d’autant plus aisément insultés que vous les avez totalement dégarnis pour soutenir cette malheureuse guerre. Ne soyez point étonné si dans ces circonstances les lettres qu’on vous écrit ne sont pas flatteuses et si vous recevez des ordres précis à exécuter. Nous espérons cependant que la paix est faite et nous forçons nos envois de troupes pour réparer les pertes d’hommes que vous avez faites et remettre vos comptoirs en état de défense. C’est tout ce que nous pouvons faire jusqu’à ce que nous soyons mieux instruits. Pour vous, Monsieur, faites la paix si elle ne l’est pas encore et faites prospérer le commerce. Vous ne devez songer qu’à cela. » (B. N. 9150, p. 56).


Lettre de Machault, du 19 janvier 1753. — Il n’est que des amis fidèles pour tenir un langage aussi franc ; il n’y avait aucune dureté en ces paroles. Tout autre fut le langage du ministre Machault, il est plus brutal et cependant nulle malveillance. On sent que si la paix se décide, tout sera pardonné et que Dupleix restera gouverneur de l’Inde. Sa fortune dépendait encore de ses décisions. Machault lui disait :

« J’ai reçu votre lettre du 19 juillet 1752 et les pièces y jointes. Je n’y ai trouvé ni les nouvelles ni les détails que je dois attendre de vous et je ne puis m’empêcher de vous en marquer mon mécontentement. Ce silence accrédite toutes les mauvaises nouvelles qui se débitent et quand on est chargé d’affaires aussi importantes que vous, on en doit un compte plus exact et plus détaillé.

« La lettre que je vous ai écrite le 16 février 1750 a dû vous faire sentir dès lors combien je désirais la fin des troubles de l’Inde ; mes lettres postérieures des 23 avril, 5 mai et 6 novembre 1751 confirmaient non seulement mes intentions mais contenaient des ordres précis pour faire la paix ; les mêmes ordres visés par moi vous avaient été donnés par la Compagnie. Je dois donc croire que la paix est faite dans l’Inde, ainsi qu’il est porté dans les nouvelles qui viennent d’Angleterre, mais si on les croit tout entières, cette paix a été précédée de deux défaites dans lesquelles vous avez perdu la plus grande partie des troupes européennes destinées à la conservation de nos comptoirs. Vous auriez dû prévoir ce triste événement qu’on avait pressenti dans les lettres qu’on vous avait écrites au mois de février dernier. »


Lettre de Godeheu, du 26 février 1753. — S’il est intéressant de connaître l’opinion du ministre, il ne le serait guère moins de savoir celle de Godeheu, si celui-ci, qui devait remplacer Dupleix quelques mois plus tard, avait pris soin de l’exprimer avec autant de netteté que Machault ou que Montaran. Mais elle a quelque chose de plus vague et de plus indéterminé, tout en restant dans son ensemble favorable à Dupleix. Godeheu écrivait de Paris le 26 février :

« C’est avec peine que nous avons appris que tous vos efforts pour vous rendre maître de Trichinopoly et toutes vos sages précautions à cet égard ont été traversées par les Anglais. La guerre est le théâtre des vicissitudes. Nous attendons avec une grande impatience l’arrivée des vaisseaux de Pondichéry pour apprendre au vrai l’état des choses ; car on n’a pas été peu surpris de ne recevoir aucune lettre de vous depuis le départ du Dauphin et en mon particulier je tremblais pour la suite de la maladie dont a débité que vous aviez été attaqué trois jours après que vous avez expédié ce vaisseau ; tant d’inquiétudes à la fois ont alarmé le public qui sait combien vous êtes nécessaire pour mettre tout dans l’ordre. »



§ 6. — On envisage le rappel de Dupleix et l’on cherche les bases d’une nouvelle politique dans l’Inde
(Mars-juillet 1753).

Le voile se déchira tout d’un coup lorsque furent connues dans les premiers jours de mars toutes les circonstances de la capitulation de Law. Les plus confiants dans l’étoile de Dupleix perdirent de leur assurance et les sceptiques passèrent dans le camp ennemi. Les polémiques un moment assoupies se réveillèrent et chacun se demanda comment il convenait de sortir de la situation délicate où le sort nous avait placés. Dupleix ne trouva guère de défenseurs obstinés qu’auprès de sa famille ou de ses amis les plus sûrs : les autres demandèrent avec plus ou moins de netteté qu’on en finit avec les atermoiements dont on usait à son égard depuis trois ans. Mais tel était encore son prestige que, pour ne pas provoquer en sa faveur un mouvement d’opinion, les ministres s’abstinrent de faire connaître leurs sentiments et préparèrent dans le secret la décision qui, les premières émotions apaisées, devait être portée à la connaissance du pays.

Cette décision fut, on le sait, l’envoi d’un commissaire dans l’Inde, et ce commissaire fut Godeheu ; mais sa nomination, agitée dès le mois de mars, ne fut officiellement décidée qu’en juillet et ses instructions ne lui furent données qu’en octobre.

Pendant ce temps, on continua à discuter dans le public et jusqu’au sein de la Compagnie les gestes et opérations de Dupleix avec l’attention qu’on devait à une politique toujours actuelle et toujours agissante. Comment liquider une opération qui paraissait si mal engagée ? Maintiendrait-on Dupleix à son poste ? Enverrait-on un commissaire ? Et, si l’on envoyait un commissaire, quelles instructions lui donnerait-on ? Serait-il un simple conseiller de Dupleix ou lui imposerait-il ses volontés ? L’expérience avait prouvé que celui-ci ne tenait aucun compte des ordres reçus ; il semblait donc que, momentanément du moins, toute l’autorité comme toute la responsabilité des actes dut passer au commissaire. Sur ce thème qui prêtait à toutes les variantes, il fut beaucoup discuté et beaucoup écrit, mais des documents qui nous été conservés, trois méritent d’être plus particulièrement retenus : deux mémoires anonymes composés presque aussitôt après la nouvelle de la capitulation de Law et un mémoire de Silhouette du mois de juillet 1753.


Mémoire anonyme du 13 mars 1753. — Le premier est du 13 mars ; l’inconnu qui le rédigea l’adresse à Silhouette pour lui exposer ce qu’il convenait de faire dans l’Inde. Il ne semble pas que l’auteur soit jamais allé dans le pays, mais il connaît très exactement les événements dont il parle et s’il n’en apprécie pas toujours bien l’esprit, il essaie cependant de les juger avec impartialité et il y parvient à peu près.

« Les nouvelles de l’Inde, dit-il, me touchent autant que vous, mais elles me surprennent beaucoup moins, attendu que depuis le commencement des troubles de ce pays, certaines lettres particulières et désintéressées m’ont mis à portée de suivre le vrai fil des événements. Je peux vous assurer qu’ils sont méconnaissables dans toutes ces relations éblouissantes dont la distance des lieux rend l’artifice impénétrable aux esprits les plus justes et les plus clairvoyants. Pour vous placer dans le seul point de vue d’où l’on puisse apercevoir la vérité, je vais vous faire un récit abrégé et impartial des principaux faits qui se sont passés dans l’Inde depuis quelques années. »

Suit ce récit, en général impartial et exact. Il tient la majeure partie de la lettre, 8 pages sur 12 et s’arrête à la mort de Chanda S. et à une expédition présumée de Bussy contre Basseïn. Puis l’auteur reprend :

« Je vous laisse à juger quelle a été la cause de cette guerre, la moins nécessaire et la plus déplacée qu’une compagnie put entreprendre. Il est certain que la Compagnie, trompée par des relations infidèles et séduite par les avantages immenses qu’on lui promettait a fait les plus grands efforts pour secourir M. Dupleix d’hommes et d’argent, mais bien loin de compter par là mettre tout l’Indoustan en combustion, son but n’était que d’y paraître dans un état de force qui put en imposer aux nations voisines et assurer le commerce par une paix solide. La querelle une fois engagée il a fallu la soutenir et de nécessité se laisser conduire dans ce labyrinthe par ceux qui d’entreprises en entreprises lui ont attiré toute l’Inde sur les bras. Car aujourd’hui la guerre que ces peuples entretiennent à leur tour est bien moins contre la nation française que contre M. Dupleix, qu’ils regardent comme voulant disposer souverainement de leurs villes, de leurs provinces et du sort des grands les plus respectables. Ces nations ne lui pardonneront jamais les traités rompus, les ravages de leur patrie, plus de 500.000 maisons brûlées ou détruites, leurs compatriotes, leurs femmes, leurs enfants massacrés, leur maître assassiné.

