Dupleix et l’Inde française/4/1
CHAPITRE PREMIER
Les Affaires du Décan.
§ 1. — De Pondichéry à Aurengabad.
Il est peu de pages plus glorieuses en notre histoire coloniale que celles dont s’illustra le Décan de 1751 à 1758. Non pas qu’en ce laps de temps le pays ait été traversé par des explorateurs aventureux ayant risqué leur vie en des reconnaissances pleines de mystère et d’imprévu ou qu’il ait été conquis par une élite de soldats suppléant à leur petit nombre par une valeur défiant toute prudence et toute raison ; non, le pays avait été parcouru plusieurs fois par des voyageurs ou des commerçants européens et nos soldats n’y livrèrent pas plus de deux ou trois batailles ou combats dignes de ce nom. Ce qui fait l’originalité des affaires du Décan, c’est que, devenus maîtres des destinées de ce pays par un coup de surprise, nous y restâmes pendant sept ans avec des effectifs réduits, maintenant uniquement notre prestige ou notre autorité par une politique attentive et clairvoyante, à la fois insinuante et rigide, conciliante et autoritaire, respectueuse des coutumes des Indiens et sachant accorder notre esprit à leur tempérament. Ce fut le triomphe de la vertu, si l’on entend par ce mot l’ensemble des qualités de tact, de prudence et de mesure qui font un bon gouvernement. L’homme qui pratiqua cette politique, Bussy, n’était cependant ni un diplomate ni un administrateur de profession ; c’était un simple capitaine plus habitué à donner des ordres qu’à souffrir la discussion ; mais il comprit dès le premier jour que, pour commander, le bon sens et la raison valent souvent mieux que l’autorité mal comprise, et, comme il était étranger à toute idéologie et ennemi de toute chimère, il ne trouva dans cette voie que bonheur, succès et prospérité. La France lui doit un beau chapitre d’histoire et Dupleix la meilleure partie de sa gloire.
Bussy n’avait pas encore fourni une longue carrière, lorsqu’il fut envoyé dans le Décan. Né en 1718, pourvu en 1734 d’une compagnie d’infanterie qui fut réformée deux ans plus tard, arrivé dans l’Inde vers 1742, il avait pris part au siège de Madras et s’était distingué à celui de Pondichéry. Il avait ensuite servi dans le Carnatic contre Anaverdi kh., le raja de Tanjore et Mahamet Ali. Lorsqu’il s’était agi de prendre Gingy, c’était à lui que Dupleix s’était adressé. Puis étaient venus la défaite et la mort de Nazer j., l’avènement de Muzaffer j. et le voyage de ce prince à Pondichéry, an mois de janvier 1751.
Ce fut ce voyage qui décida de la destinée de Bussy. Le nouveau soubab, qui ne se sentait pas sûr de ses troupes ni de ses sujets, demanda des Européens pour l’accompagner jusqu’à Haïderabad : Bussy s’offrit pour les commander, et Dupleix accepta. Cette circonstance fortuite décida de sa carrière.
Bussy n’était à ce moment qu’un officier comme beaucoup d’autres, attendant tout des hasards de la guerre pour avancer ou pour faire fortune. Si, après sa mise à la disposition de Muzaffer j., il avait suivi la règle commune, il aurait profité des moindres occasions pour faire valoir ses talents militaires ; au besoin il les eut provoquées ; mais il ne considérait la guerre que comme un moyen et non comme un but et, les avantages essentiels obtenus, il lui parut plus intéressant et plus digne de l’esprit de les consolider par la diplomatie. En toutes circonstances il se conduisit moins comme un chef d’armée que comme une sorte de commissaire civil et c’est à peine anticiper sur les événements que de dire qu’il déploya dans ce rôle moins éclatant toutes les qualités de l’administrateur et de l’homme d’État. Comme l’écrivait plus tard le P. Monjustin, aumônier de son armée : « Ce n’est pas par des médiocres succès qu’une politique habile se fait connaître » et, dans son commandement du Décan, Bussy remporta les succès les plus éclatants. Nul doute qu’il eût acquis plus de gloire et que son nom serait plus connu s’il avait livré et gagné beaucoup de batailles ; mais est-il bien nécessaire de cueillir des lauriers, si c’est uniquement pour orner des tombeaux ? Suivons-le dans son odyssée.
Muzaffer j. et Dupleix s’étaient dit adieu le 12 janvier 1751. Les seigneurs patanes étaient partis le lendemain, Bussy le 17 et Muzaffer kh.[1] avec la cavalerie cipaye le 20.
Était-il sage de diviser nos forces et se lancer dans l’inconnu avant d’en avoir terminé avec Mahamet Ali ? Les deux opinions pouvaient se soutenir et il serait intéressant de savoir comment Dupleix les mit en balance : l’histoire est malheureusement muette sur ce point. La prudence commandait évidemment de tout régler avec Mahamet Ali avant d’entreprendre au loin une nouvelle campagne ; mais ce prince paraissait alors si faible, si abandonné de tous, si résigné lui-même à une soumission prochaine que, pour un danger incertain et sans doute de courte durée, Dupleix ne crut pas devoir sacrifier les avantages que lui laissait entrevoir la protection donnée à Muzaffer j. Le soubab du Décan était le souverain légitime de toute l’Inde du sud : en consolidant son pouvoir, n’affaiblissait-on pas du même coup celui de Mahamet Ali ? Dut ce prince être soutenu par les Anglais, que compterait sa résistance contre la triple entente militaire ou morale du soubab, des Français et du Mogol ? C’était l’échec assuré. L’avenir seul devait révéler ce que cette conception avait d’erroné. Mahamet Ali nous résista mieux qu’on ne le supposait et, pendant ce temps, nos troupes s’engageaient toujours plus loin dans le Décan, sans qu’il fût possible de les rappeler.
Ce dédoublement d’une armée déjà si réduite en nombre pouvait nous être fatal, comme il le fut en effet, et Dupleix avait comme un pressentiment qu’il jouait une partie délicate lorsque, deux ou trois jours après le départ de nos troupes, il rappela au soubab sa promesse d’accorder à Mahamet Ali un établissement convenable dans ses états ; c’était le seul moyen de séparer sa cause de celle des Anglais. Si l’on y parvenait, plus besoin de s’inquiéter de Saunders ni de son conseil ; il suffirait que Muzaffer j. leur fit sentir qu’ils étaient à sa discrétion. Inutile de les ménager : lorsque Muzaffer j. était à Pondichéry, il leur avait fait part de son avènement et ils ne lui avaient pas répondu. À ce mauvais procédé, il n’y avait qu’une riposte : la menace de les chasser de tous leurs établissements. Le soubab fut invité à ne pas hésiter. Muzaffer j. se prêta de la meilleure grâce à ce que Dupleix lui demandait, mais on a vu, au récit des événements du Carnatic, que ce fut en pure perte : Mahamet Ali était depuis longtemps résolu à ne s’appuyer que sur les Anglais ; toutes les avances qu’on pouvait lui faire étaient une preuve certaine que notre confiance était endormie. Le départ d’un détachement pour le Décan ne pouvait que favoriser ses espérances et sa résistance, puisqu’il était trop visible que, du côté purement militaire, Dupleix affaiblissait nos forces en les partageant. Bussy, tenu au courant des idées du gouverneur, devait de son côté faire toutes les honnêtetés possibles à Mafous kh., resté prisonnier à la cour du soubab, pour déterminer son frère à abandonner volontairement Trichinopoly.
Cependant nos troupes continuaient leur marche avec une lenteur calculée ; la fidélité de celles du soubab n’était rien moins qu’assurée. En quittant Pondichéry les Patanes avaient promis à Dupleix de rester attachés à Muzaffer j. et le nabab de Carnoul avait, dit-on, les larmes aux yeux, mais à peine eurent-ils franchi nos limites que toutes leurs rancœurs revinrent avec le souvenir de leurs désillusions. Ils n’avaient pas pris leur parti du partage inéquitable à leurs yeux des trésors de Nazer j. ; aussi, dès la fin de janvier, formulèrent-ils de nouvelles réclamations et, pour les appuyer, ils essayèrent de faire déserter nos soldats : le nabab de Carnoul voulait faire une compagnie de blancs. Il fallut que Dupleix menaçât Muzaffer j. de l’abandonner s’il n’empêchait les désertions. Muzaffer j. était trop mal affermi sur le trône pour imposer son autorité à ceux qui l’y avaient élevé. Tout en déclarant que ces gueux n’étaient pas à craindre, Dupleix lui recommanda cependant, pour les calmer ou pour les endormir, de leur faire des promesses raisonnables, jusqu’au jour où il serait réellement le maître ; alors il ne devrait pas hésiter à leur faire couper la tête. Dupleix avait en réalité aussi peu d’estime pour les uns que pour les autres ; plus on les pratiquait, plus on les méprisait, écrivait il à Bussy le 3 février.
Cette situation paradoxale ne dura que quelques jours. Lorsque l’armée eut passé la Quichena et que les Patanes se furent rapprochés de leur pays, leurs espoirs s’accrurent de toute la force que donne la possession du sol et ils jugèrent que le moment était venu de renouveler l’attentat qui avait si bien réussi contre Nazer j. Ils donnèrent en secret aux paliagars de leurs domaines l’ordre de s’assembler et de disposer des canons dans les défilés.
Le 14 février, comme on était arrivé dans les états de Cudappa, celui-ci prit prétexte de quelques déprédations de l’armée de Muzaffer j. pour se révolter ; il fit arrêter l’artillerie du soubab et piller son avant-garde ; on arrêta de même des charriots de munitions appartenant à Bussy. Les nababs de Savanour et de Carnoul se joignirent aussitôt à lui.
Qu’allait faire Bussy ? DupLeix lui avait recommandé de « faire toujours office de médiateur dans les différends qui s’élèveraient entre ces seigneurs » ; il chercha aussitôt à négocier et envoya auprès des rebelles un indien du nom d’Agi Abdalla, chrétien de confiance que lui avait donné Dupleix. Sans attendre son retour et sans vouloir écouter les conseils de Bussy qui l’engageait à ne pas exposer inutilement sa vie, Muzaffer j. marcha à l’ennemi. À environ deux lieues du camp, il rencontra Abdalla, qui lui apportait les excuses des Patanes. Sans doute Muzaffer j. ne crut-il pas à leur sincérité ; il ne voulut rien entendre et continua sa marche, bientôt suivi par Bussy, qui cependant ne put le rejoindre à temps. Quelques coups de canon suffirent à mettre les Patanes en déroute ; les nababs de Savanour et de Carnoul furent tués, celui de Cudappa parvint à s’échapper. La victoire de Muzaffer j. était complète ; mais, fatalité déplorable, il fut tué dans l’action, soit d’un coup de flèche dans l’œil, soit d’un coup de lance que lui porta le nabab de Carnoul, au moment où Muzaffer j. allait lui-même le percer de son sabre.
Dans ce combat rapide, Bussy n’eut qu’un homme blessé l’armée même du soubab eut de 60 à 80 blessés et environ 30 tués. Les pertes des Patanes ne sont pas connues.
Il restait à régler la succession de Muzaffer j. D’après les lois de l’Empire, la cour de Delhi pouvait seule disposer du gouvernement ; mais Delhi était loin et si l’on ne voulait voir l’armée se diviser et peut-être la dynastie de Nizam disparaître, c’était tout de suite qu’il fallait prendre un parti : il serait toujours temps de demander l’investiture du Grand Mogol. L’héritier naturel était le fils de Muzaffer j., un enfant de cinq à huit ans, n’ayant pour toute défense que le désintéressement de ses oncles. Arme bien fragile. L’aîné d’entre eux, Gaziuddin, était à Delhi et depuis trois ans que son père était mort, il n’avait jamais revendiqué sa succession ; on pouvait à la rigueur ne pas tenir compte de ses droits. Ses trois autres frères, Salabet j., Nizam Ali et Bassalet j. se réunirent le jour même, firent asseoir Bussy au milieu d’eux, lui exposèrent le danger de laisser seulement une demi-heure l’armée sans chef et lui dirent tous trois qu’ils ne voulaient tenir que de lui la place que le hasard venait d’ouvrir. Salabet, l’aîné, était « un peu bouché », suivant une expression de Dupleix ; Nizam Ali, le second, avait plus de feu et d’esprit ; le troisième était trop jeune pour qu’on put songer à lui. Comme la logique le conseillait, Bussy désigna l’aîné et Salabet j. fut reconnu sans opposition par toute l’armée. Ramdas Pendet, divan de Muzaffer j., le boxis ou général en chef de l’armée, tous les officiers et fonctionnaires lui promirent fidélité et passèrent à son service. Jamais transmission de pouvoir ne se fit avec tant de complaisance et de célérité.
Le nouveau soubab ne tarda pas à nous témoigner sa reconnaissance ; lui aussi craignait d’être trahi ou abandonné par ses troupes. Avec une soumission et une humilité qu’on n’exigeait pas mais qui est un peu dans le style oriental, il dit qu’il ne voulait tenir ses terres que de Dupleix et qu’il était prêt à nous donner tous les trésors de Golconde et tout le Décan. En fait, il nous confirma les concessions de Muzaffer j., abandonna à notre contrôle tout le pays depuis la Quichena jusqu’au Cap Comorin, c’est à-dire le Carnatic, le Maduré et Tinnivelly sur lesquels il n’exerçait d’ailleurs qu’une autorité nominale, et nous céda en outre les territoires de Nizampatnam, Gontour, Acclemanar et Narzapour, qui complétaient notre établissement de Mazulipatam. Il donna en même temps l’ordre de rétablir notre comptoir d’Yanaon, et céda personnellement à Dupleix le port de Malousbender à la côte d’Orissa. Sur notre recommandation, le jeune fils de Muzaffer j. ne fut pas oublié ; il obtint Adony, Raichour, Bijapour, Carnoul, Cudappa et d’autres territoires moins importants.
Rien ne fut changé dans les projets de Dupleix comme dans ceux de Bussy. Sans s’être concertés, tous deux jugèrent de la même façon la révolution qui venait de s’accomplir et les conséquences que nous en pouvions tirer. Dès le 24 février, Dupleix écrivait à Bussy qu’il n’y avait qu’un parti à prendre : continuer à marcher jusqu’à Haïderabad, maintenir en place Ramdas Pendet et assurer le nouveau soubab que nous ne désirions que la paix.
« Au surplus, disait-il, mettez-vous en tête que vous faites la loi dans cette armée ; n’en abusez pas et menez tout au but que je désire… Tout votre but et le mien doivent être de conserver les possessions de la Compagnie, de les augmenter même ; voilà quelle doit être votre attention dans toutes les circonstances où vous vous trouverez… Quand vous aurez tout terminé, affectez beaucoup d’affabilité pour tout le monde et tâchez de vous attirer l’amitié de ces gens-là. » (A. V. E 3748 — 24 janvier).
Sans avoir reçu cette lettre, Bussy voyait déjà tout le Décan à ses pieds.
« Voici selon moi, écrivait-il le 21 février, le moment de faire de grandes choses… Toute l’armée et en général grands et petits ne reconnaissent que vous et les Français… Les trésors de Golconde nous seront remis à notre arrivée, si vous le voulez. Je crois que la nation peut tirer de très grands avantages de cette révolution ci… On nous promet de belles choses, si nous voulons aller jusqu’à Golconde. Nous sommes trop avancés, je pense, pour reculer et toute notre attention devant être d’étendre la gloire du nom français et de procurer le bien de la Compagnie, il ne se présentera jamais une plus belle occasion de la faire sûrement. Je mettrai tout en usage pour faire l’un et l’autre… Mes premières lettres ne permettaient pas tous ces avantages ; mais le génie de Ramdas Pendet, la crainte des armes françaises, la vénération que l’on a pour notre nation, la certitude où l’on est de ne rien faire si nous abandonnions, tout cela nous met dans le cas de faire la loi et de tirer des avantages plus grands mêmes que ceux que nous eussions eu lieu d’espérer du vivant de Modin kh. [Muzaffer j.]. Si vous jugez à propos, comme je le pense, que nous continuions d’accompagner le nouveau nabab, moi et nos messieurs sommes disposés à nous sacrifier. »
« J’ai maintenant les bras liés, ajoutait-il le 22 ; mais une fois pourvu de vos nouveaux ordres, laissez-moi faire, vous serez content de ma gestion… De Pondichéry vous gouvernerez Golconde et ses dépendances comme si vous y étiez… J’entrevois de trop belles choses pour croire que vous soyez d’humeur à prendre un autre parti que celui de protéger le nouveau nabab… Notre poignée de monde commande ici absolument. » — A. C. C2 83, p. 8-11.
Ainsi, sans s’être entendus mais simplement par leur connaissance de l’âme indienne, Dupleix et Bussy nom seulement n’avaient pas été déconcertés par la révolution imprévue du 11 février[2], mais ils en tiraient au contraire les présages les plus favorables. La nécessité pour le nouveau soubab de s’appuyer uniquement sur nos forces justifiait leur confiance. Cette communauté de sentiments subsista lorsque nos troupes se trouvèrent réellement engagées dans le Décan et comme il n’exista jamais entre les deux hommes ni jalousie ni rivalité mais un égal amour du pays et un même désir de gloire, il n’est pas étonnant qu’une entente aussi étroite qui se maintint presque sans nuages jusqu’en 1754 ait abouti aux plus brillants résultats.
Peu s’en faillit pourtant que Bussy ne demeurât pas chargé de la tâche. Dans les jours qui suivirent le 14 février, il fut sérieusement malade et demanda à revenir à Pondichéry. Dupleix l’y autorisa (6 mars) non sans l’avertir que, dans son intérêt aussi bien que pour la gloire du roi, il serait préférable qu’il restât (A. V. 3748).
Bussy resta, mais pour tomber presque aussitôt sur d’autres écueils. Il lui arriva un jour de consigner sa tente à Ramdas Pendet, et ce haut seigneur ressentit cruellement l’affront. Des officiers se plaignirent d’autre part d’être traités avec trop de hauteur ; enfin Bussy avait auprès de lui comme second le propre neveu de Dupleix, Kerjean, capitaine d’infanterie. Outre le mérite personnel que pouvait avoir cet officier, sa parenté avec le gouverneur lui donnait une sorte de droit de conseil qui ne plut pas à Bussy, comme il ne plut pas à Kerjean de ne pas être consulté, Il s’en ouvrit à son oncle, qui, avec les ménagements nécessaires, fit entendre à Bussy (lettre du 8 mars), que ce serait un moyen de lui témoigner à lui-même de la déférence si dans les circonstances épineuses il voulait bien se concerter avec Kerjean ; celui-ci était parfaitement capable de lui donner de bons conseils. L’avis était courtois et mesuré ; mais dans une lettre adressée personnellement à Kerjean le 17 mars, Dupleix regrettait beaucoup plus nettement que Bussy eut manqué de mesure en ces diverses, circonstances, mais, ajoutait-il, « il est assez difficile d’allier la fermeté avec la bonté dans les manières ; ce n’est qu’un grand usage du commandement qui fait trouver ce milieu et rendre affable en même temps que l’on conserve toute la fermeté. »
La fin de la lettre pour laquelle Dupleix demandait le plus grand secret était plus suggestive. Il se pourrait, disait-il en substance, qu’après son arrivée à Golconde, Bussy dut continuer jusqu’à Aurengabad, mais que, devenu trop exigeant, il posât au soubab des conditions exorbitantes. Ce serait un abus. Les avantages nouveaux qu’on pourrait nous consentir ne devaient pas être plus importants que ceux qui avaient été convenus à Pondichéry au moment du départ pour Haïderabad. — Les conditions actuelles étaient suffisantes, d’autant plus que le soubab avait promis de doubler les gratifications en arrivant à Golconde. Exiger davantage serait de la tyrannie. Si Bussy dépassait la mesure, Kerjean devait, avec autant de tact que possible, essayer de l’y ramener, et, en cas d’insuccès, prendre le commandement des troupes et les conduire lui-même à Aurengabad. Toutefois il ne devait agir ainsi qu’à la dernière extrémité.
Le désir de favoriser Kerjean n’était sans doute pas étranger à cette mesure rigoureuse, peu conforme au caractère de Dupleix, mais peut-être s’imaginait-il que Bussy, dont la santé était mal rétablie, ne serait pas fâché de jouir en paix de la petite fortune qu’il avait amassée. Il le voyait déjà, après son arrivée à Golconde, prendre de lui-même le chemin de Mazulipatam pour rentrer en France. « Sans doute, écrivait-il à nouveau à Kerjean le 2 avril, Bussy considère sa fortune comme faite et ne songe plus qu’à se retirer. » Et dans cette pensée, il traçait déjà à Kerjean la ligne de conduite qu’il devrait tenir, lorsqu’il aurait le commandement de l’armée. Il lui recommandait d’être généreux, bon et ferme et d’affecter en même temps le désintéressement. « Soyez affable et poli avec tout le monde », lui disait-il, comme si Bussy avait péché par ce défaut de qualités.
Il est certain qu’à ce moment et pendant tout un mois Bussy toucha de près la disgrâce, mais il ne connut sans doute jamais les lettres adressées à Kerjean. Il put donc sans arrière-pensée conserver sa foi en Dupleix. Les conseils que celui-ci lui avait donnés sur l’art de gouverner n’avaient rien d’offensant et tout porte à croire qu’ils ne tombèrent pas en pure perte ; car non seulement nous ne trouvons plus d’observations pareilles dans la suite de la correspondance, mais instruit par l’expérience, Bussy ne cessa de déployer jusqu’en 1758 les qualités de fermeté et d’affabilité que Dupleix considérait à juste titre comme nécessaires à un chef.
Le rétablissement de sa santé qui eut lieu sur ces entrefaites, anéantit les espérances de Kerjean et, au milieu d’avril, sa situation se trouva plus forte que jamais. Un nouveau succès venait de la consolider.
En remontant à petites journées de Cudappa à Haïderabad, l’armée arriva le 26 mars devant la petite ville de Carnoul, dont le nabab avait successivement trahi Nazer j. et Muzaffer j. La place dont la défense avait été négligée et dont une partie des murs tombait en ruines, était gardée par 4.000 hommes qui essayèrent de nous opposer quelque résistance. On les réduisit sans peine à l’impuissance et la majeure partie d’entre eux fut passée au fil de l’épée. La veuve et les deux fils du nabab furent faits prisonniers.
Toutefois ce n’est pas cet événement qui rétablit aux yeux de Dupleix la situation de Bussy. Dans le temps où Carnoul tombait entre nos mains, on apprit qu’une armée marate forte de 20.000 hommes et commandée par Balagirao, tout à la fois général en chef et premier ministre du raja de Sattara, était campée entre la Krichna et Golconde, avec l’intention de nous barrer la route. Elle était soudoyée par Gaziuddin, qui voulait se réserver l’avenir, mais comme les hommes étaient mal payés, ils n’avaient nulle envie de se battre. Bussy eut pu profiter de cet état d’esprit pour leur tomber dessus ; peut-être eut-il été victorieux. Il préféra acheter la paix ; il savait combien à la guerre la fortune est inconstante et il n’avait pas assez de monde pour jouer l’avenir du Décan sur un coup de dé. Ses instructions comme notre intérêt lui conseillaient de consolider d’abord l’autorité de Salabet j. à l’intérieur ; il atteignit ce but, en faisant donner deux laks à Balagirao. Moyennant cette somme, les Marates firent une retraite honorable et Salabet j. put considérer que la maîtrise du Décan n’était plus qu’une affaire de jours ou de semaines.
À la suite de ce marché, l’armée put en effet entrer paisiblement à Haïderabad, où elle arriva le 12 avril. Salabet j. y fut reçu avec toute la pompe orientale et reconnu soubab sans opposition. Tous les gouverneurs, même ceux des provinces lointaines, lui prêtèrent les uns après les autres serment de fidélité.
Suivant les conventions arrêtées à Pondichéry avant le départ des troupes, les gratifications furent alors distribuées sur la caisse du soubab à Bussy, à ses officiers et même à d’autres personnes. D’après Orme, Bussy aurait reçu pour son compte 2.250.000 liv. et un simple enseigne 120.000 liv[3]. Un missionnaire, le P. Théodore, obtint une somme qui permit aux Capucins de Pondichéry de finir leur église. Par contre Ramdas Pendet, qui présida à ces libéralités, faisait toutes sortes de difficultés pour rembourser 689.644 rs. que Dupleix avait avancées à Muzaffer j. ; il est vrai qu’il n’accorda les gratifications elles-mêmes qu’à son corps défendant et il fallut que Bussy le mit en quelque sorte dans l’obligation de s’exécuter.
Quelles conséquences Dupleix tira-t-il de ces premiers événements ? il nous faut le demander à sa correspondance.
Une de ses premières lettres fut pour prier Bussy de demander au Mogol un firman confirmatif de toutes nos possessions territoriales et des concessions qui lui avaient été faites à lui-même et à sa femme[4]. Il eut désiré que, pour les mettre à l’abri de tout malheur mais en réalité pour les tenir mieux en son pouvoir, Ramdas Pendet et Salabet j. fissent passer leurs richesses à Mazulipatam. Il recommanda à Bussy de bien garder la forteresse de Golconde ; par elle on tiendrait encore mieux le Décan. Renouvelant les menaces de Muzaffer j., Salabet j. fut invité à écrire à Saunders pour l’informer que s’il continuait à soutenir Mahamet Ali, ses compatriotes seraient chassés de leurs comptoirs. Quant à ce prince, Dupleix était toujours d’avis qu’on lui trouvât une compensation dans le Décan. Il avait d’abord songé à Ellore et à Rajamandry ; après réflexion, il estima que ces villes étaient trop près de Madras et opina pour Chicacole.
Nizam Ali donnant quelque signe d’indépendance, Dupleix craignait que son intelligence ne créât un jour quelque embarras sérieux à Salabet j. et, par mesure de précaution, il demanda à Bussy s’il ne conviendrait pas de s’assurer de sa personne. Salabet j. pouvait craindre de lui le poison ou l’assassinat.
La cour du soubab était alors divisée en trois clans qui se réclamaient de Ramdas Pendet, Seyed Lasker k. et Chanavas k. Dupleix connaissait toutes leurs intrigues. Par la divanie, Ramdas était celui qui ayant le plus d’argent pouvait se faire le plus d’amis. Lasker kh. venait d’être investi du gouvernement d’Aurengabad. Dupleix le considérait comme un honnête homme, à qui l’on pourrait un jour donner la place de Mahamet Ali. Chanavas kh., l’un des anciens conseillers de Nazer j., était pour le moment en défaveur. Dupleix, qui voyait les choses d’assez loin, estimait qu’en s’alliant étroitement avec Ramdas Pendet, on pourrait, s’il était besoin, faire sentir à Salabet j. que sans nous c’est le fils de Muzaffer j. qui régnerait à sa place. Si les partis de Ramdas Pendet et de Seyed Lasker kh. parvenaient à s’équilibrer, Bussy devrait manœuvrer entre les deux pour faire accorder à nos établissements du Bengale le droit de ne payer aucune redevance au Mogol. Quant au reste, maintenant que Bussy s’éloignait chaque jour de plus en plus de Pondichéry, Dupleix ne pouvait plus lui donner d’instructions précises ; il s’en rapportait à sa prudence :
« Vous connaissez parfaitement, lui disait-il, la race à qui vous avez à faire ; la fermeté bien ménagée et mêlée d’affabilité vous conduira où vous voudrez. » (Lettre du 24 mai)… « Vous avez ma confiance entière ; je n’ai rien changé à mes sentiments ; ils sont toujours les mêmes et il m’est très flatteur d’avoir contribué à la fortune d’un galant homme comme vous. » (Lettre du 27 mai).
Cependant l’armée avait repris sa marche et s’avançait vers Aurengabad, véritable capitale du Décan depuis qu’Aureng-Zeb avait détruit en 1687 le royaume de Golconde. Il semble qu’avant d’entreprendre ce nouveau voyage, Bussy, Kerjean et Vincens aient demandé au soubab de nouvelles gratifications. On a vu qu’il n’entrait pas dans les sentiments de Dupleix d’approuver ces exigences ; lorsqu’il les connut, il écrivit tout à la fois à Bussy et à Kerjean (lettres du 30 juillet) que c’était le meilleur moyen de nous faire détester ; cette avidité ne pouvait être que fort mal interprétée par les Indiens et affaiblir la valeur de notre intervention et de nos services. Bussy et Kerjean n’auraient dû accepter de nouvelles gratifications que si le soubab les avait spontanément offertes. Dupleix ne s’opposait d’ailleurs pas à ce qu’il en fût accordé aux subalternes et insistait même pour qu’elles fussent payées.
La marche vers Aurengabad se fit au milieu d’une grande confusion d’idées et de sentiments. Chanavas kh. mécontent de Salabet j. qu’il tenait pour un prince faible et sans honneur, livrant son pays aux infidèles, s’était échappé de Golconde et s’était rendu à Aurengabad dans un état d’esprit qui ne présageait rien de bon. Le bruit courait d’autre part que Gaziuddin avait enfin obtenu du Mogol un firman qui l’investissait de la soubabie, et qu’il était en marche pour en prendre possession. Fort heureusement, vers le 15 mai, arriva de Delhi un homme qui apportait à Salabet j. les titres dont il avait besoin pour légitimer son autorité. Les gens malintentionnés purent dire, non sans raison, que l’homme était un faux messager et le firman une pièce fabriquée à la cour même de Salabet j. Si l’on calculait en effet le temps écoulé depuis la mort de Muzaffer j. il était impossible qu’on eût pu écrire à Delhi et recevoir une réponse. Dupleix lui-même douta de l’authenticité du firman et en attribua l’honneur à Ramdas Pendet, (Lettre du 27 mai). On sait que les faux de ce genre ont toujours été considérés dans l’Inde comme une supercherie de bon aloi. Quoiqu’il en soit, ce document produisit l’effet escompté : Salabet j. reçut l’envoyé de l’Empereur avec les plus grands égards ; Bussy lui-même lui rendit hommage avec tous ses officiers et l’on tira des salves d’artillerie.
L’entrée de l’armée dans Aurengabad, qui eut lieu le 18 juin, se fit dès lors au milieu de l’acclamation générale : les mécontents se turent. La ville privée de son soubab depuis la mort de Nizam oul Moulk, c’est-à-dire depuis trois ans, était heureuse de redevenir une capitale, avec toute la pompe, les cérémonies et les fêtes qui accompagnent d’ordinaire un nouveau règne. Orme nous dit — et nous sommes loin de garantir le chiffre, — qu’on accourut de toutes parts pour saluer le soubab et que, pendant plusieurs jours, la ville ne compta pas moins d’un million d’habitants.
Bussy n’avait pas eu tort deux ou trois mois auparavant de conclure un accord avec Balagirao. Tant au dehors qu’à l’intérieur, Salabet j. paraissait bien être le maître incontesté du Décan.
§2. — De l’arrivée à Aurengabad à l’assassinat de Ramdas Pendet.
Avec l’entrée des Français à Aurengabad, les désirs de Dupleix étaient satisfaits : de là nous dominions véritablement le Décan et si Salabet j. s’y prêtait, ce n’était plus qu’un jeu de régler la question du Carnatic.
Ce fut d’abord un acte de reconnaissance à l’égard de Bussy :
« J’ai lu avec plaisir, lui écrivit-il le 4 août, le petit détail que vous me faites de votre entrée à Aurengabad. Rien de plus honorable que tout ce qui s’est passé et tout cela se lira avec bien de la satisfaction en France où je fais passer les extraits des articles de vos lettres qui méritent d’être lus. Courage, mon cher Bussy, vous menez tout cela avec grandeur et décence. Cette entreprise ne pouvait tomber en meilleures mains. Je vous en remercie de tout mon cœur et vous prie de continuer sur le même ton…
« Rien n’est en vérité plus glorieux pour le règne de notre monarque ; tous ces événements bien rendus occuperont une place bien honorable dans les fastes de son règne…
« Tout ce que vous me marquez sur la gloire que le roi et la nation acquerreront est bien véritable et si on m’a l’obligation de l’idée, que ne vous doit-on pas pour l’exécution. Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, je ne puis trop vous remercier et trop vous prier de soutenir et de terminer ce que vous avez si bien commencé… »
Puis, l’imagination aidant, voilà que s’ouvrent tout à coup des horizons insoupçonnés. Aurengabad est plus près de Delhi que de Pondichéry ; pourquoi ne pas étendre notre suprématie sur l’Inde tout entière ? Quand on a traversé 1.100 kilom. sans perdre un homme autrement que par la maladie, il semble que ce soit un jeu d’aller jusqu’à la capitale du Mogol. Cependant ce n’est pas encore de ce côté que Dupleix songe à porter ses pas : le Bengale lui paraît d’une conquête plus facile et pour le moment plus utile à nos intérêts.
Là régnait depuis 1739 Aliverdi kh. qui a laissé dans l’histoire de l’Inde le nom d’un homme hardi et résolu. Malgré de nombreux insuccès, ses entreprises habilement menées avaient toujours tourné à son avantage. Mais précisément pour ce motif on craignait qu’un jour, par humeur ou par ambition, il ne vint à tout bouleverser. Ne serait-il pas conforme à l’intérêt général de le renverser et de lui substituer un prince plus calme et plus complaisant ?
Le candidat était tout trouvé ; c’était Salabet j. Le prestige qu’il venait d’acquérir dans le Décan faciliterait son avènement. Dupleix s’en ouvrit à Bussy dès le 4 août et lui dit que le moment était enfin venu de tirer vengeance de tous les affronts que nous avions reçus à Chandernagor ; la puissance d’Aliverdi kh. n’était qu’un leurre et, avec l’appui de nos forces, il serait aisé de faire triompher Salabet j.
Quels bénéfices ne recueillerons-nous pas de cette révolution ? Lorsque ce prince serait installé au Bengale, nous devrions tâcher d’avoir autour de Chandernagor des aldées rapportant de 100 à 200.000 rs. de revenus. Ainsi s’étaient constitués ou développés nos établissements de Pondichéry, Karikal, Mahé et Mazulipatam. L’empire français de l’Inde se formait peu à peu par ces juxtapositions successives.
Bussy devait naturellement être chargé de l’opération. Comme Dupleix avait quelque raison de penser que l’idée ne conviendrait pas à la Compagnie, il pria Bussy de la lui soumettre directement ; on se défierait moins de ses propositions ; il pourrait dire certaines choses qui étaient interdites à Dupleix (Lettre du 4 août).
Le projet était grandiose. Il n’est pas certain que Dupleix l’ait mûri longuement et s’y soit sérieusement attaché, puisque tout en l’exposant à Bussy, il lui recommandait avec instance de le tenir absolument secret. Il suffit cependant qu’il en ait eu l’idée pour qu’on puisse dire avec une sorte de certitude que, dans sa généreuse ambition pour son pays et pour lui-même, Dupleix n’avait pas toujours le sens des réalités. Il marchait trop volontiers de l’avant sans consolider les résultats acquis. À ce moment, nous n’avions même pas commencé le siège de Trichinopoly et Mahamet Ali restait toujours une menace dans le Carnatic.
Au reste, les affaires intérieures du Décan, sans être inquiétantes, ne laissaient pas que de donner quelques soucis. Nos succès avaient accru notre prestige, mais avaient développé dans la population un certain esprit national : qu’étaient ces Français qui restaient dans le pays moins pour le protéger que pour le dominer ? Pour éprouver les sentiments des uns et des autres, Dupleix suggéra à Bussy un plan assez ingénieux. C’était de répandre discrètement le bruit de notre départ, comme si notre œuvre était terminée, et demander ensuite en plein durbar l’autorisation de revenir à Pondichéry. Cette épreuve était nécessaire. Nul doute que le soubab désirât nous retenir ; mais ses ministres et les grands du royaume, quelle serait leur attitude ? Dupleix comptait que, quel que fût leur désir de nous voir hors du Décan, ils n’oseraient pas le manifester ; loin de là, ils nous prieraient sans doute de renoncer à nos projets. Nous pourrions ainsi rester, sans que personne pût nous accuser de poursuivre un autre but que la protection du pays. Nos ennemis même devraient feindre de croire à notre désintéressement.
Dupleix renouvela à cette occasion à Bussy sa ferme volonté qu’aucune récompense nouvelle ne fut demandée au soubab pour prix de la continuation de nos services (Lettre du 8 août). La fortune de Bussy et celle des autres officiers s’était assez accrue ; il ne fallait plus témoigner au nabab que de la reconnaissance[5].
Dupleix eut enfin l’idée de faire écrire par Salabet j. au roi de France et au Contrôleur Général deux lettres qui, pour produire plus d’effet, devaient être accompagnées l’une d’un présent de deux Laks et l’autre de 50.000 rs[6]. On sait que pour son compte personnel Dupleix n’hésita jamais à employer ces moyens de persuasion : seulement au lieu d’argent, il envoyait des bijoux, des dentelles ou des curiosités du pays.
Bussy n’ignorait pas plus que Dupleix les sentiments qui agitaient la cour du soubab ; lui aussi savait que notre autorité n’était pas acceptée sans une certaine impatience même par ceux qui en bénéficiaient. Dès les premiers jours de son arrivée à Aurengabad il avait pris toutes ses mesures pour ne pas être la victime d’une surprise ou d’une trahison. Il avait choisi pour sa résidence et pour celle des soldats européens une forteresse à l’extrémité de la ville, d’où il la dominait complètement. Il avait d’autre part imposé la discipline la plus stricte ; les hommes ne pouvaient jamais sortir qu’à de certaines heures et en petit nombre ; encore leur fallait-il une permission. On évitait ainsi les contacts trop fréquents avec la population indigène, les invitations à la débauche et les rixes qui en résultent ordinairement. Les moindres fautes étaient punies avec sévérité. Les Indiens prirent ainsi l’habitude de nous considérer non plus comme des dominateurs dont la présence incessante eut été comme une offense à leurs sentiments religieux ou nationaux, mais comme des amis discrets qui leur donnaient à eux-mêmes l’exemple du bon ordre et du respect aux lois. Notre autorité en fut singulièrement accrue, surtout dans le menu peuple résigné d’avance à tous les despotismes et l’on vit même des notables mettre leurs richesses et leurs biens sous la protection de nos soldats.
Quant à Bussy, les recommandations déjà anciennes de Dupleix avaient porté leurs fruits. Sous la pression des événements non moins qu’au contact d’hommes si différents de lui par la race, la religion et leur conception générale de l’existence, il avait peu à peu accommodé son caractère aux circonstances et sans cesser d’être distant et quelque peu sceptique sur les qualités de ceux qu’il protégeait, il s’était fait plus souple, plus conciliant et plus « affable », suivant l’expression de Dupleix. Il évitait de s’imposer au soubab ou à ses ministres par des audiences répétées ; mais en toute affaire un peu importante, sa main « invisible et présente » leur faisait sentir son pouvoir occulte. Il savait comment traiter avec les grands seigneurs indiens tout à la fois si démonstratifs et si indifférents, et sans être leur dupe, leur témoigner une déférence apparente que ne justifiaient pas toujours leurs titres ou leurs vertus. Il paraissait leur laisser l’initiative des actes qu’il inspirait et, en flattant ainsi leur amour-propre, il obtenait plus aisément les concessions ou les avantages dont il avait besoin. Personnellement ennemi d’un faste inutile, il n’hésitait pas cependant dans ses rapports avec le soubab à se présenter toujours devant lui avec un cérémonial éblouissant, conforme aux habitudes et aux traditions des Indiens. En ses audiences même privées toute simplicité était proscrite ; il fallait qu’il apparût avec la majesté du souverain et du pays dont il était le représentant. Il se riait d’ailleurs lui-même de ce formalisme, et comme il l’écrivit un jour dans une heure d’abandon, il se promettait d’en rire davantage encore lorsqu’il serait revenu en France et qu’il évoquerait dans les jardins du Palais Royal ces souvenirs de pure vanité. Si l’on pouvait adapter aux choses du passé des expressions modernes, on pourrait dire que nul ne sut manier avec plus d’habileté et de délicatesse les formules du protectorat ou de l’administration indirecte.
Bussy n’exécuta pas les menaces apparentes de Dupleix d’abandonner Salabet j. à son sort. Les circonstances ne le permirent pas. Au moment même où l’on pouvait penser que notre concours avait solidement assis l’autorité de ce prince, aussi bien à l’intérieur qu’au dehors, un nouvel orage se préparait du côté des Marates et de Delhi et notre appui devint plus que jamais indispensable. Gaziuddin n’avait pas renoncé à l’espérance de régner et l’on apprit au mois d’aout qu’il arrivait du nord avec 150.000 hommes, tandis que Balagirao, dont on avait payé la retraite plutôt qu’acheté l’amitié, se préparait à lui donner assistance en venant de Pouna ou d’Ahmednagar avec une armée de 100.000 hommes. En un instant la terreur se répandit à Aurengabad ; on voyait déjà le Décan envahi au nord et à l’ouest et les moins timorés parlaient d’abandonner la ville et livrer à l’ennemi une partie du territoire. Seul ou à peu près seul Bussy estima que le danger non seulement n’était pas imminent mais pouvait être conjuré ; pour cela, il ne fallait pas attendre les Marates mais aller les chercher chez eux. À une défensive toujours pleine de danger, il fallait franchement substituer l’offensive. N’avions-nous pas des troupes pour la soutenir et pour triompher ? Si quelques mois auparavant, Bussy avait reculé devant un conflit avec Balagirao, c’est qu’il voulait avant tout ne pas livrer aux aléas d’une bataille le trône mal affermi de Salabet j. ; maintenant que ce prince ne trouvait nulle part de résistance en ses états, il convenait de restaurer son prestige au dehors et relever les provocations de l’ennemi. Ce langage exposé sans vantardise mais sans faiblesse donna toute confiance à Salabet j. et l’on se prépara à la guerre.
Dupleix ne la vit pas venir sans inquiétude ; elle dérangeait tous ses projets sur le Bengale. Estimant toutefois qu’il était encore possible de l’éviter, il suggéra à Bussy l’idée d’entrer en relations avec Tara Baye, tante du raja de Sattara et ennemie de Balagirao. Cette femme avait jadis joué un rôle considérable dans les affaires du pays et elle avait encore une grande influence : on ne lui demanderait de s’en servir que pour le maintien de la paix. Comme on n’en voulait nullement à l’intégrité du territoire marate, rien n’empêcherait de négocier en même temps avec Balagirao. Si de ces intrigues ou négociations, nous pouvions retirer quelques avantages pour notre compte, nous devions essayer d’obtenir soit la cession de Bassein, près de Bombay, soit l’abandon à notre profit du chotaye que les Marates percevaient sur le Carnatic, Trichinopoly, le Maïssour, le Tanjore, Cudappa, Carnoul et autres lieux. L’abandon du chotaye vaudrait mieux ; ce seraient pour nous des revenus assurés. Libre du côté des Marates, Dupleix verrait à s’occuper des affaires du Bengale.
Bussy ne vit aucune difficulté à se charger successivement des deux entreprises. Il pensait en finir de bonne heure avec Balagirao et passer au Bengale en décembre ou en janvier. « Une armée leste qui se joindrait à nous à Bengale ou à Balassore, disait Bussy, rendrait la conquête de cette province infaillible. »
Les événements ne permirent pas la réalisation de ces espérances. Les préparatifs de l’expédition contre Balagirao durèrent plus longtemps qu’on ne le pensait, puisque l’armée ne quitta Aurengabad que le 8 novembre. On était alors dans la saison des pluies et à vrai dire il n’était pas encore certain que la guerre dut avoir lieu. Balagi entretenait auprès de Salabet un vaquil avec qui l’on échangeait tous les jours des vues contradictoires et l’on était presque tombé d’accord pour reconnaître que la guerre ou la paix ne se décideraient véritablement que le jour où les deux armées se trouveraient en présence. Si Balagi avait des partisans dans l’entourage même du soubab, Salabet avait également des intelligences dans le camp marate. Suivant les conseils de Dupleix, Bussy était entré en rapports avec Tara Baye et avec d’autres Marates qui, par haine ou par crainte du péchoua, tournaient plutôt leurs espérances de notre côté. Ces négociations suivaient un cours favorable. En cas de guerre, Tara Baye devait nous fournir 30.000 hommes et prendre à sa solde l’armée de Salabet j., une fois qu’elle aurait passé la Bhima ou Ganga.