« Au reste, toutes ces violences, quels avantages ont-elles produit à la Compagnie ? aucun ; car enfin, relativement au commerce qu’elle peut faire, ces aldées, ces terrains de Mazulipatam même sont toutes possessions inutiles pour elle. Tous ces prétendus accroissements ne sont dans le fond que des occasions de dépenses énormes, de sujets de guerre éternelles et des moyens de s’affaiblir en partageant ses forces. Cependant la Compagnie conviendra que sans les entreprises de M. Dupleix elle aurait aujourd’hui 50 millions qu’elle n’a pas et son commerce serait dans toute sa vigueur. Mais il n’est plus question de ce qu’on aurait dû faire ; il s’agit de trouver un remède au mal présent et voici mes idées à ce sujet :

« La paix de l’Inde nous est absolument nécessaire et dans les circonstances présentes personne n’est moins propre à la faire que M. Dupleix. Non seulement les peuples le haïssent, mais ils n’ont aucune confiance en lui. Ainsi la raison veut — premièrement, qu’on en emploie un autre pour rétablir le commerce et la tranquillité. Son successeur n’aura pas à justifier le passé vis-à-vis des mécontents ; il peut même regagner leur confiance pour la Compagnie en suivant un système opposé à celui de M. Dupleix et en rejetant sur lui tous les torts dont ils ont à se plaindre ;

« Secondement, il est indispensable de se mettre dans un bon état de défense qui fasse respecter nos établissements en attendant le moment de faire la paix. Ces deux préalables établis, il faut au premier jour favorable offrir la paix sans la solliciter, dans les conditions montrer également de la fermeté et de la douceur, se contenter avec modération des limites dont nous avons besoin et prévenir les demandes en rendant généreusement toutes ces terres, villes, etc., qu’on nous a données ou que nous avons prises. En un mot, le rappel de M. Dupleix, des forces suffisantes, de l’équité et une générosité sans dépenses nous procureront sûrement une paix telle que nos vrais intérêts nous la demandent. » (B. N. 9355, p. 260-271).

Nous n’enregistrerons pas cette lettre sans bénéfice d’inventaire ; il y a des exagérations, notamment en ce qui concerne le concours financier que la Compagnie aurait donné à Dupleix et les sentiments de la population indienne à l’égard de sa politique. Le tableau est un peu brossé au noir et ne mériterait pas de retenir notre attention, si l’auteur n’avait pris soin de nous dire qu’il appuyait ses affirmations sur des renseignements particuliers venant de Pondichéry. Quant au reste, c’est plutôt le procès de la politique coloniale que celui de Dupleix, quand il conteste les avantages que la Compagnie peut retirer de ses agrandissements de territoires. — On notera encore que tout en recommandant de faire la paix avec les Anglais, l’auteur veut qu’au préalable nous nous appuyons sur une force armée respectable. C’était tout au moins de la sagesse.


Second mémoire anonyme sur la situation de la Compagnie, postérieur à mars 1753. — On ne trouvera pas plus de bienveillance dans le second mémoire, qui fut composé vers la même date, c’est-à-dire au lendemain de la nouvelle de la capitulation de Sriringam et que l’auteur adressa soit au Ministre, soit à la Compagnie, sous ce titre :

Mémoire sur la situation de la Compagnie des Indes, relativement aux dernières nouvelles reçues par voie d’Angleterre.

« Il ne faut pas se dissimuler, était-il dit au début, que les nouvelles reçues de l’Inde par les vaisseaux anglais, sont très défavorables ; quand même elles seraient prises au rabais, elles donnent toujours des idées désavantageuses de notre position, de quelque côté qu’on les regarde. »

Sans entrer dans les détails de ce mémoire où étaient examinées les conséquences possibles de la capitulation de Sriringam ; retraite à Pondichéry et nécessité de nous défendre dans nos limites, l’auteur calculait qu’avec les renforts qui avaient pu arriver de France et le rappel vraisemblable de Bussy du Décan, Dupleix aurait dû parer aux dangers les plus urgents et peut-être profiter des circonstances pour faire avec les Anglais un accommodement raisonnable aussi bien pour le Carnatic que pour Mazulipatam, d’où nous ne pouvions avoir la prétention d’interdire le commerce aux Anglais. Mais pouvait-on croire qu’il l’aurait fait ? pouvait-on l’espérer ? il était permis d’en douter.

« Le désespoir de voir par ses mauvais succès tant de dépense perdue pour la Compagnie, tant de vastes projets évanouis, son animosité particulière contre les Anglais qu’on ne peut se dissimuler, l’orgueil blessé par ce rabaissement, tout fait craindre de sa part de nouveaux efforts pour se relever. »

Admettons, — c’est encore l’auteur qui parle — que ces efforts, avec les secours reçus en juillet, nous aient procuré quelques succès ; ces succès peuvent-ils se maintenir ? c’est peu probable. Les Anglais reçoivent toujours plus d’hommes que nous ; c’est en définitive l’échec. L’État et la Compagnie sont-ils disposés à fournir indéfiniment des troupes et de l’argent[17] ?

Qu’avons-nous retiré jusqu’à présent de la politique de Dupleix ? Nos vaisseaux sont revenus à vide ou très mal chargés. Qu’on fasse la paix, mais qu’on la fasse tout de suite et de bonne foi, quoi qu’il soit arrivé dans l’Inde, et l’on verra aussitôt refleurir le commerce comme au temps du gouverneur Lenoir. Les articles essentiels de cette paix doivent être arrêtés en Europe entre les deux compagnies et portés dès le mois d’avril à Pondichéry et à Madras par deux commissaires — un par pays — chargés de pleins pouvoirs pour les faire exécuter. Ne pas perdre de vue à cet égard que le gouverneur anglais n’est pas moins altier ni moins ambitieux que Dupleix.

« À l’égard du choix du commissaire français, je pense qu’il vaut mieux un homme intelligent, doux, d’un commerce aisé, mais incorruptible, un magistrat éclairé et accoutumé à discuter les grandes affaires. » Dupleix ne peut être chargé lui-même de cette mission. Il « donne tout à craindre par son esprit altier, celui de la vengeance qu’il doit conserver, son animosité particulière pour les Anglais et enfin par les moyens qu’il pourrait imaginer pour éluder les ordres ou pour en retarder l’exécution sous prétexte de quelque espérance flatteuse d’un nouveau succès. Le passé doit servir de règle et d’exemple. Il convient même qu’il soit suspendu de ses fonctions pendant l’interrègne du commissaire et je dirai plus, c’est qu’il est à souhaiter que ce petit désagrément l’engage à revenir en France jouir d’une fortune brillante dans le sein d’une compagnie qui l’a associé à la direction[18]. » (A. C. C2 2esérie, t. 7, p. 317-327).

Le commissaire, à son arrivée, fera venir M. de Leyrit. Il faut à Pondichéry un homme ferme, de sang-froid, désintéressé, juste, qui connaisse les gens du pays. M. de Leyrit a ces qualités. Les discussions qu’il a eues avec Dupleix ne peuvent être invoquées contre lui ; Dupleix a eu les mêmes avec Dumas et pour les mêmes causes.

L’auteur conclut par un résumé en cinq points, qui ne font que rééditer très sommairement les arguments ci-dessus exposés, en insistant in-fine sur la nécessité pour la Compagnie de « réparer les pertes qu’elle a faites pendant la dernière guerre et les fonds prodigieux que la guerre présente lui a dépensés au préjudice de l’intérêt de l’État, perte qu’elle ne pourrait supporter, non plus que les armements forcés et dispendieux qu’elle vient de faire, sans donner lieu de craindre pour l’avenir les événements les plus funestes. » (B. N. 9355, p. 280-287).

Les auteurs de ces deux lettres sont évidemment des hommes connaissant les affaires de l’Inde, mais, si judicieuses, si raisonnées que paraissent leurs réflexions, leur autorité gagnerait à être signée d’un nom connu ou à se recommander d’une fonction déterminée, soit au Ministère, soit à la Compagnie.


Mémoire de Silhouette de juillet 1753. — Voici maintenant une opinion tout à fait autorisée, c’est celle de Silhouette, le commissaire même de la Compagnie. Dans sa lettre du 11 octobre 1751, il s’était borné à critiquer les actes de vénalité qui, selon lui, se passaient dans l’Inde ; nouvellement désigné pour remplir le poste qu’il occupait, il ne connaissait pas assez les affaires de la péninsule pour proposer alors des solutions catégoriques. D’ailleurs les craintes de l’avenir n’étaient encore que de simples alarmes : en 1751, nous n’avions pas subi de revers essentiels. Deux ans s’étaient écoulés et les épreuves douloureuses étaient venues : Sriringam, Caveripacom, Chinglepet, Archivac. On peut supposer que ces événements furent loin d’affaiblir les préventions que Silhouette nourrissait contre le gouverneur de Pondichéry. Ce ne fut pas cependant sous leur inspiration qu’il rédigea le mémoire qu’on va analyser. Ce mémoire ne fut composé qu’au mois de juillet ; à ce moment le rappel de Dupleix était décidé. Aussi est-ce moins à une politique bien et dûment condamnée que Silhouette va se livrer qu’à la recherche de solutions pour établir une paix raisonnable ? Sur quelles bases la fixer ? Comment se concilier avec la Compagnie anglaise ? Si l’on ne se concilie pas, quelles précautions prendre pour ne pas être la dupe ou la victime des négociations ? Toutes questions intéressant surtout l’avenir, mais comme il était impossible de les envisager sans jeter parfois un regard sur le passé et que d’ailleurs Dupleix était encore dans l’Inde pour de longs mois, Silhouette se trouva naturellement à considérer aussi sa politique et à la juger. Le mémoire de Silhouette fut communiqué au garde des sceaux au mois de juillet et au Comité secret de l’Inde le 3 septembre.

La situation actuelle, expliquait-il, est d’autant plus embarrassante qu’on ne peut ni abandonner ni poursuivre les projets et le système de Dupleix sans s’exposer à de grands inconvénients.

Des deux concurrents qui se disputaient le gouvernement du Carnatic, celui qui était soutenu par les Français a eu la tête tranchée. Dupleix continue la guerre contre son concurrent, appuyé par les Anglais. Grâce aux succès que ceux-ci ont obtenus, il n’est pas douteux que s’ils s’unissaient à Mahamet Ali pour faire le siège de Pondichéry, cette ville dût courir les plus grands dangers.

Toutes nos espérances sont fondées sur le vice-roi du Décan, auquel le gouverneur du Carnatic est subordonné. Mais on sait que presque partout les vice-rois et les gouverneurs se sont rendus indépendants. Partout ne règnent que les factions, les troubles et la guerre. Le Mogol a donné des patentes à Salabet j. pour la soubabie du Décan, mais il en a donné également à son frère. Il est vrai que ce frère [Gaziuddin K.] aurait été tué ; ce serait important dans la situation où se trouve Dupleix dont toutes les espérances sont basées sur le maintien de l’autorité de Salabet j.

Dupleix se propose, au moyen du secours de troupes qu’il demande à la Compagnie, de se rendre maître de ce vaste royaume et d’y faire la loi sous le nom du soubab. Il envisage les plus grands avantages si l’on prend ce parti et au contraire les plus grands inconvénients si l’on abandonne le prince. Pour mieux faire comprendre sa pensée, il a envoyé en France Amat et d Auteuil. Ces délégués exposent que maître du Décan et par suite de la côte Coromandel, non seulement Dupleix pourrait faire augmenter nos concessions à son gré, mais qu’il pourrait encore faire expulser les autres nations européennes quand il le jugerait à propos, — système évidemment avantageux pour la puissance, la richesse et le commerce de la Compagnie ; — si au contraire nous cessons de soutenir Salabet j., nous perdons tous ces avantages et ce sont les Anglais qui prendront notre place.

Silhouette estime que ces arguments sont bons pour émouvoir l’imagination et entraîner l’opinion mais qu’ils n’ont pas d’autre valeur. « L’idée de donner la loi à tout le Décan avec une poignée de Français contre lesquels toutes les nations européennes s’uniront est une folie. La crainte que tout ne soit perdu pourrait être la suite d’un projet aussi vaste, qui serait entrepris et manqué. Il s’agit de prendre un sage milieu qu’on ne doit pas se dissimuler être extrêmement difficile dans les circonstances actuelles et qui même n’est point exempt de dangers.

« On pose pour principe qu’il ne convient point à la Compagnie de se rendre dans l’Inde une puissance militaire et qu’elle doit se borner aux objets de commerce. En conséquence elle ne doit avoir que des établissements qui sont nécessaires à son commerce ; car toute puissance qui a une grande étendue de domination est obligée d’avoir des troupes pour garder et défendre ses états ; elle est indispensablement obligée de veiller à toutes les révolutions qui peuvent arriver dans les autres états. Dès lors elle intervient dans toutes les affaires politiques de ses voisins et la guerre ne peut guère s’allumer entre eux quelle ne soit dans la nécessité d’y prendre part.

« C’est là l’inconvénient où est tombée la Compagnie des Indes et où elle se trouve actuellement… »

Dupleix s’est fait donner la province d’Arcate qui elle seule est un vaste royaume ; il a obtenu le commandement de tout le pays, du Quichena au Cap Comorin ; il a obtenu encore Mazulipatam et Divy, sans compter des concessions moins considérables à portée de Pondichéry et de Karikal. Les Anglais de leur côté ne se sont pas oubliés ; ils sont à Arcate et à Trichinopoly.

« La Compagnie a été éblouie dans le commencement par la concession d’aldées dont elle a envisagé le revenu comme un moyen de payer ses dépenses. Renfermée dans certaines bornes, la concession en pouvait être utile et avantageuse, mais on n’a pas assez mûrement réfléchi sur les conséquences qu’entraînerait leur multiplicité et on aurait regardé comme une absurdité de se borner à quelques centaines de mille livres de rentes, lorsqu’on pouvait calculer par millions. C’est de là néanmoins que sont venus les guerres et l’épuisement où se trouve actuellement la Compagnie…

« On ne peut pas éparpiller des troupes en petit nombre dans une aussi grande étendue de pays sans les anéantir. C’est ce qui est arrivé. La Compagnie a fait les plus grands envois dans l’Inde ; elle y est aujourd’hui sans troupes, sans munitions de guerre, sans argent et avec des alliés quelle est obligée de soutenir, tandis qu’elle peut à peine se défendre des ennemis qui l’attaquent elle-même. Elle est plus que jamais ensevelie dans les négociations des princes maures, dont l’inconstance et la perfidie peuvent également servir suivant les circonstances à la relever ou à compléter sa ruine.