Ce fut le parti de la guerre qui l’emporta. Les causes en sont toutefois plus lointaines qu’elles ne paraissent. En mourant, au début de l’année 1750, le roi des Marates, Shao, avait confié la régence sous son jeune sucesseur au péchoua Balagirao, un des sept conseillers du royaume. La tante du jeune prince, Tara Baye, vieille femme de la plus grande énergie et veuve de Ram Raja, mort en 1700, enleva le nouveau roi et s’enferma avec lui dans Sattara, suivie de deux des conseillers du royaume. Balagirao leva contre elle 80.000 cavaliers. La guerre se prolongea sans produire d’événements décisifs. À la fin, Tara Bye, désespérant de triompher, s’adressa à Salabet j., au moment où ce prince venait de monter sur le trône. Ce fut pour dénouer cette coalition bien plutôt que dans une pensée hostile à l’égard du Décan que Balagirao avait pénétré dans ce pays. On a vu comment il conclut la paix. Revenu à la côte, au lieu de presser la guerre contre Tara Bye, il alla prendre ses quartiers d’hiver à Pouna.
Les appels de cette princesse non moins que la crainte de voir Balagirao s’unir à Gaziuddin, déterminèrent cinq mois plus tard Salabet j. à lever une armée. Celle-ci devait être forte de 100.000 chevaux, 50.000 fusils, 300 pièces d’artillerie et 30.000 pions, lesquels devaient être suivis de plus de 400.000 bouches inutiles et peut-être de 200.000 têtes de bétail et 300 éléphants. Complétée des renforts éventuels de Tara Baye, c’était une masse formidable.
Seyed Lasker kh. et les rajas Sultangy et Janogy, sujets de Salabet j. mais dévoués à Balagirao, craignant que ce dernier ne fut écrasé, lui conseillèrent un accommodement mais Salabet j., écarta toutes propositions. Ils écrivirent alors à Balagirao de ne point désespérer ; la paix se ferait quand même, avant le passage du Ganga (Lettre de Kerjean au Contrôleur Général du 25 déc. 1751.
Bien qu’il se crut assuré du succès, Bussy ne voulait rien laisser au hasard ; il sentait de quelle conséquence il était pour notre réputation d’éviter le moindre échec. Par des envois successifs, sa petite armée de blancs avait été portée de 250 à 500 hommes, mais il y avait beaucoup de malades ; le 11 septembre, on en comptait 100 à l’hôpital, tant à cause de l’abus de l’arraque que des pluies qui avaient déterminé des cas de fièvre. Bussy demandait sans cesse des renforts et Dupleix lui en envoyait autant qu’il pouvait par Mazulipatam, d’où l’on remontait par des chemins pierreux et malaisés jusqu’à Haïderabad.
Pendant que l’on se préparait ainsi à la guerre, sans trop se presser de part et d’autre, il arriva de Delhi une lettre cette fois tout à fait officielle qui confirmait Salabet j. dans la soubabie du Décan. La patente en avait été obtenue à la cour du Mogol à la suite d’intrigues très coûteuses qui avaient eu raison de l’opposition de Gaziuddin.
La pièce fut reçue à Aurengabad le 23 septembre au bruit du canon et de la mousqueterie, Bussy offrit au soubab de la part de Dupleix 24 roupies d’or qui furent reçues avec les marques de la plus grande reconnaissance.
Le même messager annonça que Dupleix ne tarderait pas à recevoir les titres plus honorifiques que substantiels de Zafer jing et d’aftazary maïmarata et la dignité plus effective de nabab d’Arcate dont il avait déjà obtenu les paravanas de Muzaffer j. et de Salabet j. Plus de 100.000 rs. avaient été dépensées pour payer les influences et démarches nécessaires. Le firman de la nababie arriva le 13 octobre à Aurengabad et fut aussitôt transmis à Pondichéry. On a vu, au récit des affaires de Trichinopoly, pourquoi Dupleix n’en fit présentement aucun usage et se contenta de placer le document en ses archives.
Pour couronner ces succès, Bussy proposa d’envoyer une double ambassade au roi de France et au Mogol, et s’offrit lui-même pour remplir la seconde, tandis que Kerjean irait à Paris. Par malheur, celui-ci éleva des prétentions financières qui parurent exagérées ; il ne jugeait pas pouvoir faire figure honorable à la cour sans apporter 10 à 15 laks de présents. Quant à Bussy, les nécessités de la guerre l’obligèrent personnellement à ne pas quitter le Décan, et, bien qu’à regret, on renonça à l’une et à l’autre mission.
Bussy travaillait évidemment pour la gloire du nom français et pour celle de Dupleix en voulant étendre jusqu’à Delhi notre action diplomatique ; mais il ne dédaignait pas non plus — et c’était légitime — les avantages personnels qui pouvaient en résulter pour son ambition ou pour ses intérêts. « J’espère, écrivait-il à Dupleix le 11 septembre, que vous présenterez ma bonne volonté et mes services en Europe de façon à me faire honneur… Je vous remets le soin de ma réputation et de me faire connaître en Europe par vos lettres au Ministre et à la Compagnie. »
Au moment d’entrer en campagne, il crut devoir renouveler à Dupleix ses sentiments de fidélité et de dévouement. Il s’estimerait, disait-il, le plus heureux des hommes si Dupleix était une fois bien convaincu de son zèle et lui accordait son estime et son amitié : ce serait la meilleure récompense de ses peines.
« Comptez sur moi, lui écrivait-il le 23 septembre, comme sur une personne qui vous est tout à fait dévouée par reconnaissance et par inclination ; je vous jure que je ne pense uniquement qu’à la bien remplir ; la mission dont vous m’avez chargé, vos nobles sentiments ont fait éclore le germe d’honneur qui était en moi et ce principe seul me guide aujourd’hui. »
Dans une autre lettre du 15 octobre, il s’exprimait en ces termes : « Un galant homme doit se conduire par une ambition mesurée ; j’en ai, Monsieur, mais elle se bornera toujours au point où vous la voudrez et je remets entre vos mains mon avancement et mon élévation[7]… »
« La réputation des Français, continuait-il, et la vôtre en particulier est au point que tout ce qu’il y a des Maures et des Gentils souhaitent le gouvernement de la nation, les premiers par la règle et l’ordre qu’il y a dans le militaire : il n’y en a point ici qui n’ambitionnent le poste de nos cipayes ; les seconds par la bonne foi qu’il y a dans les contrats et les affaires… Je m’applaudis quelquefois de mes petites négociations, mais jusqu’à ce que j’aie votre approbation… je croirai toujours que c’est l’amour-propre qui agit en moi.
« Je me fais fort de mettre les Français en possession de tous les pays jusqu’au Quichena par l’empereur même, mais il faut des forces d’Europe… Si je voulais j’aurais dans moins de quinze jours 50.000 cavaliers à mon service » et les meilleures troupes du pays. Celles-ci « ne connaissent que ceux qui paient bien » et voudraient servir sous les Français.
Enfin, en adressant au ministre Machault une sorte de rapport sur les événements auxquels il avait pris part, Bussy s’exprimait en ces termes :
« Rien de plus glorieux et de plus heureux que ce qui se passe dans l’Inde depuis quelques années… M. Dupleix a conduit les choses avec tant de sagesse et de fermeté qu’il mérite les plus grands éloges…
« Je travaille aujourd’hui à affranchir les Français de tous droits dans toute l’étendue de la domination de l’empereur mogol. Comme il est nécessaire ici plus qu’ailleurs d’unir le commerce et la guerre, je mets toute mon attention à ménager l’amitié des seigneurs commandant dans les endroits qui avoisinent nos concessions, afin qu’ils favorisent notre commerce. » (Lettre du 15 septembre 1751. A. C. C2 83, p. 22-23).
Tels étaient les sentiments de Bussy à l’égard de Dupleix et telles étaient aussi ses vues générales sur les affaires du Décan, lorsque s’engagea la partie avec les Marates. Bussy écrivait avec la confiance et la tranquillité d’un homme assuré du succès.
Une revue générale des troupes eut lieu le 14 octobre. L’armée passa la journée dans un jardin près de la ville. Le divan et une vingtaine de seigneurs vinrent la visiter. Nos soldats très proprement habillés avaient fort belle tenue. On leur fit faire l’exercice et le soir il y eut une retraite aux flambeaux : toute la ville vint au devant d’eux. Le divan était enchanté et assurait Bussy que cette revue venait de donner la victoire et des millions au nabab, « Balagirao ne tarderait pas à s’en apercevoir. »
« J’avais fait demander au maître du jardin, qui est un grand seigneur, écrit Bussy, d’y aller passer la journée et en arrivant je fis défendre aux soldats et aux cipayes de rien toucher, à l’exception d’une orange qu’un soldat prit. Le jardinier vint se plaindre ; je fis venir le soldat et donner 100 rs. au jardinier. Cela me fit beaucoup d’honneur… Tel est l’ordre que je tâche de mettre partout. »
Tout faisait présager la victoire. Lasker kh. jusque-là fort hésitant ne craignait plus de proclamer la nécessité de la guerre. Des faquirs parcouraient les rues en disant qu’il fallait profiter de notre présence pour écraser les Marates : c’était Dieu qui nous envoyait pour sauver le pays. Dans le camp ennemi, la veuve de Ram Raja et les principaux seigneurs étaient disposés à nous reconnaître le quart du Carnatic ; les Angrias s’engageaient à cesser toute piraterie contre nos vaisseaux et nous demandaient d’établir une loge en un de leurs ports. Beaucoup d’autres, sans prendre notre parti, disaient que c’était Dieu qui conduisait les affaires du soubab et que la situation de Balagirao était désespérée. L’armée se mit enfin en route, le 8 novembre ; le lendemain elle était à deux lieues d’Aurengabad. Le territoire des Marates commençait deux journées plus loin. On ne tarderait donc pas à être en contact avec l’ennemi.
En ce moment solennel, Bussy tint à faire savoir à Dupleix que tout se passerait bien et qu’encore une fois il pouvait compter sur lui :
« Le rang que j’ai soin de tenir ici doit vous faire plaisir. Lorsque j’accompagne le nabab, je marche toujours à côté de lui et tous ces seigneurs à dix pas dernière nous… Je ne puis trop vous répéter que tous les grands et les petits nous accablent d’amitiés ; il y en a parmi eux qui crèvent de jalousie, mais ils nous craignent… Ce qu’il y a de vrai c’est qu’ils nous élèvent tous ainsi que la nation au plus haut point de gloire… Tout ce que je puis vous dire c’est que vous soyez tranquille. Je connais parfaitement cette race ; je suis en état de la gouverner et nous avons été bien longtemps la dupe (j’entends la nation) des dehors de celle-ci…
« Je veux, Monsieur, me faire une réputation qui réponde à celle de quelqu’un de ma famille[8] ; je veux illustrer à jamais la nation et lui procurer des biens immenses ; c’est de vous dont elle tire et gloire et avantages, mais du moins je veux être l’instrument qui vous aura servi. Comptez sur moi comme sur votre propre fils…
« Je finirai celle-ci (cette lettre) par vous prier d’être tranquille sur les événements de cette partie. Je profiterai de tout tant pour la gloire du roi que dans l’intérêt de la nation. J’ai plus de choses dans la tête que je ne puis vous en écrire ; j’ai toujours présent tout ce que vous me recommandez dans vos lettres ; ainsi, je vous prie encore d’être tranquille et si tout ici me procure des avancements et des grades, je veux que ce soit à bon titre et que vous ayez par mes services de fortes pièces pour travailler à mon élévation. »
Cependant l’armée continuait sa marche avec une prudente lenteur. Elle passa par Ahmednagar, où Bussy ordonna de laisser les bagages inutiles[9].
La guerre n’était pas encore déclarée ; elle ne le fut que le 23 novembre, à la suite d’une réunion solennelle du durbar. La veille, le soubab avait eu un entretien de quatre heures avec Bussy et ils avaient décidé ensemble de tenir le lendemain un grand conseil. Tous les chefs de l’armée s’y trouvèrent ; Bussy consulté déclara que l’intérêt du soubab était de détruire Balagirao ; si l’on faisait la paix avec lui, les Français lui feraient la guerre pour leur propre compte. Bien entendu ce langage était convenu d’avance avec Salabet j. L’assemblée se rangea unanimement à cette opinion.
Et l’on se remit en route à grandes journées. L’armée avait pour objectif Pouna, la capitale des Marates, distante d’Aurengabad d’environ 60 lieues. Le 26, elle n’en était plus qu’à 20 cosses et à 10 seulement de l’armée de Balagirao. On fit alors une nouvelle revue de nos troupes blanches (28 novembre). Sur 498 hommes qu’on aurait dû compter, y compris 101 hommes récemment arrivés de Mazulipatam, il en manquait 80 tant déserteurs que morts : rien que depuis le départ d’Aurengabad, il en était mort 8. N’était pas comprise dans ce chiffre une compagnie partie de Pondichéry avec 57 hommes, dont 20 avaient disparu. Restaient dans l’ensemble 455 hommes, dont 44 étaient absolument hors d’état de servir et qu’on évacua à Ahmednagar. C’est donc avec un effectif réduit de 411 hommes que Bussy aida Salabet j. à engager la partie contre les Marates[10]. (B. N. 9159, p. 3-4). Les événements qui se passèrent alors justifièrent toutes les prévisions de Bussy et constituent un des monuments les plus extraordinaires de notre histoire coloniale.
Dès le lendemain, 29, on commença de ferrailler avec Balagirao, qui, suivant l’usage de sa nation, harcelait constamment l’adversaire en refusant toujours le combat. Bussy avait donné des ordres de marche et de bataille qui ne furent pas exécutés pour deux raisons, premièrement par le peu de discipline qui règne d’ordinaire dans toute armée indienne, puis par la peur des Marates et le désir des gens de Salabet j. d’être protégés par nous de tous les côtés à la fois. Bussy distribua en conséquence son armée de la façon suivante : Pour les Maures, Abdoulker kh. à l’avant-garde, Sayed Lasker kh. à l’arrière ; les troupes du divan et de plusieurs autres seigneurs à la droite et à la gauche ; chacun de ces postes contenait au moins 15.000 cavaliers. Pour les Français, Kerjean, 100 blancs, cafres et topas, 18 artilleurs, et 500 cipayes avec Cheik Ibrahim et 4 pièces de canon à l’avant-garde ; Vincens, Aymard et Muzaffer kh. à l’arrière-garde avec 3 pièces de canons, 70 blancs et 300 cipayes ; de chaque côté de l’armée 3 pièces de canon, 50 blancs et 300 cipayes, sous les ordres respectifs de Degray à droite et Ruflet à gauche. Au centre se tenaient Bussy, le soubab, son divan et 5 ou 6 autres seigneurs avec 5.000 cavaliers. Bussy et Muzaffer kh. devaient se porter à l’endroit le plus attaqué.
Ainsi au moment d’engager l’action, Salabet j. disposait d’au moins 60.000 hommes, tandis que nous avions avec nous 411 blancs et 5.800 cipayes. Balagirao avait à peu près autant de troupes, habituées à faire la guerre d’après les procédés en usage depuis le temps du grand Sivaji.
On marcha trois jours sans rencontrer l’ennemi. Le quatrième, des fourrageurs s’étant trop avancés furent attaqués par les Marates, et obligés de se replier. Le lendemain, il y eut une dizaine de combats assez chauds en divers endroits, l’un notamment au passage d’un ghate où Kerjean culbuta Balagirao. Les Marates, dit Bussy en faisant à Dupleix le récit de cette action, montaient les montagnes avec leurs chevaux comme de vrais cabris. À la suite de cette montagne s’étendait une belle plaine. Les troupes marates s’y étant reformées tombèrent sur la gauche de notre armée, où elles jetèrent quelque confusion. Bussy accourut avec 100 blancs et 300 cipayes et quelques indiens, mais s’étant trop avancé et n’étant point soutenu par les Indiens, il se trouva tout d’un coup fort exposé, sans pouvoir reculer. Il appela Degrez avec les gens de pied et, aidé de ce renfort, fondit sur l’ennemi avec les dragons. Les Marates se retirèrent en désordre avec une perte de 4 à 500 cavaliers. Bussy fut alors rejoint par Salabet j. qui le félicita très chaleureusement. Les chefs de l’armée eux-mêmes reconnurent que sans nous la journée eut été à Balagirao.
Bussy aurait voulu profiter de ce succès pour ne pas laisser reposer Balagirao et l’attaquer à fond ; il en fut dissuadé par le divan qui lui représenta que vraisemblablement toutes ses manœuvres seraient aussitôt connues de l’ennemi. Mais dans la nuit du 3 au 4 décembre, il y eut une éclipse. C’est le moment où les gentils font leurs cérémonies ; dans le camp marate, on faisait un tapage effroyable pour chasser le dragon qui dévorait la lune. Le divan lui-même déclara que nulle occasion n’était plus favorable pour une attaque. Tout fut préparé à l’instant même et une heure après minuit, Bussy se trouva tout à coup avec ses hommes au milieu du camp ennemi qui n’était qu’à une lieue du nôtre. Ce fut en vain que Balagirao avait été prévenu par trois fusées, trois coups de canon et une cinquantaine d’alcaras ; il n’en fut pas moins surpris et dut se sauver tout nu dans les montagnes ; il courut à pied pendant une demi-heure, puis ayant fini par trouver un cheval, il fit d’une seule traite sept lieues avec les débris de son armée. Tout fut abandonné dans le camp ; la déroute de l’ennemi et notre victoire furent complètes. Au petit jour, Bussy laissa la poursuite des Marates à 10.000 cavaliers que lui donna le soubab.
À la suite de cette action, Bussy fut reçu par le soubab comme un général victorieux. On avait assemblé tous les seigneurs de l’armée. Le divan vint recevoir Bussy à cinquante pas en avant de sa tente et avant de l’embrasser lui jeta beaucoup d’argent sur la tête d’après un rite en usage chez les gentils. Puis il le conduisit après du soubab, en même temps que Kerjean, Vincens, Muzaffer kh. et Cheik Ibrahim, qui s’étaient particulièrement distingués. Le soubab en le voyant fit deux pas en avant pour l’embrasser et le combla ainsi que les quatre autres officiers de cadeaux et de bijoux.
« Il est inutile de vous dire, écrivait Bussy à Dupleix ce même jour, l’honneur que tout ceci va faire à la nation ; vous le sentez mieux que moi. La réputation de Balagirao était à ce point qu’il faisait trembler l’empereur même et son père, pour me servir de l’expression de ces gens-ci, avait touché de sa lance les portes de Delhi. Tous les vieillards se sont rappelés dans le durbar les histoires depuis Tamerlan ; ils n’ont rien vu, disent-ils, de semblable. Il me serait difficile de vous dire combien de fois le nom de nabab Govendour [sans doute Dupleix] a été répété ; c’est avec justice que cette nation vous exalte ; vous avez sacrifié pour elle votre bien, votre santé et vos parents. L’on ne doit jamais oublier que votre valeur, votre fermeté et votre sagesse sont la cause de la gloire que la nation acquiert aujourd’hui dans cette partie du monde. Votre génie vous conduit ici ; ainsi il n’est pas surprenant que nous réussissions ; les motifs qui me guident et dont je vous promets de ne jamais me départir sont la gloire du roi, la vôtre et les intérêts de la nation en général.
« Il est parti pour Delhi 50 alcaras pour y porter cette nouvelle. Les grands et les petits de cette armée ont écrit cet événement à cette capitale. Je ne finirais pas si tôt, si je vous disais de quelle façon on parle de vous et de la nation : vous êtes élevé avec justice au plus haut point de gloire. L’effet que cet événement a produit dans cette partie de l’Asie est indicible. La plupart des seigneurs maures et marates avaient bien ouï parler de la valeur de notre nation ; mais ils prenaient ce qu’on leur racontait pour des faussetés ou du moins pour des faits très exagérés. Balagirao lui-même à qui on avait dit tout ce qui s’était passé dans le Carnate n’en croyait rien et attribuait à la trahison des Patanes la victoire que nous remportâmes sur Nazer j. ; il a donc éprouvé à sa honte ce que pouvaient faire les Français qui, disait-il, ne l’empêcheraient pas de battre Salabet j. »
Notre victoire du 4 décembre fut surtout un succès moral. Les pertes des Marates furent peu élevées et le butin très restreint. Les cavaliers indiens envoyés à la poursuite des fuyards ne voulurent marcher que si les Français marchaient également ; or ceux-ci tombaient de fatigue. Sans ce contre temps et si les gens de Balagirao n’eussent été, suivant la pittoresque expression de Bussy, comme les oiseaux et fait de cinq à six lieues en moins d’une heure et demie, on eut pu achever ce même jour leur perte.
Après une journée consacrée au repos, on reprit le 5 la marche sur Pouna. Le 6 on en était à 10 lieues et le 13 à 5 seulement. Balagirao était insaisissable : il dressait généralement son camp à une lieue ou une lieue et demie du nôtre, mais il le levait toutes les deux heures et le matin il était à cinq ou six lieues de nous. Pour le tenir en éveil, Bussy faisait faire la nuit à des heures variables des mouvements de peu d’importance, qui cependant lui donnaient des transes continuelles.
Le 10, Balagirao remporta un léger avantage. Il tomba à l’improviste avec toutes ses forces sur un parti de 10 à 12.000 cavaliers maures et il eut remporté une victoire complète, si Vincens et Aymard n’étaient arrivés avec un détachement de 50 blancs, 200 cipayes et 2 pièces de canon. Par ce mouvement la cavalerie maure se trouva prise entre nous et l’ennemi. Les Marates continuant d’avancer se mêlèrent aux hommes du Décan et en un instant la confusion fut extrême. Impossible de faire usage de nos armes à moins de tirer dans le tas. C’est à quoi l’on se résolut. Tout le monde alors prit la fuite et nous restâmes seuls sur le champ de bataille. Bussy rappela Kerjean de l’arrière-garde. L’arrivée de ce nouveau renfort donna à entendre à Balagirao qu’il ne gagnerait pas la partie et il battit en retraite, sans être inquiété. L’affaire avait été chaude ; il aurait perdu de 1.500 à 2.000 hommes tant tués que blessés. Les Maures perdirent au moins 900 hommes, Nazerbikhan, leur général, fut blessé : une dizaine de chefs furent tués. Nous eûmes pour notre compte 50 cipayes et 20 blancs blessés.
Balagirao découragé aurait volontiers conclu la paix au lendemain de l’attaque nocturne qui jeta la confusion dans ses troupes ; mais les partisans qu’il avait à la cour de Salabet j. ne rêvaient que l’abaissement de ce prince ; or une victoire consolidait son autorité. Pour empêcher la paix de se conclure, ils ne transmirent pas exactement les conditions que Balagirao eut acceptées et celles qu’ils proposèrent à la place étaient de telle nature que Salabet j. ne pouvait que les rejeter.
La trahison se dissimulait à peine ; dans l’affaire du 10 décembre, l’arrière-garde où se trouvaient Lasker kh., Sultangy et Janogy n’avait pas bougé. Le pouvoir de Salabet j. était malheureusement trop mal affermi pour qu’il osât prendre contre eux des mesures de rigueur. S’il pouvait compter sur les Français, ceux-ci étaient peu nombreux et il n’était pas certain qu’ils dussent toujours être victorieux. Tara Baye n’avait pas envoyé les secours promis et les autres chefs marates s’étaient également abstenus. L’armée commençait à manquer de vivres ; le pays était ravagé et le découragement, gagnant peu à peu les esprits, risquait de devenir général. La paix s’imposait comme une nécessité, aussi bien pour un parti que pour l’autre. Balagirao pouvait craindre que, la guerre venant à se prolonger nous n’arrivions quand même à Pouna. L’empire marate résisterait-il à l’épreuve ? déjà quatre ou cinq grands seigneurs s’apprêtaient à se tailler dans le nord des principautés indépendantes. Saiabet j. devait pareillement compter avec le désarroi moral de son armée et les trahisons occultes dont il était enveloppé.
On continua néanmoins à guerroyer quelques jours encore, mais en n’ayant plus Pouna comme objectif. La question des vivres était chaque jour plus angoissante et l’on ne battait plus le pays pour cueillir des lauriers mais pour se ravitailler. L’armée ne vivait que de pillage, chassant les habitants de leurs villages, et leur prenant le peu qu’ils possédaient. On brûla et ravagea ainsi plus de 300 aldées, et, pour les besoins d’un moment, on consomma plus de 20 laks de grains en herbe ; en somme on ruina le pays tout entier. « Nous fatiguons comme des misérables, écrivait Kerjean le 5 janvier ; du matin au soir il faut être à cheval ; ces coquins de Maures nous laissent tout l’ouvrage. »
Balagirao ne savait plus quel parti prendre ; de quelque côté qu’il se tournât il nous rencontrait. « Avec notre petite poignée de Français, dit encore Kerjean, nous le chassons comme un chien marron. Il paraît quelquefois vouloir mordre, mais dès qu’il découvre le drapeau français, il fuit et nous avons le plaisir de lui enlever toujours quelques cavaliers. » La guerre ne nous avait coûté jusqu’à ce moment que 2 blancs blessés et quelques cipayes, tandis que Balagirao aurait eu 4.000 morts dont 34 chefs et 2.000 blessés.
Vers le 1er janvier, il fit de nouvelles propositions de paix ; elles n’aboutirent encore pas, par suite des exigences financières de Salabet j. Balagirao qui connaissait notre détresse, préféra attendre que le mal fût à son comble. Au bout de neuf jours passés au bord d’une petite rivière sans combattre, nous avions achevé de consommer nos vivres. Continuant de revenir sur ses pas, l’armée se retira alors à Ahmednagar, où elle trouva un renfort de 19.000 hommes et des approvisionnements pour un mois. Après quelques jours de repos, on s’apprêtait à repartir pour aller attaquer Balagirao, lorsque la paix survint. Ménagée par les partisans qu’il avait à la cour de Salabet j., elle fut acceptée par Bussy faute de mieux. Nos troupes étaient dans un état pitoyable ; on ne pouvait plus compter que sur 100 hommes en état d’entreprendre une nouvelle campagne. Nous avions 96 hommes à l’hôpital ; presque tous les officiers étaient hors de service. Les munitions commençaient à manquer et nous n’avions plus à Aurengabad que 65 barils de poudre. La guerre avait coûté à Salabet j. 25 laks par mois ; son crédit était pour ainsi dire épuisé, et il ne le maintenait, disait-on, qu’en puisant dans un trésor que Nizam oul Moulk aurait enterré à Golconde.
La paix fut conclue le 17 janvier, à Ahmednagar, à la suite d’une entrevue que Salabet j. eut avec le frère de Balagirao. Par cette paix, le péchoua s’engageait à rendre au soubab tous les forts, villes et villages qu’il avait pris au Décan depuis la mort de Nizam, et à entretenir 2.000 Marates dans l’armée de Salabet j. Celui-ci percevrait pour son compte les revenus du Carnatic, mais ferait aux Marates leur part. Enfin Balagirao rembourserait 27 laks à Salabet j.[11]
Bien qu’on n’eut pas pris Pouna ni mis la main sur les richesses présumées de Balagirao, cette paix n’en constituait pas moins un succès. L’autorité de Salabet j. et de Bussy en sortaient consolidées ; seulement celle de Salabet j. ne l’était qu’aux dépens de son indépendance, il devenait de plus en plus notre obligé. Aussi perdit-il en considération ce qu’il gagnait en pouvoir : on le craignit davantage, on l’estima moins. Quant à Bussy il ne paraissait pas satisfait. Pendant quelques jours il fut soucieux et sombre et ne vit personne ; Kerjean lui-même ne parvint pas à démêler ses pensées ? Se reprochait-il d’avoir manqué de fermeté à l’égard de Seyed Lasker kh. et de Janogy, qui l’avaient manifestement trahi ? craignait-il qu’on ne l’accusât en secret de n’avoir pas détruit l’empire marate ? ou fut-ce seulement une longue fatigue du corps et de l’esprit suivie d’une soudaine détente et d’un grand besoin de repos P On ne saurait le dire avec certitude.
Quoi qu’il en soit, les événements ne tardèrent pas à le rappeler à l’activité. Arrêtée le 17 janvier, la paix fut rompue trois jours plus tard. Balagirao voulait qu’on lui livrât un nommé Sinnapetty, le seul membre du conseil marate qui eût pris notre parti et eût passé dans nos rangs ; et qu’on ne tint pas rigueur à Ragogy Bonsla de nous avoir promis son concours et manqué de parole. Il demandait encore qu’on lui laissât pendant deux mois la forteresse de Nacer Termeque, une des cinq que les Marates devaient restituer. Sans réfléchir que nous n’avions plus de vivres et peu de munitions et que la fermentation régnait dans l’armée, le divan refusa d’accéder à ce désir : pour donner cependant quelque satisfaction à Balagirao, il pria Sinnapetty de quitter le pays et celui-ci se retira auprès de Janogy.
C’était la concession qui importait le moins à Balagirao ; la conservation de Nacer Termeque l’intéressait beaucoup plus. Or c’est précisément cette place que le divan voulait enlever. On marcha pendant trois jours sans rencontrer l’ennemi. Le quatrième, le divan arriva devant un gate que les plus grands conquérants avaient toujours évité ; ce n’étaient que pics et rochers diaboliques entourés de précipices : il décida de le passer. Balagirao essaya encore une fois de nous arrêter par quelques négociations. Seyed Lasker kh. et Janogy étaient d’avis de s’y prêter avant d’aller plus loin ; mais on n’avait ni eau ni fourrages ; par nécessité, on résolut de passer outre et de franchir le gate le lendemain.
Piqué de ce refus, Balagirao entreprit de nous barrer la route en occupant plusieurs défilés et déjà ses troupes avaient jeté quelques troubles dans l’armée maure, lorsque Le Normand et Cheik Ibrahim arrivèrent l’un avec de l’artillerie, l’autre avec des cipayes, les chassèrent de leurs positions et les rejetèrent dans la plaine où ils les suivirent. Kerjean, attiré par le bruit de la canonnade, accourut avec quelques renforts et s’établit solidement sur les positions conquises. L’honneur de la journée revint incontestablement à Ramdas Pendet qui n’avait pas hésité à s’engager dans des montagnes où 1.000 hommes pouvaient aisément en arrêter 10.000. Le soubab en témoigna sa reconnaissance à Bussy en lui faisant à nouveau présent de bijoux.
Le divan avait promis à Lasker kh. de ne pas aller plus loin, mais emporté par le succès, il poursuivit les Marates le lendemain et les jours suivants et les battit presque toujours, sans éprouver lui-même des pertes sensibles. Le défaut de vivres ouvrit à nouveau la voie des négociations ; cette fois elles aboutirent. Lasker kh. et Janogy allèrent conférer avec Balagirao et, après six jours de pourparlers, conclurent enfin la paix.
Bien ne fut changé aux conditions du 17 janvier ; sinon que Nacer Termeque serait remis au soubab dans un délai d’un mois au lieu de deux. La seule victime de l’accord fut l’infortuné Sinnapetty, qu’on avait rappelé après la reprise des hostilités et qui fut de nouveau sacrifié. En vérité, concluait Kerjean en commentant cet événement particulier, « il serait bien difficile de dire quels sont les plus grands coquins, des Maures et des Marates. »
Ce nouveau succès, en démontrant une fois de plus la force de nos armes et de notre diplomatie, acheva de nous faire détester par l’entourage de Salabet j. et même par la population qui n’avait évité les Marates que pour tomber sous une domination étrangère. Le soubab et son divan devinrent un objet d’horreur dans tout le pays et sans notre présence, ils eussent couru les plus grands dangers. Notre gloire suscitait partout la jalousie, mais, ainsi que le disait Kerjean, « comme les chiens de ce pays n’ont point de dents, nous les étrillerons davantage ».
Quoi qu’il en soit, on était en paix. Balagirao s’était retiré à Pouna et son frère était parti dans le Guzerate pour obliger Sinnapetty à lui payer la moitié du chotaye de cette province. Les troupes du soubab revinrent à petites journées à Aurengabad, où les trois quarts furent licenciées. Salabet j. réforma 17.000 cavaliers et 6.000 pions. Les plus grands chefs eurent la permission de se retirer dans leurs provinces. Janogy retourna également chez lui après nous avoir fait les plus grandes protestations d’amitié. Après tous ces départs, l’armée se trouva réduite à 12.000 chevaux au plus et à quelques milliers de caïtoquiers. Nos forces n’étaient pas moins réduites. Leur concours n’étant plus aussi nécessaire, Kerjean et Vincens en profitèrent pour se retirer. Ils furent remplacés par Goupil et Mainville, qui n’étaient point ignorants des affaires de l’Inde mais avaient tout à apprendre sur le Décan. Kerjean devait en principe repasser en France pour rendre compte au roi et à la Compagnie des événements dont il avait été le témoin, mais ce n’était plus la fastueuse ambassade qu’il avait envisagée. Avant de partir, il se réconcilia avec Bussy dont il avait longtemps convoité la succession et souvent critiqué la politique. — Quant à Vincens, il était malade et mourut le 16 août suivant à Pondichéry, à l’âge de 28 ans.
Ramdas Pendet, resté maître du pouvoir, disait dans le plus grand secret à Bussy qu’il n’attendait que l’arrivée de nos renforts pour mettre à mort Seyed Lasker kh., Sultangy, Janogy et les autres seigneurs suspects de trahison. Bussy et Kerjean n’y voyaient aucun inconvénient ; ils craignaient seulement qu’il ne manquât de fermeté au moment de l’exécution. Pas de dévouement sur lequel on put compter : le trésor était vide et l’on devait aux troupes sept mois de paye. Le soldat se contenait parce qu’il nous redoutait, mais si nous tournions le dos, il était possible qu’une révolution éclatât. Que pouvait faire Ramdas Pendet dans une atmosphère aussi peu favorable ? Il avait assurément de l’esprit et toute la dissimulation indienne, talents nécessaires pour en imposer aux peuples du pays, mais il manquait parfois de jugement. En dépouillant plusieurs seigneurs de leurs jaguirs, il les avait tournés contre lui.
Cependant Dupleix avait suivi avec une attention intéressée toutes les péripéties de la lutte contre Balagirao. Il avait vivement recommandé à Bussy de ne conclure la paix qu’à Pouna, mais il comprit que le manque d’hommes et de vivres l’avait obligé à une sorte de compromis. Ce compromis pouvait après tout nous servir dans l’avenir ; qui sait, si dans l’effondrement possible de l’autorité de Salabet j. nous n’aurions pas intérêt à nous appuyer sur les Marates, sauf à partager avec eux la domination du pays ? Aussi Dupleix approuvait-il complètement l’attitude mesurée et réfléchie de Bussy à l’égard de Balagirao. Il le remerciait quant au reste avec une émotion sincère de toute la gloire qu’il venait de procurer au roi et à la nation, en même temps que des avantages qui pouvaient en résulter pour la Compagnie.
Nulle allusion au Bengale. Des préoccupations plus graves s’imposaient à l’esprit de Dupleix. L’expédition de Trichinopoly, engagée en mai, se prolongeait d’une façon inattendue ; Law n’avançait à rien et passait son temps en manœuvres inutiles qui épuisaient ses forces. Après la paix conclue avec Balagirao, il parut à Dupleix que le meilleur sinon le seul moyen d’en finir était de faire appel au concours de Salabet j., soit qu’il opérât contre le Maïssour, soit qu’il marchât sur Trichinopoly, soit même qu’il fit les deux mouvements.
Salabet j. entra dans ces vues. Il fut entendu que Bussy opérerait vers les sources de la Quichena en prenant à revers le Maïssour, tandis qu’une armée exclusivement indienne se dirigerait sur Trichinopoly à travers le Carnatic. Le commandement de cette armée fut donné à un nommé Néamet oulla kh., ancien faussedar de Rajamandry, qui avait un instant lié sa cause à celle des Anglais :
« Il est maure et par conséquent pourrait être un coquin, disait de lui Kerjean. Vous l’aurez bientôt développé. Tout ce que je puis vous dire c’est que c’est celui qui dans cette guerre [contre les Marates] a montré plus de fermeté, de bravoure et de probité, qu’il paraît sincèrement attaché à Salabet j., son parent, qu’il a envie de remonter sur l’eau, qu’il est ici en bonne odeur et le plus poli et le plus aimable des Mogols que je connaisse. » (Lettre à Dupleix, du 17 février 1752).
Néamet oulla kh., qui était à ce moment avec l’armée vers les sources de la Bhima, partit le 28 février avec 5.000 cavaliers pour aller rejoindre le gros des troupes du côté de Carnoul. Son intention était de pousser droit sur Trichinopoly ; mais il n’avait pas d’argent et selon toute apparence il serait obligé de s’arrêter plusieurs fois en route pour lever tribut. Autant de temps perdu pour la guerre. Tout d’abord il dut, à Carnoul même, ramener à l’obéissance les Patanes qui avaient profité des événements pour reconquérir une sorte d’indépendance ; depuis le mois d’octobre ils donnaient les plus grands soucis à Salabet j. et Muzaffer kh. qui avait obtenu l’administration de leur pays avait dû y renoncer. Pour lui permettre de rentrer en ses droits, Neamet oulla k. partit pour Carnoul dans les premiers jours d’avril, avec 2.000 cavaliers et 4 pièces de canon. Les Patanes furent aisément maîtrisés, mais ce fut autre chose lorsqu’il s’agit de marcher sur Trichinopoly. L’armée n’avançait qu’avec une extrême lenteur, comme si elle eut reçu des ordres mystérieux de ne pas participer effectivement à la guerre. À la fin d’avril elle n’avait pas passé la Quichena. Ces retards n’empêchaient pas Dupleix de proclamer que la grande armée du Décan, appuyée à l’est par celle de Bussy, n’allait pas tarder à paraître devant Trichinopoly. N’était-ce pas un moyen d’impressionner les Maïssouriens et Morarao et les décider peut-être à abandonner la coalition dans laquelle ils étaient engagés ?
Cet effort fut en pure perte. Avant qu’on ne sut d’une façon certaine si l’armée de Néamet oulla k. constituait une menace réelle ou était un simple épouvantail, une révolution éclatait à Haïderabad, qui remettait tout en question. Le 3 ou le 4 mai, le divan, Ramdas Pendet, était assassiné. Cet événement, dont les conséquences pouvaient être très graves pour le Décan, obligea Bussy aussi bien que Dupleix et Salabet j. à ne pas aller plus loin, avant que l’horizon ne fût éclairci.
§3. — De l’Assassinat de Ramdas Pendet au départ de Bussy pour la côte.
Comme le révéla une enquête rapidement faite, l’assassinat de Ramdas Pendet était dû à plusieurs officiers qui réclamaient en vain leur solde arriérée : l’opinion de plus en plus hostile l’attribua aux Français et au soubab. Grâce à notre présence, tout resta néanmoins dans l’ordre, il n’y eut ni tumulte ni mouvement dans la rue ; le frère de la victime, gouverneur de Golconde, craignant un pareil sort, demanda notre protection et Kerjean lui donna une garde de 50 hommes. Quelques jours après, on fit une découverte intéressante. D’après Romi khan, un interprète persan que Dupleix venait d’envoyer à Bussy, on aurait trouvé dans les papiers du divan une lettre de Chanda S. au Mogol où il lui demandait le firman du Carnatic, une lettre du divan lui-même à Mahamet Ali dans laquelle il lui promettait l’appui du Maïssour et de Morarao, d’autres enfin par lesquels le même Ramdas Pendet cherchait manifestement à arrêter la marche de Néamet oulla kh. sur Trichinopoly. Cette duplicité s’explique ; le divan était d’autant plus impatient de secouer le joug de l’étranger qu’il le subissait à tous les instants. (B. N. 9159, p. 60 et svs).
Bussy était à Aurengabad lorsque eut lieu l’assassinat. Comme il apprit en même temps qu’aucun événement grave n’avait suivi, il n’en fut pas ému plus qu’il ne convenait ; toutefois, par mesure de précaution, il fit un certain déploiement de forces et annonça l’arrivée prochaine de renforts européens, puis il s’occupa de faire désigner un nouveau divan. Aucun des seigneurs de la cour ne nous était favorable, mais comme un ennemi connu vaut mieux qu’un ami douteux, il pensa qu’en portant au pouvoir Lasker kh., ce serait le meilleur moyen de paralyser ses intrigues. Salabet j. qui nous devait tout et ne pouvait encore se passer de notre concours, saurait le contenir en de justes limites, en exerçant sur chacun de ses actes une sorte de contrôle. Qu’importait, écrivait Bussy à Moracin, que le nouveau divan nous soit plus ou moins dévoué que son prédécesseur, maintenant que Salabet j. gouverne par lui-même ou plutôt par nous. La mort de Ramdas Pendet, loin de porter préjudice à nos intérêts, tournait ainsi à notre avantage. Seyed Lasker kh., nommé divan, échangea ce titre quelques semaines plus tard contre celui de premier ministre.
Pour neutraliser son action, il importait de tenir Salabet j. en état de sécurité parfaite. Tout nous y conviait, notre honneur et notre intérêt. La tutelle à exercer sur ce prince ne souffrait d’ailleurs de sa part aucune difficulté ; il n’ignorait pas que si nous l’abandonnions, sa vie serait aussitôt en danger. La fin dramatique de Ramdas Pendet comme l’élévation de Lasker kh. n’étaient pas pour lui donner confiance ni en ses sujets ni en son propre gouvernement ; aussi ne cessait-il de nous demander des renforts et, comme il lui paraissait difficile que Bussy put en recevoir en raison des événements de Trichinopoly qui tournaient au désastre, il parlait de se rendre lui-même à Pondichéry et même en France pour solliciter directement le secours du roi et lui offrir la moitié de ses états moyennant une garantie formelle de l’autre moitié. Dans une série de lettres écrites à Dupleix du 19 mai au 8 juillet, Romi khan nous fait part de ces inquiétudes du soubab ; il ne dormait, nous apprend-il, ni jour ni nuit et le divan lui-même ne mangeait ni ne buvait dans l’attitude des renforts ; mais Romi khan, reflétant sans doute les pensées de Bussy, était loin d’être aussi pessimiste. Les craintes du soubab et du divan leur étaient personnelles ; la situation dans son ensemble était loin de nous être défavorable. Tout le monde, d’après Romi khan, comblait Dupleix de bénédictions et eut voulu être de sa religion pour l’adorer ; Dieu ne nous donnait qu’honneur, gloire et biens ; il se passait véritablement en cette partie de l’Inde des choses comme il ne s’en était jamais vu en Asie.
Dupleix avait compris dès le premier jour que l’assassinat de Ramdas Pendet n’aurait pas pour nous de conséquences funestes. Mais son imagination travaillant comme à l’ordinaire, il en tira des conséquences tout à fait inattendues.
Dans le temps même où Ramdas Pendet disparaissait, on craignait à Delhi une révolution analogue à celle qui avait compromis le pouvoir de Mahamet Cha en 1738. Un afghan, du nom d’Ahmed Abdalli, avait franchi les rivières du Punjab. Rien n’était prêt pour lui résister ; à la cour régnait une confusion extrême et, quand il eut fallu aller à l’ennemi, le grand vizir Mansour Ali kh. luttait contre des intrigues intérieures, parmi lesquelles celles de Gaziuddin n’étaient pas les moins dangereuses. Le Mogol pouvant succomber dans la tourmente, Dupleix se demanda s’il ne conviendrait pas de s’entendre avec Balagirao soit pour le rétablir sur le trône, soit pour empêcher le nouveau conquérant de faire d’autres progrès dont le Bengale, le Décan et l’empire marate lui-même pouvaient faire les frais. Dans l’un et l’autre cas, les alliés pourraient exiger comme prix de leur concours la ville de Surate avec un jaguir de 5 à 600.000 rs. Au moment du partage, elle nous serait attribuée, tandis que Salabet j. prendrait le Maïssour. Les avantages reconnus aux Marates apparaissaient moins clairement.