« L’instabilité des succès doit apprendre que ce n’est point sur une pareille base qu’il convient d’établir la paix. Si l’on veut revenir à un système de commerce et qui soit solide, il faut renoncer à tous les titres et à toutes les possessions qui peuvent entretenir la guerre dans l’Inde et qui peuvent obliger la Compagnie d’intervenir dans toutes les affaires des princes maures. Il faut renoncer au commandement donné à M. Dupleix depuis la Krischna jusqu’au cap Comorin. Tant qu’il subsistera, les Anglais et les autres nations européennes travailleront à soulever les naturels du pays contre les Français. D’ailleurs le gouverneur de la Compagnie ne doit pas se rendre officier du Mogol.

« Il faut renoncer aussi à la concession de la province d’Arcate qui rendrait pareillement le gouverneur de l’Inde sujet et tributaire du Mogol.

« C’est oublier toutes les règles du devoir que de contracter de pareils engagements. Il est bien singulier de voir un officier français prêter serment de fidélité à un prince maure et c’est ce que vient de faire récemment M. de Bussy, lorsqu’il a été nommé généralissime de l’armée de Salabet j. »

Examinant ensuite les abandons auxquels nous pourrions consentir et les établissements que nous devrions conserver, Silhouette estimait que l’étendue de nos concessions aux environs de Mazulipatam était trop considérable et que nous pourrions nous borner à l’île de Divy facile à défendre. On pourrait conserver Villenour, Valdaour, Villapouram et de ce côté borner nos limites à Gingy. On aurait ainsi une étendue de territoire à peu près pareille à celle des Anglais aux environs de Madras. Bahour est trop près des établissements anglais de Goudelour pour qu’on puisse espérer le conserver ; de même Chinglepet et Coblon sont trop près de Madras. On peut traiter avec le Tanjore pour la conservation des 80 aldées de Karikal, mais si la guerre nous les faisait perdre, il ne faudrait pas s’entêter pour les recouvrer.

Le principal obstacle à la paix était Trichinopoly, Chanda S. étant mort, on pourrait faire reconnaître Mahamet Ali par Salabet j. ; en manœuvrant adroitement, cette reconnaissance pourrait même être avantageuse pour notre commerce. Quant au soubab, on ne pourra peut-être pas encore retirer les troupes qui sont à son service ; on peut encore avoir besoin quelque temps de son nom et de son autorité, mais c’est un objet qu’il ne faut pas perdre de vue et qui exigera que l’on envoie sans retard dans le Décan un officier moins ambitieux que Bussy, dont les vues et les principes paraissent trop dangereux.

La retraite de nos troupes doit être exécutée dès que la paix sera rétablie. On ne doit pas être arrêté par la considération que Salabet j. se soutiendra peut-être difficilement après leur départ. Ce n’est pas l’affaire de la Compagnie de soutenir un prince maure contre ceux de la même nation qui voudraient l’attaquer ; il serait trop dangereux pour la Compagnie de courir le risque de toutes les vicissitudes que peut éprouver Salabet j.

On ne peut avoir en vue de soutenir ce prince dans l’idée de gouverner sous son nom. Le projet de Bussy de le tenir « en fourrière », de nommer le divan, de faire couper la tête des Maures dont il aurait à se défier et d’amuser les autres par des traités, ne saurait être retenu un instant ; c’est un système dangereux et odieux. À la première occasion, les Indiens révoltés égorgeraient les Français.

Pour parvenir à créer un état de choses raisonnable, il y a plusieurs mesures à prendre :

1° « On doit tâcher de se concilier avec la Compagnie anglaise à Londres et si l’on continue à y trouver trop de difficultés et de lenteur, il pourrait être convenable d’écrire à M. de Mirepoix [notre ambassadeur] pour le charger de déclarer au ministre d’Angleterre les ordres que l’on se propose d’envoyer dans l’Inde pour y établir la tranquillité. Ces ordres pourraient être tels qu’ils pourraient en imposer au ministre anglais qui serait responsable de la négociation si, après la notification qui lui aurait été faite, il ne réprimait pas les mesures qui pourraient altérer la tranquillité.

2° « Comme les idées de M. Dupleix sont tout à fait différentes de celle que l’on propose par ce mémoire, [c’est-à-dire] l’idée d’y envoyer un commandant avec une autorité supérieure, qui puisse diriger et guider les démarches de M. Dupleix ainsi que toutes les opérations militaires, politiques et mercantiles de l’Inde, il sera à propos que ce commandant passe à Pondichéry par le premier navire qui arrivera dans l’Inde.

3° « Il est nécessaire d’envoyer dans l’Inde des armes, des munitions de guerre et des troupes. Il faut mettre en force le commandant qui passera dans l’Inde : rien ne serait plus dangereux et d’une économie plus mal entendue que de faire un demi-effort dans une circonstance où l’on veut en finir. On pense qu’il faut y envoyer 2.000 hommes de troupes ; c’est le moyen, s’il y en a, d’assurer le succès de la mission. »

4° D’Auteuil, major de Pondichéry, étant sujet à la goutte et souvent hors d’état de servir, il est nécessaire de le remplacer.

Pour terminer, Silhouette déclarait ne pas vouloir entrer dans le détail de ce qu’il y aurait lieu de faire sur les lieux ; c’est un point sur lequel on ne pourrait que s’en remettre à l’intelligence du commissaire qui ira dans l’Inde. Il suffisait de lui indiquer l’objet de sa mission et lui donner les moyens de la remplir.


L’esprit traditionnel de la Compagnie se retrouve en ce mémoire : pas d’agrandissement territorial pouvant entraîner des conflits que paralyseraient le commerce. Cependant, quand il s’agit de la paix, Silhouette, lui aussi, n’est pas d’avis de discuter avec les Anglais sans quelques précautions militaires qui assurent la liberté de nos négociations et donnent à nos revendications plus d’autorité et plus d’indépendance.



§ 7. — Deux opinions particulières sur la politique de Dupleix : Michel et Delaître. (Janvier-fin 1754).

Pendant qu’on agitait ainsi les nouvelles destinées de l’Inde, comme si le nom de Dupleix appartenait déjà au passé, les dangers qui avaient menacé Pondichéry après l’affaire de Sriringam avaient été écartés ; le siège de Trichinopoly avait été repris dans des conditions honorables et, à vrai dire, il n’y aurait rien eu à craindre de la continuation de la guerre si l’intervention des Anglais ne risquait d’avoir en Europe des répercussions fâcheuses. Si Godeheu n’avait été embarqué, il est possible que la Compagnie et même le Ministre eussent suspendu son départ et laissé à Dupleix le soin de tout terminer ; leurs lettres témoignent assez nettement que, tout en condamnant en principe les conquêtes ou acquisitions de Dupleix, nul ne songeait à en faire le sacrifice complet ; les plus modérés envisageaient eux-mêmes un grand développement de territoire autour de Pondichéry et personne ne parlait de faire la paix à tout prix. On se rattacha donc de nouveau à l’espérance qu’avant l’arrivée de Godeheu, Dupleix aurait rétabli la paix sur des bases honorables et également satisfaisantes pour les deux nations et la Compagnie continua de lui écrire comme s’il devait rester dans l’Inde et ne pas cesser de diriger les affaires du pays. On se proposait même de lui tracer une ligne de conduite, notamment en ce qui concerne le Décan. Mais il est possible aussi que tout cela n’ait été qu’une feinte pour égarer l’opinion et l’empêcher de soulever des incidents fâcheux si elle avait appris que Dupleix avait été effectivement sacrifié.