Passant aux affaires propres du Décan, Dupleix approuvait la conduite prudente et ferme que Bussy avait observée, mais il pensait que pour la sûreté de Salabet j., il serait bon d’enfermer ses trois frères dans la citadelle de Golconde sous la garde de 50 blancs et de 200 cipayes. D’après lui, c’étaient eux, Nizam Ali surtout, qui sapaient le plus dangereusement notre autorité par des intrigues aussi perfides qu’habilement dissimulées. Toutefois il ne voulait absolument pas qu’on se débarrassât d’eux par un crime ; on devait laisser ces procédés aux Anglais (lettre à Bussy du 15 juillet 1752).
Pour la demande de renforts de Salabetj., il était plus que jamais convaincu que son pouvoir personnel reposant essentiellement sur l’investiture du Carnatic qu’il avait reçue du soubab, il avait plus que jamais intérêt à soutenir ce prince ; mais que pouvait-il faire au moment où les affaires de Trichinopoly allaient si mal ? Il était cependant résolu à soutenir Salabet j. par tous les moyens et c’est en grande partie cette idée qui le décida, fin mai, à proposer à Mahamet Ali de lui laisser Trichinopoly ; si ces propositions avaient été acceptées, il eut aussitôt porté à 1.000 hommes les effectifs européens du Décan.
Quant à Lasker kh., il semblait résulter de nouveaux renseignements que si cet homme nous avait été d’abord si défavorable, on le devait à Ramdas Pendet qui, pour mieux faire valoir ses services, écartait systématiquement tous les autres : il ne voulait pas que nous ayons des amis en dehors de lui. Dupleix était convaincu que le choix de Lasker kh. nous ramènerait la majeure partie des mécontents : les belles façons de Bussy feraient le reste. Celui-ci devait essayer de faire comprendre au nouveau divan que nous ne poursuivions aucun but intéressé et que notre seul objectif avait toujours été de rétablir la réputation du nom musulman dans toute l’Inde. Pour favoriser ces relations nouvelles, dont l’heureux développement accroîtrait notre sécurité, Dupleix pria la Compagnie d’envoyer des cadeaux qui nous attacheraient solidement Lasker kh. et demanda lui-même à sa famille d’en acheter d’autres qu’il offrirait personnellement en signe de bonne amitié, avec l’espoir que le divan saurait reconnaître par une attitude loyale cet appel indirect à sa confiance et à son intimité.
Toutefois Dupleix ne se leurrait pas complètement d’illusions ; il pouvait arriver que, malgré toutes nos prévenances, Lasker kh., prisonnier du passé, ne cherchât à détacher de nous Salabet j. et que ce prince, docile à ses conseils, ne se laissât entraîner à rejeter notre autorité, dut-il perdre la sienne dans la même aventure. Dupleix n’estimait nullement qu’en pareille occurrence nous dussions nous retirer de bonne grâce, laissant le champ libre à nos ennemis ; mais le maintien de notre autorité par la force était difficile et périlleux ; on ne devait y recourir qu’après avoir épuisé tous les moyens de persuasion, et c’est pourquoi Dupleix recommandait à Bussy de ne jamais froisser le soubab ou le divan dans leurs sentiments d’amour-propre national et leur laisser en temps normal toutes les apparences de l’indépendance la plus complète.
« Ce dont je vous prierai toujours, lui écrivait-il le 5 juin, ce sera de ne pas lui [le soubab] faire connaître, autant qu’il sera possible, qu’il est dans notre dépendance et que plus vous aurez de forces et plus il faudra affecter de le prévenir en tout et marquer plus d’empressement à sa conservation et à suivre ses ordres. »
Conserver à tout prix Salabet j. tel était le principe dominant de la politique de Dupleix. Cet homme était notre ouvrage : il nous était sacré. Nous lui devions nos actes d’investiture sur le Carnatic ; lui disparu, tous nos titres pouvaient cesser d’être légitimes. Nous étions liés ensemble par la communauté des intérêts. Cependant Dupleix ne constatait pas sans une certaine mélancolie que, si cette politique était intelligemment appliquée par Bussy et si ses efforts étaient compris par plusieurs de ses officiers qui lui témoignaient leur admiration en des lettres personnelles, il y avait plus d’un sceptique jusque dans son entourage et il s’en affligeait sans se décourager.
« Avec l’assistance de Dieu, écrivait-il encore à Bussy le 5 juin, tout ira au mieux pour la nation pour laquelle je sacrifie bien des années de ma vie. M’en aura-t-elle obligation ? Dieu le sait, car je vois ici des gens qui ont l’âme assez basse et qui dans le fond sont au désespoir de la prospérité de cette nation dont ils font nombre, qui se réjouissent des mauvais événements. Que leur en revient-il ? ils ne le savent. L’envie les poignarde. »
Au moment où Dupleix écrivait ces lignes, notre situation à Trichinopoly était désespérée ; mais tel était l’intérêt qu’il attachait aux affaires du Décan qu’en dépit de l’imminence de la catastrophe, il n’hésita pas à envoyer un brigantin à Mazulipatam avec des munitions, le P. Moujustin, aumônier, le chirurgien Guyonnet, un second chirurgien, 2 forgerons, 2 charpentiers et quelques coulis pour être dirigés de là sur Haïderabad, mais il ne put envoyer de soldats (2 juin).
La capitulation de Law qui survint dix jours plus tard eut pu avoir un grave contrecoup dans le Décan, mais Dupleix eut l’art de représenter à Salabet j. que, si ce malheur était arrivé, c’est qu’au risque d’échouer devant Trichinopoly, nous avions tenu à assurer sa propre sécurité en ne retirant aucune des troupes qui le gardaient. Il n’y avait pas lieu de s’émouvoir ; si dans l’orgueil de leur victoire, Mahamet Ali ou les Anglais, s’adressaient à lui, il devait les renvoyer à Dupleix. Rien n’était compromis. Des renforts d’Europe étaient attendus ; les premiers arrivés partiraient pour compléter à 1.000 les effectifs du Décan. La Diane arriva précisément de France sur ces entrefaites (21 juin) avec 45 officiers et 900 hommes. Dupleix comptait en donner tout de suite 500 à Bussy, et il en envoya en effet 460 dans les trois mois qui suivirent.
Rien n’est admirable comme cette présence d’esprit dans une circonstance presque aussi désespérée ; la volonté de Dupleix n’était jamais aussi lucide et aussi puissante qu’au milieu des tourmentes. Loin de se laisser abattre par la mauvaise fortune, il chercha dans le Décan même des motifs d’espérance et des moyens de relèvement. Il comprit mieux que jamais combien Bussy avait été sage en n’acculant pas les Marates aux pires extrémités et il se proposa de déterminer Balagirao à attaquer le Maïssour dont le concours venait de sauver Mahamet Ali. Il était vraisemblable que, dans ce cas, les Anglais enverraient des secours au davelay, mais Dupleix ferait partir une armée de la côte et les Maïssouriens pris entre deux feux ne pouvaient manquer de succomber. En communiquant à Bussy ce projet, Dupleix lui recommanda le secret le plus absolu.
Bussy était alors résolu à se retirer, considérant sa mission comme terminée. Comme il était dans ces intentions, il apprit que Gaziuddin, dont la marche sur le Décan avait été plusieurs fois annoncée, était enfin parti de Delhi avec une forte armée et il sentit que par leur répercussion dans toute l’Inde, les événements de Trichinopoly lui imposaient des devoirs nouveaux. Il consentit à rester et Dupleix l’en remercia avec simplicité :
« Le motif qui vous engage de rester est digne de vous. En mon particulier, je vous en ai une obligation parfaite et je souhaite ardemment que vous y persistiez jusqu’à ce que tout soit ferme et stable. Vous devez être content de mes sentiments à votre égard ; ils sont tels que vous les avez toujours connus et je vous regarde aujourd’hui comme le restaurateur de notre gloire qu’un étourdi (Law) vient d’avilir. » (Lettre du 27 juin 1752).
Bussy n’appréciait cependant pas sans quelques réserves la politique suivie dans le Carnatic. Sous son inspiration, Salabet j. avait écrit à Dupleix dès le mois de mai qu’il lui paraissait préférable de s’entendre avec Mahamet Ali plutôt que de s’obstiner dans une lutte incertaine. Lorsque la capitulation de Law fut un fait accompli, Dupleix avait fait connaître à Bussy (27 juin) que l’événement n’avait point abattu son courage, que Chanda S. étant mort, il pouvait maintenant agir directement au nom des intérêts de la nation, que les choses en iraient beaucoup mieux, qu’il était dans ses intentions d’obliger Mahamet Ali à traiter avec lui plutôt que de subir une paix dictée par les événements et que si ce prince était mort, comme le bruit en courait, il prendrait officiellement le titre de nabab d’Arcate. Bussy ne l’encouragea pas dans ce projet. D’après lui, Dupleix ne pouvait que l’exécuter les armes à la main et avec d’autant plus de difficulté que ses ennemis étaient en campagne et victorieux. En jouant cette partie, il lui serait impossible de secourir Salabet j. et l’armée du Décan serait obligée de se retirer à Mazulipatam. On perdrait ainsi tout à la fois le Nord et le Sud.
« Vouloir vous déclarer nabab d’Arcate, lui écrivait-il le 13 juillet, avant que Salabet j. soit tranquille possesseur du Décan, c’est cueillir un fruit qui n’est pas mûr. Je me regarderais comme un adulateur si avec les connaissances que j’ai de ce pays je ne combattais pas de toutes mes forces ce projet. Je parle avec franchise, parce que c’est le zèle de vos intérêts, de votre gloire et celle de ma nation qui me font parler. Je vois votre gloire et votre couronne prête à vous échapper par un projet hors de saison, qui faisant évanouir toutes nos espérances, nous précipitera dans un abîme d’humiliation dont la nation ne se relèvera jamais. »
Et Bussy faisait valoir que si Salabet j. ne pouvait se maintenir dans le Décan, ce seraient les Anglais qui recueilleraient tous les biens, domaines et avantages que nous tenions actuellement de lui. (B. N. 9158, p. 12-13).
Dupleix suivit le conseil et ne prit pas pour lui-même la nababie mais il en conserva le titre comme une réserve dont il pourrait disposer à l’occasion : pour le moment, il songea pendant quelques jours à le donner à Néametoulla kh.
Bussy ayant accepté de continuer ses services se trouva en face de difficultés, non pas nouvelles, mais dont le temps accroissait chaque jour l’importance et la gravité : nous voulons parler des difficultés financières, qui avaient déjà été l’un des écueils de Dupleix devant Trichinopoly. Pour combattre Gaziuddin, le trésor du soubab était vide et l’on allait être obligé de recourir soit au crédit personnel de Dupleix soit à celui de banquiers, qui faisaient payer fort cher leur argent.
Dupleix connaissait cette situation mais il ne désespérait pas. En ce qui concernait l’argent, il pria Bussy de ne pas s’en inquiéter : assurément ses avances personnelles étaient considérables ; il n’y avait cependant pas lieu d’y faire attention tant que l’honneur du roi et de la nation ne seraient pas rétablis. Ce but était le seul qu’on dut toujours avoir présent à l’esprit. Pour ce qui était de Gaziuddin, Dupleix ne prenait pas sa menace au sérieux : il était « trop avaricieux », disait-il, pour rallier beaucoup de gens. Balagirao paraissait le soutenir, mais selon toute apparence c’était moins pour lui donner un concours effectif que pour subordonner son intervention aux avantages qu’il pourrait retirer soit de ce prince soit de Salabet j. ; il donnerait son concours au plus offrant. Aussi Dupleix persistait-il plus que jamais à penser qu’on ne devait pas perdre le contact avec les Marates. Il y avait précisément à ce moment à Pondichéry un vaquil de Balagirao, qui recommandait vivement une alliance étroite entre son maître et Dupleix. Autant que ses paroles pouvaient être sincères, il convenait de profiter de ses bonnes dispositions, et au moment où il allait retourner à Pouna (23 juillet), Dupleix lui fit cadeau pour le péchoua d’un serpeau, de pistolets et d’une aigrette en pierreries. Sur sa route, le vaquil devait passer par le camp de Bussy et essayer d’arrêter avec lui une ligne de conduite. Il en coûterait sans doute quelque chose à Salabet j. ; mais le sacrifice ne serait-il pas largement compensé par la consolidation de son autorité contre Gaziuddin. Si toutefois, malgré le concours que nous voulions encore une fois lui donner, Salabet j. ne voulait pas marcher ou tout au moins tenait une attitude indécise, il valait autant l’abandonner tout de suite et se retirer à la côte, ou bien se rallier à la cause de Nizam Ali et porter celui-ci au pouvoir. Les alarmes continuelles du soubab étaient de nature à décourager les esprits les plus fermes.
Cependant, contrairement aux suppositions de Dupleix, Gaziuddin s’avançait à grandes journées. Impuissant à faire refuser à celui-ci la nababie du Carnatic et à Bussy des honneurs particuliers, comme la qualité de Gamzafer j. qu’il porta au même titre que Dupleix portait celle de Zafer jing, il avait pu, malgré sa défaveur actuelle, lever une armée considérable. Si Balagirao paraissait se réserver à son égard, deux autres puissants seigneurs marates se préparaient à l’aider à reconquérir l’héritage paternel : Ragogy Bonsla devait attaquer le Décan au nord-ouest et Holkar du côté d’Aurengabad. Si Bussy avait disposé de forces suffisantes, il se fut peut-être porté au devant de l’ennemi, car, écrivait-il à Dupleix le 13 juillet, « vous n’ignorez pas qu’il est important de combattre l’ennemi hors du pays qu’il a envie d’envahir », mais le secours que Dupleix lui destinait et qui fut de 300 blancs, 50 topas et 300 cipayes ne quitta Pondichéry que le 20 juillet[12] ; or le soubab se défiant de sa propre nation beaucoup plus que de nous-mêmes, n’était disposé à se mettre en campagne que quand il aurait reçu nos renforts. L’armée franco-indienne se replia donc devant l’ennemi et se retira jusqu’à Haïderabad, laissant tout le nord du pays à la discrétion de Gaziuddin.
Devant le danger qui menaçait le Décan, Dupleix dont la résolution, la ténacité et la présence d’esprit ne furent pas un instant en défaut, envisagea plusieurs hypothèses :
1° On pouvait d’abord offrir à Gaziuddin de laisser Salabet j. soubab du Décan, moyennant une redevance annuelle ;
2° si, selon toute apparence, il refusait, on lui proposerait le partage du Décan ;
3° s’il refusait encore ce partage, on lui demanderait le titre de naëb ou lieutenant pour Salabet j. ;
4° s’il écartait toutes ces propositions, on engagerait la bataille ; mieux vaudrait pourtant battre auparavant en retraite. Il est vrai que la retraite était loin d’être sûre, car, à moins de s’y prendre à l’avance, on risquait d’être attaqué en route.
Dupleix prévoyait enfin le cas où Salabet j. viendrait à mourir d’une façon quelconque ou à être enlevé par l’ennemi. Dans ce cas, Bussy ne devait pas hésiter un instant à proposer ses services à Gaziuddin, en lui disant qu’en soutenant successivement Muzaffer j. et Salabet j., nous n’avions jamais eu d’autre but que la conservation de la famille de Nizam oul Moulk. Gaziuddin devrait lui-même comprendre que notre alliance valait mieux pour lui que celle de Balagirao qui l’asservirait. Si, contre toute vraisemblance, Gaziuddin écartait encore cette proposition, il ne nous resterait plus qu’à nous allier solidement à Balagirao. Dupleix laissait à la sagesse et à la prudence de Bussy le détail de ces diverses opérations. Il considérait d’autre part que les Anglais, entièrement absorbés par les affaires du Carnatic, étaient hors d’état de prêter la moindre assistance à Gaziuddin. La situation n’était nullement désespérée et il comptait bien que, malgré les incertitudes et même les anxiétés de l’heure présente, Bussy s’en tirerait à son honneur et à celui de la nation.
« L’Asiatique, lui écrivait-il le 22 août, une fois rempli d’une idée, agit sans la moindre prévoyance, mais aussi il se déconcerte avec plus de facilité et ne sait plus apporter le remède à ce que son peu d’étendue de génie ne lui a pas permis de prévoir. Vous connaissez mieux que moi toute cette canaille et vous avez vu quelles étaient leurs alarmes auprès de ces gueux de Marates. Qu’il sera beau, mon cher Bussy, quand les renforts vous auront joints, de vous voir faire la loi à toutes ces races maudites de Dieu. »
Cette assurance fut de courte durée. Au moment où Dupleix parlait de dicter la loi à l’Inde, de pressants besoins d’argent le rappelèrent à la réalité. A Pondichéry comme à Haïderabad, on n’avait plus rien pour continuer la campagne. Le 9 octobre, Dupleix demandait à Bussy comme un service personnel de lui procurer 3 à 4 laks de rs. soit directement soit en recourant aux bons offices de Narsadevis et de Govindendas, deux banquiers d’Haïderabad, mais dans l’intervalle, par lettre du 24 septembre, Bussy lui avait fait connaître ses propres besoins. Dupleix commença à craindre que ce double déficit ne paralysât les mouvements de notre armée et ne l’obligeât même à la retraite ; aussi, plutôt que de risquer et d’exposer un grand nombre des nôtres à périr misérablement, jugea-t-il qu’il vaudrait peut-être mieux accepter les premières offres qu’on nous ferait, fussent-elles peu honorables. Et pour la première fois il hésita à recommander à Bussy de marcher de l’avant.
« Sans doute, lui écrivait-il le 21 octobre, que vous avez fait ces réflexions avant de vous engager dans un pays où vous prévoyez vous-même avoir tant à craindre ou que vous êtes persuadé pouvoir surmonter tous ces événements que vous me présentez d’une façon à me faire trembler. Je vous crois trop raisonnable pour ne point prendre à ce sujet les plus justes précautions. Je vous ai déjà dit que comme je ne peux être à portée de voir ni de savoir assez tôt ce qui se passe, que je vous laissais le maître de prendre le parti le plus convenable, surtout pour votre sûreté et celle des sujets du roi. »
Examinant la situation financière elle-même, Dupleix estimait que si Bussy était obligé de contracter des emprunts, il devait les faire en son nom propre sans engager la Compagnie ; le crédit de celle-ci devait rester intact et ni l’un ni l’autre n’avaient le pouvoir de l’exposer dans cette circonstance. La lettre de Bussy du 24 septembre l’avait fait trembler ; s’il eut connu plus tôt sa situation, il n’eut pas, déclara-t-il, hésité à lui donner l’ordre de revenir et c’était peut-être encore le meilleur parti à prendre. Se retirer faute d’argent n’était pas un déshonneur et le soubab ne saurait y trouver à redire. N’avait-il pas des joyaux en quantité pour nous retenir, si bon lui plaisait ? ne pourrait-il pas les mettre en gage ou du moins faire contribuer ceux qui étaient en état de l’assister ?
« Enfin, ajoutait Dupleix, si toutes ces ressources vous manquent, et que 3 ou 4 laks puissent servir à vous tirer de peine, je suis prêt à les sacrifier, dussé-je vendre jusqu’à ma dernière chemise pour les acquitter. Il est juste que ce soit moi qui supporte cette dépense, dès lors que c’est moi seul qui suis le moteur d’une entreprise à laquelle je n’aurais jamais dû penser. Tout ce que je vous demande en grâce, si vous êtes obligé d’en venir là, c’est de ne tirer de lettres de change sur moi qu’à cinq ou six mois de vue, afin que j’aie le temps de me retourner. Voilà, Monsieur, tout ce que je puis faire pour cet article, trop heureux, quand je ne devrais jamais en être remboursé, d’avoir pu vous tirer du danger que vous me présentez avec des couleurs qui me font bien repentir de cette entreprise dont je n’attends plus que du chagrin. » (A. V. 3754).
C’est la première fois que Dupleix montrait du découragement ; ce fut aussi la dernière. La catastrophe de Trichinopoly l’avait moins accablé. C’est qu’il sentait qu’en perdant le Décan, il perdait tout : la base de son autorité s’effondrait et Mahamet Ali pouvait impunément se proclamer le seul nabab légitime ; avec lui triomphaient les Anglais. Vainement Bussy lui écrivit-il que, malgré les incertitudes de la lutte, il était parti au devant de Gaziuddin avec des renforts, Dupleix estimait que c’était de la la témérité :
« Vous avez, lui disait-il, tout à craindre et rien à espérer. L’ami comme l’ennemi, tout vous est suspect et cependant vous vous êtes mis en marche. C’est bien le cas où il faudra dire : Audaces fortuna juvat. Je le souhaite en vérité, mais j’aurai bien des alarmes, avant que d’être tranquille sur votre compte. »
À vrai dire Dupleix n’était ni confiant ni découragé ; trop éloigné du théâtre des opérations, il passait en revue tous les expédients que lui suggéraient ses appréhensions plutôt que la connaissance exacte des réalités, mais dans notre malheur même il voyait déjà des lueurs d’espérance. Il ne lui paraissait pas impossible que par une révélation nouvelle de son génie Bussy nous tirât de ce mauvais pas ; il y avait un moyen : c’est que Gaziuddin victorieux laissât à Salabet j. le pays au sud de la Quichena ; alors les difficultés avec Mahamet Ali et les Anglais seraient réglées du même coup et cette partie de l’Inde serait la plus tranquille de tout le Décan. Le reste serait livré à une telle anarchie qu’on pouvait prévoir qu’après un certain temps, Gaziuddin désabusé abandonnerait lui-même la place à Salabet j.
Gaziuddin ne tomba pas sous les armes françaises ; il succomba d’une façon plus naturelle dans l’Inde. Secondé par Holkar et Ragogy et bénéficiant de la neutralité de Balagirao, il arriva à Berhampour vers le 20 septembre et quelques jours après il était à Aurengabad. Seyed Lasker kh. entra aussitôt en conférences avec lui, et pour lui inspirer plus de confiance, il imagina de paraître en défaveur à la cour de Salabet j. Espérait-il ainsi surprendre des secrets dont il ferait ensuite son profit ? en fait ses sympathies étaient plutôt acquises à Gaziuddin. Balagirao s’était fait représenter à ces négociations d’où dépendait le sort du Décan ; elles auraient probablement tourné en faveur de Gaziuddin si ce prince n’était mort tout d’un coup victime du plus lâche attentat. Dans un palais d’Aurengabad vivait une des veuves de Nizam oul Moulk, la mère de Nizam Ali. Cette princesse désirait assurer le trône à son fils. Un jour — vers le 25 octobre — elle invita Gaziuddin à une fête et le pria d’accepter des mets qu’elle avait préparés de sa main. Quelques instants après Gaziuddin était mort. L’armée privée de son chef se débanda aussitôt et tout l’avantage revint à Salabet j. qui n’avait jamais été si près de sa chute. Seul, le fils de Gaziuddin, un nommé Scheabeddin, qui ne devait pas tarder à jouer un grand rôle à la cour du Mogol, eut pu rassembler les débris de l’armée de son père ; malheureusement pour lui, il était à Delhi et les événements s’accomplirent sans qu’il pût les conjurer.
Sur ces entrefaites parut un personnage assez singulier, nommé de Volton, originaire de Bar-le-Duc, arrivé dans l’Inde en qualité de chirurgien quelque vingt ans auparavant et que certaines nécessités avaient amené à déserter. Il avait passé à la cour du Mogol où, par un heureux concours de circonstances, il avait été promu médecin de l’empereur. C’était un intrigant et ses moyens d’action ne furent peut-être pas toujours d’une clarté parfaite, mais il n’oubliait pas qu’il était français et en plus d’une circonstance il avait rendu des services à Dupleix lorsque celui-ci était directeur de Chandernagor. Les années avaient passé et le crédit de Volton s’était accru. Dans l’agitation que donnait à toute l’Inde la politique entreprenante de Dupleix, il pensa qu’il pouvait en retirer quelques avantages personnels et, missionnaire plus ou moins volontaire, il était venu de Delhi à Aurengabad au mois d’août 1751 pour voir ce qui s’y passait. Il fut témoin des premiers succès de Bussy et s’inquiéta de savoir quelle répercussion ils pouvaient avoir à la cour et quel degré d’estime ou de haine, d’amitié ou de confiance la nation s’était acquise. Revenu dans le Décan l’année suivant, il arriva à Aurengabad au moment où Gaziuddin venait d’être empoisonné. Il était porteur, prétendait-il, de propositions de plusieurs grands seigneurs gentils du nord par lesquelles ils offraient de conclure une alliance avec Dupleix pour chasser les Marates et pour mettre à sa disposition 150.000 cavaliers. Il présenta ces lettres à Bussy qui sans leur attacher beaucoup de créance les renvoya à Dupleix avec Volton lui-même. Dupleix ne l’accueillit pas avec beaucoup d’empressement ; en admettant qu’elles fussent vraies, les propositions en question étaient trop belles pour être exécutables ; néanmoins il ne le rebuta pas expressément et le renvoya peu de temps après à Bussy avec quelque argent. Plus rapproché des pays du nord que ne l’était Dupleix, Bussy croyait moins encore à l’efficacité des concours proposés ; il doutait même de leur réalité et, loin d’entrer dans les vues de Volton, il le mit en observation et le retint pendant quelque temps comme prisonnier dans le camp, puis n’ayant aucune preuve convaincante soit de sa sincérité soit de ses supercheries, il le renvoya à Delhi où très vraisemblablement il finit ses jours dans l’obscurité ; à partir de 1753, on n’entend plus parler de lui.
Dupleix remercia d’abord Dieu de la mort de Gaziuddin comme d’un fait inespéré, il en attribua ensuite tout l’honneur à Bussy qui, lui du moins, ne s’était pas découragé et n’avait pas songé un instant à abandonner la partie. Il regretta seulement que dans son entourage, à Pondichéry, tout le monde ne partageât pas la même satisfaction. « Les bons français dont le nombre est petit ici, écrivit-il à Bussy le 14 novembre, en seront ravis, les autres confondus. » Puis il songea à tirer parti de l’événement. Le déshonneur de Trichinopoly était effacé et il n’était plus possible désormais que le ministre se refusât à envoyer des forces qui feraient respecter le roi et la nation. Dans l’Inde même, Dupleix comptait bien que Salabet j. nous témoignerait sa reconnaissance par de nouvelles concessions et il indiquait Ganjam comme un port qui remplacerait avantageusement Mafousbender, dont les revenus étaient insuffisants. Mais pouvait-il sincèrement compter sur la reconnaissance de Salabet j. « Cette race naturellement ingrate oublie facilement les services les plus essentiels et Salabet j. ne manque pas de coquins qui lui inspireront les sentiments d’ingratitude dont cette race est pétrie. » Son attitude à l’égard des Anglais et de Mahamet-Ali serait la pierre de touche. La situation était maintenant bien nette : les Anglais n’avaient plus aucun prétexte pour soutenir un rebelle. Salabet j. devait leur faire connaître que s’ils continuaient, il en informerait leurs supérieurs en Europe et prendrait contre eux dans l’Inde toutes les mesures nécessaires. Quoi que pût écrire Saunders pour se justifier, il serait certainement désavoué.
En enlevant à Mahamet-Ali un allié et un soutien, la mort de Gaziuddin pouvait aider au règlement des affaires du Carnatic. Dupleix négociait à ce moment avec Morarao et le Maïssour pour les détacher de l’alliance anglaise, et promettait même au Maïssour de lui laisser Trichinopoly. Au printemps, alors que le davelay soutenait nos ennemis, Dupleix avait songé à le faire attaquer à l’ouest par Bussy et par Balagirao. Puisque maintenant on négociait avec lui, il ne pouvait être question de reprendre cette manœuvre, mais il convenait pourtant de ne pas le laisser dans une sécurité complète. Dupleix eut alors l’idée subtile de suggérer à Bussy de se rendre dans le Canara comme pour déterminer le roi de ce pays à régler avec nous les affaires de Nelisseram, mais en réalité pour pénétrer ensuite dans le Maïssour, sous prétexte que c’était le chemin qui menait le plus directement à Trichinopoly. Une fois dans le pays, on mettrait le davelay en demeure soit de se déclarer en notre faveur soit de payer à Salabet j. un ou deux courous de tribut arriéré. Dupleix ne doutait pas que cette démonstration suffirait pour faire accepter ses propositions et déjà il voyait Mahamet-Ali chassé de ses états et errant à l’aventure.
Balagirao devait participer à cette opération, malheureusement le pèchoua était au même moment engagé avec Salabet j. dans des difficultés assez sérieuses, pouvant amener la guerre. On sait qu’au moment de l’avance de Gaziuddin les troupes marates se trouvaient à la lisière du Décan, prêtes à appuyer les prétentions de ce prince. Sa mort inopinée empêcha des hostilités effectives, sans cependant écarter tout danger de conflit : les Marates restèrent sur leurs positions, comme s’ils n’attendaient qu’une occasion de se porter en avant. Salabet j. ne la leur donna pas ; il comprenait que la moindre étincelle pouvait tout embraser et il ne se souciait pas de courir les risques d’une nouvelle guerre. Un incident faillit pourtant tout compromettre. Au début de novembre, l’avant garde du soubab fut attaquée par les forces de Balagirao et sans les Français qui arrivèrent à son secours, elle eut été mise en déroute. Bussy n’assistait pas à cette alerte ; fort inquiet sur l’issue des événements, Salabet j. l’envoya aussitôt chercher par plusieurs seigneurs de sa cour, et l’on tint une sorte de conseil auquel assista le délégué du pèchoua. Le durbar du soubab était favorable à la paix et le délégué marate n’y était pas opposé, mais il voulait que Bussy en fut le médiateur. Salabet j. donna donc à celui-ci tous pouvoirs pour la conclure. On passa toute la nuit à en discuter les conditions, qui furent acceptées par Salabet j. et portées par Bussy lui-même au camp marate avec mission de les faire accepter par Balagirao : le divan et deux autres seigneurs du durbar l’accompagnaient. Lorsqu’il revint la paix était signée. Salabet j. le reçut les larmes aux yeux, l’appelant son libérateur et lui disant que, malgré la cession au pèchoua de territoires avoisinant la Tapti, jamais il n’oublierait ses services. Le traité comprenait la restitution au Décan de neuf forteresses : la paix était en somme aussi avantageuse pour le soubab qu’honorable pour Bussy, qui par son habileté et sa diplomatie plutôt que par la force des armes, avait encore une fois rétabli et raffermi une situation compromise. La guerre avait été évitée et c’était l’essentiel.
Cet événement complétait d’une façon fort heureuse la série de mesures politiques ou d’actes militaires par lesquels Bussy avait pour ainsi dire créé, développé et affirmé le pouvoir de Salabet j. À prendre à la lettre les instructions reçues à Pondichéry, notre rôle été terminé, puisque notre seul but à l’origine avait été de consolider ce pouvoir. Bussy pensa que nulle occasion n’était plus favorable pour sortir du pays avec les honneurs de la guerre. S’il avait secondé les projets de Dupleix et exécuté ses ordres avec une irréprochable loyauté, il n’avait cependant jamais laissé passer l’occasion de lui représenter ou lui laisser comprendre que l’affaire du Décan lui paraissait une aventure, pleine de dangers pour l’avenir et que plus tôt elle serait liquidée mieux cela vaudrait[13].
Comme aucune de ses raisons n’avait touché Dupleix, Bussy jugea qu’il n’avait plus d’autre ressource que d’offrir sa démission ou solliciter son rappel. C’est ce qu’il fit par une première lettre du 28 novembre. Après avoir rappelé tous les embarras où il s’était trouvé avant de conclure la paix avec Balagirao, au point qu’il avait été souvent tenté d’abandonner la partie, il s’exprimait en ces termes :
« Voilà, Monsieur, dans les fâcheuses circonstances où je me suis trouvé, ce que j’ai cru pouvoir faire de mieux ; trouverez-vous bon que je vous fasse part de mes réflexions sur ce que je croirais à propos de faire de votre côté, avant que nous entrions dans votre province (le Maïssour). Je ne puis vous dissimuler que le grand nombre de Français qui sont prisonniers chez les Anglais et surtout chez Mahamet Ali et Morarao, fera un bien mauvais effet dans les esprits et diminuera beaucoup la haute idée que Balagirao et les Marates ont de notre nation. Je souhaiterais bien que vous pussiez trouver quelque moyen de les ravoir ; aidez au temps, Monsieur, faites une paix la moins désavantageuse que faire se pourra avec les Anglais et Mahamét Ali… Ce qui me ferait souhaiter que vous fissiez aussi quelque accommodement avec les Anglais, c’est que Balagirao est extrêmement lié avec ceux de Bombay, ils ne manqueront point d’agir auprès de lui pour l’engager à protéger Mahamet Ali ; malgré l’alliance qu’il a faite avec nous, je ne répondrais pas qu’il ne se déclarât son protecteur ; un allié si puissant demande de grands ménagements… Si vous vouliez m’en croire, Monsieur, vous songeriez à rendre le calme et la tranquillité à ces malheureuses provinces, qui en ont si grand besoin et vous saisiriez l’occasion de finir une guerre qui ne peut être que funeste aux Européens, tandis qu’ils seront opposés les uns aux autres…
« À la fin de ce mois, je vais me trouver dans un extrême embarras. Le divan sort de chez moi, qui m’a déclaré qu’il n’y avait plus du tout d’argent, et je ne sais trop comment je ferai si ne puis pas engager les sarafs (banquiers) à faire les avances nécessaires pour la paie de nos soldats. Je vous le répète, Monsieur, il est temps de se tirer de ce labyrinthe… Il ne faut point espérer que Salabet j. puisse jamais rétablir ses finances ; elles sont trop mal administrées et j’ai tâché en vain d’y mettre quelque ordre, c’est une espèce de brigandage : les rentiers ne fournissant pas la moitié de ce qu’ils doivent ; tout ce que pourra faire Salabet j. ce sera de s’entretenir assez modiquement et je ne lui connais aucune ressource pour pouvoir former un trésor pareil à celui de Nizam oul Moulk… Trouvant une aussi belle porte pour sortir de ce dédale, il ne serait guère prudent de s’y engager une seconde fois…
« Le long commerce que j’ai eu avec les gens du pays m’a appris à les connaître ; je puis vous protester qu’il n’y a aucun fonds à faire sur eux ; la fourberie et la duplicité leur sont comme naturelles et on sera toujours la dupe des liaisons qu’on aura avec eux. J’ai cru remarquer encore quelques vestiges de probité et de bonne foi parmi les Marates et s’il fallait opter, je me fierais un peu plus à eux qu’aux Mogols ; mais le plus sûr est de ne se fier ni aux uns ni aux autres et de ne se mêler aucunement de leurs affaires ; ces nations n’ont aucun frein, elles sont toujours disposées à sacrifier à leurs intérêts les engagements les plus inviolables… »
Cette lettre était à peine arrivée à Pondichéry, d’où aucune réponse n’avait encore pu revenir, que Bussy la confirmait et la précisait par une seconde en date du 20 décembre. Il disait à Dupleix :
« La mort de Gaziudin kh. est sans contredit l’événement le plus heureux que nous pussions espérer… la paix et l’alliance que je viens de faire avec les Marates en sont peut-être un encore plus important et plus avantageux et cette nouvelle aura sans doute augmenté vos espérances, mais quelques-unes de mes lettres et surtout ma dernière, en vous apprenant la véritable situation des affaires, vous feront connaître à quoi elles doivent se réduire : l’éloignement, les révolutions subites, mille accidents imprévus jettent une grande confusion dans notre correspondance et nous exposent à bien des contretemps. Quand je vous instruis de quelque événement et de l’état présent des choses, vous vous réglez dessus pour former vos projets… mais lorsqu’en suis informé, la face des affaires est bien changée et ils deviennent impraticables ; je me trouve sur une scène si changeante et si mobile qu’il m’est impossible de jouer longtemps le même personnage et il ne serait pas étonnant qu’on me prit en contradiction avec moi-même ; d’ailleurs, Monsieur, dans les différents partis que je crois les plus convenables de prendre, il ne faut pas tout à fait juger de la justesse de mon avis et de mes sentiments sur l’exposition que je fais moi-même des motifs qui m’ont décidé. Quelque long détail que je puisse vous faire, on ne peut tout dire dans une lettre ; étant sur les lieux, connaissant les différents intérêts de toutes les personnes qui ont quelque part aux affaires, je vois d’un coup d’œil ce qu’il convient de faire en chaque occasion et il me faudrait un volume pour vous développer mes idées et détailler toutes les raisons qui se présentent en foule à mon esprit. Je vais pourtant tâcher, en répondant à tous les articles de votre lettre [du 22 novembre], de vous donner une idée exacte de la disposition actuelle des affaires.
« Vous croyez Salabet j. solidement affermi dans sa place par la mort de Gaziudin kh. et de son fils ; mais non seulement il se trouve faux que ce dernier ait été assassiné, mais il fait jouer aujourd’hui toutes sortes de ressorts pour obtenir du Patcha (le Mogol) le firman qu’il avait accordé à son père ; il ne sera pas sans doute le seul à briguer ce beau gouvernement et il faut s’attendre tôt ou tard à voir paraître sur la scène quelque nouveau concurrent. Balagirao pourra pendant quelque temps s’opposer à leur brigue et appuyer le parti de Salabet j. mais ce sera peut-être faiblement, il ne sera pas fâché d’avoir deux compétiteurs qui lui fourniront l’occasion de s’agrandir en vendant bien cher sa protection à celui des deux qu’il jugera à propos de favoriser ; j’ai cependant lieu de compter sur sa bonne foi.
« Je vous suis caution, Monsieur, de la reconnaissance de Salabet j. et qu’il est entièrement livré aux Français ; mais vous ne vous êtes point trompé en pensant qu’il ne manquerait pas de mauvais conseillers qui s’étudieraient à lui donner des leçons d’ingratitude et feraient tous leurs efforts pour le détacher de nous. »
Bussy faisait ensuite un tableau de l’anarchie qui régnait dans l’empire mogol.
« Vous ne devriez pas ignorer, disait-il, que le gouvernement mogol est une véritable anarchie ; les soubas ne tiennent guère compte des ordres du Patcha, quand ils peuvent s’y soustraire impunément et Salabet j. s’est trouvé lui-même dans ce cas pendant quelque temps. Les chefs particuliers suivent leur exemple : ils ne se croient pas plus obligés d’être soumis aux nababs que ceux-ci à leur empereur. Ces peuples qui n’ont aucune idée de l’admirable subordination qui règne dans les États d’Europe, sont bien éloignés de traiter de rebelle un homme qui sait se maintenir dans un poste qu’on veut lui ôter… Les exemples d’une pareille désobéissance ne sont que trop fréquents. Malgré les ordres de Salabet j., Lasker kh. vient enfin de déclarer qu’il ne se rendrait pas à l’armée après s’être fait attendre pendant un mois et nous avoir fait faire plusieurs marches pour aller au rendez-vous qu’il nous avait indiqué… »
La lettre du 28 novembre plongea Dupleix dans une perplexité extrême. Pour être discrets, les conseils de Bussy n’en étaient pas moins formels : c’était bel et bien l’évacuation du Décan qu’il préconisait. Dupleix ne put s’y résoudre et sans répondre complètement aux arguments qui condamnaient sa politique, il aima mieux faire appel au sentiment pour prier et même supplier Bussy de ne pas l’abandonner dans une situation aussi critique. Il lui écrivit le 1er janvier :
« Ce que vous me marquez de votre retraite me fait peine. J’entre en partie dans vos raisons, mais aussi je crois que vous devez un peu penser comme moi dans cette occasion et ne pas songer à m’abandonner dans les circonstances présentes et même à venir. Au reste vous devez penser que vous vous devez au roi et à l’État, que tout ce qui s’est passé jusqu’à présent est votre ouvrage, que vous ne pouvez l’abandonner sans l’avoir mis en sa perfection. Vous devez aussi vous souvenir de tout ce que vous avez promis de Delhi et de l’ambassade que vous aviez eu le dessein d’y faire et que je crois nécessaire pour l’affermissement de nos acquisitions…
« Vous convenez vous-même que l’attachement de Salabet j. pour vous exige toute votre reconnaissance. Pourquoi ne pas continuer à lui en donner les moyens ? Vous craigniez, il y a peu de temps, dans le temps même que vous étiez dans le plus fort de vos embarras, que je n’envoyasse quelque autre [La Touche] à votre place. Je n’en ai jamais eu l’idée et je suis bien mortifié que je sois à présent dans le sentiment de me la faire venir. Vous songez à vous retirer lorsque vous êtes dans la fleur de votre âge [Bussy avait alors 35 ans] et que la fortune vous rit de toutes les façons. Pourquoi l’arrêter dans sa course et ne pas continuer à mériter beaucoup de notre monarque et de la nation ? Un point d’honneur m’a retenu dans l’Inde ; cependant je suis d’un âge à me reposer et je crois que de la façon que se tournent les choses il ne m’en restera que l’espérance, sans parvenir à ce but. Faites réflexion, mon cher Bussy, que les hommes qui pensent se doivent à leur patrie, que vous lui êtes utile et que Salabet j. votre ouvrage, n’est pas si bien affermi que votre présence ne lui soit plus utile. Détrompez-vous, il est entouré d’ennemis et vous seul pouvez détourner leurs mauvaises intentions. Quel chagrin pour vous si vous apprenez que ce pauvre jeune homme serait culbuté par le défaut de votre présence ! » (A. V. E 3754).
Dans une seconde lettre écrite huit jours plus tard, — 8 janvier — Dupleix revenait sur les mêmes arguments en invoquant cette fois des considérations un peu plus personnelles.
« Relisez toutes vos lettres, lui disait-il, elles m’ont servi de guide pour toutes celles que j’ai écrites en Europe, où j’ai également fait passer les vôtres. J’ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour faire ce que vous désirez et si je ne m’étais pas dégarni comme j’ai fait, nos affaires ici eussent été bientôt rétablies. En vous rappelant en même temps de Golconde, je n’avais rien à craindre pour nos concessions, mais voulant toujours me conformer à vos desseins, je n’ai pas balancé de vous envoyer ce que j’ai pu. Certainement je n’ai pas lieu de m’en repentir par le bon usage que vous en avez fait et pour quoi je ne puis trop vous réitérer mes remercîments… Vous voyez, mon cher Bussy, partout ce que je vous marque, que je suis toujours prêt d’approuver ce que vous faites, parce que je suis persuadé qu’aucune vue particulière ne vous guide dans toutes vos opérations que la gloire du roi, celle de la Nation et l’avantage de la Compagnie. »
Dupleix ne doutait pas que ces raisons qu’il avait su envelopper de paroles aimables et affectueuses, n’ébranlassent les résolutions de Bussy et ne le déterminassent à rester dans le Décan. Et comme si la cause était déjà entendue, il l’entretenait ensuite des affaires courantes du pays et de la meilleure façon de les résoudre. C’étaient d’abord les considérations d’usage sur le Carnatic, mais cette fois il y avait une variante. Pour répondre aux préoccupations de Bussy, Dupleix ne repoussait pas toute idée de traiter avec Mahamet-Ali et de lui laisser la possession de Trichinopoly : il envisageait même qu’on pourrait lui faire remise d’une année de revenus pour lui faciliter les moyens de payer ce qu’il devait aux Anglais, bien que ceux-ci fissent monter leurs dépenses à des sommes immenses[14]. Mais un tel accord ne pouvait avoir lieu que si l’entente avec le Maïssour ne réussissait pas. Or Dupleix ne se pressait pas de conclure ; il comptait qu’il obtiendrait plus d’argent si ce pays se sentait sous la menace de Bussy et, à vrai dire c’étaient des avantages financiers que Dupleix recherchait surtout en ce moment. Pressé par la nécessité, il considérait le Maïssour comme une vache à lait qu’on laisse engraisser et qu’on trait au bon moment. En lui cédant Trichinopoly, on augmenterait ses forces contributives, sans danger pour l’autorité du soubab.
Du côté marate, Dupleix était de plus en plus d’avis de se lier étroitement aux Balagirao. Il ne croyait plus que ce prince viendrait nous aider à rétablir l’ordre dans le Carnatic, mais il comptait sur son alliance pour faire impression à la cour de Delhi et assurer notre influence dans le Décan ; qui oserait attaquer nos forces réunies ? Dupleix calculait cependant avec justesse qu’en signant la paix avec Bussy, Balagirao avait beaucoup moins songé à consolider l’autorité de Salabet j. qu’à préparer les voies à de nouvelles négociations qui par une lente évolution aboutiraient peut-être au partage des états de Salabet j. Dupleix était actuellement hostile à ce projet, bien, disait-il, « que cette maudite race exigeât par sa conduite que nous prissions le parti de l’abandonner », mais nous devions trop de reconnaissance au soubab et nous ne pouvions « au moins de quelque temps » le quitter sans nous déshonorer. Balagirao lui paraissait d’ailleurs un homme beaucoup trop faible pour qu’on s’attachât sérieusement à sa cause ; son frère avait plus de fermeté. Ne pourrait il pas lui céder la place et se faire lui-même fakir ? que d’embarras de moins pour Bussy ! que de sécurité de plus pour nous !…
Les regards de Dupleix n’étaient pas tournés vers le nord moins attentivement que vers le sud ; ses vues sur le Bengale et sur Surate n’avaient pas varié et il comptait toujours envoyer Bussy à la cour du Mogol en ambassade solennelle pour y voir consacrer notre influence dans le plus beau décor de l’Inde tout entière et pour en rapporter s’il était possible l’exemption des droits qui frappaient nos marchandises à leur entrée dans l’empire. Bussy ne devait pas revenir à Pondichéry avant d’avoir donné à tout le pays cette impression de notre force et de notre puissance. Si même il lui plaisait de renoncer au Maïssour pour aller dès maintenant à Delhi, il était libre de suivre ses inspirations. La sécurité du Décan n’était-elle pas assurée ? Dupleix entrevoyait même une réconciliation avec Chanavas kh. et sur les conseils de Bussy, il lui fit quelques avances.
Lorsque cette lettre, qu’on n’accusera pas d’être pessimiste ou découragée, arriva dans le Décan vers la fin du mois de janvier, les événements avaient marché et Bussy était passé de sa déférence habituelle à l’égard de Dupleix à une sorte d’irritabilité. Il avait pris ombrage d’une lettre où, sans le lui marquer expressément, le gouverneur lui aurait fait sentir que, dans l’affaire du paravana de Mahamet-Ali, sa surveillance avait été en défaut et sa confiance en Lasker kh. excessive. Il se piqua d’amour-propre et répondit le 23 novembre par une lettre assez vive, comme pour se plaindre que Dupleix n’eut plus en lui la même confiance.
Ce ne fut cependant ni cette lettre ni les autres qui décidèrent de la résolution suprême de Bussy. Au moment où il donnait à Dupleix le conseil de sortir du Décan comme d’un guêpier, il n’en était pas moins décidé à exécuter ses ordres et il s’apprêtait à partir pour le Maïssour avec Salabet j. et Balagirao. Nul doute, pensait-il, qu’à l’approche des coalisés, Mahamet-Ali ne rentrât dans le devoir ; quand même on n’irait pas jusque dans le Carnatic, on irait assez loin dans le Maïssour pour l’obliger à la neutralité et en tirer des contributions qui tomberaient dans la caisse du soubab et serviraient pendant quelque temps à payer nos troupes.
L’armée franco-indienne était alors campée à Calburga depuis le 18 décembre. Dès qu’elle connut ce nouveau projet d’expédition, ce fut une protestation unanime des chefs et des soldats ; on en avait assez de faire la guerre si loin ; la malheureuse randonnée de Nazer j. était encore présente à toutes les mémoires. On parlementa pendant six jours avec les meneurs sans pouvoir décider l’armée à marcher ; dans tout le camp ce n’étaient que murmures, signes précurseurs de désertion. Le 23 décembre, les cavaliers du soubab entourèrent tumultueusement la tente du divan et lui déclarèrent que si on ne reprenait pas le chemin d’Haïderabad, on saurait bien l’y forcer et y contraindre le soubab lui-même. Le lendemain matin, plusieurs chefs se réunirent autour d’un tombeau de leurs ancêtres sur lequel tous jurèrent de ne pas avancer avant d’avoir reçu leur solde arriérée. Enfin le 25 un chef fut assassiné et le divan aurait eu le même sort sans une protection spéciale dont il fut l’objet.
Pour conjurer cet esprit de révolte, Salabet j. n’avait que son autorité morale, et c’était peu de chose : jusque dans son camp, tout le monde reconnaissait sa faiblesse et son incapacité. Loin d’imposer sa volonté, il vint au contraire trouver Bussy et lui déclara qu’il ne voulait absolument pas franchir la Quichena. Bussy eut beau lui représenter que s’il manquait d’argent pour payer ses troupes, nulle occasion n’était plus favorable pour s’en procurer : le Maïssour lui devait des contributions arriérées et avait d’immenses ressources. Par conséquent nul parti n’était plus conforme à ses intérêts. Se plaçant plus spécialement à notre point de vue, Bussy sentit que si, Salabet j. reculait devant l’expédition du Maïssour, il ne rentrerait aucun argent et que nous risquions fort de ne pas toucher notre prêt le mois suivant. Impasse également fâcheuse pour l’un et pour l’autre. Tout ce que Bussy put dire à cet égard fut inutile : Salabet j. s’obstina dans sa résolution[15]. Bussy n’avait pas assez de monde pour imposer sa volonté ; il comprit que c’était tout à la fois le sort de Trichinopoly et le maintien de notre influence dans le Décan qui étaient en cause, mais que faire ? il ne pouvait ni marcher seul ni obliger Salabet j. à le suivre. Ne voulant pas s’en fier à ses seules lumières dans une situation aussi critique, il demanda par écrit l’avis de ses officiers. Leur réponse fut unanime : on ne devait pas abandonner le soubab, quoiqu’il fît ; cette démarche serait opposée à l’honneur de la nation et aux intérêts de la Compagnie. (B. N. 9158, p. 44-45).
Bussy ne manqua pas de porter ces événements à la connaissance de Dupleix avec des commentaires appropriés (lettres des 24-25 décembre):
« Sans doute, lui disait-il, que vous ne serez pas moins surpris et irrité que moi de la conduite du soubab, dont la faiblesse et l’incapacité font manquer les meilleures affaires ; cependant rien de pareil ne doit vous étonner de sa part et tout ce que je vous ai écrit à son sujet doit vous y préparer. Je vous le répète, il est impossible de soutenir longtemps un pareil homme ; dans la disposition où sont actuellement les esprits, s’il paraissait sur la scène quelque nouveau compétiteur, il est hors de doute que tout le monde se rangerait de son côté. Je souhaiterais bien que vous prissiez des mesures pour éviter l’extrême embarras où nous jetterait encore une pareille révolution…
« Le principal objet de cette expédition était d’établir Salabet j. dans la place qu’il occupe et de le faire reconnaître dans tout le Décan. Nous y avons réussi ; il n’y a personne qui pût trouver à redire que vous songeassiez maintenant à retirer vos troupes, quelques changements qui arrivent dans la suite et Salabet j. même dût-il être bientôt dépossédé. Tout cela n’intéresserait en rien l’honneur de la Nation. Nous sommes venus à bout de ce que nous avions entrepris ; car apparemment que nous ne nous sommes pas engagés à rendre éternelle la domination de Salabet j. et de sa postérité ; il n’appartient point aux hommes de rendre leurs ouvrages immuables.
« Je pense donc qu’après avoir conduit le nabab à Aurengabad ou dans quelque autre endroit qu’il veuille se retirer, il conviendrait que je prisse avec toutes nos troupes la route de Mazulipatam… Je vous prie de me donner là-dessus des ordres précis qui ne me mettent point dans la nécessité de rien prendre sur moi et de me prescrire aussi ce qu’il faudra faire, si le nabab se trouve hors d’état, comme cela va arriver, de donner la paie ordinaire à nos troupes. » (Réfutation, p. 49).
Dupleix répondit à Bussy qu’il se garderait bien quant à présent de rendre publiques ces propositions. Bussy avait écrit tant de fois que si nous abandonnions le nid, les Anglais s’en empareraient, qu’il était impossible de se déterminer sur une opération de cette importance sur un simple changement de sentiment. « Je ne me détermine pas facilement à changer d’avis lorsque la réflexion m’a fait connaître que le premier choix était le bon. » Bussy était d’ailleurs libre de faire ce qu’il voudrait ; mais avant de prendre un parti, qu’il songeât à son honneur et à celui du roi. « Rappelez-vous cette fermeté dont vous avez fait si bon usage jusqu’à présent. » Il était absolument nécessaire qu’il terminât des affaires qu’il avait si bien commencées ; à l’âge où il était on pourrait lui reprocher de prendre sa retraite, tandis que Dupleix qui travaille depuis trente ans et serait en droit de la prendre ne la prend pas. — « Au reste, à la fin de votre lettre, vous me dites qu’il ne vous est pas possible de me dire ce que vous ferez ou ne ferez pas. » Dupleix espérait encore que Bussy resterait dans le Décan autant pour soutenir Salabet j. que pour contenir Balagirao, dont l’influence grandissante ne pourrait manquer de constituer un grave danger pour nos intérêts, même dans le Carnatic. (Lettres des 13 et 14 janvier).
Indépendamment des ordres que pouvait donner Dupleix, qui seul avait autorité pour décider si nous devions abandonner ou non Salabet j., nos officiers avaient agi avec sagesse en décidant de rester ; avec le petit nombre de leurs hommes ils ne pouvaient songer à se porter seuls au-devant de Dupleix dont la nouvelle armée n’avait même pas quitté Pondichéry ; et ils pouvaient craindre que Salabet j., considérant leur départ comme une rupture, les inquiétât dans leur retraite.
Ainsi échoua la seconde et dernière tentative pour exercer du Décan une action militaire contre Trichinopoly et prêter un appui utile à Dupleix dans le Carnatic. L’armée eut peut-être marché si elle avait été payée, mais, dans les guerres où personne ne se bat pour un intérêt national, rien n’est possible si l’on ne soudoie pas le courage et le dévouement. Au surplus il n’y avait aucun ordre financier dans le gouvernement du Décan et encore moins de mesure dans la répartition des dépenses. La résolution de rester auprès du soubab, dictée tout à la fois par le sentiment et par la crainte d’une retraite aventureuse, plaçait Bussy dans une situation difficile ; il sentait qu’il n’avait pas la confiance de la cour et ne voyait plus aucun moyen de se procurer de l’argent. Comment triompher de ces obstacles ? comment vaincre cette double résistance ? Son habileté et sa finesse pouvaient à la rigueur le guider dans ses rapports avec la cour, bien qu’il sut que dans les derniers pourparlers avec Balagirao tout l’entourage du divan et peut-être le divan lui-même avaient fait opposition à la paix sous prétexte qu’elle consoliderait la situation des Français et préparerait peut-être la voie aux Marates. Ce genre d’opposition n’était pas inconnu à Bussy et il en avait déjà triomphé plus d’une fois par des manœuvres aussi souples qu’exemptes de toute brutalité. Son génie le guiderait sans doute encore une fois entre les écueils, mais comment conjurer le mal d’argent ? le problème paraissait plus difficile à résoudre.
Le 9 décembre, Dupleix avait envoyé à Bussy le détail de ses comptes, il lui était dû d’argent effectivement déboursé 1.589.638 rs. et il prévoyait pour un nouveau trimestre une dépense de 125.000 rs. par mois et 400.000 rs. d’argent comptant. Sans demander le remboursement de toutes ces sommes, ne pouvait-on pas lui en payer seulement la moitié ? Le compte propre à la Compagnie, consistant surtout en fournitures de guerre, était plus élevé encore ; il montait à environ 10 laks, qu’il était nécessaire de rembourser au plus vite : Dupleix tenant essentiellement à ne pas être à découvert de ce côté. Pour toute réponse, Bussy qui savait que le trésor du soubab était vide et que les banquiers faisaient payer fort cher le loyer de leur argent, proposa à Dupleix, alors en négociations avec Mortiz Ali pour la nababie du Carnatic, de ne la lui donner que contre un engagement de payer tous les ans une certaine somme jusqu’à parfait dédommagement desdites avances. Pendant ce temps, Salabet j. n’exigerait aucune redevance pour les revenus du Carnatic. Si ces conditions étaient acceptées, Bussy tenait tout prêt le paravana d’investiture.
Une circonstance imprévue, tout à la fois fâcheuse et favorable, permit à Bussy de sortir de l’impasse où l’avaient conduit tout à la fois ses propres conseils, les ordres ou les prières de Dupleix et l’espèce de révolte survenue le 24 décembre. Le commandant de nos troupes ne jouissait pas d’une santé à toute épreuve[16] ; peu après son départ de Pondichéry, en mars 1751, il avait été assez souffrant et avait failli revenir sur ses pas ; au mois d’août 1752, il avait eu la fièvre et une dysenterie persistante et voilà que depuis le mois de novembre, les contrariétés aidant, il sentait ses forces faiblir et la maladie prendre le dessus. Sa santé empira tout d’un coup au début de janvier ; le 11, il était très mal et le chirurgien Guyonnet était fort inquiet. L’aggravation s’accrut les jours suivants, il se déclara une fièvre intense qui ne cessait pas. Bussy vit qu’il ne pouvait plus conserver le commandement et le 23 il le transmit au capitaine Goupil avec des instructions qu’il eut encore la force de rédiger.
Elles étaient nettes et précises. Situation politique bonne ; le soubab n’avait plus d’ennemis ; — rien à craindre du côté de Delhi, où le Mogol était occupé avec l’afghan Ahmed Abdali ; — entretenir une correspondance suivie avec Balagirao et de bonnes relations avec Ragogy Bonsla. Si ce dernier, cédant à l’instinct de sa race, faisait quelques incursions sur les terres du soubab, mander son vaquil et, avant toute action répressive, lui faire toutes représentations convenables ; — ne pas perdre de vue le Carnatic, dont le paravana était en principe accordé à Mortiz Ali ; — surveiller étroitement la cour du soubab où Mahamet Ali avait conservé de nombreux partisans et guider le soubab lui-même dont la jeunesse et l’inexpérience le rendaient peu propre à diriger les affaires. Ce dernier ne prévoyait actuellement aucune campagne, mais il se pourrait qu’à la fin de la saison des pluies, il se décidât enfin à aller dans le Maïssour ; on l’y suivrait ; pour le moment, ce qui convenait avant tout c’était, à la première occasion favorable, de faire rembourser les avances de Dupleix. Seyed Lasker kh., Chanavas kh. et un nommé Mir Mohamed Oussen kh., représentant attitré du Mogol et présentement gouverneur d’Haïderabad, assurés de l’appui des Français, s’étaient engagés à soutenir franchement Salabet j. ; on pouvait avoir en eux pleine confiance, comme il était bon aussi d’avoir des ménagements avec les principaux seigneurs de la cour.
Lorsque Bussy dictait ces instructions, il se trouvait sur les bords de la rivière Mangera, à 12 cosses d’Oulguir et à 70 d’Haïderabad. Le soubab n’avait consenti à son départ que sous la condition qu’il s’arrêterait quelque temps en cette dernière ville. Habitué à ne traiter les affaires qu’avec lui, il se figurait qu’après leur séparation rien ne marcherait plus. Mais après réflexion, il pensa que Bussy ferait mieux de séjourner d’abord à Oulguir, qui était comme le centre du pays que l’armée devait traverser avant de rentrer dans ses quartiers[17].
Arrivé à Oulguir, Bussy se trouva plus mal encore que les jours précédents. Le 29 janvier, il y avait onze jours que la fièvre ne le quittait pas. Chacun jugea son état désespéré : il avait une douleur de côté très vive qui faisait craindre un abcès au foie, et ses douleurs l’avaient tellement accablé qu’il en était méconnaissable. Néanmoins sa constitution résista. Après neuf jours passés à Oulguir dans un pays des plus malsains, il fut transporté à Haïderabad, où il arriva tout à fait épuisé : l’armée ne le suivait pas. Dans une lettre du 14 février adressée à Dupleix, il nous dit qu’il avait « un cours de ventre » joint à une fièvre violente qui le prenait régulièrement tous les soirs. C’était la quatrième fois qu’il était dans cet état depuis le commencement de cette expédition et il craignait d’y succomber. Après quelques jours de repos, il retrouva assez de forces pour regagner la côte sans danger et vers la fin du mois il partit pour Mazulipatam avec l’intention de se rendre ensuite à Pondichéry et ne plus revenir dans le Décan.
§ 4. — L’intérim de Bussy.
Laissons pour un moment Bussy à Mazulipatam, où il acheva de rétablir sa santé malgré l’inclémence du pays et revenons dans le Décan, où Goupil est investi des pleins pouvoirs du commandement. Cet officier, qui avait jadis commandé nos troupes devant Tanjore (janvier 1750) puis devant Arcate (octobre 1751) sans se distinguer nulle part, était au surplus un homme prudent et d’un caractère modéré, — trop modéré peut-être pour dénouer ou briser les intrigues qui se nouaient sans cesse à la cour du soubab. Il était secondé par Mainville, un autre capitaine qui s’était honorablement fait connaître au cours de la guerre de 1746 à 1749, et, après un voyage en France, était revenu servir dans l’Inde, au début de l’année 1752. Tous deux avaient remplacé Kerjean et Vincens, au mois de mai.
Goupil n’héritait pas d’une situation aussi sûre que Bussy l’avait indiqué dans ses instructions du 23 janvier. Si tout paraissait tranquille tant à la cour qu’au dehors, le soubab continuait à manquer d’argent, il devait six mois de solde à ses propres troupes : quant aux Européens, ils n’avaient pas reçu toute leur paye le 28 janvier, bien qu’elle leur fut due depuis le 15. Les cipayes n’avaient rien reçu depuis deux mois et menaçaient de se révolter. Salabet j. conjura en partie le danger en nous donnant deux mois de solde à recouvrer dans le paragana d’Haïderabad et Romi kh. put emprunter 150.000 rs. Mais ce n’était qu’ajourner les difficultés : des soldes nouvelles commenceraient à courir sans qu’on fut certain de pouvoir les acquitter. Salabet j. parlait de réduire à 4.000 le nombre des cipayes ; pour risquer une pareille mesure, il fallait supposer que le pays resterait tranquille ; or, sachant la détresse du nabab, Ragogy Bonsla et un autre seigneur, du nom de Nermel, s’apprêtaient à ravager le pays. Sans doute on serait obligé de marcher contre eux.
Cependant nos troupes, ayant quitté Oulguir après le départ de Bussy, s’étaient peu à peu avancées dans la direction d’Aurengabad, en venant camper d’abord sur la Ganga ou Godavery puis à Mahour, forteresse située sur une montagne à quelque distance du fleuve ; elles y restèrent pendant plus d’un mois, souffrant des chaleurs atroces qui accablent ce pays, lorsque commencent à souffler les vents de terre.
C’est alors qu’on reprit l’idée plusieurs fois amorcée, comme on le verra plus loin au récit des affaires de Mazulipatam, de nous faire céder les revenus des quatre circars ou provinces de la côte d’Orissa afin de pourvoir aux dépenses de nos troupes. On en trouve mention dans une lettre de Goupil à Moracin, notre commandant à Mazulipatam, du 28 janvier et dans une autre de Romi khan à Dupleix du mois de février. D’après Goupil, en prenant pour notre compte les revenus d’Ellore, Rajamandry, Chicacole et Ganjam, qui étaient affermés 40 lacks, 24 pourraient être affectés à la solde des troupes blanches, 10 à celle des cipayes et les 6 autres serviraient à rembourser la Compagnie de ses avances. Quant à Romi khan, il se bornait à dire à Dupleix que comme il n’y avait rien dans le trésor, l’intention de Salabet j. était de tirer l’argent de Chicacole, Rajamandry et Ellore ; il suggérait en même temps l’idée de confier à Moracin la perception de ces revenus.
Moracin ne rejeta pas la proposition, mais son premier sentiment fut que les fermiers actuels n’y feraient pas bon accueil, et finalement il déclara ne pouvoir donner d’avis autorisé sans s’être concerté avec Bussy. L’idée ne pouvait donc être d’une réalisation immédiate et pendant ce temps les embarras financiers continuaient. Nous savons par des lettres de Goupil du mois d’avril que le 9 de ce mois on ne pouvait plus payer les blancs qu’avec de l’argent emprunté aux marchands à 3 pour cent par mois, que les cipayes étaient dans le même cas et que le soubab n’avait pu verser que 120.000 rs. D’autre part nos troupes blanches étaient réduites à un tiers de leur effectif ; Bussy avait emmené avec lui 75 hommes et depuis cinq mois on en avait perdu près de 100 par mort ou par désertion, 150 étaient à l’hôpital ; la petite vérole faisait de grands ravages.
Non moins précis, Romi khan nous dit le 1er juin qu’à cette date il y avait une misère extrême dans l’armée. La paie des blancs et des cipayes montait à 270.000 rs. par mois ; le soubab ne savait comment y faire face et le divan lui conseillait de supprimer une partie des troupes. On était convenu de ne payer provisoirement que 200.000 rs. dont 70.000 pour les blancs et 130.000 pour les cipayes : 70.000 restant dus. Si Goupil n’était un homme aussi patient, disait Romi kh., ce serait à quitter l’armée. Nos troupes étaient alors campées à quelque 40 ou 50 cosses au nord-est de Haïderabad ; leur situation était telle que si elles revenaient au sud, Holkar qui était aux environs d’Aurengabad s’emparerait de cette ville et que si elles continuaient vers le nord elles mourraient de faim.
Mais, ce que ne disaient ni Goupil ni Romi kh., c’est que grâce à la faiblesse du commandement, la discipline s’était fort relâchée parmi les soldats et même parmi les officiers. Ceux-ci passaient leur temps à l’amour ou au jeu : des femmes s’étaient introduites dans le camp, où elles étaient publiquement affichées. Le P. Monjustin, aumônier de l’armée, s’en affligeait au nom de la morale et menaçait de se retirer à Pondichéry si le scandale continuait. Les officiers se moquaient naturellement de ces objurgations et plusieurs s’entendaient pour entretenir en commun des concubines dans leurs tentes. Il fallut que, sous les menaces réitérées du P. Monjustin, Dupleix se résolut au rôle de censeur et rappelât à Pondichéry les plus indociles. Les malheureuses femmes furent chassées de l’armée.
Les Indiens s’habituèrent ainsi à avoir de moins en moins de considération pour nos troupes ; l’auréole dont Bussy les avait entourées se dissipait peu à peu à la lumière crue des faiblesses humaines. Autant que le relâchement des mœurs, le départ de plusieurs officiers qui avaient obtenu d’importantes gratifications produisit le plus mauvais effet auprès des ministres du soubab. Notre dévouement n’était donc qu’une question d’argent ou de salaire ! Dupleix craignait que la Compagnie en France n’en tirât également des conclusions fâcheuses pour notre réputation. « Que dira-t-elle de voir retourner en Europe tous ceux qui dans une couple d’années ont fait fortune ? Je sais ce qu’elle pense déjà à ce sujet. Cette conduite fera grand tort à l’avenir aux autres. »
Aussi le soubab était-il plein de mélancolie. Privé de son conseiller fidèle, il ne voyait personne en qui il put avoir confiance. Il avait, il est vrai, triomphé assez aisément au mois de mars de la tentative de résistance de Ragogy Bonsla et du nabab de Nermel. Le premier s’était retiré à notre approche et par la paix qui fut conclue avec lui il s’engagea à rendre les terres qu’il avait usurpées et l’argent qu’il s’était fait donner par les rentiers. Nermel de son côté avait fait son accommodement moyennant un versement de 150.000 rs. Mais c’était au lendemain du départ de Bussy ; notre prestige était encore intact. Lorsqu’on vit la mollesse de son successeur, plus passionné pour le jeu que pour le règlement des affaires, chacun reprit confiance. Débarrassés en fait de notre tutelle ou de notre surveillance, les ministres relevèrent peu à peu la tête, et Lasker kh. qui ne nous avait jamais été fidèle, entreprit de nous expulser du Décan, dût le trône de Salabet j. succomber dans l’aventure. Était-il d’accord avec les chefs marates Janogy, Ragogy Bonsla, Holkar et Racomdaulas qui demandèrent à Delhi le firman du Décan pour le fils de Gaziuddin ? on ne saurait le dire d’une façon précise.
Quoiqu’il en soit, sous prétexte que l’argent manquait, Lasker kh. fit habilement observer à Goupil que si, conformément aux usages de l’Inde, il employait ses troupes à recouvrer les revenus du domaine sur les rentiers récalcitrants, il serait à peu près certain de leur assurer une solde régulière. Goupil se laissa prendre à ce piège, sans se douter que la proposition n’avait d’autre but que de diviser nos forces et de rejeter sur nous l’impopularité de la levée des contributions.
Ce premier résultat obtenu, Lasker kh. entreprit d’enlever Salabet j. à notre contrôle en représentant au soubab que Bussy lui avait manqué de reconnaissance en quittant Haïderabad, où il pouvait achever de se guérir, que la nouvelle manière d’être des Français lui conseillait plus de réserve à leur égard et qu’il n’était pas nécessaire pour sa propre sécurité de paraître toujours entouré de la totalité de nos forces : une simple escorte d’honneur devait suffire. En mettant Romi kh. dans son jeu, il représenta de même à Goupil que nous tiendrions encore mieux le pays en ayant une partie de nos troupes à Haïderabad et l’autre à Aurengabad. Tous deux se laissèrent aisément convaincre. Goupil hésita pourtant un bon moment à consentir à la séparation de nos forces ; elle était contraire aux instructions de Dupleix et de Bussy ; s’il laissait le soubab avec une garde insuffisante il craignait une trahison, mais le procureur de Balagirao, Racomdaulas et les autres seigneurs protestèrent de leur attachement au soubab et à Dupleix, et le 17 ou 18 mai, Salabet j. signa l’ordre à Goupil de se séparer de lui et d’aller hiverner à Haïderabad. Les pluies finies, on se réunirait de nouveau à Calburga.
Goupil resta par conséquent avec le principal de ses troupes à quelque 300 kil. à la fois d’Haïderabad et d’Aurengabad, tandis qu’un faible détachement d’Européens accompagnait Salabet j. à Aurengabad sous les ordres du lieutenant Jainville. Cet officier reçut comme instructions essentielles de veiller à la sécurité de Salabet j. et toutefois, si un malheur arrivait, de reconnaître comme soubab celui que les seigneurs désigneraient. Si on voulait l’entraîner dans quelque expédition militaire, il dirait que ses forces n’étaient pas suffisantes pour y participer et qu’au surplus il ne pouvait rien faire sans un ordre de Goupil. Lorsque le soubab sortirait, il devrait être précédé d’au moins 400 cipayes avec plusieurs blancs commandés par un officier. Goupil avait pris avec Romi khan tous les arrangements convenables pour que la paie des uns et des autres se fit régulièrement tous les mois, tout retard ou tout ajournement pouvant entraîner les plus sérieuses conséquences.
Il n’était pas malaisé de découvrir ce que ce programme avait de vicieux. En confiant à Jainville le soin de protéger le soubab, Goupil, dont c’était le rôle éminent, s’était pour ainsi dire dépossédé du commandement et avait perdu aux yeux des Maures son rang et sa qualité de général. Laisser à un jeune officier inexpérimenté le soin de reconnaître à l’improviste un nouveau soubab était pour le moins fort imprudent ; si Goupil avait pu prévoir qu’un tel événement put se produire, pourquoi n’était-il pas resté aux côtés de Salabet j. ? Enfin comment Jainville serait-il en mesure de faire des représentations quelconques, si ses forces étaient insuffisantes ? Nous ne pouvions qu’assister en spectateurs impuissants aux événements qui allaient se passer et à la ruine de notre autorité.
Lasker kh. avait très adroitement joué sa partie pour nous évincer du Décan et l’on comprend fort bien cette politique d’indépendance nationale ; mais pourquoi faut-il que dans le même temps il se soit adressé aux Anglais ? N’était-ce pas s’exposer à changer de maître ? L’exemple de Mahamet Ali n’était-il pas concluant ? Une lettre qu’il adressa à Saunders dans le courant d’avril et qui fut surprise par nos soldats acheva d’éclairer Dupleix sur ses sentiments. Il disait qu’il s’était arrangé de manière à se débarrasser de leurs ennemis communs ; son plan était en voie d’exécution et, pour peu que les Anglais tinssent bon, le résultat serait tel qu’ils pouvaient le désirer. Rendez-vous était pris pour tout régler vers la fin de la saison des pluies.
Si l’on rapproche de cette lettre les informations reçues précédemment par Dupleix sur la collusion qui n’aurait jamais cessé d’exister entre Mahamet Ali et les plus hauts seigneurs de la cour, on comprendra que celui-ci ait pu se prévaloir d’actes authentiques appuyant ses prétentions, comme on se rendra compte aussi de toute la prudence et de toute l’habileté qu’il fallut à Bussy pour se maintenir au milieu de cette trahison permanente.
La lettre de Lasker kh. à Saunders n’affecta pas trop Dupleix, mais les autres nouvelles qu’il reçut du Décan le firent trembler. « Les lettres que je reçois de cette armée, écrivit-il à Bussy le 5 juin, me font dresser les cheveux ; la débauche en tout genre y est poussée à l’excès et la nation tombée dans un mépris que vous seul pouvez faire cesser. » Et il ignorait encore la séparation de nos troupes effectuée depuis le 18 mai.
Il n’y avait qu’un remède à cette situation, l’abandon du pays ou le retour de Bussy. Dupleix ne voulut songer au premier que si le second ne réussissait pas. Or Bussy retiré à Mazulipatam ne désirait nullement retourner dans le Décan. Il ne parlait que de partir pour Pondichéry une fois sa santé rétablie. Un puissant intérêt l’y attirait.
Au temps de son séjour en cette ville, il avait fait connaissance de la jeune Chonchon, fille de Madame Dupleix et soit amour soit ambition il avait envisagé qu’ils pourraient unir leurs destinées. Le gouverneur et Madame Dupleix n’avaient vu aucun obstacle à cette alliance et il était entendu que le mariage aurait lieu au moment où Bussy reviendrait du Décan. L’occasion était arrivée. Mais chez Dupleix la raison d’état dominait toutes les autres. Après avoir consenti de bonne grâce que Bussy revint à Pondichéry et même lui avoir promis d’envoyer un vaisseau qui irait le prendre à Paliacate, il changea de sentiment lorsqu’il connut la situation du Décan. Il lui parut indispensable que, toute affaire cessante, Bussy retournât au plus vite à Haïderabad, et il lui demanda de faire ce sacrifice à sa tranquillité et peut-être à ses affections.
Malgré son désir de vivre désormais à l’abri de tous soucis, au sein d’une fortune considérable et solidement assise, Bussy n’était nullement insensible aux événements du Décan et ne voyait pas sans chagrin s’effondrer l’œuvre qu’il avait si péniblement édifiée. Il avait pu concevoir qu’on évacuât le pays au lendemain d’une victoire ; il admettait moins qu’on s’en retirât chassé par des intrigues ou par les fautes personnelles de nos officiers. Il comprit que tout était perdu s’il ne retournait pas et ce n’est point par un refus catégorique qu’il répondit aux premières sollicitations de Dupleix.
Celles-ci avaient été fort adroitement présentées. Dupleix avait commencé par offrir à Bussy un accroissement d’autorité, en lui donnant pleins pouvoirs pour agir comme il l’entendrait dans toutes les circonstances où il n’aurait pas le temps de recevoir des instructions ou des ordres ; le 4 mai, il lui confirma ses intentions par une note d’un caractère plus officiel, ainsi libellée :
« Les circonstances dans lesquelles M. de Bussy… se trouve souvent et qui demandent de sa part une prompte décision, — l’éloignement ne lui permettant pas de me consulter et d’attendre mes ordres, ce qui souvent l’a embarrassé et l’a empêché d’agir comme la prudence et son zèle reconnu le lui dictaient — et sentant véritablement l’inconvénient qui peut résulter de l’éloignement où il est de moi, je trouve nécessaire de lui accorder tous les pouvoirs dont il peut avoir besoin pour prendre dans l’occasion pressée le parti qui lui paraîtra le plus convenable, surtout lorsque mes ordres et mes avis ne pourraient lui parvenir assez à temps et que le retardement pourrait déranger les occasions subites qui se présenteraient, tenant pour bon dès à présent tout ce qu’il jugera convenable de faire dans de telles circonstances, sans que la mauvaise réussite puisse lui être imputée en rien, — étant bien persuadé qu’ayant toujours en vue la gloire du roi, l’honneur de la nation et de la Compagnie, ses décisions ne tendront toujours qu’à ce but ; son zèle, sa fermeté, sa prudence m’étant de sûrs garants qu’il ne s’en éloignera jamais, lui recommandant de me donner promptement avis du parti qu’il aura pris suivant les circonstances pressées où il se trouvera et de me consulter et d’attendre mes ordres pour celles qui n’exigent point d’aussi promptes décisions. »
Toutefois en lui accordant ces pleins pouvoirs, Dupleix n’entendait pas user de l’autorité qu’il tenait du roi pour obliger Bussy à retourner à son poste ; il s’en rapportait plutôt à sa discrétion et un peu à son amour-propre. Ne lui disait-il pas que sa présence dans le Décan ferait plus d’effet en une heure que tout ce que pouvaient faire les autres Français de l’armée, dont la conduite n’aboutissait qu’à faire mépriser la nation (Lettre du 4 mai).
Bussy répondit le 11 mai qu’il consentait à repartir et il quitta Mazulipatam le 25, sans foi ni enthousiasme. Il ne pouvait oublier que cinq mois auparavant il recommandait encore à Dupleix l’évacuation du Décan et les événements survenus depuis n’étaient pas de nature à modifier ses sentiments. Ayant amassé une grosse fortune, il ne se souciait pas de la compromettre non plus que sa réputation dans ce qui lui paraissait désormais une simple aventure ; mais Dupleix avait frappé juste lorsqu’il lui avait demandé de ne point abandonner, avant de l’avoir consolidée, l’œuvre à laquelle son nom était attaché ; après les fautes commises par Goupil c’eut été une désertion. Il retourna donc à l’armée comme un soldat va au feu, par devoir et par nécessité. Toutefois, à peine avait-il dit adieu à Moracin qu’il lui écrivit une longue lettre datée de Gontour, 28 mai, dans laquelle il lui rappelait toutes les observations qu’il avait présentées à Dupleix en faveur de l’abandon du Décan et les évoquait moins comme des souvenirs que comme des arguments en vue de dégager ou d’atténuer sa responsabilité, s’il rencontrait des obstacles qu’il ne pourrait surmonter. Il se doutait bien que cette lettre serait communiquée à Dupleix.
« Me voilà enfin parti, disait-il, et vous n’ignorez pas combien j’ai eu de peine à m’y résoudre, quand je vous dirai que les politesses dont vous m’avez comblé et les agréments de votre société qui m’ont fait passer deux mois le plus gracieusement du monde dans l’endroit de la terre le plus désagréable, sont cause que je quitte à regret Mazulipatam ; vous n’en pouvez douter pour peu que vous me rendiez justice et que vous soyez persuadé de ma sincère amitié. Mais si je vous disais que c’est la seule raison qui me fait entreprendre avec une extrême répugnance le voyage que je vais faire, peut-être ne le croirez vous pas si facilement et vous n’auriez pas tort ; aussi ne pensé-je pas à vous faire un compliment aussi fade qu’incroyable.
« Je vous ai parlé à cœur ouvert et vous êtes trop instruit de l’état des choses pour ne pas sentir tout le désagrément de la commission dont je me trouve chargé. Votre zèle pour le service et les intérêts de la Compagnie et votre dévouement à M. Dupleix sont trop connus pour que j’aie cru devoir rien vous cacher. Je vous l’ai dit et mes lettres en font foi que depuis près d’un an je ne cesse de représenter à M. Dupleix qu’il était temps de songer à retirer les troupes qui sont auprès de Salabet j. La mort de Gaziudin kh., la paix faite avec Balagirao nous fournissaient la plus belle occasion de le faire avec honneur et les troubles de la province d’Arcate où les Maures refusaient de marcher nous en offraient un prétexte très plausible. Toutes mes représentations ont été inutiles. M. Dupleix ne voyant les choses que de loin et jugeant que pour l’exécution de ses projets il était absolument nécessaire d’entretenir des troupes auprès du soubab sans vouloir entendre que la chose devenait impossible, rien n’a pu le faire revenir de cette idée. J’ai prévu les suites funestes du parti qu’il prenait et je les lui ai annoncées, mais tout ce que j’ai pu lui écrire de plus fort n’a fait aucune impression sur lui. Les fatigues d’une campagne de deux ans, les inquiétudes que m’ont causées les circonstances critiques où je me suis trouvé plusieurs fois ayant altéré ma santé, j’ai enfin succombé au chagrin que j’ai ressenti en prévoyant le dénouement fâcheux qu’aurait infailliblement une expédition dont j’ose me flatter de m’être tiré jusqu’alors avec assez d’honneur. Quoique ma vie ait couru quelques risques dans ma dernière maladie, je vous avoue que je ne fus pas fâché d’un accident qui me fournissait un prétexte honnête de quitter l’armée et de me rendre à Pondichéry, persuadé que si je pouvais avoir un entretien avec M. Dupleix, je lui ferais sentir la nécessité de prendre le seul parti convenable. Cette espérance, bien plus que les remèdes, contribua au rétablissement de ma santé malgré la fatigue d’une longue route. Il s’en fallait pourtant beaucoup qu’elle ne fût en bon état quand je suis arrivé à Mazulipatam et vous en avez été témoin. Je n’attendais qu’une occasion de me rendre promptement à Pondichéry, mais la façon dont M. Dupleix a pris ma retraite et les lettres que je vous ai communiquées m’ont autant surpris qu’affligé. Il me donne enfin à entendre par sa dernière qu’il est absolument nécessaire que je retourne à l’armée où il s’imagine que ma présence remédiera à tout et que je ne puis me dispenser de le faire sans sacrifier à mes intérêts personnels ceux de la Compagnie et l’honneur de la Nation. Vous comprendrez qu’il est désespérant de se trouver dans une pareille position et je ne vous ai point caché combien j’ai eu le cœur ulcéré.
« Je ne balance plus, je vais prouver à M. Dupleix qu’aucun motif personnel n’est la règle de ma conduite. La démarche que je fais aujourd’hui en est la preuve évidente puisque je sacrifie en cette occasion mon repos, ma santé, peut-être ma vie, et ce qui m’est plus cher que tout le reste, une partie de ma réputation… »
Quoiqu’il eût dit adieu à Moracin la veille, Bussy lui demandait formellement son avis sur les deux points suivants :
« Si après avoir tenté tous les moyens possibles d’assurer la paye de mes troupes je n’en puis venir à bout, ai-je d’autre parti à prendre que celui de la retraite ?
« Forcés à nous retirer si je ne puis obtenir du nabab de quoi défrayer la troupe dans la route, dois-je emprunter au nom de la Compagnie, ou lever des contributions dans tous les endroits de notre passage ?
« Ces extrémités sont fâcheuses et vous devez bien penser que je ne négligerai rien pour les éviter, mais il faut tout prévoir. » [18] (B. N. 9158, p. 88).
Dès qu’il sut que Bussy était disposé à retourner dans le Décan, le premier soin de Dupleix fut de le remercier de son dévouement et le second de lui donner des instructions ; il fallait notamment empêcher Balagirao d’attaquer le Maïssour devenu enfin notre allié, l’obliger à rendre à Salabet j. neuf forteresses qu’il détenait indûment depuis le dernier traité de paix, surveiller de très près Romi khan, dont l’attitude ressemblait à de la trahison, renvoyer enfin à Pondichéry les officiers mécontents, agités ou incapables, jusques et y compris Goupil et Mainville, dont le premier ne comprenait les affaires qu’autour d’une table de jeu.
Bussy savait, avant de quitter Mazulipatam, que, pour assurer leur solde, nos troupes étaient employées à recouvrer l’impôt des provinces et il vit en effet, après avoir passé les Ghates à Bezoara, une centaine de nos cipayes occupés à cette opération, tandis que nos autres soldats, blancs ou noirs, étaient pour le même motif dispersés à travers le pays. Mais il ignorait encore la séparation de nos forces. Lorsqu’il la connut, il ne parvint pas à se l’expliquer et, pour accroître sa confusion, il reçut de Romi khan une lettre où on lui disait de ne pas revenir à Haïderabad, où sa popularité était perdue. Désabusé, il se demanda ce qu’il était venu faire dans cette galère et songea très sérieusement à revenir sur ses pas, en rappelant toutes nos troupes de l’intérieur. Dupleix, à qui il soumit le projet, se résigna à l’approuver[19], tout en regrettant qu’on fut obligé d’abandonner Salabet j.
Fort heureusement pour la politique de Dupleix, moins peut-être pour la nôtre, les hésitations de Bussy ne durèrent qu’un moment et, après s’être rendu compte de l’état lamentable de nos affaires, il considéra qu’il était de son honneur plutôt que de son devoir de ne pas quitter le pays avant d’avoir tout remis dans l’ordre et il reprit sa marche en avant.
§ 5. — La cession des quatre circars.
Bussy arriva à Haïderabad le 15 juin. Il n’y rencontra pas Goupil occupé avec Mir Mohamed Oussen kh. à faire rentrer la paie des troupes. Le désordre régnait partout ; personne ne commandait, c’était l’anarchie la plus complète. Allant au plus pressé, Bussy écrivit d’abord à Goupil pour lui demander un compte exact des recouvrements de fonds et il se trouva par bonheur que la perception se faisait sans difficulté. Cette nouvelle rendit un peu de bonne humeur à notre général qui se montra moins dur pour juger les fautes commises. Il fut loin cependant d’approuver la séparation de nos troupes et blâma Goupil d’être tombé si sottement dans le piège de nos ennemis et d’avoir ainsi compromis le travail de deux années : après avoir été durant ce temps non seulement les auxiliaires de Salabet j. mais les médiateurs de la paix entre les Maures et les Marates, nous risquions maintenant d’être renvoyés du pays. L’examen des comptes particuliers de Goupil, de Mainville et d’autres officiers souleva des observations d’une autre nature : Bussy trouva qu’ils avaient abusé en exigeant des gratifications que rien ne justifiait. Par lettre du 26 juillet, il demanda aux deux premiers raison d’une somme de 40.000 rs. qu’ils avaient réclamée à Mir Mohamed Oussen kh. pour leur compte personnel. Goupil et Mainville en convinrent, mais, représentèrent-ils à Bussy, « si vous daigniez descendre un instant jusqu’à notre situation, ne vous reprocheriez-vous pas d’avoir fait manquer la fortune à deux honnêtes gens qui ont assez servi pour l’avoir mérité ? quels dérangements peut faire une somme semblable dans les affaires du nabab ni dans celles de la nation ? »
La réponse de Bussy ne fut pas celle d’un justicier inexorable ; n’avait-il pas lui-même été l’objet de très grandes largesses ? Il se reprocherait toute sa vie, leur dit-il, de n’avoir pas travaillé à leur fortune, mais actuellement, cette somme de 40.000 rs. qui eut paru autrefois une bagatelle était un objet considérable ; obligés de mettre tout en œuvre pour subsister malgré la disette d’argent, on ne pouvait augmenter nos embarras par un plus grand épuisement des finances. Au surplus il appartenait à Dupleix seul de trancher la question, puisqu’il s’était réservé la distribution des libéralités.