Quoiqu’il en soit, c’est dans cette sorte d’équivoque ou d’incertitude que nous voyons paraître deux documents nouveaux dont l’un, un second mémoire du syndic Delaître, est d’une importance exceptionnelle. L’autre se borne à deux lettres du directeur Michel ; nous commencerons par en parler.


Lettres du directeur Michel, des 21 janvier et 14 août 1754. — Ces lettres nous permettent surtout de déterminer les raisons politiques qui ont amené la Compagnie et le Ministre à ne pas soutenir Dupleix et même à l’abandonner. Michel, sachant que les destinées de l’Inde étaient maintenant passées en d’autres mains, ne se préoccupe plus de savoir si le gouverneur concluera on ne concluera pas prochainement la paix ; pour le même motif il ne lui trace aucun programme pour l’avenir. Il se borne à lui dire pourquoi, tant au point de vue de notre politique générale en Europe que du développement de notre commerce dans l’Inde, ses idées ne pouvaient être admises.

Dans la première, Michel commence par s’excuser d’avoir été si longtemps sans écrire à Dupleix, mais il ne pouvait se résoudre à le faire sans lui parler du mécontentement que provoquaient en France les affaires de l’Inde, et il laissait à ses parents et alliés le soin de l’en entretenir. Ceux-ci n’ont pu lui laisser ignorer la situation générale.

« Celle en particulier de notre marine et de nos finances, le besoin qu’a le royaume de la continuité de la paix pour les rétablir, le cri du public contre une compagnie de négociants qui ose, dit-il, abandonner son commerce pour l’esprit de conquête et ne craint pas de provoquer une rupture avec nos voisins, le désaveu et le blâme des actionnaires qui ne sont affectés en aucune façon de l’acquisition d’une grande étendue de terre qu’ils pensent devoir être une occasion perpétuelle de haine, de jalousie, de troubles et de guerre avec les princes du pays et les Compagnies européennes. Je ne vous dis rien de trop ; je glisse même sur d’autres points. » (B. N. 9150, p. 22-23).

La seconde lettre de Michel se réfère d’abord au mémoire du 16 octobre, puis revient sur les dangers qu’une guerre dans l’Inde ferait courir à notre sécurité en Europe.

« J’ai lu avec beaucoup d’attention, disait Michel, les mémoires que vous avez envoyés à la Compagnie et je vous dirai avec franchise que je me suis aperçu peu après mon entrée dans l’administration que le bénéfice du commerce ne couvrait pas nos dépenses, mais je me suis flatté que celles-ci ne seraient considérables que pendant deux ou trois ans par la nécessité de réparer les fortifications de nos divers établissements, de les munir d’artillerie, d’armes et de troupes, en un mot de nous rétablir dans l’état où nous étions avant la guerre. Je me suis trompé. Les dépenses ont augmenté au lieu de diminuer et je n’en prévois point la fin. De nouvelles possessions riches sont un moyen agréable de les couvrir ; la difficulté est de les conserver paisiblement.

« Vous me permettrez de vous dire à cet égard que vous changeriez peut-être de façon de penser si la position des affaires générales de l’Europe vous était connue. Or les affaires générales de la Compagnie dépendent de cette position ; nous suivons l’impulsion qu’elle porte le ministre à nous donner et nous ne pouvons faire autrement. Nous sommes dans l’État ; l’État n’est pas dans la Compagnie. Je conviens avec vous, Monsieur, qu’il est fâcheux de renoncer à son bien-être, parce qu’il excite l’envie et la rivalité des autres ; mais il serait encore plus fâcheux à la Compagnie d’avoir provoqué une guerre ruineuse à elle-même ou à l’État, principalement à la marine ou au commerce que la dernière guerre a anéanti. Le proverbe dit que de deux maux, il faut choisir le moindre… Je ne puis vous taire que vos mémoires et vos dépêches, même la copie de votre correspondance avec M. Saunders, ont persuadé un chacun qu’il n’y en a point à attendre de votre part, parce que les Anglais ne seraient jamais réduits à la nécessité d’accepter celle que vous auriez voulu leur donner. » (B. N. 9150, p. 24-25).

Le Mémoire de Delaître, de fin 1754. — Ce mémoire est le plus long et le plus substantiel qui ait été rédigé sur l’ensemble de l’œuvre de Dupleix. Écrit à la fin de 1754, il a pour titre : Mémoire historique contenant ce qui s’est passé dans l’Inde du 1er décembre 1750 au 20 février 1754[19].

Dans un premier mémoire comme dans une lettre de 1751, Delaître se défiant de l’ambition de Dupleix, conseillait déjà de le rappeler sous quelque prétexte honnête. Les événements ayant justifié ses craintes, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il ait modifié son point de vue.

Dans une première partie, exclusivement historique, et qui tient un peu moins du tiers du mémoire, l’auteur raconte dans leurs grandes lignes les faits survenus dans l’Inde, Carnatic et Décan, depuis la mort de Naserjing jusqu’au mois de février 1754. Ce récit paraît impartial ; il est exempt de louanges comme de critiques. Delaître ne récrimine pas plus contre la fameuse affaire de Trichinopoly qu’il ne s’enthousiasme pour les glorieuses aventures de Bussy. Il s’arrête dans son exposé au moment où Bussy et Dupleix viennent l’un d’obtenir la commission des quatre cicars et l’autre de disperser ou de prendre un fort convoi d’Anglais qui cherchaient à ravitailler Trichinopoly (affaire du 15 février). L’impression provoquée par les dernières nouvelles de l’Inde était donc satisfaisante. « Mais, ajoute aussitôt Delaître, les réflexions qu’on peut faire sur le succès des mesures qui ont été prises par le passé pouvant beaucoup éclairer sur celles qu’on doit prendre à l’avenir, on ajoutera au récit précédent quelques considérations sur les partis qui ont été pris par ceux qui ont gouverné la Compagnie dans le temps qu’embrasse ce récit. »

Le développement de ces considérations constitue la seconde et dernière partie et, comme elle est de beaucoup la plus longue, il est aisé d’en conclure que le récit historique n’a été composé qu’en vue de ces considérations. Au reste l’auteur le déclare lui même ; après avoir présenté quelques faits principaux il se propose, dit-il, d’en tirer leurs conséquences naturelles afin de juger des meilleurs partis à prendre pour l’avenir.

Analysons donc ces considérations, d’autant plus qu’elles émanent d’un homme qui connaissant tous les événements, toutes les correspondances, tous les documents, était qualifié pour les apprécier et avait autorité pour proposer des solutions.

L’auteur expose d’abord la politique de Dupleix telle qu’elle commença à se dessiner en 1751 pour prendre une forme définitive en 1753. Elle consistait essentiellement à rendre notre protection effective dans le Décan (on dirait aujourd’hui protectorat), à procurer à la Compagnie des domaines et des revenus suffisants pour entretenir dans l’Inde des troupes assez nombreuses pour nous assurer la supériorité sur toutes les autres compagnies, acheter des produits sans avoir besoin des fonds d’Europe et monopoliser plusieurs branches du commerce en quelques territoires fertiles et étendus, afin d’en tirer les marchandises nécessaires à la formation de riches cargaisons pour l’Europe. Dupleix avait encore envisagé l’occupation de Surate et celle du cap Négrailles dans le Pégou ; ces deux idées n’avaient pas même reçu un commencement d’exécution, mais les autres parties du programme étaient en train de se réaliser.

Or leur exécution ne pouvait être que très mal accueillie par les autres puissances européennes et même par les principaux seigneurs du Décan, jaloux de voir notre autorité prépondérante auprès du soubab. Il fallait donc, à ce moment, d’après Delaître, ou répudier franchement les projets de Dupleix et rappeler ce dernier en traitant avec les Anglais de la paix du Carnatic, ou les adopter résolument en envoyant dans l’Inde des forces considérables pour les soutenir et en se préparant à répondre avec fermeté en Europe à certaines représentations qui pourraient être faites sur les agrandissements de la Compagnie. On n’a suivi ni l’un ni l’autre parti et l’on a envoyé à Dupleix des soldats indisciplinés, tandis que les Anglais ne cessaient depuis 1750 d’aguerrir leurs troupes et prenaient ainsi sur nous tous les jours une entière supériorité. Le sentiment de cette supériorité fit naître chez les Anglais l’espérance de faire échouer les projets de Dupleix et leur donna le courage de s’y opposer ; de là les négociations engagées en Angleterre vers le mois de mars 1753, deux mois après la nouvelle de l’échec de Trichinopoly. La Compagnie d’Angleterre posa alors comme première condition de la paix la reconnaissance de Mahamet Ali comme nabab d’Arcate. Ces pourparlers traînèrent en longueur jusqu’en 1754, époque où le gouvernement d’Angleterre, qui n’avait point encore pris parti dans la querelle des deux Compagnies, envoya dans l’Inde six vaisseaux de guerre et un régiment de troupes nationales. Cette intervention compliquait singulièrement le problème ; en 1751, on pouvait sans inconvénient ne pas suivre Dupleix dans ses projets ; pouvait-on le faire aujourd’hui sans s’exposer à perdre nos établissements ?

À cette question posée par Delaître lui-même, il répond par deux observations.

La première est que nos nouveaux établissements de la côte d’Orissa nous donnent les moyens de maintenir notre autorité auprès du soubab du Décan et même auprès des Mahrates, quand même ils voudraient à un moment nous témoigner quelque mauvaise volonté.

La seconde est que l’abandon de ces établissements où Salabetjing trouve l’appui militaire nécessaire à sa défense aussi bien contre les Anglais que contre le Mogol ou les Mahrates, le priverait aussitôt de tout secours, l’exposerait par conséquent aux attaques du Mogol ou des Mahrates toujours jaloux d’une partie de son territoire et le jetterait entre les bras des Anglais qui se serviraient de leur autorité pour anéantir, s’il leur était possible, notre commerce et nos autres établissements.

Doit-on s’exposer à ces risques par l’abandon de nos établissements ? se demande Delaître.

Ce n’est pas son opinion, bien qu’à vrai dire le refus d’évacuer ces établissements puisse prolonger la guerre dans l’Inde et même la provoquer en Europe entre les deux nations, mais ce sont là des questions d’un caractère politique que l’auteur n’entreprend pas de résoudre et dont l’examen appartient au roi et à ses ministres.

L’auteur continue donc de développer ses considérations sur l’opportunité d’évacuer soit le Décan soit nos établissements de la côte.

En ce qui concerne le Décan, nos premiers succès si faciles et si brillants qu’ils aient été, ne doivent pas nous faire illusion sur l’avenir ; il arrivera un jour où, à moins de forces réellement considérables, nous serons exposés à ne plus pouvoir nous maintenir dans le pays et c’est ce que Bussy, « rendu plus sage par l’expérience », indique lui-même dans sa correspondance avec Dupleix de la fin de 1753. Il vaut donc mieux, pendant qu’on le peut encore sans inconvénient, abandonner dès maintenant toute idée de donner des maîtres au Décan et d’avoir toujours un corps de troupes auprès de Salabeljing, et profiter de la première occasion pour ramener nos troupes dans nos possessions de Mazulipatam et de la côte d’Orissa. Cette retraite volontaire serait bien accueillie des Mahrates ; bien plus, avec quelque dextérité, on pourrait la faire acheter par de nouvelles faveurs.

En agissant ainsi, nous éviterons de grands frais et de grandes pertes d’hommes à l’intérieur et nous ne conserverons de l’ensemble de nos projets que la partie solide et utile. Les 8.000 hommes actuellement répandus dans tout l’intérieur du Décan ne constituent pas une force suffisamment impressionnante, ni suffisamment garantie ; ramenés à la côte, dans des établissements contigus et prolongés le long de la mer, ils y constitueraient une puissance qui non seulement n’aurait rien à craindre des Européens du côté de la mer, mais encore s’imposerait à l’amitié des différentes parties de l’intérieur.

Il n’est pas à craindre qu’en évacuant le Décan, les Anglais ne prennent notre place ; s’ils le faisaient, ce ne serait qu’en dégarnissant leurs forces de la côte et en s’exposant à leur tour aux risques que nous devons éviter. Dans le cas toutefois où, contre toute vraisemblance, le nabab, joint aux Anglais, viendrait nous attaquer dans nos nouvelles concessions, il serait aisé à notre agent de soulever chez nos ennemis des complications qui nous mettraient à l’abri de tout danger.

Delaître est donc aussi nettement favorable à l’occupation de la côte qu’il réclame l’abandon des contrées de l’intérieur ; il prévoit même une plus grande étendue de pays qui augmenterait encore nos revenus. Et pour justifier cette occupation, en admettant que cela fût nécessaire, il invoque des chiffres, cette cavalerie légère de la politique. Il dit notamment que 8.000 hommes dont 3.000 blancs, entretenus à Hayderabad ou Aurengabad, à raison de 41 sous 4 deniers par homme et par jour, officiers et soldats, l’un portant l’autre, reviendraient infiniment moins cher à la côte : leur entretien annuel dans le Décan est de 24 laks, à la côte il n’en serait plus que de 10 ; soit une économie de 14 laks dont le commerce pourrait bénéficier, sans compter les autres avantages, également d’ordre financier, qui résulteraient de la paix dans le pays et de la sécurité accordée aux laboureurs et aux ouvriers. Delaître estime qu’ainsi l’on ne pourrait pas disposer de moins de six millions de livres pour l’achat des marchandises, et il ne parait pas croire un instant que ces chiffres puissent être exagérés.

Revenant à l’occupation de la côte, Delaitre estime qu’il n’en coûtera guère plus cher pour occuper un territoire étendu, où l’ensemble de nos forces en imposera d’elle-même, que de se restreindre à l’occupation de postes isolés, où il faudra multiplier les efforts et les dépenses. Autant avoir un seul ou deux voisins que d’en avoir plusieurs. Il est plus facile de discuter avec un homme qu’avec une foule. D’autre part dans un vaste territoire homogène, l’excédent de revenus sur les dépenses permettrait à la Compagnie de ne plus demander que peu de fonds en Europe pour des opérations commerciales.

Mais, objectera-t-on, si nous retirons nos troupes d’auprès du soubab, les Anglais rechercheront aussitôt son alliance, et c’est un danger qu’il faut éviter. Delaître ne croît pas à ce danger. Ce qui fera rechercher notre alliance, dit-il, ce sera d’être solidement établis dans de bonnes provinces, d’être riches et bien armés. Et notre armement sera d’autant plus fort qu’il ne sera plus exposé, comme aujourd’hui, à être détruit à l’intérieur par des marches longues et pénibles et même par des révolutions. D’autre part, Delaître n’estime pas que l’alliance du soubab soit d’un grand profit pour nous ; en dehors de la concession des circars elle nous a toujours coûté et jamais rapporté. Le soubab est faible et impuissant ; les titres qu’il a accordés à Dupleix n’ont été d’aucun poids auprès des Anglais et lorsque nous fûmes en péril à Pondichéry, après l’échec de Trichinopoly, il ne put nous envoyer aucun secours. L’alliance du soubab n’a servi en réalité qu’à colorer d’une sorte de légitimité les acquisitions que nous avons faites avec nos seules forces et que nous aurions également faites sans cette alliance. Maintenant que nous n’avons plus rien à demander au soubab, ce souci de donner de la légitimité à nos acquisitions n’a plus de raison d’être. Notre intérêt est donc de rappeler les troupes que nous avons auprès de lui. Si le soubab demandait en retour qu’on lui rendît les circars, il ne manquerait pas de raisons plausibles pour en conserver la possession ; en tout cas il ne faudrait restituer aucun territoire. Il conviendrait même que ces provinces, données en nantissement à Bussy, fussent passées au nom de la Compagnie, et rien ne paraît plus facile à obtenir, s’il est vrai que les maures et Salabetjing désirent vivement être débarrassés de la protection que nous leur imposons.