Or, peu de jours après, arrivait une circulaire de Dupleix aux officiers ainsi conçue :
« J’ai été informé, Messieurs, que plusieurs de vous gênaient et fatiguaient le nabab et autres seigneurs maures par des sollicitations fatiguantes et presque toujours mal placées pour exiger d’eux des gratifications. Comme un tel procédé ne peut que faire un tort infini aux affaires de la Compagnie et à la gloire du roi et de la nation et qu’il ne peut tendre qu’à dégoûter de nous ceux-mêmes qui ont le plus de besoin de notre protection, il est nécessaire d’y mettre ordre en défendant à l’avenir de faire aucunes sollicitations qui y aient le moindre rapport, de rendre visite à aucun seigneur, qu’après en avoir reçu l’agrément du commandant. Je vous avertis de plus que vous devez vous regarder toujours directement au service du roi et de la Compagnie… que vous devez regarder comme un bonheur la forte paye que vous avez et que vous ne devez pas songer absolument à aucune gratification qu’autant que les circonstances le permettent et qu’elle sera accordée librement par celui qui aura le droit de l’accorder. Ce sont les intentions du roi, de la Compagnie et les miennes. Ceux qui ne s’y conformeront point sont dans le cas d’être traités comme rebelles. » (A. V. 3754. — Circulaire du 14 juillet 1753).
C’était tout un assainissement moral et financier à opérer ; on ne sait lequel importait le plus. Dupleix prescrivait encore de réduire la solde des cipayes, en attendant qu’on réduisit celle des blancs eux-mêmes. Quant aux officiers, comme il convenait qu’ils parussent toujours avec une certaine décence, on ne devait pas toucher à leur situation. Les premiers soldats qui seraient envoyés de Pondichéry partiraient avec un prêt ramené à 20 rs., celui des sergents et caporaux à proportion.
Bussy passa les premières semaines de son séjour à Haïderabad à se rendre compte du nouvel état des affaires. À l’intérieur il se produisit un événement d’une certaine gravité. Sous prétexte que les frères du soubab et particulièrement Nizam Ali avaient pour lui peu d’attachement et pouvaient en s’entendant avec les Marates le précipiter du trône, Lasker kh. les fit interner à Daulatabad dans la seconde quinzaine de juillet. Comme cet acte fut peu populaire, le ministre laissa entendre qu’il ne l’avait pris qu’à la demande des Français, de façon que la population nous détestât un peu plus. Bussy, trop loin d’Aurengabad pour agir d’une façon quelconque, parut se désintéresser complètement du sort des princes.
Jetant les yeux sur la situation extérieure, il ne tarda pas à démêler que les intrigues anglaises avaient joué un grand rôle depuis son départ et que Lasker kh. et même Mir Mohamed Oussen n’avaient agi que suivant leurs inspirations ; il s’aperçut aussi que Balagirao et Ragogy Bonsla, en dépit du traité dont il avait été le médiateur, s’apprêtaient à nouveau à attaquer le Décan. La situation était critique : Bussy ne pouvait songer à une concentration de nos forces, soit en rappelant Jainville, — c’eut été exposer la vie du soubab, — soit en allant le rejoindre ; il fallait d’abord assurer la solde de notre armée. Mais il ne fut nullement ému et très tranquillement il résolut de conduire au port le vaisseau dont il avait repris à contrecœur le commandement. Avant de gagner la haute mer, il louvoya d’abord au milieu des écueils, et c’est seulement quand il eut pris le large qu’on reconnut que jamais son génie n’avait été aussi sûr, aussi prudent, aussi habile ni aussi résolu. Il ne fit aucune fausse manœuvre et finit par ramener à Aurengabad sous les plis de notre drapeau la nef indécise qui portait nos destinées.
Le 2 juillet, il écrivait à Moracin :
« Puisque j’ai tant fait de revenir prendre le commandement de nos troupes, je ferai en sorte que mon retour n’aboutisse pas à sortir honteusement du Décan, mais le plus grand et en quelque sorte unique embarras est le moyen de faire subsister notre armée sans être obligé de recourir inutilement tous les mois comme des suppliants à ceux-là même qu’on a dessein de subjuguer… »
Voilà plus de six mois, qu’on entendait ce langage, sans que nos troupes eussent jamais été payées autrement que par des moyens de fortune : il fallait en finir. Ce fut à quoi Bussy s’appliqua exclusivement. Le 10 juillet, il adressa à Dupleix un long mémoire, intitulé : Mémoire instructif sur l’état politique des Maures et des Français dans le Décan et sur leurs intérêts réciproques.
Ce mémoire est d’une importance capitale parce qu’il marque une orientation nouvelle dans la politique de Bussy et qu’il indique les moyens pratiques de la réaliser. Non seulement Bussy ne parle plus d’abandonner le pays à son sort, quel qu’il dût être, mais encore il entend s’y maintenir et y rester. Analysons ce document.
Bussy constatait d’abord que pendant son absence la nation avait beaucoup perdu de son prestige. Son retour avait déjoué toutes les intrigues et cabales ; mais il lui faudra du temps pour reprendre son ascendant. Il y arrivera sans peine s’il a des forces suffisantes : alors, dit-il « je puis, sans me flatter, me promettre de décider à mon gré des affaires du Décan et de régler, suivant les nôtres, les intérêts du nabab et les particuliers. » Inutile de se nourrir d’illusion : on cherche à se débarrasser de nous. Lasker kh. pense y être parvenu en divisant nos forces et tout en redoutant notre départ, le soubab « naturellement pusillanime, sans esprit et sans expérience », subit entièrement son influence. Seule, notre présence empêche encore ce ministre de dévoiler ouvertement son jeu. Sachant que nous sommes gens de ressources, il n’ose employer contre nous ni la force ni la trahison ; il a cru plus habile de nous obliger nous-mêmes à la retraite en ne payant pas nos troupes et en nous réduisant à la famine. Il était possible qu’en effet le trésor de Salabet j. fut à sec ; mais le pays est loin d’être sans ressources et ses revenus seraient plus que suffisants pour satisfaire à nos besoins. Lasker kh. ne l’ignore pas.
Pour se passer ainsi de nous, faut-il croire que le pouvoir du soubab soit bien affermi ? Non pas : les Marates et Balagirao sont aussi menaçants que jamais, et notre retraite suffirait pour faire crouler l’empire du soubab. Cette chute pourrait à la rigueur nous être indifférente ; mais si nous partions du Décan, d’autres Européens prendraient notre place et y maintiendraient l’autorité de Salabet j. Les lettres échangées entre Lasker kh. et le gouverneur de Madras ne laissent aucun doute à cet égard : les Anglais défendraient le Décan contre les Marates comme nous l’avons défendu nous-même ; il n’y aurait rien de changé, sinon que Lasker kh., soutenu par nos ennemis, serait maintenu dans sa place de ministre et de régent, malgré la volonté même de Salabet j.
Qu’y gagnerions-nous ? Assurément rien. Tout nous échapperait à la fois, et le Décan et le Carnatic et Mazulipatam et le Condavir. Notre commerce serait anéanti. Le soubab verrait peut-être notre chute avec regret, mais il ne peut s’y opposer : ses volontés, dominées par celles de son ministre, demeureront sans effet ; il gémira, il éclatera peut-être, mais inutilement pour nous, parce qu’il n’a ni autorité ni fermeté.
Il serait peut-être plus court d’éviter ce risque en abattant une seule tête ; mais pour en venir à cette extrémité, il n’y a que deux moyens : la trahison ou la violence. Le premier ne nous convient pas, le second offre des difficultés presque insurmontables. Faut-il donc céder à l’intrigue et nous retirer volontairement du pays ? Le Décan n’y gagnerait rien, puisqu’il ne ferait que changer de maître ; mais est-ce bien l’intérêt du pays qui guide Lasker kh. ? « Tel est, dit Bussy, l’esprit de la nation maure que chacun ne songe qu’à son avantage présent et personnel et sacrifie tout à cette idée, fidélité et reconnaissance. »
« Homme de la patrie et de la nation, tous ces noms si sacrés chez tous les peuples ne sont rien parmi les Maures au prix de l’intérêt particulier et de l’espérance d’un avantage personnel. Aussi toutes ces grandes idées d’honneur de nation, d’intérêt public qui lient tous les membres d’un état à son souverain et les arment pour la cause commune, sont des chimères dans ce pays, où chaque particulier ne pense qu’à soi, ne cherche qu’à tirer parti des troubles et des révolutions qui arrivent. »
Quelle attitude devons-nous donc prendre dans les conjonctures présentes ? Pour Bussy, il n’y a pas à délibérer. Il ne suppose pas que Dupleix veuille retirer ses troupes. L’honneur de la nation et les intérêts de la Compagnie lui sont trop chers pour qu’il veuille s’arrêter en si beau chemin. « Il faut donc conserver le Décan ; vous en sentez la nécessité… et si j’ai paru quelquefois d’un sentiment contraire, vous en avez vu les raisons dans mes lettres. » Le point est d’y entretenir une armée et de la faire subsister, malgré la disette d’argent. La difficulté n’est pas de rester auprès du nabab, mais de faire subsister cette armée. Bussy pense y parvenir par des négociations, dont il fixe la durée à quatre ou cinq mois, mais pendant ce temps, il faut qu’on lui donne tout l’argent nécessaire, dût-on recourir momentanément aux fonds de la Compagnie. Outre que celle-ci les récupérera à l’issue des négociations, elle a tout avantage à l’heure actuelle à ne pas se désintéresser de la partie.
Bussy développe ensuite les moyens par lesquels il espère réussir. « Il n’est pas douteux, écrit-il, que si l’on peut parvenir à assurer la paie de l’armée par la douceur et par voie d’insinuation, il ne faille prendre ce parti préférablement à tout autre, mais il faut convenir qu’on n’est pas toujours le maître de se contenir dans les bornes de la douceur, qu’on est même quelquefois obligé de laisser échapper quelque trait de vivacité, quand on a à traiter avec une nation rusée, dissimulée, à qui le mensonge est familier, promettant sans cesse ce qu’on n’a pas dessein d’accorder, qui par ses lenteurs affectées met à bout la patience des négociateurs les plus flegmatiques. »
Malheureusement le soubab avec qui l’on pourrait s’entendre est loin. En se retirant à Aurengabad, son ministre a laissé avec le gros de nos troupes un seigneur maure, chargé du recouvrement des tributs avec le concours des Français. C’est avec lui qu’il faut négocier avant d’aller plus loin. Ce seigneur, nommé Mir Mohamed Oussen kh., intendant d’Haïderabad, hésite pour le moment à revenir dans cette ville, afin d’échapper aux négociations, dont il prévoit qu’il ne se tirera pas à son avantage. Bussy se flatte néanmoins de l’y amener et de prendre avec lui des arrangements qui nous conviendront. Dans ce but il compte lui proposer ou de charger les banquiers d’assurer chaque mois la paie de nos troupes ou de nous donner une nouvelle province, dont nous percevrons nous-mêmes les revenus.
Si Mir Mohamed accepte ces propositions, 100 blancs et 1.000 cipayes iront immédiatement occuper Ellore, Rajamandry et Ghicacole qui sont à notre convenance et l’on en remettra l’administration à Moracin. S’il les rejette, Bussy prendra un parti plus énergique encore ; il s’emparera du gouvernement d’Haïderabad et y changera à son gré les écrivains et officiers de justice. « C’est à quoi, dit-il, je ne trouverai aucun obstacle… j’ai les personnes qui se chargent d’exécuter ce projet… Si tout cela vous paraît difficile, pour moi qui suis sur les lieux, qui connais à fond le fort et le faible de la nation maure, je vous engage ma parole que je suis prêt à l’exécuter, pourvu toutefois que je sois aidé de quelque argent comptant… Il faut que vous vous persuadiez que le nabab n’a pas ce qu’on appelle de quoi vivre. »
Ce parti un peu violent peut avoir des inconvénients ; mais si c’est un mal c’est un mal nécessaire. Ayant à traiter avec une nation fourbe et dissimulée, il faut absolument ou la dominer avec hauteur ou consentir à être sa dupe. Il n’y a pas de milieu.
Le soubab ne comptant pour ainsi dire pas, que feront les seigneurs maures, que peuvent-ils faire ? Ils nous craignent et il sera toujours facile de les contenir en faisant alliance avec Balagirao et les Marates, encore que ce parti ne doive être pris qu’à la dernière extrémité. Les Marates n’ont cessé d’accroître leur autorité et leurs domaines depuis le jour où Nizam oul Moulk les a invités à envahir son propre pays, afin d’avoir des prétextes pour ne pas se rendre à Delhi aux convocations de l’empereur. Récemment encore Balagirao s’est emparé des provinces de Candèche et de Guzerate ; s’il veut aller plus loin, le Mogol ne pourra lui résister : lui aussi n’a pas d’argent. Sans nous et notre présence, le Décan serait depuis longtemps conquis. L’alliance des Marates serait par conséquent préférable à celle des Maures. Bussy ne propose pas cependant de rompre avec ces derniers, ce serait détruire notre propre ouvrage. Ce qu’il se propose de faire voir, c’est que, quand même on arriverait à une rupture avec les Maures, nos affaires n’en seraient pas désespérées. Il suffira même que les Maures voient ou même soupçonnent qu’il y a entre les Français et les Marates une entente étroite pour leur inspirer la terreur et les disposer à accepter toutes nos conditions.
Il y a plus encore : pour exécuter nos projets sur Surate, l’alliance avec Balagirao est absolument indispensable. Celui-ci possède déjà effectivement tous les environs de cette ville ; il nous suffit pour notre compte d’avoir la citadelle et le port et d’avoir les droits de souveraineté joints à quelques domaines voisins. Qu’on ne dise pas que cette alliance avec un peuple de brigands n’est pas honorable : Marates et Maures sont également des voleurs ; entre eux la différence n’est pas grande. Les Maures, avec qui nous marchons, ne sont-ils pas eux-mêmes des usurpateurs ?
Telles sont les réflexions que suggéraient à Bussy sa longue expérience, la connaissance des intérêts politiques et la forme des gouvernements du pays. Et, pour conclure, il en revenait à demander à Dupleix soit une avance de quatre à cinq laks de roupies, soit les revenus de la province de Condavir, tandis qu’il négocierait en vue de trouver dans le Décan lui-même les sommes nécessaires pour entretenir nos troupes d’une façon régulière et continue.
À lire ce rapport dans le texte lui-même, on est moins étonné de l’audace des conceptions de Bussy que de la confiance avec laquelle il les expose. Rien ne lui paraît impossible, et cependant avec la division de nos forces, notre situation était plutôt mauvaise. Nous n’avons encore conclu aucune alliance avec les Marates et tant à Aurengabad qu’à Haïderabad et dans le reste du Décan, toutes les autorités constituées, à l’exception du soubab, nous sont nettement hostiles. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes et nos troupes ne sont pas payées. La tranquille assurance de Bussy paraissait un défi au bon sens et cependant les événements devaient lui donner raison, au delà même de ses espérances. Ce pays, dont il demandait l’abandon six mois auparavant, il le garda encore à la France pendant cinq ans. Le froid entêtement de Dupleix avait eu raison des arguments en apparence les plus solides pour l’évacuation. Après tout, Bussy n’était pas l’arbitre de la politique générale de l’Inde et puisque malgré ses observations on lui donnait l’ordre de la continuer, il n’avait qu’à se soumettre : c’était son devoir de soldat. Il est vrai d’ajouter que du jour où il accepta ce nouveau rôle, il le joua avec toute la conscience et toute la foi de l’homme le plus convaincu. N’est-ce pas une satisfaction inestimable de triompher de difficultés qui paraissent insurmontables ?
Dupleix lut son mémoire avec le plus grand intérêt ; jamais document n’avait mieux répondu à ses pensées et, comme nul ne servait mieux ses projets, il l’envoya au ministre en en laissant tout l’honneur à Bussy :
« Vous découvrez tous les jours, écrivit-il à celui-ci le 1er août, des talents à qui vous n’aviez pas donné l’essor. J’en suis d’autant plus charmé qu’ils prouvent la justesse de mon discernement à votre sujet. Aussi tout ce que vous faites de bien me touche autant que si c’était moi-même qui le lit. Continuez donc, mon cher Bussy, où je vous vois et rendez-vous assez de justice pour croire que vous ne pourrez abandonner cette partie jusqu’à ce qu’elle ne soit bien affermie. »
Prévoyant pourtant qu’un jour ou l’autre Bussy serait obligé d’abandonner l’armée, soit par lassitude, soit par maladie, soit pour toute autre cause, Dupleix le laissa libre de chercher ou de former lui-même un successeur. Comme autre marque de confiance, il l’autorisa à ouvrir toutes les lettres qui lui seraient envoyées du Décan et de se servir de son cachet pour y répondre ; il lui promit aussi de ne rien écrire aux ministres et même au soubab qui ne passât d’abord sous ses yeux.
Sur le fond même des propositions qui lui étaient soumises, même celles relatives à Surate, Dupleix se déclarait en plein accord avec Bussy et ne présentait que des observations de détail sans grande importance. « Je vois avec plaisir que vous devenez tous les jours un délié politique et que vous connaissez au parfait celle des Maures qui n’est qu’un tissu de fourberies et avec lesquels la bonne foi est inutile. »
Ce rapport qui marque le rétablissement de l’entente pleine, entière, absolue et sans réserve entre Dupleix et Bussy, fut suivi peu de jours après (29 juillet) d’un second mémoire où Bussy essayait d’exposer les moyens pratiques de terminer définitivement les guerres des Français dans l’Inde.
Pour juger sainement des choses, expliquait-il, il faut se dépouiller des idées européennes, où la monarchie est un gouvernement régulier et bien assorti dans toutes ses parties et où tous les membres concourent à l’intérêt général. Ces idées sont inconnues dans l’Inde où on les considère admirables dans la spéculation, mais chimériques dans la pratique. Le gouvernement des Maures est monstrueux dans toutes ses parties ; il n’y a parmi eux ni ordre, ni subordination, ni zèle pour l’intérêt public, ni esprit de nation. On sacrifie tout à l’intérêt privé : l’honneur, le bien de la nation, la monarchie, le monarque et la religion elle-même. Malgré les services importants que nous avons rendus aux Maures, ils ne cherchent qu’à nous éloigner pour reprendre les terres qu’ils nous ont données. Le but poursuivi par Bussy est de mettre tous nos domaines à l’abri des révolutions qui pourraient survenir avec un gouvernement aussi peu solide.
Ce n’est pas par un coup d’éclat qu’il avait envie de commencer, il lui paraissait plus à propos de continuer à soutenir le soubab et les Maures en les dominant. Ce parti avait ses difficultés ; le pouvoir du soubab inclinait vers sa ruine : tout ce qu’on pouvait faire, c’était de retarder une révolution imminente. Mais le grand obstacle était la disette d’argent, à laquelle il n’y avait d’autre remède que de prendre des provinces dont les revenus seraient suffisants pour entretenir son armée. On y trouverait le double avantage de s’assurer une solde fixe quelque pût être le dérangement des finances du soubab, et de se rendre indépendant des officiers maures auxquels il fallait pour ainsi dire mendier nos appointements. Dans ce but, Bussy avait jeté les yeux sur les quatre circars, dont le commandant de Mazulipatam pourrait aisément surveiller le fermier et avoir soin qu’il nous envoyât chaque mois les fonds nécessaires à notre armée.
Toute la négociation se réduirait à faire remplacer le fermier actuel par un autre de notre choix, qui prit possession de ces provinces en notre nom. Les circonstances étaient favorables ; les gouverneurs de la côte se jalousaient et se faisaient la guerre ; il n’y avait qu’à entretenir parmi eux la division. Leur mésintelligence était nécessaire pour donner à la demande que Bussy ferait de ces provinces une couleur de zèle pour les intérêts du soubab.
Ici, Bussy entrait dans des détails que nous verrons un peu plus loin, lorsque nous traiterons à part et en détail les affaires propres à la côte, restées jusque-là à peu près indépendantes de celles de l’intérieur. Puis il reprenait en disant qu’il avait exposé ce projet à Mohamed Oussen qui avait paru l’approuver ; mais il savait que le soubab et ses ministres seraient peu disposés à le soutenir, puisqu’ils songeaient à nous retirer les domaines que nous possédions déjà. Cette perspective n’effrayait nullement Bussy : que Dupleix l’autorisât seulement à emprunter, il partirait pour Aurengabad, joindrait le soubab et terminerait l’affaire. S’il voyait que le pouvoir de Salabet j. fut très ébranlé, plutôt que de se laisser entraîner dans sa chute, il ferait alliance avec Balagirao, à condition que celui-ci s’engageât à travailler par intrigues secrètes ou même par menaces de rupture à faire éloigner de la cour du soubab tous les seigneurs qui nous étaient opposés, notamment le premier ministre, et qu’il mit Bussy en possession de toute l’autorité ; on la partagerait ensuite en commun. C’était le seul moyen de soutenir encore Salabet j. dans le poste qu’il occupait, bien qu’il ne le méritât plus ; mais Bussy ne pouvait cependant détruire son ouvrage, à moins que toutes les ressources ne fussent épuisées.
Si ces intrigues secrètes ne réussissaient pas, Bussy, de concert avec Balagirao, tournerait toutes ses forces contre le soubab, sans cependant lui faire une guerre ouverte. Tandis que Balagirao l’attaquerait du côté d’Aurengabad, Bussy ferait mine de s’emparer de Golconde, en attendant qu’il fut en état d’entreprendre une expédition qui aurait pour objet les circars eux-mêmes. Il y établirait un naëb ou lieutenant et unirait ces provinces à celle de Mazulipatam sous les ordres de Moracin. Cette expédition ne lui coûterait que la peine de l’entreprendre ; tout céderait à son approche. Salabet j. ne manquerait pas de se plaindre : la réponse de Bussy était toute prête ; il dirait qu’il n’avait occupé ces provinces que pour les lui mieux conserver et avoir des fonds suffisants pour entretenir une armée qui le défendrait. Il serait loisible à Dupleix d’écrire à Salabet j. qu’il ne comprenait rien à la conduite de Bussy et qu’il le désavouait ; la comédie serait encore mieux jouée.
Pendant que Dupleix écrirait de la sorte, Bussy consoliderait ses avantages et quand il aurait tout réglé, il reviendrait dans le Décan avec ses forces comme si rien ne s’était passé et offrirait de nouveau ses services à Salabet j. En même temps il écrirait publiquement et fréquemment à Balagirao pour impressionner le soubab. Si celui-ci priait Bussy de venir le trouver, Bussy commencerait par exiger le renvoi des ministres qui nous étaient hostiles et avant leur exécution il n’irait pas plus loin. Si les ministres biaisaient, il écrirait à Balagirao de marcher sur Aurengabad, tandis que lui-même avancerait de son côté.
Bussy profiterait de cette occasion pour proposer au péchoua une expédition contre Surate. Il essaierait d’abord de la faire d’un commun accord avec le soubab et avec les Marates ; de cette façon, si l’entreprise réussissait, elle aurait quelque apparence d’une conquête légitime et nul ne pourrait nous traiter d’usurpateur. Pour mieux en assurer le succès, il faudrait que Dupleix envoyât 500 hommes, Bussy partirait alors pour aller joindre le soubab à Aurengabad, où toutefois il n’entrerait pas. Il déclarerait alors que voyant le Décan tranquille, il se retirait et qu’il allait à Surate chercher des embarcations pour ramener ses troupes à Pondichéry ; afin de donner plus de créance à cette nouvelle, il ferait effectivement faire à Surate quelques préparatifs d’embarquement. Puis, il passerait par les terres de Balagirao et emporterait la ville, qui devait être défendue par des Abyssins et quelques déserteurs européens. Tenant ainsi Surate à la côte ouest et Mazulipatam à l’autre côte, la presqu’île de l’Inde serait bloquée par les Français.
En lisant ces projets, Bussy reconnaissait lui-même qu’on serait peut-être étonné de le voir décider à son gré d’intérêts si considérables et trancher pour ainsi dire du souverain. On s’imaginera qu’il va compromettre la nation par des projets chimériques, mais l’Inde n’a aucun rapport avec l’Europe et son gouvernement différait totalement de celui des différentes monarchies de l’Occident. Il est vrai que si le nabab pensait sérieusement à assurer la paye de nos troupes, ces projets pouvaient être différés, mais ils ne devaient être que différés et l’on ne devait pas quitter le Décan avant qu’on ne les eut tous exécutés dans toutes leurs parties.
Balagirao faisait de grands préparatifs de guerre sous prétexte d’aller soutenir le Mogol contre son vizir. La vérité est qu’il se préparait à entrer dans le Décan, où le soubab sans crédit et sans argent ne pouvait lui opposer la moindre résistance. S’il lui plaisait de réaliser ce projet, il n’était pas douteux que nous dussions nous joindre à lui : on n’arrête pas le cours d’une révolution déjà trop avancée. Les seigneurs maures ne se déclareraient point pour le soubab, s’il était attaqué par des forces considérables. « Laissons donc, concluait philosophiquement Bussy, la domination marate succéder au gouvernement mogol dans le Décan et comme nous ne pouvons pas être spectateurs oisifs de cette révolution, il faut y contribuer et en tirer parti : après tout, ce sera encore plus l’ouvrage des Maures et de leurs divisions que la nôtre. » Tel était, de l’avis de Bussy, l’unique moyen de mettre fin à toutes les guerres. (B. N. 9158, p. 37-43).
Dupleix ne dissimula pas sa joie en recevant ce nouveau mémoire ; toutes ses inquiétudes au sujet du Décan s’évanouissaient. Il répondit à Bussy le 31 août :
« Je suis en vérité en extase de voir combien vous trouvez de ressources chez vous. Non seulement vous êtes un militaire intrépide, mais en même temps un ministre consommé. La pénétration de vos idées a lieu de m’étonner. Que ne méritez-vous pas, mon cher Bussy, avec des talents aussi admirables et combien ne m’applaudis-je pas d’avoir insisté sur votre retour… Au milieu de ce labyrinthe, vous allez vous honorer plus que jamais… Il y a longtemps que je vous répète que là où vous êtes je n’ai aucune inquiétude… Que de mauvais quarts d’heure en moins, si j’avais de ces côtés (c’est-à-dire dans le Carnatic) un autre Bussy ! »
Et, comme pour le premier mémoire, c’était une approbation sans réserve des projets exposés. Toutefois Dupleix ne voyait pas sans quelque peine le sacrifice possible de Salabet j., mais pouvait-on espérer une réaction quelconque de ce prince faible et mal conseillé ?
« Vous avez raison de dire qu’avec de pareils fourbes il faut l’être plus qu’eux. Vous trouverez toujours plus de bonne foi chez le Marate et je vois toute apparence que malgré nous nous serons obligés d’en venir là et qu’il sera bien difficile d’observer un certain milieu entre ces deux puissances. Celle des Marates prend si fort le dessus que l’autre sera obligée de succomber et ce n’est qu’à l’ombre de nos drapeaux qu’elle se soutient encore un peu. Je pense comme vous qu’il convient de faire en sorte de sauver les débris de la puissance mogole, mais il n’en faut pas être la dupe. »
Le second mémoire de Bussy fut bientôt suivi d’un troisième (6 septembre) qui porte le titre assez curieux de : Entretien de deux seigneurs mogols sur l’état présent des Français dans le Décan, leurs qualités militaires et politiques par comparaison avec les Anglais, avec des réflexions sur cet entretien.
Les deux seigneurs en question n’étaient autres que Mir Mohamed Oussen et Coja Abderrhaman, fils de Calender kh. ci-devant gouverneur de Mazulipatam. En un entretien vrai ou supposé,. Bussy fait prendre la défense des Anglais et de leur politique par Mir Mohamed Oussen pour donner à Abderrhaman l’occasion facile de triompher de ses arguments et de prouver que les qualités des Français étant infiniment supérieures à celles de leurs rivaux, le Décan a plutôt intérêt à s’appuyer sur nous. Bussy en déduisait — et ce sont ses réflexions propres — que ce serait pour nous un déshonneur et une honte si nous retirions nos troupes. On dirait que nous n’étions venus dans le pays que pour satisfaire notre cupidité et que si nous partons, c’est uniquement parce que la caisse est vide.
Cependant passe encore de partir ; nous y serons peut-être obligés si nous ne trouvons pas le moyen de payer nos hommes ; mais est-ce que les Anglais n’attendent pas notre retraite pour prendre notre place ! Que vaudront alors nos établissements à la côte ? ce sera leur ruine et la perte du commerce. Les Anglais bénéficieront un instant de tous les avantages que nous aurons perdus. Rien ne leur coûtera pour consolider leurs succès et rendre leur situation inexpugnable.
Aussi, revenant au système qu’il a déjà indiqué dans son mémoire instructif, Bussy conclut-il à nouveau à la nécessité d’entretenir un corps de troupes françaises auprès du soubab. « Ce corps d’armée, disait-il, sera comme un comptoir ambulant auquel le gouverneur général des Indes fera les changements qu’il jugera nécessaire et convenable. Ce ne sera point une destination onéreuse et infructueuse pour les officiers et soldats ; les appointements considérables exactement payés, s’ils sont économisés, leur feront une fortune honnête, légitimement acquise, dont les fonds se répandront dans les colonies, les rendront opulentes et le commerce florissant. »
Puis — et c’était la fin — Bussy en venait à envisager son action personnelle. Il disait :
« Il n’en est aucun parmi les officiers qui sont au service de la Compagnie qui ne puisse remplir avec dignité la place que j’occupe, pour peu qu’il veuille se donner la peine d’étudier le génie et les mœurs du pays pour s’y conformer dans l’occasion, où il est très à propos de quitter pour un temps les idées européennes et se comporter en asiatique sans en éprouver les vices et les défauts. Si la Compagnie agrée mes services, je ne refuse point d’employer encore quelque temps pour donner à ces arrangements une forme stable. La route une fois frayée, il ne sera pas difficile de la suivre. Malgré les incommodités d’une santé chancelante dont les alternatives altèrent mon tempérament, je suis prêt à sacrifier mon repos et ma jeunesse à l’agrandissement de ma nation, aux avantages de son commerce, dans un âge où je puis me promettre des jours heureux et tranquilles dans le sein de ma famille et de ma patrie. J’ose me flatter que mes services ne seront pas oubliés et que ceux qui par le rang qu’ils occupent sont comme chargés de les faire connaître, loin de les déguiser, les peindront au naturel afin que la Compagnie, faisant paraître aux yeux de Sa Majesté ce portrait, je puisse éprouver les effets de la générosité royale. » (A. Col. Inde, 2e série, t. 7, p. 198 à 205).
Il n’est pas besoin d’ajouter, d’après ces dernières lignes, que ce rapport aussi bien que les deux précédents était moins destiné à Dupleix qu’à la Compagnie et aux Ministres dont il importait avant tout de se concilier les sentiments. Aussi ces trois rapports ou mémoires furent-ils envoyés à Paris dès le mois d’octobre ou de novembre, et s’ils ne servirent pas la cause de Dupleix, déjà sacrifié à ce moment, peut-être ne furent-ils pas étrangers à la résolution qui fut alors prise de maintenir Bussy à son poste et de ne pas sacrifier nos établissements du Décan aux exigences ou aux simples désirs des Anglais.
Les mémoires de Bussy et l’approbation que leur donnait Dupleix contenaient en germe tous les éléments d’une politique nouvelle ; en s’alliant à Balagirao contre Salabet j., on renonçait implicitement au principe de légitimité dont se réclamait Dupleix et l’on entrait dans une voie révolutionnaire. Il est fâcheux que les succès habituels de Bussy qui allait triompher sans beaucoup de peine de l’indolence du soubab et de la résistance de ses ministres ne nous aient pas permis de rompre avec Salabet j., mais nous aient au contraire attaché plus étroitement à sa cause. Autant qu’on en peut juger par l’histoire ultérieure du pays, l’entente avec les Marates était la plus conforme à nos intérêts. Sans doute y avait-il quelque danger à s’allier à un prince puissant qui pourrait ensuite vouloir nous dominer, mais n’y avait-il pas également péril à unir sa cause à celle d’une puissance faible, proie fatale de l’ambition de ses voisins ? Dans le présent, l’alliance marate nous permettait de triompher de Mahamet Ali ; pour l’avenir, elle était un gage assuré contre les ambitions des Anglais. La face de l’Inde eut été changée si Dupleix avait suivi jusqu’au bout les inspirations de Bussy, mais tout en reconnaissant les avantages d’un accord avec Balagirao, il ne sut ou ne voulut pas prendre un parti bien net. Retenu par un point d’honneur fort légitime comme aussi peut-être par une certaine crainte de l’inconnu, il n’osa pas sacrifier Salabet j. à l’heure la plus propice, alors que ce prince et son entourage conspiraient manifestement contre nous et Bussy, resté sans ordres précis, ne voulut pas risquer une initiative, qui est parfois une illumination du génie. Au moment même où il pouvait tout entreprendre, Dupleix recevait de France des cadeaux magnifiques pour le soubab et il se proposait de les faire passer à Haïderabad ; ce n’était pas signe qu’il voulut rendre effective la rupture avec Salabet j.
Comme suite à ses lettres et pour donner à sa politique une base solide, Bussy s’attachait plus que jamais à terminer avec Mohamed Oussen pour la paie de nos troupes. Il y parvint enfin vers la mi-août et obtint qu’à compter du 1er septembre divers fermiers nous fourniraient tous les mois les sommes qui nous étaient nécessaires. Cet arrangement ne liquidait pas les dettes qui s’élevaient à 52 laks et n’était avantageux ou plutôt n’assurait l’avenir que si des terres nous étaient données en nantissement ; or c’était chose que le soubab ou son premier ministre pouvaient seuls accorder et ils n’y étaient rien moins que disposés. À peine connut-il l’accord conclu par Mohamed Oussen, qu’afin de le rendre inopérant Lasker kh. nomma un autre gouverneur d’Haïderabad. Le jeu était visible ; Bussy parut ne pas le comprendre et envoya au nouveau gouverneur ses félicitations, mais en même temps il lui demanda à titre d’épreuve un lak de roupies pour la garnison d’Aurengabad. Ce qu’il prévoyait arriva ; pour ne pas exécuter l’accord, le successeur de Mohamed Oussen ne rejoignit pas son poste, soi-disant sur un ordre du soubab. Le règlement des difficultés ne pouvait dès lors se faire qu’à Aurengabad et Bussy entreprit de s’y rendre aussitôt qu’il aurait reçu des renforts de Pondichéry[20].
Ces renforts arrivèrent par petits paquets dans le courant de septembre. Dupleix comptait pouvoir envoyer 500 hommes ; il n’en put donner que 350, dont 150 furent pris à Mazulipatam. L’un de ces détachements était commandé par un nouveau venu dans l’Inde, le marquis de Conflans, récemment arrivé de France[21].
Bussy, se sentant en force, se décida enfin à marcher sur Aurengabad. Il est inutile de dire que Goupil et Mainville ne faisaient pas partie de l’expédition. Lorsqu’il eut réglé avec eux les comptes de l’armée, Bussy les renvoya à Pondichéry, où ils arrivèrent à la fin de septembre. Dupleix ne leur demanda aucune explication ; il ne les vit même pas et les laissa pendant un certain temps dans le doute sur ses intentions. On sait déjà qu’il ne leur tint pas rigueur et que quelques jours après il devait faire appel à Mainville pour commander nos troupes devant Trichinopoly.
Jusque dans les premiers jours de septembre, Bussy avait craint que les Marates, connaissant la situation troublée du Décan, ne voulussent profiter du désarroi qui régnait dans les esprits pour envahir de nouveau le pays. Il avait appris par des renseignements sûrs que Balagirao et Ragogy étaient prêts à marcher : une comédie préparée à l’avance avec Lasker kh. devait justifier leur intervention. Bussy prévint le coup avec sa décision habituelle en faisant mine d’aller à l’ennemi. Balagirao voyant les Français prêts à fondre sur lui envoya en toute diligence son vaquil à Bussy pour lui demander son amitié et lui dire qu’il était prêt à confirmer le traité de paix conclu à la fin de 1752. Ainsi fut fait : Ragogy imita Balagirao et la paix fut de nouveau assurée au Décan.
Le terrain ainsi déblayé, rien ne s’opposait plus à ce que Bussy partit pour Aurengabad. Il avait eu l’air de se faire inviter par le soubab lui-même à venir le trouver ; c’était donc d’une simple promenade et non d’une expédition militaire qu’il s’agissait. Fin septembre les derniers préparatifs étaient terminés, Bussy donna à ce moment une grande fête militaire dont il espérait que la répercussion se ferait sentir jusque dans Aurengabad, et le 28, il écrivit à Salabet j. pour l’informer de son départ dans deux ou trois jours ; mais quelle lettre ! « Si aujourd’hui vous êtes soubab du Décan, commençait-il par lui dire, c’est à moi à qui vous le devez. » Puis il lui rappelait avec quelque brutalité les services qu’il lui avait rendus au moment de son avènement, mais surtout à la mort de Gaziuddin. Salabet j. voulait alors faire la paix à tout prix ; c’était Bussy qui avait tout sauvé. Si, malgré quelques injustices, celui-ci revenait aujourd’hui, c’était pour deux motifs, d’abord la gloire du roi et l’honneur de la nation, ensuite les intérêts de Salabet j., pour lesquels nous étions toujours disposés à nous sacrifier :
« Outre la franchise que vous me connaissez, continuait Bussy, je suis en droit de vous parler comme je fais, parce que tout le Décan sait que je vous appelle mon fils et que vous me traitez de père. D’où vient que vous ne tiendrez plus le même langage qu’auparavant ? qui est-ce qui aurait mis dans votre mémoire ces idées ? Malgré cette différence dans vos sentiments et vos paroles, je suis prêt à partir pour aller vous rejoindre dans deux jours. Il est à propos que vous attendiez mon arrivée afin de concerter ensemble une campagne qui vous fasse honneur et qui vous apporte quelque profit, car vous savez que la dernière ne vous a été ni honorable ni profitable. Vous avez suivi les conseils de vos ennemis plutôt que les miens… Votre conduite est si irrégulière que je crois que vous voulez absolument ruiner votre pays. Vous venez de faire tomber [mot incertain] Mir Mahamet de qui vous me disiez toute sorte de bien. C’est sans doute là encore un tour de mes ennemis qui sont les vôtres et qui jaloux de voir la bonne intelligence qui était entre Mir Mahamet et moi et les arrangements qu’il avait pris avec moi pour la solde de nos troupes, vous ont engagé à le casser. Je vous avertis que si vous continuez d’avoir une confiance aveugle dans ces gens-là, vous vous perdrez et perdrez infailliblement le Décan. Je compte vous joindre dans peu de jours. J’espère que vous reviendrez d’un aveuglement qui ne tend qu’à votre ruine. » (B. N. 9158, p. 48-49).
Le voyage dura plus d’un mois. Au moment de se mettre en marche, il s’aperçut qu’on s’était arrangé pour qu’il ne trouvât pas de voitures ni d’autres objets nécessaires à son voyage. Malgré ces difficultés il sortit de la ville et fit dresser ses tentes au bord de la rivière qui passe à ses pieds. Comme il prévoyait qu’après son départ les fermiers refuseraient ouvertement de payer les sommes qu’ils devaient pour la solde des troupes, Bussy laissa à Haïderabad Dugrez avec un détachement de blancs et de cipayes. Puis il se lança en avant, Bussy s’était fait accompagner de l’ancien gouverneur d’Haïderabad, Mohamed Oussen, de plusieurs seigneurs mogols et du divan lui-même. Le gouverneur de Beder vint à sa rencontre ; une journée au-delà de cette ville, Conflans vint le rejoindre. L’émoi était grand à Aurengabad, où il y avait autant de seigneurs dévoués à Bussy qu’attachés au parti de Lasker kh. Aux trois quarts du chemin, Mohamed Oussen, qui désirait être le médiateur de la réconciliation entre ces deux hommes et n’avait pu obtenir de Bussy que des réponses évasives, menaça de le quitter s’il ne se prêtait pas à un rapprochement. Bussy se déclara prêt à faire tous les serments d’amitié qu’on jugerait nécessaires. À une journée d’Aurengabad, il dépêcha au régent un des seigneurs maures qui lui étaient le plus dévoués pour assurer celui-ci de ses bons sentiments et lui proposer comme base d’accommodement la cession des quatre provinces de Chicacol, Ellore, Rajamandry et Moustafanagar. Sur la nouvelle que ces propositions seraient vraisemblablement acceptées, Bussy se prépara à entrer dans la ville ; il avait avec lui 8.000 hommes d’infanterie et de cavalerie. L’armée était en ordre de bataille : Bussy au centre avec le marquis de Conflans. La marche fut lente suivant le cérémonial asiatique. Bientôt après, on vit venir au devant de nous 22 éléphants avec le ministre régent et tous les seigneurs du Décan ; Bussy s’arrangea de telle manière que ces seigneurs firent les premiers baisser le genou à leurs éléphants, « pour rendre honneur au pavillon français et reconnaître sa supériorité », puis il fit agenouiller le sien. Bussy, le régent, les principaux seigneurs s’embrassèrent mutuellement. Les accolades finies, chacun remonta sur son éléphant et l’on arriva devant la tente du soubab. Nouvelles embrassades, nouvelles démonstrations d’amitié. Les saluts terminés, on se remit en marche et l’on arriva enfin au palais de Salabet j., après une journée des plus fatigantes, sous un soleil brûlant. « Jamais, dit Bussy, je ne fus si las des grandeurs dont il fallut essuyer toutes les incommodités. »
Alors commencèrent les négociations véritables ; elles aboutirent rapidement au résultat poursuivi, c’est-à-dire à la cession des quatre circars.
C’était la réalisation de tous nos désirs et la consécration suprême de notre autorité. Rarement de si grands résultats furent obtenus par des moyens plus simples et plus naturels. Bussy était arrivé à se rendre maître de tout le Décan sans tirer un coup de fusil ; il lui avait suffi d’une simple démonstration militaire appuyée, il est vrai, par d’utiles intrigues et de judicieuses combinaisons personnelles.
Mais, avant d’aller plus loin, il convient de jeter un coup d’œil en arrière sur les événements qui s’étaient accomplis dans la région de Mazulipatam depuis 1751 et qui n’avaient eu jusqu’à présent que des rapports occasionnels avec ceux de l’intérieur. La cession des circars rappelait sur eux l’attention à une heure fort opportune.
§ 6. — Coup d’œil rétrospectif sur les affaires de Mazulipatam et de la Côte d’Orissa.
En 1750 nous ne possédions encore à la côte d’Orissa que le comptoir d’Yanaon et la loge de Mazulipatam, dont le rôle était purement commercial. Les Anglais avaient des loges plus ou moins florissantes à Mazulipatam, Narzapour ou Madapolam, Ingeram et Vizagapatam. Enfin Jaggernat et Biblipatam appartenaient aux Hollandais.
Lorsque nous eûmes battus Anaverdi kh. à Ambour, Muzaffer j., entre autres témoignages de sa reconnaissance, nous donna la jouissance pleine et entière de la ville de Mazulipatam et de l’île de Divy avec 30 lieues de terre aux environs, d’un revenu brut annuel de 800.000 rs.
L’île de Divy, qui apparaît pour la première fois dans notre histoire, fermait l’embouchure de la Quichena, à quelques lieues au sud de Mazulipatam. Elle n’était séparée de la terre ferme que par un bras de mer très étroit qui est à peu près à sec depuis le mois de janvier jusqu’à la fin de mai. Les Anglais avaient eu quelque visée sur cette île. En 1716 on 1717, le gouverneur de Madras y avait envoyé pour en prendre possession deux employés avec 70 soldats et 150 topas, en se réclamant d’un paravana qui aurait été délivré dans des temps anciens par un roi de Golconde. Maubares kh., prédécesseur de Nizam oul Moulk, gouvernait alors le Décan ; il soutint que le paravana était faux et défendit aux Anglais de réaliser leurs desseins. Ceux-ci restèrent sept ou huit mois à Mazulipatam sans pouvoir obtenir que le soubab revint sur ses ordres. De guerre lasse, ils finirent par se retirer de Mazulipatam et l’on n’entendit plus parler d’eux.
Mais ils n’avaient pas fait leur sacrifice de Divy. Comme, retenus par d’autres soins, nous ne prîmes pas toute de suite possession de l’île, les Anglais crurent pouvoir la demander à Nazer j. qui la leur refusa. Du moins furent-ils assez heureux pour obtenir de ce prince qu’il nous chassât de Mazulipatam et de Yanaon au mois de mai 1750. On a vu, au récit des événements du Carnatic, comment tourna l’aventure : au mois de juillet suivant, Dupleix fit réoccuper Mazulipatam et y installa comme commandant le conseiller Guillard avec quelques soldats. Toutefois il n’occupa pas encore Divy, non plus que les 30 lieues de terres qui nous avaient été données autour de Mazulipatam ; ce n’est que le 16 février suivant qu’un employé de la Compagnie, nommé de la Selle, arbora à Divy notre pavillon par ordre d’un nouveau commandant, Friell, qui remplaçait Guillard.
Les Anglais ignoraient sans doute cette prise de possession lorsqu’un de leurs canots entra le 2 mars dans la rivière de Chepler qui est le bras méridional de la Quichena, et vint mouiller dans l’île de Divy à une demi-lieue de l’aldée de Coltapet, où résidait de la Selle. Deux de leurs hommes descendirent à terre et vinrent camper dans un jardin où tranquillement ils arborèrent le drapeau britannique, en disant aux habitants que l’île leur appartenait depuis quarante ans et qu’un gros navire les appuyait à l’entrée de la rivière. De la Selle fit aussitôt défense aux Indiens de les reconnaître et de leur fournir des vivres et même de l’eau ; il prévint en même temps Friell de ce qui se passait.
Celui-ci ordonna de les faire rembarquer immédiatement sous peine d’arrestation et à tout hasard il envoya à Divy 50 hommes de renfort, 4 canons et des munitions sous la conduite de Coquet. Lorsqu’ils arrivèrent, de la Selle avait déjà fait arrêter les deux Anglais. Coquet les ramena à Mazulipatam avec leurs bagages (5 mars). Hopkins, chef de cette petite mission, demanda alors à arborer le pavillon britannique sur leur loge, une vieille masure abandonnée depuis huit à dix ans, dont l’enclos était en ruines et qui n’était plus gardée que par deux pions. En l’évacuant, Halyburton, le commandant de cette époque, avait tout emporté jusqu’au mât de pavillon pour en faire la loge nouvelle de Madapolam, à Narzapour. Friell refusa ; il traita d’ailleurs les Anglais avec politesse, leur offrit le champagne et l’on but à la santé de Dupleix et à celle de Saunders au bruit de 21 coups de canon. Le lendemain, les Anglais repartirent pour Madapolam.
Cet incident vite et aisément réglé n’en prouva pas moins à Friell la nécessité de ne pas laisser plus longtemps en souffrance les droits que nous tenions de Muzaffer j. Aussi Salabet j. nous ayant cédé sur ces entrefaites le territoire de Nizampatnam et les terres de Gondour, Acclamanar et Narzapour, s’empressa-t-il de les occuper. Il envoya Panon à Narzapour pour prévenir toute action que les Anglais et les Hollandais pourraient tenter contre nous, puis le même mois, il fit prendre possession de Nizampatnam à la côte et de Gondour à l’intérieur.
L’ensemble de nos possessions réparties entre les provinces de Mazulipatam et de Nizampatnam distinctes l’une de l’autre formait 10 paraganas et 201 aldées principales dans la première et 41 aldées dans la seconde. Divy avec 14 aldées et 7 îlots était comme Narzapour une dépendance de Mazulipatam. En cette province, les paraganas de Tandour et de Boudara étaient le plus au nord ; puis s’échelonnaient le long de la côte ceux de Narzapour, Pedana, Tomidy, Inougoudourou ou Mazulipatam, Devracotta et enfin Divy. À l’intérieur et contigus à celui de Devracotta étaient ceux de Gondour et d’Acclamanar. Le paragana de Devracotta, avec ses 67 aldées, était le plus important de tous ; il prenait depuis le bord de la mer entre Mazulipatam et la Quichena jusqu’à quelques lieues dans l’ouest. Mazulipatam était à six lieues au nord de la Quichena.
La province de Mazulipatam était dans son ensemble très fertile en riz : il n’y avait pas de manufactures de toiles proprement dites, mais plutôt des établissements où l’on imprimait une grande quantité de tissus qui venaient du dehors et même du Bengale. On les réexportait sous forme de toiles peintes fort appréciées. Il y avait en outre à Mazulipatam et dans les paraganas de Tondour et de Boudara des salines fort importantes. Sur un revenu total de 90.393 rs., qui fut celui de 1751, les salines rapportèrent à elles seules 43.206 rs., les droits de douane 23.743 rs. et la ferme des terres et cocotiers de Narzapour 10.800 rs. Des droits divers s’élevant à 12.654 rs. forment la différence.
La province de Nizampatnam, distraite de celle de Gondavir au temps de Nizam oul Moulk, était beaucoup moins riche et moins peuplée. Quoiqu’elle s’étendit en grande partie le long de la mer, elle n’y avait aucun abord facile. Elle confinait au nord à la rivière de Chepler et au sud à celle de Gondegamma. Peu de profondeur dans l’intérieur des terres, où ses aldées s’intercalaient assez souvent entre celles de la province de Condavir, plus étendue et plus industrieuse. À part la région de Montepelly, d’où l’on tirait les plus beaux mouchoirs que l’on put envoyer en France, le reste de la province ne contenait en 1751 qu’environ 500 métiers fabriquant des mouchoirs et des guingans de toute espèce. Les revenus de la province de Nizampatnam furent en 1761 de 32.333 rs., provenant presque entièrement de l’évaluation du sel qu’on trouva lors de la prise de possession au mois de mars.
La province de Condavir que nous venons incidemment de nommer et qui devait elle aussi tomber entre nos mains en novembre 1752, s’étendait assez loin dans l’intérieur du pays jusque dans les dépendances de Cudappa et se terminait au sud et au sud-ouest par la province peu connue de Viniconda et le pays du raja d’Ongol, avec qui nous devions un jour avoir maille à partir. De ce côté les frontières étaient largement ouvertes et une attaque pouvait aisément s’y produire si les habitants s’entendaient avec les maîtres d’Arcate. Le chef-lieu de la province de Condavir était Gontour.
Nous étions à peine en possession de ce territoire déjà si étendu que, par lettre du 26 mars, Dupleix suggérait à Friell l’idée de l’accroître non pas de la possession effective mais du simple fermage des terres de Rajamandry, Ellore et Moustafanagar, qui auraient porté sinon notre domination, du moins notre influence jusqu’au Godavery et même au delà. Ces terres étaient actuellement entre les mains de Néamet Oulla kh. qui avait travaillé à nous expulser de Mazulipatam et d’Yanaon l’année précédente ; ce serait un acte de justice et de précaution de se débarrasser de lui. Dupleix recommandait à Friell de se faire aider dans cette tâche par le faussedar de Mazulipatam, Calender kh. 9, notre ami. Le projet n’eut actuellement aucune suite, mais il contenait en germe celui qui moins de deux ans plus tard devait être repris sur d’autres bases à Haïderabad, au moment du départ de Bussy et aboutit à la fin de 1753 à la fameuse cession des quatre circars. Comme ces provinces ne devaient pas tarder à devenir françaises, donnons-en, pour compléter par avance le tableau de nos possessions de la côte, une description sommaire.
La province de Moustafanagar, la plus méridionale, s’appuyait au sud sur la Quichena, remontait jusqu’au-dessus de Bezoara ou Bezwada, et même jusque vis-à-vis du fort de Chintepelly. Bezoara pouvait en être considéré comme le chef-lieu. C’était une ville ancienne située au pied de collines abruptes laissant entre elles et la Quichena un défilé très étroit, qu’un tout petit poste pouvait suffire à défendre. Bezoara était à 15 lieues de Mazulipatam ; de Bezoara en allant à Ellore dans la direction du nord-est, il y avait de 15 à 18 lieues, comme il y en avait 20 de cet endroit à Rajamandry en suivant toujours la même direction. Chacune d’elles avait par conséquent un diamètre de 15 à 18 lieues. Tout ce pays s’appuyait à l’ouest sur la chaine des Ghates qui offrait parfois des passages difficiles, extrêmement aisés à garder et tombait brusquement en des plaines dépassant de peu le niveau des fleuves qui les arrosaient. Le Godavery, qui baignait Rajamandry sur sa rive gauche, se jetait dans la mer par sept bras qui commençaient à se détacher les uns des autres à Yanaon et formaient un grand nombre d’îlots séparés parfois de la terre ferme par une distance de quelques mètres seulement ; les plus importants étaient et sont encore ceux d’Isquitipa, dépendant d’Yanaon, de Coringuy et de Bandermoulanka. La province de Chicacol qui s’étendait au delà du Godavery le long de la mer, était plus allongée mais plus étroite que les précédentes ; c’est là que se trouvaient la loge anglaise de Vizagapatam et le petit port de Mafousbender, qui desservait par une petite rivière la ville de Chicacole située à une lieue et demie dans l’intérieur des terres. Tout le pays compris entre Rajamandry et Chicacole était rempli de manufactures prospères, qui fabriquaient des toiles propres aux chargements des vaisseaux d’Europe ; c’est ce qui donnait aux loges anglaise et française d’Ingeram et d’Yanaon, voisines l’une de l’autre, leur importance particulière.
L’occupation effective des provinces de Mazulipatam et de Nizampatam correspondant à quelques jours près avec l’avènement de Salabet j. et la marche de Bussy sur Haïderabad puis sur Aurengabad, permit à Dupleix de ravitailler nos troupes du Décan aussi bien par terre que par mer, puisqu’à ce moment nous étions encore les maîtres d’Arcate et par conséquent de tout le pays qui encerclait Madras et ses dépendances.
Citons maintenant plusieurs faits se rapportant à la côte mais n’ayant entre eux de lien d’aucune sorte.
En avril 1761, Chek Ibrahim se rendant par terre de Pondichéry à Mazulipatam avec un convoi de 350 cipayes s’empara en passant de la ville de Nellore.
En mai, Dupleix qui n’avait pas encore complètement percé à ce jour le jeu ténébreux de ses négociations avec Mahamet Ali, songeait à faire donner à ce prince le territoire de Chicacol, en échange de Trichinopoly, tandis que Bussy envisageait qu’on pourrait lui donner Ellore et Rajamandry. Dupleix consentit toutefois à ajouter la province de Rajamandry à celle de Chicacol, mais il ne voulait pas y joindre celle d’Ellore, qui eut trop rapproché Mahamet Ali du Carnatic.
Ce même mois, Néamet Oulla kh. quitta les provinces qu’il administrait pour se rendre à la cour de Salabet j., où il fut parfaitement accueilli. Son départ ouvrit de graves compétitions pour sa succession. Jaffer Ali kh., déjà gouverneur fermier de Chicacol, y prétendit tandis que Dupleix désirait qu’on la donnât à Calender kh. Mais nous ne dominions pas encore assez les affaires du Décan pour imposer notre volonté : ce fut Jaffer Ali, mieux soutenu à la cour du soubab, qui l’emporta.
Ce même mois encore, Rufflet partit pour Mazulipatam avec un détachement destiné à occuper nos nouvelles possessions. Ces terres n’ayant pas tardé à jouir de la plus entière sécurité, une partie de ses hommes fut ensuite dirigée vers le Décan et Mazulipatam devint le dépôt de nos troupes à destination de ce pays.
Un événement douloureux se produisit en juin. Friell qui avait épuisé ses forces au service de la Compagnie, succomba à ses fatigues[22] et fut remplacé par le conseiller Guillard, à qui il avait lui-même succédé peu de mois auparavant. Moins de deux mois après, Guillard était déjà en difficultés avec Jaffer Ali. Sous l’inspiration de Dupleix et de Bussy, ce gouverneur avait reçu de Salabet j. l’ordre de ruiner à la côte tous les établissements des Anglais, pour les punir de l’appui qu’ils continuaient à donner à Mahamet Ali (août 1751). Mais Jaffer Ali était secrètement d’accord avec nos adversaires et ni Guillard ni la cour d’Haïderabad n’avaient à son égard aucun moyen de contrainte. Aussi ces ordres, d’une exécution d’ailleurs très délicate au point de vue de nos rapports avec les Anglais, restèrent-ils lettre morte.
La situation de Jaffer Ali n’était pas cependant tellement solide que Calender kh., cédant aux suggestions de Guillard, ne crut pouvoir au mois d’octobre suivant offrir au soubab 300.000 pagodes pour les fermes d’Ellore et de Rajamandry et 65.000 pour celle de Moustafanagar, et il se chargeait par surcroît des dépenses de recouvrement qui atteignaient d’ordinaire le quart des revenus. Ainsi s’établit entre les deux hommes un antagonisme qui devait troubler la tranquillité de cette côte. Ce fut dans le même temps (septembre 1751) que nous perdîmes Arcate. Peu importante en elle-même, cette perte nous mettait désormais hors d’état d’envoyer directement des renforts dans le Décan et Mazulipatam devint de plus en plus le lieu où s’assemblèrent les renforts que nous envoyâmes à Haïderabad.
L’année 1752 ne fut pas marquée par de grands événements. Nos établissements vivaient d’une vie normale, sans crainte du dehors, sans agitation au dedans. Le district de Bezoara fut distrait au mois d’avril de la province de Moustafanagar pour être rattaché au paragana de Devracotta, dépendant de Mazulipatam et en novembre nous obtînmes non la possession mais le fermage de la province de Condavir qui nous fut cédé à la suite de nouveaux services rendus à Salabet j. au moment de l’attaque de son frère Gaziuddin. Moutrou kh., qui en était le fermier, s’en dessaisit de bonne grâce (13 décembre), non sans avoir au préalable enlevé tous les revenus de l’année écoulée. Jaffer Ali se maintint à Rajamandry et à Chicacol et il fut un instant question de lui donner la nababie d’Arcate après la mort de Chanda S. ; on avait eu auparavant la même pensée pour Néamet Oulla kh. Notons encore que Dupleix n’avait pas renoncé à tout espoir d’obtenir des rescriptions sur les provinces de Moustafanagar, Ellore et Rajamandry pour assurer la subsistance de nos troupes. Au moment où notre situation paraissait assez critique à Haïderabad par suite de l’attaque de Gaziuddin, Dupleix invita Bussy (21 octobre) à s’occuper de la question et, pour le déterminer à agir, il lui tint ce singulier raisonnement : si Salabet j. doit perdre tout son royaume, que lui importe de nous céder des droits sur des provinces qui ne lui appartiendront plus demain ; s’il doit le garder après avoir triomphé de son frère, ce succès lui procurera par ailleurs tout l’argent dont il pourra avoir besoin.
Les revenus des deux provinces s’élevèrent en 1752 à 379.251 rs., dont 170.085 pour Mazulipatam, 61.656 pour Narzapour, 66.584 pour Nizampatnam, 60.000 pour Devracotta et 20.200 pour l’Île de Divy. — L’affermage des terres constituait le revenu le plus important, 214.000 rs., puis venaient le produit des salines, 105.000 rs. et celui des douanes, 42.000 Les autres droits, 18.000 rs., ne méritent pas d’être énumérés. — Le district de Narzapour était administré par Panon, celui de Nizampatnam par de la Selle et de l’île de Divy par Drugeon.
Au début de l’année, un nouveau commandant, Léon Moracin, était venu s’installer à Mazulipatam par suite du départ de Guillard. Il était, comme Friell, neveu de Mme Dupleix.
Le premier soin de Moracin fut d’essayer de rétablir de bonnes relations avec Jaffer Ali. La tâche était délicate en raison de la bonne amitié qui nous liait à Calender kh. et de l’engagement que nous avions pour ainsi dire pris de lui faire obtenir les provinces d’Ellore et de Rajamandry, mais on put le convaincre que c’était présentement irréalisable. Nos affaires allaient trop mal dans le Décan. Bussy lui-même conseillait de ménager Jaffer Ali, sauf à lui substituer Calender kh. le jour où l’on pourrait le faire sans trop de difficulté.
On atteignit ainsi l’année 1753 qui devait être plus fertile en événements.
Dupleix qui, selon son habitude, surveillait de très près chacun de nos établissements, portait un intérêt particulier aux affaires de Mazulipatam, de plus en plus rattachées à celles du Décan. L’octroi du fermage de Condavir ne lui donna pas une entière satisfaction ; il eut voulu obtenir la possession effective de la province, et ne cessa d’importuner Bussy pour qu’il l’obtint. Celui-ci préféra acquérir les quatre circars.
Cependant Moracin s’était attaché avec une réelle passion et, semble-t-il, avec un désintéressement sincère à l’administration de sa province. Le 9 janvier 1753, il rédigea un mémoire qui ravit tellement Dupleix qu’il s’empressa de l’envoyer à la Compagnie, au garde des sceaux, à Montaran, à Silhouette et à son neveu. D’après Moracin les revenus suffisaient à payer nos dépenses courantes, tout en laissant des disponibilités pour le commerce. On n’obtiendrait toutefois ce résultat, qu’en ayant assez de monde pour tenir le pays, sans quoi les contributions ne rentreraient pas et que faire sans argent[23] ? Jaffer Ali et Moutroukh devaient respectivement au soubab 50 et 15 à 20 lacks, qu’ils ne se souciaient nullement de payer et Salabet j. n’avait d’autre moyen pour les faire rentrer que de recourir à nos bons offices. « Quel désordre, disait Moracin, ou plutôt quelle faiblesse ! » Pour leur faire rendre gorge, il demandait qu’on lui envoyât de l’armée du Décan Chek Ibrahim avec ses cipayes.
Le pays passait pour riche en diamants ou autres mines précieuses. Dupleix envoya tout exprès pour les reconnaître et les mettre en valeur un nommé Dumont, fort expert en la matière. N’est-il pas de l’essence d’une colonie nouvelle d’être toujours riche en minerais divers ? Il se trouva que Dumont ne découvrit rien. Cet essai ne découragea pas Dupleix, qui se proposa de le renouveler l’année suivante sur d’autres bases : un Chinois était venu lui proposer un procédé des plus simples pour assécher rapidement les eaux les plus abondantes. Il est à présumer que cette méthode ne fut même pas mise à l’épreuve. Le Godavery pas plus que la région de Mazulipatam ne possèdent de mines d’aucune sorte ; la richesse du pays n’était ni dans ses rivières ni dans son sous-sol, mais dans la terre elle-même qui convenablement irriguée pouvait donner de grandes quantités de riz.
Au point de vue religieux, le pays fut partagé entre les Jésuites et les Capucins, chacun ayant trois aumôneries. Les Jésuites eurent le sud jusqu’à la Quichena, y compris l’île de Divy ; les Capucins eurent le nord. Le règlement de cette affaire ne dura pas moins de huit mois. On sait combien ces deux missions qui voisinaient déjà à Pondichéry, étaient jalouses de leurs prérogatives respectives et fort âpres à se partager les royaumes de la terre. Un jésuite, le P. Martin, s’était offert dès le mois de décembre 1752 à mettre en valeur l’île de Divy en faisant venir de l’intérieur une partie de sa mission ; son concours fut accepté avec reconnaissance.
Moracin compléta l’organisation administrative de la région en plaçant Dulaurens jeune à Montepelly et Duplan de Laval à Condavir. Ce dernier ne fit que passer durant la majeure partie de l’année nos possessions se trouvèrent sous le contrôle de Martin à Condavir, Panon à Narzapour, de la Selle à Nizampatnam, Drugeon à Divy et le Ridée dans le paragana de Devracotta. Le comptoir de Montepelly fut créé seulement au mois de mars ; voisin du raja d’Ongol, il était le plus exposé aux attaques[24].
L’administration était facile et les revenus rentraient à peu près régulièrement, lorsque à la fin de février Goupil proposa à Moracin de demander les quatre circars pour assurer la paie de nos troupes. Il estimait qu’on pouvait faire l’opération avec les seules forces que Bussy ramenait à la côte sans en distraire aucune du Décan. L’idée n’était pas nouvelle, puisqu’elle avait déjà été envisagée par Dupleix lui-même sous une forme à peine différente ; elle n’en prit pas moins Moracin au dépourvu et, en l’absence de Bussy qui n’allait pas tarder à arriver, il ne se crut pas autorisé à donner un avis. Il entrevit cependant à l’exécution du projet certaines difficultés d’exécution, tenant surtout à la personnalité des fermiers actuels. Que diraient-ils si on ne les conservait pas comme fermiers généraux ? que feraient leurs compétiteurs si on les maintenait ? C’était en somme la question Jaffer Ali-Calender kh. qui se posait avec netteté. Cette fois il faudrait prendre parti entre l’un et l’autre et quoi que l’on décidât, c’était la guerre à peu près certaine entre les concurrents. La question se compliquait des appétits naissants d’un certain Viziam Raja, sous-fermier de Chicacol, qui aspirait à l’indépendance, c’est-à-dire à percevoir les revenus de cette province pour son propre compte. Ce Viziam Raja, dépendant de Jaffer Ali, risquait d’être pour ce dernier une cause de sérieuses difficultés. Moracin ne se souciait pas d’éveiller toutes ces convoitises : il n’avait aucun moyen pour satisfaire les unes ni pour contrarier les autres. Plus éloigné du théâtre des compétitions, Dupleix n’hésitait pas à résoudre la question et se déclarait pour Calender kh. Cet homme au moins empêcherait les Anglais d’être les maîtres du commerce des toiles et avec 100 blancs et 4 à 500 cipayes, on arriverait aisément à se débarrasser de Jaffer Ali. Arrivé à Mazulipatam, Bussy parut plutôt enclin à se ranger à l’opinion de Moracin ; d’ailleurs que pouvait-il résoudre à la côte ? c’était à la cour seule du soubab qu’il fallait agir ; or, à ce moment Bussy n’était rien moins que disposé à retourner dans le Décan. La question resta donc en suspens, comme une conversation tombe faute d’objet et Goupil ne fut point autorisé à la poursuivre. On avait déjà quelque raison, sans mettre en cause sa bonne volonté, de se défier de son habileté et il apparaissait de plus en plus que l’affaire, plus ébruitée qu’il n’eut fallu, avait surexcité les esprits aussi bien à la cour qu’à la côte et qu’elle rencontrait des deux côtés une dangereuse opposition. Il n’était pas bien sûr d’autre part que l’idée n’eut pas été suggérée à Goupil par nos ennemis eux-mêmes pour nous discréditer davantage encore dans l’opinion des Indiens.
Bussy resta deux mois à Mazulipatam, où il fut fort bien accueilli. Moracin était un homme d’initiative et d’entendement qui savait s’élever jusqu’aux idées générales. Mis en confiance l’un et l’autre, les deux hommes se lièrent d’amitié et causèrent à cœur ouvert de leurs projets mais surtout de ceux de Dupleix dont dépendait leur avenir. Bussy ne dissimula pas à Moracin ses craintes au sujet du Décan et son désir de ne pas y retourner. Il n’appartenait point à Moracin de l’entretenir en cet état d’esprit ; sa double qualité de fonctionnaire et de parent de Dupleix le lui interdisait, mais que ne peut le temps contre les résistances les plus opiniâtres ? La fatigue elle-même se lasse, et Bussy était chaque jour encouragé par Moracin et même par son ami Marion du Mersan, inspirés l’un et l’autre par Dupleix[25], à retourner au Décan pour compléter l’œuvre qu’il avait si bien commencée.
À la fin il se décida à repartir, et l’on a vu plus haut, par sa lettre de Gontour, que c’était d’un cœur désabusé et l’âme pleine de tristesse. Les choses se passèrent fort heureusement mieux qu’il ne l’avait pensé ; il arriva sans peine à Haïderabad, où il retrouva son prestige aussi grand qu’avant son départ.
La question des circars lui parut alors plus facile à résoudre et dès qu’il eut pu prendre contact avec Mohamed Oussen, revenu de l’armée, ce fut une des premières qu’il aborda. Tenant compte des rivalités qui s’agitaient à la côte, il fit, dès le 2 juillet, part des réflexions suivantes à Moracin :
Jaffer Ali était attaqué par Viziam Raja et les provinces qu’il gouvernait risquaient d’échapper aux Maures. Si nous voulions en obtenir la cession, nous n’avions aucun intérêt à en garantir la valeur ; à Haïderabad, on tiendrait moins à conserver des provinces si exposées. Loin de prendre parti pour Jaffer Ali, nous devions au contraire aider son concurrent en lui faisant passer des munitions et en favorisant la désertion de cipayes qui viendraient
se joindre à lui. Bien entendu, il fallait que tout cela fut fait avec la plus grande discrétion. Pour ne donner aucun soupçon à Jaffer Ali, on réclamerait à grand bruit ces déserteurs ; Viziam Raja ne serait pas assez sot pour ne pas comprendre le double jeu. On éviterait d’ailleurs de prendre des engagements avec Jaffer Ali, si pressé de trop près par son adversaire, il réclamait notre assistance ; Bussy profiterait de ce moment, où les provinces paraîtraient se détacher elles-mêmes de l’empire, pour faire entendre au soubab que le seul moyen de les lui conserver était de nous les abandonner pour la solde de notre armée ; elles lui feraient retour aussitôt qu’il n’aurait plus besoin de nos services. Dans le cas où Salabet j. se prêterait de bonne grâce à cet arrangement, on pourrait laisser les provinces à Jaffer Ali, pourvu qu’il consentit à être notre naëb ou lieutenant et nous versât par mois deux laks de roupies. Si le soubab refusait, loin d’en témoigner de l’humeur, nous l’avertirions que nous comptions prendre les provinces sous notre administration directe pour empêcher Viziam Raja de s’élever à ses dépens. Bien mieux, nous lui ferions entendre que les revenus de ces provinces seraient employés à entretenir une armée, qui resterait auprès de lui et veillerait sans cesse à sa sécurité. Calender kh., qui était venu de Mazulipatam avec Bussy, approuva entièrement ces combinaisons, sans doute avait-il la promesse d’en être tôt ou tard le bénéficiaire ; malheureusement pour lui et peut-être pour nous, il mourut un mois après.
Il y avait bien quelque duplicité dans le projet de Bussy, mais comme il l’expliquait dans la même lettre,
« dans une nation aussi fourbe que celle avec qui nous avons à traiter, ne mettre jamais que la droiture et la probité, je pense que c’est être dupe et nous le serons infailliblement de cette race, si nous ne nous conformons pas un peu à l’usage de ce pays… Je compte bien me faire un mérite auprès du nabab et des Maures d’avoir sauvé ces provinces et qu’on ait obligation aux Français de s’être opposés à l’invasion du raja. Il faut que vous mettiez par vos intrigues Jaffer Ali à deux doigts de sa perte. Soufflez le feu de la discorde autant que vous le pourrez entre lui et Ram Raja (Viziam Raja). Il est de notre intérêt que ces deux hommes ne s’entendent point. Je dirai à tout ceci comme Hannon :
- Parmi ce peuple faux, à qui garder ma foi ?
- C’est aux événements à disposer de moi. »
Mohamed Oussen parut entrer dans les vues de Bussy, mais ne voulut répondre ni du soubab ni de ses ministres ; il savait qu’au même moment, loin d’être disposée à nous faire de nouvelles concessions, la cour pensait sérieusement à nous retirer les anciennes, notamment le Carnatic et le Condavir.
C’est alors que Bussy songea à s’allier avec Balagirao contre Salabet j. Il n’eut pas besoin de recourir à cette extrémité, on a vu comment il s’était rendu à Aurengabad et y avait réglé la question des quatre circars.
Avant d’exposer les particularités de cette cession et les conséquences immédiates qui en résultèrent, il nous faut revenir un instant à la côte, où ces événements allaient produire l’effet d’une véritable révolution.
Le départ de Bussy fut suivi d’un événement assez grave dans la province de Nizampatnam. Le raja d’Ongol dont le territoire touchait à nos limites méridionales vers la rivière Gondegamma, était peu disposé à reconnaître notre autorité. Par suite d’une imprudence de Dulaurens, notre commandant à Montepelly, qui arrêta quelques brames de ce prince, la guerre se trouva engagée à la fin de mai. Un officier du nom de Caix fut envoyé avec des hommes pour la soutenir, à condition toutefois qu’il considérât l’opération comme sure. Arrivé aux bords de la Gondegamma, il écrivit au raja qu’il n’était venu que dans l’intention d’arranger les affaires. L’homme à qui fut confiée la lettre, revint le 22 juin en disant que le raja était mieux armé qu’on ne le pensait ; peut-être avait-il avec lui 10.000 hommes ; en tout cas, il fallait s’attendre à une action sérieuse.
Le lendemain, de Caix vint camper à l’aidée de Caravady, à une cosse et demie d’Ongol et il s’y croyait en sûreté, lorsque tout d’un coup, à midi, il fut attaqué par l’ennemi de tous les côtés à la fois. Un instant de Caix se crut perdu ; nos troupes furent obligées de se replier et de se concentrer, mais une contre-attaque de nos cipayes, bien dirigée, arriva à contenir les assaillants puis à les faire reculer. L’affaire terminée, de Caix comptait rester dans son camp, mais sa troupe était si abattue, si découragée, si rebutée qu’elle décampa pendant la nuit. Rien ne troublait sa retraite, lorsqu’elle fut prise d’une panique et se mit à fuir en abandonnant ses canons et ses munitions qui tombèrent aux mains de l’ennemi. Cette action nous coûta 2 blancs tués sur place, 14 blessés, 2 cipayes tués et 12 blessés — en tout 30 hommes hors de combat. De Caix se retira à Nizampatnam.
Cet échec qui resta impuni accrut la fierté du raja, dont le voisinage devint de plus en plus incommode ; mais nous n’avions pas assez de monde pour disperser nos forces de tous les côtés et de plus graves soucis nous attendaient dans le nord de nos possessions.
La rivalité de Jaffer Ali et de Viziam Raja s’accentuait tous les jours et dans l’incertitude des événements nous ne savions comment orienter notre politique : aucun de ces deux hommes ne méritant notre confiance et tous deux ayant au contraire donné quelques preuves d’attachement aux Anglais. Les préférences plutôt que les sympathies de Bussy allaient à Jaffer Ali, tandis que celles de Moracin allaient à Viziam Raja, mais ces préférences étaient assez variables, comme on pourra s’en rendre compte.
Au mois d’août, alors que Bussy jetait à Haïderabad les premières bases de l’accord qui ne devait intervenir que fin novembre, Jaffer Ali figurait parmi les seigneurs du Décan devant contribuer à l’entretien de nos troupes pour une somme mensuelle de 60.000 rs. Moracin lui proposa alors une union solide et comme preuve de ses bonnes dispositions il s’offrit comme médiateur de la paix à intervenir avec Viziam Raja ; Viziam Raja négocia en effet par notre intermédiaire avec Jaffer Ali, et envoya à Mazulipatam un de ses parents, nommé Balbaderajou, pour nous dire qu’il n’était nullement l’ami des Anglais, bien qu’ils lui eussent offert 130 hommes pour contrarier nos desseins, mais la paix avec Jaffer Ali lui paraissait difficile à conclure. Elle ne pouvait se faire que si on les rendait indépendants l’un de l’autre ; en d’autres termes, pour éviter à l’avenir tout démêlé avec Jaffer Ali, Viziam Raja offrait de payer directement ses fermages au soubab ou aux Français. Comme gage de ses sentiments pacifiques, il promettait de ne faire aucun acte d’hostilité tant que Moracin ne se serait pas prononcé et de contremander les Marates dont il avait sollicité le secours. Moracin ne voulut rien faire sans consulter Bussy, mais il ne lui cacha pas que Jaffer Ali faisant quelque difficulté pour payer les 50.000 rs. auxquelles il était taxé, nous avions actuellement tout intérêt à soutenir Viziam Raja (sept. 1753).
Jaffer Ali en effet ne nous paya pas ; il nous donna seulement des rescriptions sur les gemidars de ses dépendances, persuadé d’ailleurs qu’ils ne s’acquitteraient de rien. Or il pouvait parfaitement verser 3 à 4 laks. Moracin n’en accepta pas moins les rescriptions, sauf à faire rentrer l’argent par ses cipayes au moment des récoltes. Entre temps, Jaffer Ali remporta quelque succès sur Viziam Raja ; il n’en fallut pas davantage pour lui ramener Moracin, qui le félicita de ses succès et se proposa pour imposer un accommodement à Viziam Raja. (octobre 1753). Sur la nouvelle d’ailleurs erronée de la mort de Jaffer Ali ou de son père qui aurait été tué, Moracin, dont la politique restait invariable sous une apparence de mobilité, suggéra à Bussy l’idée de s’entendre avec Viziam Raja pour Chicacol et Rajamandry, tandis que l’on donnerait Ellore et Moustafanagar soit à Mirza Ismaël Beck soit au fils de Calender kh. Ismaël Beck était l’homme de confiance de Moracin.
Les choses en étaient là lorsque Moracin apprit par une lettre du 28 novembre datée d’Aurengabad que les quatre circars venaient enfin de nous être cédés. La vie de nos établissements de la côte va désormais se confondre avec celle de l’intérieur, ou du moins elle s’en différenciera si peu qu’il vaut mieux désormais les confondre en un seul et même récit.
Mais de même que nous avons donné précédemment un tableau sommaire des revenus de nos provinces du littoral, nous ne terminerons pas cet exposé qui leur est propre, sans indiquer aussi les revenus de l’année 1753. Ils étaient en augmentation sensible sur ceux de l’année précédente, puisqu’ils s’élevaient à 994.896 rs. contre 379.251. Il est vrai que ceux de la province de Condavir étaient venus s’y ajouter. Ils se répartirent de la façon suivante :
204.187 | pour | Mazulipatam, |
488.000 | pour | Condavir, |
71.984 | pour | Narzapour, |
86.700 | pour | Nizampatnam, |
39.263 | pour | l’île de Divy, |
et 104.762 | pour | le paragana de Devracotta. |
Si l’on met à part les revenus de Condavir, ceux des autres provinces se partagèrent entre les revenus et fermages des terres, 327.275 rs. les salines 120.882, les douanes 44.085 et différents autres droits 14.654. Bussy eut vivement désiré que les revenus de Condavir fussent affectés au paiement de ses troupes et lorsqu’au mois d’août il engagea des négociations pour les circars, il demanda expressément à Dupleix, cinq laks sur les revenus de cette province, afin de ne pas être obligé, disait-il, de mendier auprès de ceux avec qui il traitait. Dupleix n’y avait pas consenti, et quoi qu’il lui en coûtât, il avait préféré avancer 200.000 rs. de ses fonds personnels ; les revenus de Condavir appartenaient à la Compagnie et il n’entendait y toucher comme à tous autres qu’à la dernière extrémité. (Lettres des 6 août et 22 septembre 1753). À court d’argent, il ordonna cependant à Moracin peu de temps après (9 octobre), d’emprunter 40.000 rs. pour le compte de la Compagnie.
L’administration de Mazulipatam et de Nizampatnam sous Moracin avait été en somme heureuse et prospère ; à part l’incident d’Ongol, le pays n’avait cessé d’être tranquille depuis que nous en avions pris possession ; les populations travaillaient en sécurité sur leurs terres et les tisserands avec leurs métiers ; les revenus augmentaient d’une façon régulière par une surveillance plus exacte des fermiers et le commerce suivait son cours normal, sans atteindre cependant le grand développement qu’avaient rêvé Dupleix et la Compagnie ; il y avait des habitudes prises qu’il était impossible de modifier. Ajoutons que, malgré notre occupation, les Anglais et les Hollandais restaient maîtres de continuer leur commerce, mais c’était une liberté plutôt théorique ; en fait ils avaient été obligés d’évacuer Narzapour et de transporter leurs opérations à Bandermoulanka, à l’embouchure du Godavery. Nous étions en réalité les seuls maîtres dans tout le pays.
§ 7. — La prise de possession des quatre circars.
Revenons à Aurengabad.
La cession des quatre circars couronnait trois années de succès à peu près ininterrompus. La nation française était élevée au plus haut point de gloire et, ce qui ne gâtait rien, nos troupes allaient enfin être payées avec des ressources régulières et permanentes : on pouvait du moins l’espérer. Bussy ne tira nulle vanité de ce résultat, mais ses opinions sur le Décan furent modifiées. La facilité avec laquelle il avait triomphé l’autorisa à penser que Dupleix avait peut-être raison de vouloir rester indéfiniment dans le pays et il ne parla plus de l’évacuer. Bien mieux, sur des bruits venus de France qu’on voulait rappeler nos troupes comme gage de nos sentiments pacifiques, il prit l’initiative de réclamer leur maintien. Dans une lettre écrite le 16 décembre à Roth, qui allait rentrer en France[26], il lui disait que notre retraite serait suivie de l’arrivée des Anglais, qui assureraient leur grandeur sur nos ruines : le Décan étant absolument incapable de se défendre contre toute attaque étrangère.
« Tandis, écrivait-il, que toutes les nations cherchent à nous supplanter, parce qu’elles sont persuadées que nous allons au solide, n’y aurait-il que nous qui ne sentions point les avantages de notre situation ? Serait-il donc possible que la Compagnie opiniâtrement aveugle ou faussement préoccupée contre ses véritables intérêts refuse les trésors que la nature lui prodigue pour ainsi dire malgré elle et que, cherchant dans une paix un intérêt imaginaire, elle perde de plein gré le fruit de tant de travaux. Fallait-il donc, pour acquérir cette paix dans la province d’Arcate, céder tout à nos rivaux et devenir pour ainsi dire leurs esclaves en recevant un maître de leurs mains ? Cette paix, dis-je, que la Compagnie pense devoir lui procurer un commerce florissant et tranquille, aurait eu un tout autre effet. Un soubab placé de leur façon nous eut resserré dans des bornes si étroites que s’il ne l’eut pas détruit tout à fait, au moins en aurait-il empêché l’étendue. »
Ces résolutions si contraires aux intérêts de la Compagnie n’étaient, d’après Bussy, que le résultat de lettres envoyées de l’Inde en France par des employés de la Compagnie, aigris, jaloux ou mécontents : elles le plongeaient dans une mortelle inquiétude ; il ne pouvait comprendre qu’on préférât en quelque sorte la servitude aux trésors, à l’autorité et à l’indépendance. Le parti que prendra la Compagnie décidera ou de la ruine de son commerce ou de son étendue et de son affermissement.
Bussy comptait bien que ses propos seraient rapportés en France et que Roth, dont la mission avait été jusqu’alors favorable à Dupleix, serait leur meilleur avocat à tous les deux.
Une autre lettre écrite deux jours plus tard (18 décembre) à son ami Marion du Mersan, en ce moment en route pour France, nous éclairera mieux encore sur les pensées et les intentions de Bussy à cette époque de sa carrière, où tout paraissait lui sourire.
Dans une première partie, il lui racontait les événements depuis son arrivée à Haïderabad jusqu’à son entrée à Aurengabad. Inutile de l’analyser. Dans une seconde, Bussy entrait dans des considérations de politique générale et s’exprimait avec un certain scepticisme, qui jette un jour un peu nouveau sur son caractère.
« La gloire militaire, disait-il, ne doit intéresser que faiblement ceux qui sont au service de la Compagnie à moins qu’elle ne procure à son commerce des avantages solides. Les intérêts de la Compagnie inséparables de ceux de l’État sont si bien liés dans cette partie avec l’honneur de la nation en général qu’il faudrait être tout à la fois homme de guerre, homme de cabinet et homme de commerce. Je suis bien éloigné de réunir ces trois qualités, mais je voudrais seulement convaincre la Compagnie de mon zèle pour ses intérêts que j’ose dire avoir été le principal but de toutes mes opérations… »
Tout est actuellement tranquille, a Les Français sont tout à la fois protecteurs, amis, arbitres et médiateurs ; j’ai la satisfaction de voir que les travaux continuels d’une campagne de quatre ans, pendant lesquels on a vu les événements les plus singuliers, et toutes mes opérations suivies du plus heureux succès, ont procuré à la Compagnie de riches établissements et assuré à Salabet j. l’héritage de ses pères… »
Après avoir exprimé, comme à Roth, la crainte que sur des rapports envoyés de l’Inde la Compagnie ne rappelât ses troupes et ne laissât la voie libre aux Anglais[27] et avoir justifié du mieux qu’il pouvait la politique de Dupleix dans le Carnatic[28], il terminait par cette conclusion tout à la fois mélancolique et humoristique :
« Quant à moi, à ne consulter que mon inclination et le pen¬ chant naturel qui me porte vers ma patrie et ma famille, je verrais venir avec une grande satisfaction les ordres de la Com¬ pagnie pour la rentrée de toutes les troupes dans ses comptoirs. Quoique je sois décoré de tous les titres et marques d’honneur que l’Empereur peut accorder aux grands de son empire, géné¬ ralissime des armées du Décan, arbitre des Mogols et des Marates, Maymarath enfin[29], tout cela me touche fort peu. Combien je préférerais une promenade au Palais Royal ou aux Tuileries et un souper avec deux ou trois amis de votre caractère à la vaine pompe des grandeurs asiatiques dont je suis excédé, au grave et fastueux personnage que je suis forcé de jouer et dont nous avons ri quelquefois tête à tête. L’honneur de la nation et les intérêts de la Compagnie se sont opposés jusqu’ici à cette félicité dont je ne puis goûter qu’en esprit les délices. Si j’avais moins cherché les avantages de la Compagnie, je serais moins sensible à leur perte. Je ne la verrai qu’avec la douleur d’un citoyen qui voit sa patrie aveugle sur ses intérêts abandonner à d’autres des trésors qu’elle ne refuse que parce qu’elle ne les connaît pas. » (A. C. C2 84, p. 138-451).
En attendant, Bussy continua d’agir comme si tout devait se passer le mieux du monde. Comment parvint-il, peu de jours après son arrivée à Aurengabad, à se faire présenter par plusieurs seigneurs de la cour une sorte de convention dont l’objet principal était d’établir solidement les Français dans le Décan et de le mettre lui-même en possession de toute l’autorité ? Sa prudence ou son habileté coutumière dut y pourvoir. Quoiqu’il en soit, cinq hauts signataires, parmi lesquels Chavanas kh., lui présentèrent une convention en huit articles, en vertu de laquelle :
les signataires — nous allions dire les conjurés — faisaient le serment solennel de se soutenir et de se défendre mutuellement, tandis que Bussy s’engageait à ne laisser écraser aucun d’eux lorsqu’il serait lésé :
on se ferait une loi inviolable de l’équité et de la justice surtout envers le peuple, dont les intérêts devaient toujours être respectés et ménagés ;
on se communiquerait mutuellement ses vues et projets ; rien de caché pour la cause commune ;
dans les délibérations, l’avis de la majorité l’emporterait, sans que nul put se choquer que le sien propre n’eut pas prévalu ; on garderait un secret inviolable sur les projets ou desseins qu’on aurait en vue ; on ne devait même pas en parler à son ami le plus intime ;
toutes les promesses ou offres qui seraient faites par le parti opposé pour détacher de l’alliance l’un des confédérés seraient fidèlement exposées, afin qu’il y fut pourvu, s’il était nécessaire, à la satisfaction de l’intéressé ;
lorsque Bussy serait en possession de toute l’autorité, il s’emploierait pour faire obtenir à divers confédérés des jaguirs à leur convenance ;
Bussy jouirait enfin des mêmes honneurs que ceux qui étaient rendus au soubab ; de son côté il aurait pour les confédérés les égards que l’état et le rang de chacun d’eux demandait. (B. N. 9158, p. 74-75).