C’est dans cet ordre d’idées, d’après Delaître, qu’il conviendrait d’écrire à Godeheu et il trace le projet d’instructions qu’il serait nécessaire de lui envoyer.

Delaître voit toutefois à l’accomplissement de ce programme deux difficultés, l’une émanant de Dupleix et l’autre de Bussy. Les craintes au sujet de Dupleix méritent de retenir particulièrement l’attention. Par la façon dont elles sont rédigées, l’auteur non seulement sait que Dupleix est encore dans l’Inde, mais il croit qu’il restera le gouverneur de nos établissements. On peut craindre dit-il, les vues vastes et ambitieuses de M. Dupleix et son attachement à gouverner le Décan, dont ses liaisons et ses intérêts particuliers le feront peut-être difficilement départir.

Et comme il a préparé un projet d’instructions pour M. Godeheu, il en prépare un autre pour Dupleix :

« À l’égard de M. Dupleix, écrit-il, on s’en rapporte au ministre sur les meilleures mesures à prendre pour le faire entrer dans les vues du roi sur le Décan ou pour remédier au grand inconvénient d’avoir un chef dans l’Inde, qui aurait des vues différentes de celles de sa Majesté. »

Les craintes au sujet de Bussy étaient d’une autre nature. Les officiers et soldats en service dans le Décan touchaient de grosses soldes, lesquelles seraient réduites à la côte ; il y avait donc lieu de redouter de ce fait quelques mécontentements ; Bussy lui-même, si sceptique qu’il fût sur l’utilité de l’occupation du Décan, pourrait supporter difficilement d’être dépouillé d’une autorité qui était presque celle d’un monarque. Delaître envisageait que Godeheu devrait l’amener par la douceur à se conformer aux ordres du Roi et suggérait de lui promettre le gouvernement des nouvelles concessions avec une gratification considérable et un grade militaire assez élevé pour flatter son amour-propre.

Delaitre termine son mémoire en ajoutant qu’il se pourrait toutefois que l’arrivée de Godeheu et celle de l’escadre anglaise dans l’Inde eussent totalement modifié la solution sur laquelle ses réflexions étaient fondées. Ce n’est qu’à tout hasard qu’il a traité de la situation telle qu’elle résultait des événements connus en France au début de 1755.

Sans nous livrer à une discussion purement académique pour savoir si Delaître a sagement raisonné, nous relèverons seulement que son mémoire est écrit avec une impartialité indéniable. Il a même modifié complètement sa manière de voir de 1751, où il se défiait d’ambitions trop vastes ; il a adopté le programme de Dupleix sur l’utilité d’avoir dans l’Inde des revenus suffisants pour se passer des fonds d’Europe ; il condamne la limitation de nos efforts et de notre domination à quelques points isolés et, s’il n’est pas pour l’occupation du Décan lui-même, il défend énergiquement la possession des 4 circars et des provinces de Mazulipatam, Narzapour et Condavir, — ce qui n’est pas d’un pacifisme très timoré. Et quoique ce mémoire n’ait abouti en définitive qu’à exprimer les idées personnelles de Delaître, il nous a paru néanmoins utile de l’analyser un peu longuement et dans une certaine mesure de le discuter, moins en raison de la personnalité de Delaître, pourtant si autorisée, qu’en raison des événements eux-mêmes qui comptent parmi les plus dramatiques de notre histoire coloniale.


Résumons maintenant ce long exposé et dégageons-en les lignes principales :

1° Après la victoire d’Ambour et les concessions de Villenour, Bahour et des aldées de Karikal qui précèdent le siège de Tanjore en décembre 179, la Compagnie ne peut être qu’heureuse et fière des résultats obtenus ; ils sont aussi glorieux pour la nation que pour Dupleix lui-même. Il convient toutefois de se méfier de l’avenir ; le siège projeté de Trichinopoly peut nous ménager des surprises désagréables, Mahamet Ali peut armer les Marates contre nous. Le mieux est de stabiliser les résultats obtenus par une paix durable sans laquelle le commerce ne pourra se maintenir et, après avoir rétabli Chanda S. en ses états, ne pas s’engager plus loin. La Compagnie n’est pas opposée à l’idée de consolider les victoires de Dupleix, mais elle estime exagéré le chiffre de 3.000 hommes qu’il lui demande et elle se propose de lui en envoyer 1.500 seulement. C’était déjà cinq ou six fois plus que les renforts annuels.

2° Avec un nouveau courrier, nous allons jusqu’après la prise de Gingy et nous n’arrivons pas encore à la mort de Nazer j. C’est une époque de transition : aucun résultat essentiel n’est acquis.

Machault félicite Dupleix des nouveaux lauriers qu’il vient de remporter, mais l’invite formellement à conclure la paix et ne paraît pas douter qu’il la rétablisse. Le gouverneur a toute la confiance de la Compagnie.

3° La mort de Nazer j. (16 décembre 1750) et l’envoi d’une armée dans le Décan, résolue le 15 janvier suivant, dominent la troisième phase de l’évolution des sentiments de la Compagnie et de l’opinion.

Un homme se trouve qui comprend à merveille les deux politiques en présence : l’ancienne avec le commerce limité à la côte et partagé également entre toutes les puissances européennes ; la nouvelle avec des monopoles exclusifs et des agrandissements territoriaux peut-être avantageux dans l’avenir, mais qui dans le présent, nécessiteront l’envoi de beaucoup de soldats et provoqueront la ruine du commerce. Si l’on veut s’en tenir aux traditions, il ne faut pas hésiter à remplacer Dupleix, trop absolu dans ses opinions et qui n’obéira pas aux ordres mêmes qu’on pourra lui donner. Et Delaître, l’auteur de ces critiques, proposait déjà Godeheu pour le remplacer.

L’envoi dans le Décan d’une armée baptisée escorte ne fut approuvée de personne ; on craignait qu’elle ne fût trop aventurée et Dupleix reçut l’ordre formel de la rappeler à Pondichéry.

Dans un ordre d’idées plus délicat, on commençait à être ému ces avantages particuliers que les officiers de notre armée et Dupleix lui-même retiraient de nos conquêtes sous forme de gratifications ou de concessions personnelles et l’on craignait que des avantages abusifs ne détournassent de nous l’esprit des populations et ne nous exposassent à de dangereuses représailles. Le caractère héroïque de nos opérations en paraissait quelque peu terni.

On avait toujours confiance dans la fortune de Dupleix puisqu’on n’avait encore éprouvé aucun revers, mais on était de moins en moins certain que l’homme lui-même voulut se prêter aux desseins de la Compagnie et l’on insistait plus que jamais pour qu’il fît immédiatement la paix.

4° Une quatrième étape va nous conduire du départ de nos troupes pour Haïderabad jusqu’au début de l’année 1752. Contrairement aux craintes de la Compagnie, nos troupes n’ont retiré de leur marche à travers le Décan que des avantages nouveaux pour la nation et Trichinopoly, investi depuis plusieurs mois, est sur le point de succomber. Par conséquent, à Paris, aucun motif d’alarmes nouvelles ; c’est plutôt l’optimisme qui devrait régner, puisque partout ou à peu’près partout le succès dépasse nos espérances.

Telle ne sera pas cependant l’opinion courante.

Examinant dans son ensemble la situation, si favorable qu’elle paraisse, on a peur que l’entrée des Anglais en scène, qui vient de se produire, ne complique les affaires et l’on pense plus que jamais qu’il est nécessaire de ne pas s’engager davantage avec les princes du pays et de conclure la paix, quand même on devrait faire quelques concessions. N’y a-t-il pas quelques terres improductives dont on ne tirera jamais rien ? Mais à quelque parti que l’on s’arrête, il est impossible que l’on puisse concevoir qu’on pourra entretenir des troupes à plusieurs centaines de lieues de Pondichéry ; elles seraient trop exposées. Pour pratiquer une telle politique, il faudrait beaucoup plus de monde et c’est affaire au roi et non à la Compagnie d’envisager cette éventualité. La Compagnie ne peut faire de tels sacrifices.

Appréciant d’autre part divers projets de Dupleix sur le Pégou, Surate, Coléche, Nelisseram et même le Bengale, la Compagnie condamne formellement toute opération militaire nouvelle ; celle-ci ne pourrait manquer de nous entraîner dans les complications les plus graves avec les Anglais, sans utilité pour notre commerce et c’est toujours au développement de notre commerce non moins qu’au rétablissement de la paix que reviennent les recommandations expresses de la Compagnie : elle n’envisage nullement l’envoi de nouvelles troupes pour pratiquer une politique de conquête ou de domination. On veut la paix et la confiance de la voir se rétablir est fort diminuée.

5° La capitulation de Law, qui ne fut d’abord connue que par voie anglaise sans aucune lettre de Pondichéry, constitue le cinquième degré dans la faveur décroissante de Dupleix.

En attendant les détails qui éclaireraient son opinion, la Compagnie ne pouvait que constater que c’étaient ses prévisions et ses craintes et non les espérances de Dupleix qui s’étaient réalisées ; mais elle n’en tirait pas parti pour le condamner. Elle espérait encore qu’il aurait profité de ce malheur et de la mort de Chanda S., pour s’entendre avec Mahamet Ali, qu’il pouvait aisément reconnaître comme nabab d’Arcate. Pour lui témoigner qu’elle n’entendait nullement le laisser dans la détresse, elle annonçait qu’elle allait lui envoyer 1.400 hommes, non pas pour entretenir la guerre, mais pour assurer la sécurité de nos établissements. La cause personnelle de Dupleix n’était pas encore sérieusement compromise et si la Compagnie avait appris par le courrier suivant qu’il avait conclu la paix ou fait des efforts pour l’obtenir, il est possible qu’il fût resté gouverneur de l’Inde.

6° Avec un sixième échelon, nous touchons presque terre. Tous les détails de la capitulation de Law sont connus et l’on sait que Dupleix continue la guerre avec une inlassable activité : Pondichéry est menacé. Désespérant de voir exécuter ses ordres, la Compagnie et les ministres se décident à envoyer un commissaire dans l’Inde ; mais il n’est pas encore sûr que Dupleix doive être rappelé.

On étudie les moyens pratiques de rétablir la paix et l’on reconnaît généralement qu’elle ne peut se faire si nous ne renonçons à la majeure partie de nos concessions : l’expédition du Décan notamment doit être abandonnée. On envisage aussi que Dupleix devra être totalement suspendu de ses fonctions.

7° L’incertitude sur le maintien ou le rappel de Dupleix continue de planer dans le public et même au sein de la Compagnie. Comme la guerre se prolonge sans produire tous les malheurs que l’on avait un instant redoutés, on finit par s’habituer à l’idée qu’elle peut durer longtemps encore sans nous engager dans d’inextricables difficultés et qu’il serait peut-être bon de conserver les acquisitions essentielles de Dupleix. Delaître lui-même ne conseille que d’abandonner le Décan et propose de conserver nos vastes domaines de la côte d’Orissa. Les seules craintes que nous puissions avoir sont en Europe avec les Anglais ; il est vrai qu’elles ne sont pas négligeables et l’on sent qu’elles pèsent lourdement sur la situation.

Ainsi Dupleix commençait à avoir cause gagnée au moment même où il succomba. Mais c’était une adhésion purement morale et, à moins d’un succès éclatant et définitif qui eût fait renoncer les Anglais à toute opposition, il est vraisemblable que la Compagnie n’aurait en rien modifié ses instructions.


  1. V. Mémoire du 16 octobre 1753.
  2. La Touche ne revit jamais l’Inde. Embarqué sur le Prince, au début de 1753, pour revenir à Pondichéry, il périt en mer avec presque tout l’équipage et tous les soldats embarqués, dans un incendie qui se déclara dans l’Océan Indien.
  3. Même idée dans une lettre au ministre d’Argenson, du 17 janvier précédent : « Je trouve beaucoup de contradicteurs chez ceux qui devraient me seconder, puisque c’est pour eux que je travaille et non pour moi. Le roi pourrait y suppléer d’un seul mot ; sa gloire y est intéressée. » (B. N. 9151, p. 56).
  4. Ces événements heureux étaient la libération du territoire de Pondichéry et les accords conclus avec les Marates et le Maïssour.
  5. C’est sans doute Duvelaër qu’il entend désigner par ces mots : Duvelaër avait navigué dans l’Inde et en Chine.
  6. On sait que le Prince fut brûlé en mer.
  7. « L’or et l’argent ont été ses dieux et il ne les a pas acquis sans bassesse. » (Lettre de Dupleix à Choquet du 9 novembre 1753. B. N. 9151, p. 109).
  8. Le gouverneur David, que venait remplacer Lozier-Bouvet, s’embarqua sur le Centaure, le 10 février.
  9. Mémoire pour la Compagnie, pièces justif. p. 41-60.
  10. La Bourdonnais mourut le 10 novembre 1753.
  11. Saint-Georges écrivait assez régulièrement à Dupleix qui savait par lui autant que par ses neveux ce qu’on pensait à la cour de sa politique et de ses projets. D’après Saint Georges, tous se déclaraient en particulier les partisans et les amis de Dupleix, mais en réalité celui-ci ne pouvait compter que sur Montaran, Gilly, le marquis du Châtelet et le comte de Montmorency-Laval. Duvelaër lui-même n’était pas très sûr.
  12. Le mémoire de d’Espréménil comprend dans le manuscrit de la Bibliothèque Nationale (B. N. 9355, fol. 293-327), qui n’est qu’une copie d’un original absent, 68 pages de 28 lignes à la page.
  13. Dans cette lettre, Michel nous fait part d’un intéressant projet d’association entre lui, Bacquencourt et Dupleix pour fonder un grand établissement à la Martinique. Michel devait fournir 300.000 liv. et Bacquencourt 200 à 250, tant pour lui que pour Dupleix. Bacquencourt l’avait plusieurs fois pressé de conclure cette affaire. Sa mort arrêta tout.
  14. Dans le mémoire de la Compagnie de 1763, elle tient 13 pages (p. 16-28 des pièces justificatives).
  15. On se rappelle que le siège d’Arcate avait été levé le 20 novembre 1751, par Goupil et Raja Sahib.
  16. V. Mémoire pour la Compagnie, p. 34-38.
  17. L’auteur de ce mémoire comme celui de la lettre précédente semble croire que les fonds envoyés par la Compagnie pour le commerce étaient employés par Dupleix à entretenir la guerre.
  18. L’auteur fait ici allusion à la désignation de Dupleix comme directeur en 1749.
  19. Ce mémoire que nous avons publié intégralement dans la Revue historique de l’Inde française, année 1918, ne contient pas moins de 50 pages de cette revue — chaque page ayant 33 lignes.