Sur ce plan, on devait d’abord travailler à renverser Lasker kh., puis rendre la liberté aux frères de Salabet j. Les circonstances décideraient du reste, sans jamais perdre de vue nos intérêts, notre crédit et le maintien de notre autorité.
Le renversement de Lasker kh. se fit de la façon la plus naturelle. Ce haut seigneur comprenant que ses menées avaient été percées à jour, proposa lui-même de résigner ses fonction. Bussy s’empressa de faire refuser l’offre sous prétexte qu’il ne voulait en rien s’immiscer dans les affaires intérieures du Décan, mais en secret il fit agir les conjurés pour rendre sa situation intenable et au bout de quelques jours Lasker kh. donna à nouveau sa démission, qui cette fois fut acceptée. On le nomma par une sorte de compensation gouverneur du Bérar, mais comme ce poste était déjà occupé par Ragogy Bonsla, qui prétendait être indépendant, c’était une façon de créer entre les deux hommes un antagonisme favorable à nos intérêts. S’il ne s’entendait pas avec Ragogy, comme il était vraisemblable, Lasker kh. serait oblige de lever 7 à 8.000 hommes pour faire valoir ses droits : la dépense suffirait à le ruiner. Chanavas kh., hier encore notre ennemi, hérita de sa succession comme premier ministre.
Dupleix eut désiré qu’on prit des mesures plus graves et il conseilla à Bussy de faire arrêter Lasker kh. et de l’envoyer sous bonne escorte à Mazulipatam et de là à Pondichéry. Bussy refusa de s’engager dans cette voie en disant que, malgré sa chute, cet homme jouissait encore d’un grand prestige et qu’une telle mesure risquait de provoquer un mouvement dont nous ne serions pas les maîtres et peut-être une intervention peu amicale de Balagirao. Il s’agissait de faire de la politique et non de la morale.
La libération des frères du soubab ne fut pas moins aisée. On se rappelle que Lasker kh. les avait fait emprisonner en lui faisant croire qu’il le débarrassait de concurrents dangereux, alors qu’il ne cherchait qu’à imposer sa propre autorité. Lorsque Bussy revint à Aurengabad, il se garda bien, au milieu des démonstrations d’amitié que lui prodigua Salabet j., de témoigner quelque intérêt à ses frères et il parut indifférent à leur sort jusqu’au jour où le changement de ministre lui permit d’intervenir sans se compromettre inutilement. Désireux de ne rien livrer au hasard, il commença par faire sonder le gouverneur de Dauladabad, qui, après bien des réticences, finit par demander 50.000 rs. comptant et 2 laks de jaguir. Or il se trouva que dans le même temps Balagirao cherchait également à se faire livrer les princes pour avoir une occasion d’intervenir dans les affaires du Décan et il offrait à cet effet 3 laks comptant et autant en jaguirs. Le gouverneur hésitait entre les deux propositions. Bussy l’ayant appris sentit la nécessité de ne pas laisser à Balagirao les moyens de provoquer une révolution et il mit Salabet j. au courant de tout ce qui se passait. Le soubab comprit le danger et consentit au rappel de ses frères, mais à condition qu’ils resteraient sous la garde des Français. Afin de sauver les apparences, il fut entendu que Bussy présenterait une requête au sujet de leur élargissement et que Chanavas kh. et Lasker kh. la signeraient conjointement. Ainsi fut fait, et le fils de Calender kh. partit aussitôt pour Daulababad avec nos dragons, 200 soldats et 2.000 cipayes. Le quélidâr commença par ne pas vouloir reconnaître les ordres de Salabet j., mais il s’inclina lorsqu’il sut que telle était aussi la volonté de Bussy. Nizam Ali eut une attitude à peu près analogue ; il déclara qu’il ne se connaissait point de frère à Aurengabad.
Au retour le concours du peuple fut si grand qu’on eut toutes les peines à avancer. Les princes entrèrent dans la ville au milieu des acclamations. Tout le monde, grands et petits, comblait les Français de bénédictions. On ne tarissait point d’éloges sur la nation et notamment sur leur commandant à qui l’on donnait d’une voix unanime le titre de restaurateur et de sauveur du Décan.
Cet événement eut lieu dans les premiers jours de janvier 1754. Le bénéfice que nous en retirâmes fut considérable. Outre qu’on cessa dans la population de nous reprocher la captivité des princes et de nous en tenir rigueur, Bussy calculait que nous pourrions peut-être un jour nous appuyer sur l’un d’eux, si « Salabet j. dont le caractère faible et volage était capable de toutes sortes de bévues et de sottises, venait à nous oublier ou que quelque révolution préparât un changement de scène dans le pays ? » Ce jour-là, il nous serait aussi facile d’élever un nouveau souverain que de le précipiter lui-même dans le néant.
Ces questions réglées, Bussy devenu le véritable ministre du Décan s’occupa de consolider sa situation en établissant avec Balagirao les meilleurs rapports possibles ; il s’était rendu compte que, malgré l’hostilité de la vieille Tara Baye, le pouvoir était réellement entre les mains du péchoua et que si celui-ci avait des envieux, dont quelques-uns formaient des projets pour l’abattre, tous ces rivaux se rangeaient sous son pavillon au moindre ordre et lui envoyaient aussitôt leurs troupes. Nulle possibilité de dissocier une force si parfaitement unie.
Comme Bussy avait appris la langue des Maures pour mieux connaître leur caractère et surtout pour pouvoir converser sans interprète avec Salabet j., il était de moins en moins embarrassé pour démêler tous les fils de la politique indienne et exercer sur l’esprit du prince une influence qu’il devenait difficile de contrarier. Son ingéniosité n’était jamais de court. En décembre, Salabet j. avait besoin d’argent et ne savait où en trouver : ses ministres étaient également impuissants. Bussy eut l’idée de mettre pour ainsi dire à l’encan plusieurs gouvernements soit en renouvelant moyennant finances les pouvoirs de ceux qui les détenaient soit plutôt en faisant faire dans les mêmes conditions de nouvelles nominations. Ce procédé quelque peu asiatique rapporta immédiatement 19 laks de joyeux avènement des nouveaux titulaires, en même temps qu’il permit de mettre en place des hommes qui nous étaient dévoués. Ce fut un double avantage. C’est ainsi que le gouvernement d’Haïderabad fut donné pour cinq ans à un nommé Safquichen kh., moyennant un fermage annuel de 40 laks, dont 12 furent versés comptant. Le gouvernement d’Adony et de Raïchour fut de même accordé à Néamet Oulla kh. moyennant un versement initial de 5 laks. Un nommé Abdouladi kh., frère de la veuve de Mouzafer j., reçut la forteresse de Mahour sous condition d’un présent de deux laks. Comme Mortiz Ali hésitait à accepter la nababie d’Arcate, Bussy voulait qu’on en disposât en faveur du tout jeune fils de Muzaffer j., et, en attendant lui fit donner un jaguir de 200.000 rs. Il fit également attribuer cinq forteresses considérables à des parents de Néamet Oulla kh. et de Calender kh. Le quélidar de Beder fut une de nos créatures. Ainsi Bussy se trouva effectivement le maître de toute l’administration du Décan. A la cour même du soubab il fit tout changer jusqu’au moindre domestique.
Ayant ainsi consolidé sa situation à Aurengabad, Bussy songea à aller lui-même occuper les quatre circars, puisqu’aussi bien ils lui avaient été personnellement attribués. Depuis trop longtemps il ne vivait que d’expédients ; la possession des circars lui donnait enfin des revenus réguliers ; encore fallait-il qu’il les touchât et il ne pouvait le faire que sur place. En attendant, sa situation restait aussi précaire. S’il avait pu procurer 19 laks au soubab, pour son compte il n’avait rien. En nous assurant des revenus pour l’avenir sur des provinces déterminées, cette sorte d’aliénation avait fait tomber toutes les rescriptions que nous avions obtenues en septembre sur divers fermiers du royaume, de telle sorte que, ne pouvant plus rien exiger du soubab, nous étions pratiquement sans ressources si nous n’allions les chercher où elles étaient.
Différentes circonstances retardèrent le départ de Bussy. Une des dispositions de l’acte portait que les circars lui avaient été cédés personnellement et non pas à la Compagnie. Dupleix et Moracin s’élevèrent contre ce dispositif, comme si Bussy eut voulu se tailler dans le Décan une vice-royauté autonome ou indépendante. Quand cette question fut réglée à la satisfaction de Bussy, ce fut celle du commandement des nouvelles provinces qui se posa. Moracin, qui était à Mazulipatam depuis plus de deux ans, se trouva mortifié de ne pas être chargé directement de leur administration et il fallut que Dupleix réglât encore cette question d’amour-propre en consacrant par un titre officiel les pouvoirs de Bussy. L’attitude à observer avec les Anglais et les Hollandais fut aussi l’objet de quelques explications embarrassantes, mais les difficultés les plus graves résultèrent des embarras financiers où Bussy se trouva pendant plusieurs mois et dont il fit remonter la responsabilité à Moracin.
Ces questions que nous allons maintenant reprendre en détail étaient de celles où, selon une remarque de Bussy, « deux hommes revêtus de la même autorité s’observent réciproquement et avec toutes sortes de politesse et sont attentifs à tenir tout dans un équilibre qui ne laisse prendre d’ascendant ni d’un côté ni de l’autre ». Leur règlement ne dura pas moins de quatre mois et se fit tout entier par correspondance.
Caractère particulier de la cession des circars. Bussy commandant en chef des armées du Décan. — La cession des circars à un représentant de la Compagnie était conforme à tous les précédents. Le gouverneur Dumas et Dupleix lui-même en avaient bénéficié. Bussy n’avait rien innové ; il savait d’autre part par de nouveaux ordres venus de France, que toute cession faite à un employé de la Compagnie devait être considérée comme faite à la Compagnie elle-même ; donc aucune idée d’indépendance personnelle n’avait pu traverser son esprit. S’il avait procédé de la sorte, ce n’était point par égoïsme ; il avait cédé à deux considérations. La première était de ne pas éveiller trop ouvertement les susceptibilités des Anglais. Nul doute qu’ils eussent été moralement autorisés à se plaindre et que leur réclamation eut eu plus de poids en Europe, si les circars avaient été directement cédés à la Compagnie dans les mêmes conditions que Mazulipatam et Condavir ; grâce au subterfuge adopté, il serait toujours possible de soutenir que les circars non seulement n’appartenaient pas à la Compagnie de France, mais relevaient à peine de Bussy lui même, puisqu’il était toujours loisible au soubab de se passer du concours de nos troupes et par suite de nous reprendre le pays qu’il ne nous avait accordé que pour leur entretien. Bussy se gardait bien d’ajouter que, si cette éventualité venait à se produire, il n’abandonnerait pas la place sans une sérieuse résistance.
Cette première raison n’était que pour sauver les apparences ; la seconde était plus solide. Si Bussy avait tenu à paraître en nom dans la cession des circars, c’est qu’il estimait cette condition indispensable pour exercer son autorité et par suite celle de la France auprès du soubab et même auprès du Mogol. Alors qu’il était le maître de la politique à Aurengabad et que rien ne s’y faisait sans ses ordres ou son consentement, il n’était pas convenable qu’on put le considérer comme un zéro à la côte ; personne n’eut compris cette antinomie. Dans tous les territoires dépendant du soubab, son autorité seule devait être reconnue.
Ce raisonnement visait Moracin, qui, durant les séjours de Bussy à la cour du soubab, devait administrer les provinces en son nom. Malgré leur amitié, il était à craindre que, la question d’attributions s’en mêlant, le premier qui était déjà gouverneur de Mazulipatam, ne voulut soit commander en maître soit exercer une autorité trop indépendante. Or si Bussy consentait à être le subordonné de Dupleix, il ne voulait être sous les ordres d’aucun autre. Aussi, pour éviter tout conflit d’attributions, demanda-t-il expressément à Dupleix de le nommer gouverneur ou commandant général de nos nouvelles provinces par un acte régulier. Cela n’indiquait pas qu’il entendit se passer du concours de Moracin ou lui imposer une sujétion humiliante ; non, il acceptait parfaitement que, tant qu’il serait lui-même à Aurengabad ou bien lorsqu’il viendrait à Pondichéry, Moracin tint sa place et exerçât le pouvoir avec une grande liberté d’allure, mais, même alors, Bussy estimait nécessaire au succède sa politique qu’il continuât de paraître aux yeux de tous le maître de la situation.
Intervenait enfin une raison de sentiment beaucoup plus discrète. Il n’avait pas renoncé à épouser Chonchon, et nous apprenons par une de ses lettres que si ce mariage devait avoir lieu et si on lui donnait le titre qu’il demandait, il ne quitterait l’Inde qu’avec Dupleix. Le lien familial qui les unirait accroîtrait encore son prestige et son influence auprès du soubab.
Dupleix trouva fort convenable que Bussy eut préféré des provinces à de l’argent au lendemain de son retour à Aurengabad. C’était pour lui une grande gloire et pour l’État un immense avantage. « Je ferai tous mes efforts pour que l’on en soit persuadé, mais ajoutait-il avec une certaine tristesse, je n’aurai pas moins de peine à réussir que pour tout ce que nous avons déjà acquis. » Il doutait que la Compagnie fut sensible à l’acquisition de ces nouvelles concessions.
Malgré toute la joie qu’il ressentait de ce succès, Dupleix feignit néanmoins en public de le considérer comme sans importance et il ne lui fit pas l’honneur d’un seul coup de canon. Comme Bussy, il estimait qu’autant valait ne pas surexciter la jalousie des Anglais au moment même où il allait négocier avec eux à Sadras pour le rétablissement de la paix entre les deux nations ».
« J’ai affecté, écrivit-il à Bussy le 16 janvier 1754, de dire que cette affaire ne regardait qu’indirectement la nation et que ces provinces restaient toujours sous la domination du nabab du Décan et que leurs revenus n’étaient destinés qu’à l’entretien de votre armée et que vous auriez la direction de ces provinces sans aucune relation avec la nation, que vous étiez dans ce cas officier du Mogol et que c’était à vous à gérer ces provinces pour recevoir les fonds et que les Maures auraient toujours le gouvernement comme vos naïbs dans ces provinces ; en conséquence j’ai donné les ordres à M. Moracin de suivre autant qu’il sera possible les ordres que vous lui donnerez pour le gouvernement de ces provinces. »
Mais tout en se félicitant de l’acquisition des circars, Dupleix ne comprenait pas que Bussy les eut fait mettre à son nom et, par lettre du 28 février, il le désapprouva formellement d’avoir fait insérer cette condition. Comme il résultait d’autre part des lettres de Bussy et de certaines conversations privées que celui-ci avait l’intention d’aller lui-même prendre possession des circars et laisser pendant quelques mois Salabet j. sous la simple garde d’un détachement français de 100 à 150 blancs et d’un millier de cipayes, Dupleix désapprouva plus nettement encore cette idée, en représentant que ce serait renouveler les errements de l’année précédente où tout avait failli être compromis par le départ de Bussy ; puisqu’aussi bien Moracin était déjà à la côte, il pouvait prendre possession de nos nouvelles provinces et se charger ensuite de leur administration, sans que Bussy fut obligé de se déranger : Moracin se conformerait aux indications qui lui seraient envoyées du Décan.
Mis directement en cause, Bussy répliqua avec beaucoup de vivacité, et non seulement il défendit son œuvre, mais il revendiqua encore le droit de diriger seul la politique du Décan comme il l’entendrait. Dupleix ne lui avait-il pas donné carte blanche ! il entendait en user. Mais nous préférons sur ce point essentiel comme sur quelques autres lui laisser la parole ; ses déclarations valent mieux que tout commentaire. (Lettre du 11-22 avril) :
En préparant la cession des circars, « je me suis appuyé sur la connaissance pratique que je puis dire avoir seul, parce que je suis le seul qui en ait fait une étude et qui y ait donné une application constante pendant près de quatre ans. Toutes les conjectures ne prévaudront point contre les faits… »
Bussy entreprenait ensuite de justifier sa politique. Salabet j. aujourd’hui soubab, pourrait cesser de l’être demain. « Ce n’est donc pas à lui personnellement que nous devons nous attacher, mais à celui qui se trouvera le maître du pays, n’eût-il d’autre titre que celui qui vient du bizarre caprice de la fortune. Le vrai moyen de tout perdre c’est de suivre le faux système de s’attacher précisément à la personne de Salabet j. … » Ce principe incontestable une fois établi et reconnu, c’est une chimère de vouloir prétendre soutenir Salabet j. envers et contre tous et une espèce de folie de vouloir s’opposer seuls au torrent de la révolution. Or cette révolution se préparait, il n’y avait d’incertain que le temps ; les firmans de l’empereur ne l’empêcheraient pas. Malgré ces firmans l’empereur peut parfaitement nommer un autre soubab. Le jour où cette révolution éclatera, il faudra, si nous ne voulons être dupes, être prêts à marcher comme les autres jaguirdars du Décan.
Il est possible que cette révolution n’éclate pas avant un an. Est-il nécessaire que durant ce temps, les Français passent la saison des pluies dans le Décan auprès de Salabet j. ? Cela était bon quand ils étaient mercenaires, mais aujourd’hui qu’ils sont autre chose que de simples gardes du soubab, puisqu’ils sont devenus jaguirdars, il n’est plus possible de les congédier. Ils se feront mieux désirer et craindre dans leurs terres qu’en restant à Aurengabad. Lorsqu’ils reviendront en cette ville, l’hivernage terminé, ils ne seront pas dans la même situation que l’année précédente, où les payant comme mercenaires, on pouvait leur dire de ne pas revenir.
Les conditions dans lesquelles les circars nous ont été cédés sont les mêmes que celles qui sont faites aux autres jaguirdars ou mensebdars, savoir : entretenir un corps de troupes auprès du soubab quel qu’il fût pour le suivre en campagne. Salabet j. ne peut nous inquiéter que dans le cas où nous refuserions de lui envoyer des troupes. « Il faudrait des volumes, disait Bussy, pour vous mettre au courant de quantités de coutumes que vous ignorez et sur lesquelles, quoi qu’on puisse dire, il faut se modeler… Les intérêts du Mogol et de son vice-roi dans le Décan que vous me proposez sont de beaux termes pour l’Europe, mais de vous à moi, Monsieur, il n’est pas difficile de les réduire à leur juste valeur. » Dans le système qui consiste à soutenir envers et contre tout Salabet j., alors qu’un autre soubab peut être désigné par le Mogol, et de rester auprès de lui avec toutes nos forces, on risque de se laisser « enfourner dans Aurengabad ».
Ici Bussy devenait légèrement agressif ; il critiquait la politique suivie dans le Carnatic et terminait en laissant entendre que si Dupleix ne modifiait pas son point de vue, le manque d’argent obligerait quand même l’armée du Décan à descendre à la côte pour aller en chercher. Citons textuellement :
« Depuis quatre ans que je suis le maître de mes opérations, j’ai toujours pris le parti le plus convenable. Si aujourd’hui elles dépendent de vos ordres, que je me ferai toujours un devoir de suivre exactement, mais que l’éloignement empêche de juger avec connaissance de cause, je vous assure, Monsieur, que nous ferons de mauvaise besogne…
« Chanavas kh. m’a prévenu qu’il ne voulait plus se mêler des affaires du Carnatic ; je vous en dis autant pour moi. Ainsi, Monsieur, vous ferez ce qu’il vous plaira. Je dirai seulement en passant que le dessein que vous avez de remettre Trichinopoly aux Maïssouriens, achèvera de nous rendre odieux et le nabab n’en tirera jamais le profit que vous vous imaginez…
« Je finis en vous assurant que quand mon projet devrait avoir les plus fâcheuses suites — ce qui n’arrivera pas — je me trouve forcé à le suivre ; ainsi, laissant à côté tout autre motif, la disette où je me trouve est le seul que je considère… Tout cela mûrement pesé, vous ne pouvez pas trouver mauvais que je refuse de m’engager dans un semblable labyrinthe pour la prochaine campagne et parce que mon zèle est toujours le même, je prends les moyens sûrs et efficaces pour mettre toutes choses dans l’ordre et les conduire à leur perfection, ce que je pourrais me flatter d’avoir fait. » (B. N. 9158. — Lettre à Dupleix des 11-22 avril).
Le ton si libre et si dégagé de cette lettre se fit presque menaçant quelques jours après. Le temps passait, l’argent ne rentrait pas et l’impatience de Bussy grandissait. Le 5 mai, il se déclara résolu de prendre possession de nos nouvelles provinces, malgré les oppositions que Dupleix pourrait y faire, dut-il en résulter les plus grands malheurs. Impossible de prendre un autre parti. Si Dupleix désirait qu’il continuât à gérer les affaires, il devait lui envoyer sans tarder des pleins pouvoirs sans restrictions aucunes, avec la commission de commandant. Bussy s’engageait au surplus à ne rien changer à ce qu’aurait fait Moracin, mais il ne voulait pas d’autre supérieur que Dupleix. (B. N. 9158).
Dupleix n’avait pas attendu cette espèce de sommation pour donner satisfaction à Bussy. Après avoir examiné de plus près ses premiers arguments, il avait compris que Bussy avait eu raison d’agir en son nom personnel autant pour fortifier son autorité auprès du soubab que pour mieux masquer le caractère de la cession aux yeux des étrangers, et par lettre du 20 avril, correspondant à peu de jours près à celle qu’il allait recevoir, il avait déjà ratifié les faits accomplis et investi Bussy du titre de commandant en chef des armées du Décan. Il désirait seulement que les provinces cédées tombassent en réalité dans la dépendance du roi et de la Compagnie, que Bussy ne se considérât pas comme en droit de se les approprier et qu’il n’en eût le gouvernement qu’autant qu’il serait à la tête de nos troupes dans le Décan. En ce qui concernait les étrangers, il désirait encore que pour un certain temps Bussy ne se prévalut pas de son nouveau titre de commandant en chef, ce titre ne devant avoir de valeur que pour les Indiens. Dans les rapports qu’il pourrait avoir avec les Anglais et les Hollandais pour nos nouvelles provinces, Bussy n’agirait qu’au nom du soubab et du Mogol.
« Vous ne devez faire usage (de ce titre) qu’auprès des Français et il faut que les étrangers ne connaissent en vous que les pouvoirs que vous tenez de Salabet j. et du Mogol et que les troupes noires et blanches que vous commandez soient directement ainsi que vous de la dépendance du nabab. Il ne convient même pas que vous fassiez connaître aux Maures que vous avez reçu cette patente, mais que vous vous contentiez de leur dire que j’ai ratifié tout ce que le nabab avait fait tant pour vous que pour la subsistance des troupes dont je vous chargeais du recouvrement et, en votre absence, le commandant de Mazulipatam qui sera dans ce cas comme votre procureur. Il convient de toute façon que l’étranger puisse se persuader que nous n’avons d’autre intérêt dans la possession de ces terres que celui de la solde de nos troupes et que ce n’est qu’au nom du nabab que vous les recouvrez[30]. » (B. N. 9159).
Si Dupleix avait aisément transigé sur les conditions de la cession des circars, il lui fut plus pénible de consentir à ce que Bussy abandonnât même momentanément son poste de confiance auprès du soubab. Trois fois au moins, par lettres des 10 et 15 mars et 28 avril, il le pria de ne pas descendre à la côte, où Moracin pouvait le suppléer ; en quelque lieu qu’il allât, il fallait qu’il restât toujours à portée de joindre le nabab rapidement. Si nonobstant ces avis plutôt que ces ordres, Bussy donnait suite à ses projets, il importait qu’il laissât auprès du soubab la majeure partie de ses troupes et ne vînt lui-même dans les circars qu’avec des forces très réduites : les cipayes d’Ibrahim kh. et les soldats de Dugrez n’étaient-ils pas là pour lui prêter main forte ? À la fin cependant Dupleix céda complètement et le 28 avril, il envisageait que Bussy se rencontrerait prochainement à Bezoara avec Moracin. Il ne connaissait pas encore à ce moment l’espèce d’ultimatum qu’il allait recevoir ; la concession qu’il fît fut donc toute gracieuse et inspirée du plus grand esprit de conciliation.
Bussy ne partit cependant pour la côte que deux mois plus tard. En dehors de l’opposition de Dupleix, le malentendu avec Moracin, auquel nous avons fait plus haut allusion, puis une guerre avec Ragogy Bonsla l’avaient contre son gré retenu à Aurengabad.
Rapports de Bussy et de Morancin. — Lorsqu’il sut dans quelles conditions les circars nous avaient été cédés, Moracin eut comme Dupleix la sensation que Bussy n’avait travaillé que dans son propre intérêt et il le soupçonna d’avoir retiré de l’accord d’Aurengabad quelque profit particulier : des indications fort vagues de la correspondance de Dupleix permettent également de le supposer. Quoiqu’il en soit, Moracin se demanda pourquoi lui aussi ne bénéficierait pas de certains avantages. N’était-ce pas lui qui devait recueillir la moisson dont Bussy avait semé les graines ? Il fit le calcul que le développement de nos intérêts à la côte, le va-et-vient des officiers, le mouvement général du personnel accroîtraient ses frais par le train de vie nouveau qu’il serait obligé d’adopter et très franchement il demanda à Bussy par lettre du 17 décembre qu’en raison de ces charges il lui fut alloué sur la masse des revenus des quatre provinces 20.000 rs. une fois payés et pour ses dépenses courantes 2.000 rs. par mois, sinon il lui serait impossible de faire face à ses besoins et il demanderait à être relevé de ses fonctions au mois de mars[31].
Bussy approuva les raisons invoquées par Moracin. Ce ne fut donc pas cet incident qui créa entre eux un malentendu ; ce fut plutôt leur divergence de vues au sujet de la convention elle-même et de l’attribution des fermages, puis vint la question plus angoissante de l’argent.
En ce qui concernait la cession, les termes tout personnels de l’accord parurent tels à Moracin qu’il crut n’avoir plus rien à faire dans ces nouvelles provinces. C’est ce qu’il laissa entendre à Bussy en ajoutant que s’il allait en prendre possession, les Anglais et les Hollandais seraient autorisés à croire que désormais ces provinces étaient nôtres ; ce serait les encourager à s’entendre avec les paliagars pour nous chasser du pays. Autre raison non moins grave : si par malheur Moracin s’aventurait dans les circars, il risquait pendant ce temps d’être attaqué à Mazulipatam. Avec quoi pourrait-il se défendre ?
Bussy releva ce langage avec une certaine vivacité.
Si l’on n’était pas disposé à aller jusqu’au bout, fit-il savoir à Moracin le 3 février, il n’eut pas fallu l’engager dans cette affaire. Maintenant on ne pouvait plus reculer :
« … Il serait assez singulier que nous ne puissions pas nous emparer d’un pays qu’on nous donne, sans la permission des Anglais… Si l’on craint les menées des Anglais et des Hollandais il ne fallait pas demander ces provinces ; on devait bien s’attendre à ce que l’acquisition de pareils domaines exciterait quelques rumeurs. Mais que feront ces rumeurs ? Il faut les dissiper ou par la force ou par la négociation. Je le répète, c’est au nom des Français qu’il faut en prendre possession et non au mien. Je suis ici au nom de la Nation et tout ce que je fais est en son nom et pour elle. » (B. N. 9158).
Moracin répondit à Bussy qu’il n’avait jamais jeté le manche après la cognée ; il avait seulement considéré qu’il y avait tout intérêt à ôter à notre prise de possession le nom ou même les apparences d’une affaire propre à la nation. Les Anglais, disait-il, s’étaient remués activement aussitôt qu’ils l’avaient connue ; le chef d’Ingeram avait déclaré qu’il périrait plutôt que de nous voir en possession des circars. Ils avaient fait tous leurs efforts pour réconcilier Jaffer Ali et Viziam Raja. Moracin avait été assez heureux pour empêcher cette liaison. Lorsqu’on serait bien ancré dans la province, on répondrait aux Anglais : Je règne, il n’est plus temps d’examiner nos droits.
« En vérité, mon cher ami, concluait Moracin, vous vous faites vis à vis des Anglais une délicatesse bien hors de place. Ils ne seront jamais susceptibles d’une pareille, lorsqu’elle pourra nuire à leurs intérêts ou à leur agrandissement. Il était de la dernière conséquence de les empêcher par quelque moyen que ce put être de mettre le nez dans cette affaire. Je vous avoue que je serais flatté qu’ils se plaignissent que je les ai trompés. Comme les Anglais sont trop arrogants pour convenir qu’on soit capable de les éconduire dans le maniement des affaires en tout genre, ils traitent de supercherie toute manœuvre qu’ils n’ont pas prévue et qui les met à l’écart. » (B. N. 9160, p. 41-42).
L’attribution des fermages fut un autre motif de froideur entre Moracin et Bussy. Avant l’accord d’Haïderabad du mois de septembre, celui-là s’était engagé à fond avec Viziam Raja pour la province de Chicacol, or Bussy paraissait absolument hostile à cette combinaison ; maintenant c’était lui qui parlait en maître. Moracin fut toutefois assez heureux pour ramener Bussy à son opinion et il obtint d’avoir carte blanche pour traiter les affaires de fermage en attendant que Bussy put les régler lui-même sur place.
Cependant Moracin s’était plaint à Dupleix de voir ses intentions mal comprises. Rien ne gênait plus Dupleix que d’avoir à prendre parti entre son neveu et l’homme à qui il devait toute sa gloire et, malgré les revers du Carnatic, le maintien de son prestige. Loin d’entretenir entre eux la division, il s’efforça de les concilier et il répondit une première fois à Moracin le 9 mars :
« Il faut pardonner à Bussy. Le zèle et l’embarras où il se trouve pour l’argent le gênent sans doute ; il vous rendra justice quand il saura tout ce que vous avez fait. Il voit les choses d’un peu loin et souhaiterait que tout allât aussi facilement qu’il a eu le bonheur de réussir. »
Sur ces entrefaites, Bussy obtint le titre de commandant de nos nouvelles provinces. Moracin qui l’avait peut-être désiré pour son compte se montra quelque peu contrarié et il fallut encore une fois que Dupleix calmât ses blessures d’amour-propre par une apologie fort nette des services de Bussy.
« Vous êtes amis, Bussy et vous, lui écrivit-il le 28 avril, et tous les deux vous m’êtes chers ; en voilà autant qu’il faut pour que vous ayez l’un pour l’autre les égards que vous vous devez réciproquement. N’oubliez jamais les obligations que la nation doit à ce grand homme. Rendez-lui la justice qu’il mérite. Vous devez à ce que je crois lui accorder une certaine expérience que vous n’avez encore pu acquérir et qui aurait pu vous éviter certaines alarmes que vous avez prises un peu trop chaudement. Tous les deux vous êtes portés pour le bien public de la patrie. Que ce soit toujours votre but à tous les deux et vous vous passerez vos vivacités réciproques. » (A. V. 3756).
Dupleix priait enfin Moracin de se conformer aux instructions de Bussy et de le consulter sur les faits essentiels aussi bien quand il serait dans le Décan que lorsqu’il viendrait à la côte.
Il était temps que Dupleix réglât enfin la situation respective des deux antagonistes. Si Moracin se plaignait de voir ses intentions dénaturées, Bussy n’était pas moins mécontent. De qui dépendait-il ? de Dupleix ou de Moracin ? Si c’était de Moracin, il priait qu’on envoyât immédiatement quelqu’un pour le remplacer. Les choses ne marcheront pas, si l’on ne s’en rapporte pas à ce qu’il dit et à ce qu’il fait.
« Je me suis sacrifié jusqu’ici pour la gloire et les intérêts de ma patrie, écrivit-il à Dupleix le 5 mai. Six mois après ma sortie de Pondichéry, ma fortune était au point où elle est aujourd’hui et quoiqu’il se soit présenté bien des circonstances depuis, où j’eus pu l’augmenter, je n’en ai rien fait. Ce n’est donc pas ce motif qui m’a fait rentrer dans le Décan et, quand il m’aurait guidé, la connaissance que j’avais du délabrement des affaires m’eut fait perdre toutes espérances à cet égard. Je vous en ai prévenu lors de mon départ de Mazulipatam ; aussi, depuis ce temps je puis vous en donner des preuves, puisque je n’ai exigé ni ne me suis porté sur les états pour aucuns appointements. Je n’ai demandé que ma dépense que j’ai diminuée autant que j’ai pu[32]… J’ai été obligé de vendre ce que j’avais de joyaux et d’étoffes du pays avec moi, ce qui a formé la somme de 38.000 rs., qui a servi à la subsistance des troupes ; je me suis fait caution pour les sommes que j’ai empruntées ailleurs chez les saucars… Je ne trouverais pas cette année 10.000 rs., aurais-je des sommes immenses d’effets à mettre en gage. À tous ces sacrifices je suis prêt d’en faire un qui ne souffre point de parallèle avec ceux dont je viens de parler ; c’est celui du don que Madame la Marquise m’a fait de ce qu’elle a de plus cher, (Mlle Chonchon) auquel vous avez donné votre approbation, dont vous et Madame différez la conclusion pour le bien des affaires. Je ferai à cet égard ce que vous souhaiterez l’un et l’autre, mais mon apparition à Pondichéry est nécessaire. » (B. N. 9158).
La crise d’autorité provoquée par la cession des circars et les rivalités qui en résultèrent se trouva close par la lettre de Dupleix du 28 avril. Chacun des antagonistes se trouva à sa place normale, mais tout l’avantage restait à Bussy. C’était sa volonté qui avait triomphé partout et Dupleix lui-même après avoir combattu ses desseins avait fini par les accepter. Maintenant, sous les dehors respectueux de l’obéissance et de la foi, le pouvoir du commandant français dans le Décan confinait à une réelle indépendance.
Difficultés financières de Bussy. — Rien n’empêchait plus Moracin et Bussy de s’entendre sans réserve, comme de bons amis qu’ils étaient la veille ; mais ainsi que l’expliquait fort justement Dupleix en sa lettre du 9 mars, une autre question plus grave encore que les précédentes, celle de l’argent, les divisait depuis l’origine et les divisait alors plus que jamais.
Au lendemain du paravana qui lui avait donné les circars pour l’entretien de nos troupes, Bussy s’était trouvé en fait sans ressources, puisque les rescriptions sur les fermiers étaient tombées du même coup. Or c’était une somme minimum de 200 à 210.000 rs. qu’il lui fallait tous les mois. Après les garanties que nous venions d’obtenir, il y avait quelque mauvaise grâce et peut-être quelque imprudence à solliciter de nouveaux subsides. Chanavas kh., pressenti à cet égard, laissa entendre à Bussy qu’il trouverait à la côte ce qui lui était dû, mais rien à Aurengabad. Pour subvenir aux besoins les plus urgents, Bussy vendit 38.000 rs. de joyaux ou d’étoffes qu’il avait reçus en présent de divers seigneurs maures. Mais ce n’étaient là que des moyens de fortune ; en dehors des emprunts aux banquiers toujours fort onéreux et qu’il fallait ensuite traîner comme une chaîne, Bussy ne pouvait espérer d’autres fonds que ceux qui lui seraient envoyés par Dupleix ou Moracin. Le premier n’en avait pas ; restait le second. Par lettre du 10 janvier 1754, Dupleix le pria de faire tout ce qui dépendait de lui pour faire passer à Bussy le plus d’argent qu’il pourrait et le 27 il fixa la somme à un lak par mois.
Si Moracin avait eu des fonds disponibles, il se serait sans doute prêté à exécuter ces instructions, mais il n’avait encore rien touché pour la ferme des nouvelles provinces et il ne pouvait disposer des revenus des anciennes sans les ordres de Dupleix : ces revenus appartenant à la Compagnie. Il était aisé de décider qu’on donnerait à Bussy un lak tous les mois ; encore fallait-il le trouver, et l’on ne trouva rien ni en février ni en mars. En avril, Moracin reçut enfin trois laks de Viziam Raja, pour les fermes de Chicacol et de Rajamandry ; il en donna deux pour l’entretien de l’armée d’occupation des nouvelles provinces et envoya le troisième à Bussy, qui le reçut le 17 mai.
On comprendra aisément l’impatience de Bussy durant tous ces retards ; il était obligé de contenir ses troupes qui menaçaient à chaque instant de se soulever ou de déserter et de fait pendant quelque temps on ne compta pas moins de dix désertions par jour. Dupleix lui-même ne concevait pas comment Bussy pouvait se maintenir au milieu de telles difficultés. Aussi ne cessait-il d’exciter le zèle de Moracin en lui représentant que tout retard dans l’envoi des fonds entraînerait la désertion générale de nos troupes et ce serait alors la fin de notre domination dans le Décan, mais il ne consentait toujours pas à se dessaisir des revenus de Condavir.
Que pouvait faire Bussy sans argent ? Le 11 avril, il envoya à Dupleix un compte de ses recettes et de ses dépenses, d’où il résultait que depuis le 1er septembre 1753, date à laquelle on lui fournit des rescriptions sur les fermiers, il avait reçu :
de Dupleix | 100.000 rs. |
des fermiers par la voie de Dugrez | 122.000 rs. |
de Mazulipatam | 42.000 rs. |
d’Aurengabad et d’Haïderabad | 200.000 rs. |
de Calender kh. et de ses amis par emprunts successifs | 5 19.638 rs. |
total | 983.638 rs. |
avec un débours jusqu’au 15 avril de | 983.000 rs. |
dont pour la dépense de l’armée jusqu’au départ d’ibrahim | 244.986 rs. |
et depuis son départ, en déterminant les cipayes à se contenter de rescriptions pour moitié de leur solde, par mois[33] : | 150.950 rs. |
Le mois suivant, la situation ne s’était pas améliorée. Dans un nouveau compte adressé à Dupleix le 15 mai, Bussy exposa qu’il lui fallait pourvoir aux nécessités suivantes, actuelles ou prochaines :
rembourser à différents seigneurs du Décan | 600.000 rs. |
rembourser aux marchands | 300.000 rs. |
trois mois et demi de solde aux officiers et des emprunts faits à quelques particuliers, | 100.000 rs. |
neuf mois et demi de solde aux cipayes | 400.000 rs. |
entretien du détachement de blancs auprès du soubab | 100.000 rs. |
pour celle à Mazulipatam, deux mois et demi de solde | 400.000 rs. |
pour quatre mois d’hivernage sur nos terres | 400.000 rs. |
total | 23 laks. |
Bussy ne voyait qu’un moyen de sortir de cette situation, c’était de mettre à sa disposition pour cette année les revenus de Mazulipatam et de Condavir. La Compagnie serait amplement dédommagée de cette avance par les profits qu’elle ferait sur nos nouvelles concessions. Mais si l’on prétendait séparer les affaires de la nation de celle qu’il conduisait actuellement, ce ne serait pas le moyen de les mener à bonne fin. Lorsqu’on avait fait l’acquisition des nouvelles provinces, il eut fallut songer davantage à la subsistance de l’armée ; on n’y a pas apporté toute l’attention nécessaire ; tous les embarras actuels viennent de là. Aussi Bussy demandait-il encore une fois qu’on le laissât maître de ses opérations ; autrement tout l’édifice croulerait. On n’était pas en Europe, où l’on doit se conduire d’après certaines formes et certains règlements ; dans l’Inde tout cela ne servait à rien ; « la force seule (y) fait le bon droit ; quand on l’a, on a tout, sinon on ne tient rien… Il est inutile de se monter sur de grands mots et de grands sentiments ; avec cette nation ce serait le vrai moyen de ruiner toutes les affaires. (B. N. 9158).
De guerre lasse, Bussy s’était décidé à envoyer à Mazulipatam le P. Monjustin, aumônier de l’armée, pour s’entendre avec Moracin au sujet des paiements promis et annoncés par Dupleix, lorsqu’arriva le 17 mai le premier versement de 100.000 rs. Ce fut une première lueur dans un ciel assombri ; il n’en fallut pas davantage pour que Bussy reprit confiance et la lueur en effet s’agrandit. Le mois suivant, Dupleix autorisait provisoirement Moracin à prélever sur les revenus de Condavir les sommes nécessaires à l’entretien de nos troupes. Mais déjà à ce moment, Bussy, autorisé par Dupleix, était descendu à la côte, non pour y effectuer une prise de possession déjà réalisée par Ibrahim et par Moracin mais pour y assurer lui-même le recouvrement des sommes dont il avait besoin et qui ne rentraient pas, par suite d’un certain flottement dans la direction des affaires.
Anticipons un peu sur les événements et continuons d’examiner les comptes de notre armée jusqu’au jour où Godeheu arriva dans l’Inde : ce n’est plus qu’une période de deux mois à courir. Tous les éléments d’information nous sont encore fournis par une lettre que Bussy adressa d’Ellore à Dupleix le 5 août suivant.
Arrivé à Bezoara, le commandant constata que l’une des causes qui avaient concouru à rendre nos domaines infructueux était que leur acquisition avait été considérée avec une sorte d’indifférence sinon par Moracin du moins par ses agents et qu’ils avaient donné peu de soin à la rentrée des revenus, dont les zemidars s’étaient emparés en partie, sans être inquiétés. D’autre part il était dû cinq mois de solde à l’armée d’Ibrahim et l’on avait rien retiré des provinces d’Ellore et de Moustafanagar données le 16 avril à Ibrahim et qui lui avaient été reprises presque aussitôt pour les attribuer à Assenalybeck, ancien divan de Néamet oulla kh., puis de Jaffer Ali et présentement fermier de Condavir. Quant à Viziam Raja, il n’avait rien donné en dehors des trois laks versés pour obtenir les fermes unies de Chicacol et de Rajamandry.
Dressant alors l’état des dépenses de son armée et celui de ses dettes depuis le 1er septembre 1753 jusqu’en novembre 1754, Bussy arrivait aux chiffres suivants, où ne figure ni la solde des Européens ni la dépense de l’artillerie.
à Ibrahim pour six mois, à raison de 50.000 rs. par mois | 300.000 rs. |
aux troupes noires que Bussy avait amenées avec lui et à celle restées à Aurengabad, | 328.000 rs. |
emprunts contractés dans le Décan dont Bussy s’était porté caution avec Calender kh, | 486.225 rs. |
dû aux marchands, zemidars, etc, | 300.000 rs. |
solde entière de l’armée pendant trois mois d’hivernage à la côte à 210.500 rs. par mois | 631.500 rs. |
2.045.725 rs. |
Sur les 486.225 rs. d’emprunt, 170.000 seuls étaient actuellement exigibles. Le reste pouvait n’être remboursé que dans un ou deux.
Pour acquitter ces dépenses, il était dû pour affermages par :
Assenalybeck | 85.000 rs. |
Charmale | 100.000 rs. |
Vinkatram Raja, fermiers de six paraganas, | 170.000 rs. |
et enfin Viziam Raja, environ | 700.000 rs. |
total | 1.055.000 rs. |
Encore ne devait-on compter actuellement que sur un lak de Viziam Raja.
Les dépenses de l’armée montaient à 210.500 rs. par mois, mais comme Bussy avait réduit les cipayes à la demi-solde, ils ne touchaient que 65.233 rs. au lieu de 130.466. La paie restée entière des Européens était évaluée à 46.500 rs., et la nourriture des animaux et autres frais à 30.000, ce qui ne faisait plus par mois qu’une somme totale de 141.733 rs. Étant donné les incertitudes de recouvrement des revenus, Bussy ne voyait pas d’autre moyen de mettre les affaires sur un pied solide que par un nouvel abandon des droits de Condavir pour l’année 1755.
L’horizon, quoique fort embrumé encore, risquait néanmoins de s’’{corr|éclaicir|éclaircir}} rapidement par l’arrivée de Bussy. Outre l’autorité personnelle dont il disposait pour triompher de toutes les résistances ou faire cesser les querelles inutiles, le moment des premières épreuves était passé et l’on pouvait très légitimement espérer entrer dans une période de calme et d’organisation, au cours de laquelle tout s’arrangerait au mieux des intérêts de l’armée, du commerce et de l’administration. Dans l’Inde plus qu’ailleurs, les pouvoirs forts rétablissent aisément les situations même les plus désespérées et Bussy l’avait presque entièrement restaurée en 1755.
Prise de possession des circars par Check Ibrahim et Dagrez. — Après cet exposé des difficultés dans lesquelles Bussy se trouva engagé au lendemain de la cession des circars, il nous faut revenir au récit des événements eux-mêmes jusqu’à l’arrivée de Godeheu.
Si Bussy avait été libre de ses mouvements, il serait descendu à la côte au lendemain même de la cession des circars, mais, outre les motifs que nous venons d’indiquer, il était moralement tenu de rester auprès du soubab jusqu’à ce que celui-ci prit ses quartiers d’hiver, c’est-à-dire vers le mois d’avril. Il eut alors fait comme les autres jaguirdars de l’État qui quittaient le soubab pour rentrer dans leurs terres et revenaient à l’automne lorsqu’on avait de nouveau besoin d’eux pour faire rentrer les contributions à main armée. Seulement, tandis que les jaguirdars partaient avec tout leur monde, ne laissant auprès du soubab qu’un simple vaquil, Bussy était résolu à laisser auprès de lui tout un détachement avec un officier, — et il avait déjà destiné le poste à Dioré, un capitaine récemment arrivé des Îles. Par cette retraite annuelle, conforme aux usages des Maures, Bussy comptait habituer peu à peu le soubab à se passer de notre présence et un jour viendrait où nous ne remonterions pas à l’intérieur. La prise de possession de nos domaines serait pour nous le motif de la première séparation. Ainsi, par une combinaison quelque peu machiavélique, se conciliait dans l’esprit de Bussy l’idée en apparence paradoxale d’abandonner le Décan à ses destinées, sans cesser cependant d’y dominer. Par la côte on tiendrait le reste du pays.
Ne pouvant venir lui-même prendre possession des circars, Bussy envoya à sa place au début de février un de ses lieutenants les plus fidèles, le chef des cipayes Check Ibrahim, avec 2186 cipayes et 674 cavaliers. Dugrez le suivit quelques jours plus tard avec 150 blancs. Ibrahim devait se tenir à la disposition de Moracin pour toutes opérations nécessaires ; toutefois il lui fut recommandé de n’agir qu’avec ses propres troupes sans jamais employer d’Européens. On voulait ainsi éviter de donner aux Anglais le moindre prétexte d’intervenir soit seuls soit avec le concours des paliagars. Nos français resteraient en réserve dans la région de Mazulipatam où nous avions tous les droits. À son arrivée (17 février), Ibrahim reçut de Moracin un renfort de 500 cavaliers, 150 caïtoquiers et 200 cipayes, ce qui porta ses effectifs à 3710 hommes.
La situation était à ce moment des plus confuses. Moracin continuant à se débattre au milieu de la politique contradictoire qu’il avait lui-même préconisée, la modifiait chaque jour suivant les succès ou les revers de Jaffer-Ali et de Viziam Raja. Au début de décembre, il était entré en pourparler avec Viziam Raja, en lui donnant à entendre que non seulement on lui laisserait Chicacol, mais qu’on lui céderait aussi Rajamandry, s’il consentait à nous payer un lak d’avance ; pour la ferme elle-même on lui demanderait 9 à 10 laks la première année. Lorsqu’il connut d’une façon certaine la cession des circars, Jaffer Ali comprit qu’il ne resterait pas fermier de la province et il s’apprêta à nous disputer l’entrée du pays avec 4.000 cavaliers et 30.000 pions. Lasker kh. lui conseillait en secret la résistance, lui disait d’imiter la conduite de Mahamet Ali dans le Carnatic, et lui recommandait de s’entendre coûte que coûte avec Viziam Raja pour nous barrer le chemin. Au grand désespoir de Moracin, celui-ci écoutait ces propositions sans rien accepter ni rejeter. Les Anglais et les Hollandais appuyaient naturellement Jaffer Ali et le chef de Nelepelly lui fit passer quelques soldats. Au milieu de ces incertitudes l’anarchie la plus complète régnait dans le pays ; ni l’autorité du soubab ni celle de Bussy ne faisaient impression nulle part ; personne ne tenait compte des ordres reçus. Les fermiers et les zémidars de la veille, se doutant que leur règne allait finir, profitaient de l’absence de l’autorité nouvelle pour faire argent de tout : on coupait les grains à peine murs et on les vendait à n’importe quel prix. La misère risquait ainsi de s’abattre sur le pays.
En envoyant Ibrahim kh. et Dugrez à la côte avec quelques forces, Bussy ne doutait pas un instant qu’il dût amener la pacification du pays, mais en recourant aux négociations plutôt qu’à la force.
« J’ai pour moi, écrivait-il à Dupleix le 7 février, une réputation contre laquelle ce qui s’appelle gens du pays ne tiendront point ; quoique cela serve partout, ici plus qu’ailleurs on en fait usage et c’est presque toujours par là qu’on réussit. » Et il ajoutait le 26 février : « Il faudrait connaître l’étendue de la négociation, la délicatesse des affaires dont j’ai été chargé depuis que je suis entré dans le ministère des Maures pour convenir des peines que j’ai eues et être en même temps surpris du point de perfection où j’ai eu le bonheur d’amener les affaires. Il n’y a que vous, Monsieur, qui soyez en état de me rendre justice à cet égard. »
Le déploiement de nos forces était cependant nécessaire pour rendre les négociations plus faciles. Les prévisions de Bussy ne le trompaient pas. Aussitôt que Jaffer Ali apprit l’approche de nos troupes, il se hâta d’envoyer sa femme et ses enfants à Vizagapatam sous la protection des Anglais et lui-même se réfugia chez les Marates de Nagpour (fin février). Sa retraite fut d’ailleurs facilitée par un kaoul ou passeport de Chanavas kh. et de Bussy.
11 fut dès lors plus aisé à Moracin de causer utilement avec Viziam Raja. Panon, chef de notre comptoir de Narzapour, alla le trouver et fut assez heureux ou assez habile pour le décider à venir jusqu’à Mazulipatam. La discussion fut rude et longue. On arriva pourtant à mettre la dernière main aux affaires déjà convenues, c’est-à-dire la ferme de Chicacol et de Rajamandry pour le prix de seize laks, sous déduction de quatre laks déjà prélevés par Jaffer Ali. Enfin le 25 mars, Viziam Raja paya comptant trois laks et passa un écrit par lequel il s’engageait à régler les neuf qui restaient en trois payements égaux, de deux mois en deux mois : le dernier terme devant écheoir à la fin de septembre. Viziam Raja partit de Mazulipatam le 2 avril, après avoir reçu selon l’usage quelques présents et curiosités. Comme il se défiait des paliagars de ses nouvelles dépendances, il demanda un détachement pour les tenir en respect et Moracin lui donna 80 soldats, quatre pièces de canon et 400 cipayes d’élite, sous les ordres de Dugrez.
Cette petite troupe et celle du raja n’avaient pas atteint Rajamandry qu’on apprit que Jaffer Ali en se rendant auprès de Ragogy avait rencontré Janogy avec un parti de 2.000 Marates, qui se dirigeait vers le Bengale. Il le persuada de profiter de l’absence de Viziam Raja pour pénétrer dans la province de Chicacol et l’on trouva un paliagar qui s’offrit à diriger l’expédition à travers les passes des montagnes. L’industrie des Marates étant la guerre, Janogy entra sans la moindre peine dans la province que nul ne défendait. Il la ravagea en partie et poussant ses exploits jusqu’à la mer, il alla jusqu’à Biblipatam, où il pilla également la loge hollandaise. C’était la première fois que les Marates s’aventuraient dans cette partie de l’Inde. À la nouvelle de leur attaque, Viziam Raja et Dugrez ne se sentant pas en force pour résister, demandèrent des renforts à Moracin et celui-ci détacha immédiatement tout ce qu’il put de soldats et de cipayes. Cette petite armée ne tarda pas à se trouver en présence de l’ennemi ; on se livra de part et d’autre des combats peu meurtriers jusqu’au jour — 4 mai — où l’élite de l’armée marate fut absolument décimée.
Janogy qui n’avait jamais envisagé que le pillage du pays et non sa conquête, n’eut alors d’autre souci que de se retirer avec son butin ; mais, au lieu de repasser les montagnes, il descendit par le sud de la province de Chicacol, traversa celle de Rajamandry, passa le Godavery par un gué, côtoya la province d’Ellore et se retira enfin dans les domaines de son père en toute sécurité. Moracin était tout prêt à lui barrer le chemin s’il s’aventurait dans la province d’Ellore ; lorsqu’il lui vit prendre une autre route, il s’estima trop heureux que les concessions propres de la Compagnie en fussent quittes à si bon compte et il se garda de l’inquiéter.
Jaffer Ali avait suivi Janogy dans sa retraite. Bussy, satisfait de l’avoir réduit à l’impuissance, ne lui tint pas rigueur de sa résistance ; il lui fit obtenir son pardon de Salabet j. et l’autorisa à revenir à Haïderabad. Cette campagne eut portant un résultat fâcheux pour nos finances ; le pays de Chicacol ayant été plus ou moins ravagé, Viziam Raja ne put ou ne voulut pas tenir l’engagement qu’il avait pris de nous payer trois laks à la fin de mai. Moracin qui comptait sur cet argent pour en envoyer une partie à Bussy et acheter des toiles avec le reste se trouva dans l’obligation de ne pouvoir satisfaire le premier et de porter un certain préjudice au commerce de la Compagnie.
Le danger marate avait été facilement dissipé et l’attaque de Janogy comme sa défaite ne sont pas des faits militaires de grande importance. Un inconvénient plus réel de ces sortes de raids était de paralyser les affaires et d’empêcher la rentrée des revenus. L’état politique en était rarement modifié. Moracin ne sembla pas dans la circonstance avoir agi tout à fait selon les vues de Bussy. En confiant le commandement à Ibrahim, celui-ci avait évidemment voulu donner à cet Indien un témoignage de confiance, en même temps qu’il comptait le cas échéant sur ses qualités militaires. Moracin n’eut pas d’abord d’autres sentiments, puisqu’il donna presque aussitôt à Ibrahim les fermes vacantes d’Ellore et de Moustafanagar ; malheureusement il avait auprès de lui un certain Mirza Ismail Beck, en qui il avait toute confiance et un interprète du nom de Reddy, qui avaient tous deux partie liée avec Assenalybeck, fermier de Condavir. Ce dernier était peut-être plus qualifié qu’Ibrahim pour exercer l’emploi, mais à tort ou à raison l’autre le tenait actuellement. Une simple intrigue suffit pour le renverser. À peine avait-il pris possession de sa charge (16 avril) qu’elle lui fut retirée et donnée à Assenalybeck. Son autorité militaire tomba du même coup et lorsqu’il fit appel aux zemidars pour lui prêter leur concours, chacun se récusa. L’affront fut sensible à Bussy, qui s’en plaignit à Moracin, mais respecta néanmoins sa décision ; il ne lui convenait pas de donner aux Indiens le spectacle de l’incohérence et de troubler le pays par des révolutions successives, fut-ce de simples révolutions de palais.
Guerre avec Ragogy Bonsla. — On ne divise pas impunément des troupes. Peu de jours après que Bussy eut envoyé Ibrahim à la côte, le soubab se trouva aux prises avec Ragogy Bonsla. Ce prince, mécontent peut-être des avantages attribués à Lasker kh. dans le Bérar, fidèle en tout cas aux habitudes de sa race, envahit le territoire d’Haïderabad avec 25.000 cavaliers, moins pour le conquérir que pour le piller (fin février). Chanavas kh., supplia Bussy de l’aider à repousser cette attaque ; c’était, à son avis, une campagne de trois mois, qui ne pouvait manquer de se terminer par une retraite de l’envahisseur. Si sa défaite était assez éclatante, qui sait si on ne pourrait pas enfin lui enlever le Bérar, où il s’était rendu trop indépendant ? Un successeur éventuel offrait déjà 10 laks de présent comme don de joyeux avènement.
Bussy se mit tout de suite en marche, mais il manquait d’argent et ses troupes n’avançaient qu’avec la plus mauvaise grâce ; il fallait sans cesse parlementer avec elles. Le 20 mars, on se rapprocha enfin de l’ennemi, en brûlant ça et là des aldées ; c’était la façon de faire la guerre[34], et Bussy n’était nullement inquiet de l’issue des hostilités. Aliverdi kh., au Bengale, avait toujours repoussé les Marates, parfois sans être obligé d’agir lui-même ; les zemidars seuls avaient souvent suffi à écarter l’invasion. Pourquoi ne serait-on pas aussi heureux ? L’armée malheureusement ne partageait pas cette confiance ; on s’inquiétait beaucoup trop : « Chaque français, chaque dobache, écrivait Bussy le 24 mars, fait sa nouvelle, auxquelles (sic) on ajoute foi, ce qui fait faire mille bassesses. Ce n’est pas ainsi qu’on parvient à gouverner les vastes pays que nous avons… Il faut faire usage tantôt de la force, tantôt des négociations et toujours de la fermeté ».
Le 1er avril, en avançant avec prudence et lenteur, on n’était plus qu’à 25 cosses de Nagpour, la capitale de Ragogy Bonsla. On livrait chaque jour de petits combats peu meurtriers et peu décisifs. Ragogy, atteint de paralysie, ne pouvait conduire les opérations et son fils Janogy parti, comme on le sait, pour le Bengale, était occupé à piller la province de Chicacol. Plutôt que de continuer la guerre, le vieux chef marate préféra faire la paix. Bussy aurait pu écraser Ragogy et le dépouiller entièrement de ses états, mais celui-ci avait dans l’armée du soubab plus d’amis que le soubab lui-même et si Balagirao était personnellement intéressé à l’anéantissement d’un rival, son entourage, par esprit d’opposition, était manifestement opposé à la continuation de la guerre. Dans ces conditions il ne restait plus qu’à négocier.
Bussy se trouva alors fort embarrassé. Il eut bien voulu ne pas déplaire à Balagirao en continuant la guerre et d’autre part, il ne lui paraissait pas moins utile de ménager Ragogy dont les terres avoisinaient nos nouvelles provinces de Chicacol et de Rajamandry. Sans vouloir se porter médiateur entre celui-ci et Salabet j., il préféra recourir à des négociations secrètes, où il se montra moins préoccupé d’avoir Ragogy pour ami que de ne pas l’avoir pour ennemi. Situation assez délicate, car il ne fallait pas paraître le craindre ni mendier sa protection. Bussy apprit ainsi que Ragogy songeait à faire la guerre à Viziam Raja, pour une injure remontant à quelques années : après plusieurs conférences, Ragogy promit d’oublier le passé. Les conditions de la paix furent peu onéreuses pour le Marate. Ragogy devait donner cinq laks argent comptant et restituer à Lasker kh. les territoires qu’il lui avait pris. Bussy pensait bien que la première condition tout au moins ne serait jamais exécutée.
Cette paix fut conclue vers le 10 avril. Il restait maintenant à ramener les troupes à Haïderabad puis les conduire à Mazulipatam. Ce fut une rude affaire. Faute de paiement, l’armée ne voulait absolument pas marcher : des cipayes désertaient ; d’autres vendaient leurs armes pour subsister et il était impossible de trouver à emprunter. Aussi Bussy se déclarait-il résolu à ne plus se remettre en campagne pour un motif quelconque, s’il n’avait une base assurée, où il put régulièrement trouver les fonds et opérer dans son armée les réformes devenues absolument indispensables ; or cette base ne pouvait être que nos nouvelles provinces. C’était encore le moment (fin avril), où il était en discussion avec Dupleix sur les fondements de sa politique, la nature de ses pouvoirs et la durée de son séjour dans l’intérieur du pays. Sur ce dernier point, il consentait bien à rester dans le Décan jusqu’à ce que tout fut dans la perfection, mais alors, disait-il, il faudrait qu’il y restât toute sa vie et même une vie double ; encore n’en verrait-il pas la fin.
Le refus des troupes de marcher immobilisa Bussy près de trois semaines et notre prestige diminuait avec nos embarras. On commençait à se moquer de nous dans tout le Décan. Enfin (17 mai), à force de bassesses et après avoir recueilli quelques milliers de roupies qu’il fit quêter chez les vendeurs de piments et dans les petites boutiques de l’armée ou que lui procurèrent toutes sortes de gens jusqu’à un cornac d’éléphant, les cipayes promirent de marcher jusqu’à Haïderabad mais menacèrent de prendre les armes si là on ne les payait pas. La difficulté n’était guère moindre du côté des Européens, et voilà neuf mois que cette situation durait avec plus ou moins d’acuité. Ce fut le même jour qu’arriva le premier lak de Moracin. Le retour à Haïderabad put donc s’effectuer sans incidents fâcheux.
La cérémonie du 7 juin. — Bussy n’y resta pas longtemps. Ayant obtenu de Dupleix l’autorisation pleine et entière de descendre à la côte, il avait hâte de rejoindre Moracin. Les préparatifs furent vite faits et le 7 juin il se disposa à lever le camp. Ghanavas kh. et Salabet j. ne le voyaient pas s’éloigner sans inquiétude : ils sentaient l’un et l’autre que leur pouvoir était mal affermi. Aussi Bussy n’était-il pas parti que déjà ils désiraient son retour ; pour être certain qu’il reviendrait, ils imaginèrent un singulier procédé.
Le 7 juin, à neuf heures du matin, on tint un grand conseil où assistaient 18 des principaux seigneurs du royaume, parmi lesquels Chanavas kh., Abdoul faker kh., divan de Salabet j., Mir Mohamed Oussen, Coja Camardi kh., boxi du Mogol, Moubares kh. et son frère Moubares jing. Le soubab, invité à assister à la réunion, pria Ghanavas kh. de vouloir bien en expliquer le but à Bussy. Le premier ministre exposa, avec l’éloquence coutumière aux Orientaux, que les Marates étant sur le point de s’emparer de l’empire Mogol, les forces françaises seules étaient capables d’empêcher ce malheur. Les troupes mogoles étaient tombées dans un incurable découragement ; le trésor laissé par Nizam était épuisé par les luttes qu’avait dû subir Salabet j. pour se maintenir au pouvoir. En soutenant Mahamet Ali, les Anglais empêchaient la rentrée des revenus des plus belles provinces. Tous ces faits étaient bien connus de Bussy, puisqu’il participait avec les ministres du soubab à la direction des affaires. Sa présence était donc nécessaire pour les empêcher de péricliter. C’est pourquoi, au moment où il allait prendre possession des terres précédemment concédées, on lui demandait de jurer sur l’Évangile et de donner sa parole d’honneur qu’il reviendrait à la fin de la saison des pluies, sans quoi ce serait la chute presque assurée de la nation mogole et l’on serait forcé d’avoir recours aux Anglais pour se défendre contre les Marates. Bussy se trouva fort embarrassé pour répondre, et s’en tira par une équivoque. Il dit que, si d’une façon générale Dupleix l’avait laissé le maître de ses actions, dans le cas présent il ne pouvait cependant prendre qu’un engagement conditionnel, et qu’il laissait à Dupleix la décision souveraine. Après cette déclaration, qui parut satisfaire l’assistance, le soubab congédia Bussy et celui-ci fut reconduit avec tous les honneurs usités pour tous les grands de l’empire.
Bussy venait d’apprendre l’arrivée prochaine de Godeheu dans l’Inde. Il n’en fut pas atterré ; il ne savait et ne pouvait savoir quel était l’objet exact de sa mission, mais il sentit instinctivement que l’œuvre de Dupleix et la sienne pouvaient être compromises et, rendant compte le même jour des honneurs qu’on lui avait rendus et des engagements demandés par le conseil du soubab, il écrivit à Dupleix que c’était à lui de s’inspirer des circonstances et de prendre le parti qu’il croirait le meilleur ; toutefois, ajoutait-il, si après avoir procuré à la Compagnie tant d’avantages signalés, « on prend un mauvais parti, le mien sera de me retirer au plus tôt dans ma patrie pour ne pas voir la chute de la gloire, des honneurs et richesses qu’on avait procurés à la nation par tant de travaux et de risques. » On désignait évidemment Godeheu[35].
Le surlendemain 9 juin fut le jour de la séparation. Le soubab vint lui-même prendre congé de Bussy et conféra à tous ses officiers le titre de mensebdar. Les seigneurs présents lui confirmèrent ce qu’ils avaient dit l’avant-veille que lui seul était capable de les défendre contre les Marates et d’assurer la sécurité du royaume. Puis on se sépara avec les démonstrations d’usage qui cette fois étaient sincères. Chanavas kh. ne songeait pas comme Lasker kh. à se débarrasser de Bussy par quelque machination ténébreuse.
Départ de Bussy pour la côte. Arrivée de Godeheu à Pondichéry. — Le voyage jusqu’à Bezoara se passa sans incidents. Bussy n’était préoccupé que de l’arrivée de Godeheu ; il se demandait quels arrangements pour l’Inde prendrait le commissaire du roi et il craignait fort qu’on ne mêlât les affaires du Carnatic avec celles du Décan pour les confondre dans le même discrédit. Cependant, ici tout était tranquille et s’il y avait présentement quelques sacrifices financiers à faire, ils seraient aisément compensés l’année suivante. Ce serait un aveuglement réel d’abandonner des biens aussi certains que ceux qu’il avait acquis à la Compagnie à des conditions peu onéreuses. Bussy espérait que Godeheu ne prendrait aucune résolution avant d’être venu jusqu’à Haïderabad, où il verrait la gloire de la nation dans toute sa splendeur.
« Rien n’est plus disgrâcieux, pour vous et pour moi, écrivait-il à Dupleix le 18 juin, que de travailler comme nous l’avons fait pour le bien de la nation et de n’en être, je ne dis pas récompensé, mais même remercié et cela par l’aveuglement où elle est et où elle veut toujours être sur ses intérêts. C’est donc à ceux qu’elle a choisis pour en prendre connaissance à voir le vrai ou le faux. Après avoir vu le réel et le solide, ils pourront aussi voir le glorieux et brillant état des Français en poussant jusqu’à Haïderabad. »
Sur ces entrefaites, Bussy reçut des lettres tout à fait affectueuses de Dupleix des 10 et 11 juin. On lui donnait toutes satisfactions au point de vue financier en lui abandonnant les revenus de la province de Condavir, on approuvait ses intentions de ne pas se sacrifier outre mesure aux intérêts du soubab, on lui donnait enfin pleins pouvoirs pour arranger comme il l’entendrait les affaires des nouvelles provinces.
Tout ce que nous avions fait pour le soubab, lui disait en substance Dupleix, n’était que par reconnaissance, mais ce sentiment ne devait pas nous conduire à tout perdre pour le soutenir ; il fallait s’accommoder aux circonstances et Bussy en était le meilleur juge. On n’avait jamais eu l’intention d’enchaîner sa liberté d’action ou de rendre son séjour dans le Décan perpétuel.
« Vous avez toujours ma même confiance, ajoutait Dupleix, je ne vous l’ai jamais retirée et tout ce que vous me dites à ce sujet est bien inutile ; je connais vos sentiments ; aussi je ne suis jamais repenti de vous l’avoir donnée. Agissez donc comme vous le jugerez le plus convenable ; je n’ai nul dessein de vous gêner dans vos opérations… Vous arrangerez les affaires de ces provinces et celles du nabab comme vous le jugerez à propos ; je me repose entièrement sur vous comme je l’ai toujours fait et surtout depuis votre retour à Haïderabad. Je sens comme vous qu’en protégeant la famille de Nizam, il ne faut pas lui rendre sa première splendeur, mais la tenir toujours dans une certaine dépendance… »
Il n’en fallut pas davantage pour faire oublier à Bussy toutes ses rancœurs et pour la première fois depuis de longs mois il écrivit à Dupleix une lettre où, tout en s’excusant des vivacités des précédentes, il laissait son cœur s’épancher en toute franchise et toute cordialité.
« Je vous prie, disait-il, de prendre tout ce que je vous ai écrit et tout ce que je pourrai vous écrire comme d’un enfant qui vous aime tendrement, qui n’a cœur que votre honneur et votre gloire et qui est prêt à sacrifier tout pour l’un et pour l’autre. Je vous prie donc de pardonner à ce fils si dans quelques-unes de ses lettres il lui est échappé quelques termes qui aient pu vous faire de la peine. Ne les attribuez, je vous en conjure, qu’au chagrin et à la triste situation où je me suis trouvé pendant quelque temps. Oubliez donc encore une fois ce qui peut s’y être trouvé de trop. Je sens la force des raisons que vous me présentez. Je m’y livre de tout mon cœur et pour vous et pour moi et soyez assuré que je suis prêt à tout faire sans restriction pour le présent et pour l’avenir. Marquez-moi à peu près de quelle façon il faut écrire à M. le Directeur (Godeheu). »
On peut croire que dans une lettre qui n’a pas été conservée, Dupleix ou sa femme parlaient du futur mariage de Bussy et de Chonchon et que la date, quoiqu’encore différée, en avait cependant été fixée à l’échéance d’un événement que nous ne pouvons déterminer ; autrement que signifierait cette fin de lettre de Bussy :
« Je suis content ; vous venez de fixer le temps de mon bonheur. J’attendrai avec patience et prêt à faire alors encore tout ce que vous voudrez. La conclusion de cette affaire n’empêchera pas que je reprenne les affaires si vous le jugez nécessaire. »
Reprendre les affaires, c’était retourner au Décan aussitôt que celles de la côte seraient réglées. Telles n’étaient pourtant pas les intentions de Bussy en quittant Haïderabad ; il était alors décidé, après avoir pris dans les circars tous les arrangements nécessaires, à aller jusqu’à Pondichéry, où sans doute il se marierait. Que pouvait-on craindre au Décan où tout était tranquille ? Mais peu après son départ de nouveaux nuages s’amoncelèrent. Une révolution imprévue, qui précipita du pouvoir le mogol Hamet-Cha et établit à sa place son cousin Alemguir II, éclata à Delhi. Ourdie par le grand vizir, Schaabeddin, fils de Gaziuddin et réalisée par une entente avec les princes marates Holkar et Balagirao, cette révolution pouvait avoir pour le Décan les plus graves conséquences. Sans préjuger de l’avenir, elle accroissait dans le présent l’influence toujours inquiétante des Marates et elle permettrait à Schaabeddin de ressusciter les droits de son père, si telle était son ambition. Aussi Salabet j. et Chanavas ne se firent-ils pas faute d’adresser lettres sur lettres à Bussy pour lui demander de hâter son retour. Dans le même temps, des négociations auxquelles celui-ci n’était pas étranger, avaient été engagées par Salabet j. avec Balagirao en vue d’une action commune contre le Maïssour. Simple affaire de pillage ou de rentrée de contributions. Devant ces faits nouveaux non moins que par déférence pour les désirs de Dupleix, Bussy avait déjà consenti à retourner à Haïderabad, avant même d’être arrivé à la côte.
Il arriva à Bezoara le 5 juillet avec son armée, véritable « dogue affamé, plus disposée à le dévorer qu’à lui obéir. » Il espérait pouvoir la payer avec quelques ressources du pays ; il ne trouva que de nouveaux embarras, des dettes sans nombre, des dépenses excédant les revenus, des finances égarées ou dissipées et par suite l’impossibilité de tirer aucun parti de ses hommes, qu’il ne pouvait licencier sans régler leurs soldes, gages ou appointements. Aucune recette en perspective : les troupes de Degrez, qui étaient avec Viziam Raja, avaient complètement perdu de vue leur mission qui était de faire rentrer les revenus et celui-ci n’avait ni la volonté ni les moyens de tenir ses engagements. On pouvait, il est vrai, lui faire la guerre, mais ce parti avait ses inconvénients. Viziam Raja, ne se sentant pas en force pour nous résister, se retirerait sans doute dans les bois sans qu’on put l’y poursuivre et sa retraite pourrait déterminer les Marates à renouveler leurs incursions et les Anglais à faire quelques mouvements pour nous inquiéter de divers côtés. Après avoir passé plusieurs jours avec Moracin qui était venu le rejoindre à Bezoara et s’être concerté avec lui sur les mesures à prendre, Bussy vint à Ellore ; là, il se proposait de passer à Rajamandry, mais après réflexion il jugea que le mieux était de se rendre directement dans la province de Chicacol, soit pour s’entendre avec Viziam Raja soit pour le combattre et il quitta Ellore le 6 août avec son armée.
Mais à cette date, Godeheu était déjà à Pondichéry depuis cinq jours et tout ce que nous pourrions dire des mouvements de Bussy serait empiéter sur l’avenir. Nul ne prévoyait encore la disgrâce totale dont Dupleix allait être frappé et pendant tout le mois de juillet ils avaient continué à s’écrire comme s’ils étaient l’un et l’autre assurés de pouvoir terminer les affaires dont ils s’entretenaient : révolution de Delhi, expédition contre le Maïssour, etc. Quelques termes de cette correspondance revêtent aujourd’hui un caractère d’amère ironie : celui-ci par exemple dans une lettre du 13 juillet :
« Vous me rendrez justice en vous persuadant que vous avez toute ma confiance. Je ne puis la mettre mieux et pour tout ce que vous me dites de gracieux pour ce qui me regarde je n’ai que des remercîments à vous présenter et un dévouement entier et sans bornes. »
Enfin, le 4 août, dans une lettre d’un caractère plus officiel et plus froid, Dupleix annonçait en ces termes à Bussy l’arrivée de Godeheu :
« Le deux de ce mois, M. Godeheu, commissaire du roi et de la Compagnie, commissaire général de tous les établissements français en Asie et en Afrique, s’est débarqué jouissant de la meilleure santé. Je l’ai reçu avec le respect dû à son caractère et comme un ami que j’ai revu avec plaisir. C’est avec lui que vous correspondrez dorénavant sur toutes les affaires de votre dépendance et suivant les ordres qu’il vous donnera. Je ne doute pas qu’il ne prévienne le nabab Salabet j. de son arrivée et que celui-ci ne lui réponde comme il le doit à une personne chargée des ordres de notre monarque. Quant à vous je ne peux trop vous exhorter à continuer ce zèle qui vous a servi à mettre l’honneur du roi et de la nation sur le plus haut pied et à procurer à la Compagnie les plus grands avantages. »
La suite des affaires du Décan appartient à une autre histoire, plus longue et non moins glorieuse que la première. En tracer même une simple esquisse serait sortir du cadre de ce travail. Qu’il suffise de dire que, malgré l’arrivée de Godeheu, rien ne fut changé à la politique et que les affaires suivirent leur cours normal au milieu des mêmes écueils, toujours évités, jusqu’au jour où Lally-Tollendal rappela Bussy à la côte en juin 1758. À ce moment tout s écroula brusquement. Ce n’est pas que l’œuvre fut précaire et mal assurée ; Bussy avait pris les plus heureuses dispositions pour la faire durer indéfiniment et, si nous n’avions eu la guerre avec les Anglais, il est probable, que nos forces européennes, même réduites à 500 hommes, eussent été suffisantes pour maintenir notre autorité. Clive et Warren Hastings l’ont prouvé au Bengale et dans l’Indoustan. Bussy avait groupé autour de lui assez d’intérêts indigènes pour dominer le sentiment national, qui nous était hostile, et le temps aidant, transmettre à son successeur un héritage indiscuté. Mais il y eut la guerre, cette fois directe avec l’Angleterre et le gouvernement de Madras. N’ayant pas de forces suffisantes pour défendre tout à la fois le Carnatic et le Décan, nous dûmes commencer par sacrifier la province la plus éloignée en attendant que le manque d’argent et les erreurs de Lally nous fissent perdre le reste. Ce n’est pas la faute de Bussy si son œuvre ne put résister à l’épreuve ; on doit en chercher la cause dans l’origine même de la campagne, où Dupleix grisé par ses premières victoires et s’imaginant que le gouvernement anglais désavouerait Saunders, crut trop aisément qu’en divisant nos forces il pouvait multiplier nos succès et les consolider pour une durée indéfinie.
Si éphémère qu’elle ait été, l’œuvre de Bussy, par son étonnante réalisation, n’en constitue pas moins l’un des faits les plus considérables de notre histoire. Nous dûmes sans doute la part la plus considérable de nos succès au mouvement de surprise qui accueillit presque partout les Européens dans leur premier contact avec les indigènes et dont les exploits plus récents de Francis Garnier et d’Henri Rivière ferment à tout jamais la série, mais leur consolidation, par une adaptation raisonnée aux mœurs et traditions des peuples soumis, est bien l’œuvre personnelle de Bussy dont on ne saurait trop répéter qu’il fut le plus avisé et peut-être le plus grand représentant de l’idée coloniale sous l’ancien régime.
- ↑ Muzaffer kh. n’était autre que l’ancien chef des cipayes Abd er Rhaman, qui s’était distingué au siège de Pondichéry.
- ↑ Il résulte cependant d’une lettre de Dupleix en date du 8 mars que Bussy aurait eu un moment l’idée de ramener nos troupes à Pondichéry après la mort de Muzaffer j. La vérité est que celui-ci ne voulut pas s’engager plus loin, sans en avoir reçu l’ordre, mais dès le lendemain, il écrivait à Dupleix qu’il était nécessaire d’accompagner Salabet j. jusqu’à Golconde.
- ↑ Nous ne savons quelle somme exacte reçut Kerjean, mais dans le même temps il fit passer 253.000 rs. ou 607.200 liv. à Mazulipatam. Vincens toucha 200.000 rs. ou 480.000 liv.
- ↑ Les concessions faites à Mme Dupleix consistaient en trois aldées à Devracotta, dépendant de l’île de Divy. Le rentier qui les détenait lui en chicana la possession. Afin de trancher la difficulté, Dupleix fit demander par Bussy que Devracotta avec ses dépendances nous fut affermé 7.000 pagodes qu’on en tirait au temps de Nazer j. En attendant qu’une solution régulière intervint, Dupleix ordonna à Friell, chef du comptoir de Mazulipatam, de s’en emparer par provision. Les choses s’arrangèrent au gré de Dupleix, mais une fois mise en possession des aldées, Mme Dupleix en céda les revenus à la Compagnie.
Dupleix reçut personnellement le port de Mafous bender à la côte d’Orissa et déjà il avait substitué à ce nom celui de Dupleix bender. Mais au moment d’en prendre possession, il s’aperçut que les revenus ne suffisaient pas à l’entretien et il y renonça.
- ↑ Plusieurs officiers qui s’étaient enrichis demandèrent à repasser à la côte ; Dupleix le leur refusa.
- ↑ Dupleix tenait beaucoup à ce que les cadeaux fussent proportionnés à la dignité de celui qui les recevait. À la suite de l’accommodement entre Salabet j. et Balagirao du mois d’avril précédent, tous deux lui envoyèrent un serpeau ; il jugea celui de Salabet j. indigne de sa situation et y fit ajouter 2 laks de roupies, afin qu’il ne fut pas dit que ce prince ne savait pas témoigner sa reconnaissance (Lettre du 27 juin).
- ↑ Bussy mettait alors son ambition à obtenir plus tard un brevet de colonel et pour le moment un poste au Conseil supérieur de Pondichéry.
- ↑ Nous ne savons à quel membre de sa famille Bussy fait ici allusion ; dans une lettre à Machault, du 15 septembre 1751, il disait : « Mon nom vous sera connu et si mes ancêtres ont bien servi leur souverain, je ferai ici tous mes efforts pour prouver que je suis leur vrai descendant. » (A. Col. C2 83, p. 22-23).
- ↑ « Malgré cela, écrit Kerjean, il serait difficile d’exprimer l’attirail, la suite, le peuple de canailles, de faquirs et de bagages qui nous suivaient. »
- ↑ D’après une lettre de Kerjean au contrôleur général du 25 décembre suivant, les troupes françaises se montaient à 300 hommes d’infanterie, dont 50 grenadiers, 60 artilleurs, 46 cafres, 32 topas, 6 ouvriers blancs, 6 domestiques, 3.000 cipayes dont 500 à cheval ; elles avaient 10 pièces de 2, 3 à la Suédoise et 11 autres plus petites et enfin 2 mortiers et 2 pierriers. L’imagination populaire augmentait de beaucoup chacun de ces chiffres. (A. C. C2 83, p. 144-150).
- ↑ Le vice-roi de Goa, marquis de Lavora, avait failli prendre part à la guerre. Vers le mois de septembre, Dupleix l’avait prié de se mettre en rapport avec Bussy et Salabet j. et de concerter leurs efforts contre les Marates : on lui promettait Basseïn, s’il pouvait la reprendre. La perspective de rentrer en possession de cette ville l’avait tout de suite déterminé, et il avait promis d’attaquer par mer tandis que les alliés attaqueraient par terre. Par malheur la guerre ne fut décidée qu’à la fin de novembre et lorsque les lettres de Bussy l’invitant à participer à l’action arrivèrent à Goa, il était trop tard : les vents étaient contraires. La paix qui survint sur ces entrefaites, n’interrompit pas cependant les négociations ; on fit des projets pour l’avenir. Salabet j. écrivit à Lavora au mois de mars :
« Je vois avec une joie inexprimable les nouvelles assurances d’amitié et d’alliance avec vous et avec votre nation. Il suffit que vous soyez allié avec celle à qui je dois tout, j’entends la française, pour me livrer entièrement à vous et craindre même de perdre votre amitié. Je vous avoue, Seigneur, que je n’avais nulle connaissance de vous ni de votre nation, mais M. de Bussy m’a mis non seulement dans le cas de désirer d’être lié avec elle pour les intérêts de mon état, mais même m’a fait souhaiter ardemment d’être votre ami intime. Vous avez raison de dire que rien ne pourra résister à notre triple alliance. Avec le peu de Français qui sont avec moi, j’ai surmonté des difficultés incroyables et pour m’affermir dans la possession des biens de mon père, il a fallu prendre des villes et battre des armées nombreuses. Tout cela est l’ouvrage des Français. Que sera-ce lorsque vous y joindrez vos forces qu’on m’a dit être assez considérables ? » — (B. N. 9161, p. 150 à 161).
- ↑ Ce détachement commandé par Durocher de la Périgne arriva à Haïderabad le 22 août. Le 25 septembre, ce renfort fut augmenté de 160 hommes, dont près de 80 créoles et volontaires des îles, qui partirent de Pondichéry pour Mazulipatam sous le commandement de Dioré.
- ↑
Dans sa Réfutation parue en 1764, Godeheu invoque 16 lettres de Bussy où celui-ci expose à Dupleix la sombre situation de Salabet j. et lui conseille de chercher les meilleurs moyens de sortir avec honneur du pays. Comme ces lettres nous manquent en grande partie, nous résumerons, d’après Godeheu, les arguments ou les leçons qu’il en tira.
« Le 27 février 1752, écrit Godeheu, Bussy rendait compte à Dupleix des discussions qui tourmentaient Salabet j., et de l’état incertain où se trouvait ce prince par rapport à l’humeur de ses propres sujets ; il lui écrivait le 27 mars qu’il y avait à Delhi une puissante cabale contre Salabet j. ; le 10, que Balagirao était prêt à se révolter, qu’un orage se préparait de toutes parts contre le soubab ; le 2 avril, que le fils de Ragogy, à la tête de 25.000 cavaliers dévastait les environs d’Haïderabad ; le 6, il marquait la révolte de plusieurs peuples ; le 17, qu’il n’y avait pas un chef ni un cavalier qui fut véritablement serviteur de Salabet j., qu’un maure (Jaffer Ali kh.) qui s’était révolté produisait les mêmes troubles dans le nord que Mahamet-Ali dans le sud ; le 27, que sans un envoi de troupes tout serait perdu ; le 30, que le divan de Salabet j. (Ramdas Pendet) avait été assassiné nonobstant la garde française, dont une partie avait été détruite et l’autre blessée, que le souba était abandonné de tout le monde, qu’il avait eu beaucoup de peine à le garantir ; que le divan qui était ami des Français ne pouvait être remplacé que par un ennemi de la nation ; en un mot qu’il y avait nécessité de chercher les moyens de s’en tirer avec honneur.
« Que l’on ne s’imagine pas que ces crises violentes dont parlait M. de Bussy n’aient duré qu’un instant, telle fut presque toujours la situation dans le Décan ; il écrivait encore à M. Dupleix les 5 mai et 17 juin qu’il était en garde pour sa propre sûreté ; le 15 mai, il demandait des secours et parlait de la faiblesse extrême du souba : le 4 juin, il disait que sans de nouveaux secours Salabet j. était prêt à succomber ; le 10, que sur quelques propositions des Anglais contre nous, le souba avait été ébranlé ; le 17, que le bruit était répandu dans l’Inde que les Français avaient tiré des sommes considérables de Golconde (prétexte de les attaquer pour les faire restituer) ; le 20, que toute l’armée de Salabet j. était jalouse des Français ; le 21 juillet, que tout le monde abandonnait Salabet j., qu’il y avait 25.000 cavaliers prêts à se révolter faute de paye depuis neuf mois ; que si on les payait, il ne resterait plus d’argent ; qu’il regardait comme un bonheur si Salabet j. conservait seulement une partie du Décan ». (Réfutation p. 41-43).
- ↑ D’après Dupleix, un des articles de la convention entre les Anglais et Mahamet-Ali était de passer au compte de Mahamet-Ali mille roupies par soldat, tué, déserté ou mort de maladie, et les Anglais en faisaient porter le nombre à plus de mille, les officiers à proportion : — (A. V. E 3754. Lettre de Dupleix à Bussy du 8 janvier 1753). — Ainsi, dans l’évaluation des dépenses de guerre, les Anglais faisaient entrer en compte les hommes morts ou simplement disparus en combattant l’ennemi commun ; la perte de chaque homme étant estimée 1000 rs. ou 2.480 francs.
- ↑ Dans un autre récit des mêmes événements, le P. Monjustin expose en une lettre à Dupleix, du 31 décembre, que, devant le refus de nous indemniser, Bussy aurait demandé à Salabet j. son congé. Cette menace aurait eu son effet ; le lendemain le soubab aurait envoyé tous les seigneurs de son armée demander à Bussy qu’il voulut bien ne pas l’abandonner. Le jour suivant, il serait venu lui-même, dans une réunion plus intime à laquelle assistait le P. Monjustin, se jeter à ses genoux, en le baignant de ses larmes et le conjurant de rester son ami et son protecteur. (B. N. 9159, p. 201-202).
- ↑ En plusieurs lettres Dupleix nous apprend qu’il mangeait trop.
- ↑ Marion du Mersan, un ami de Bussy, récemment arrivé de France et que Dupleix, pour lui donner un grade, avait baptisé commissaire des troupes, nous a laissé de ce pays une description pittoresque : « Nos caravanes nous présentent un spectacle bien uniforme et bien ennuyeux : de vastes plaines presque incultes, des villages incendiés et entièrement détruits, des monceaux de pierre qui ont formé autrefois, dit-on, de grandes villes dont on découvre à peine quelques vestiges. Voilà tout ce que j’ai vu depuis quatre mois que nous sommes sortis d’Haïderabad. » (Lettre à Dupleix du 11 janvier 1753).
- ↑ Voici en substance quelle fut la réponse de Moracin. Il comprenait parfaitement qu’après les succès qu’il venait de remporter et à la fleur de son âge, Bussy désirât rentrer dans sa patrie pour relever sa famille et servir sous les yeux d’un autre maître, au lieu de retourner « au milieu d’une nation perfide à qui les trahisons les plus noires ne coûtent rien et qui en fait en quelque sorte la base de sa politique » et d’aller secourir un jeune prince qui compte presque autant d’ennemis que de sujets et n’a point d’argent pour se créer un parti. Mais c’était un coup de partie pour l’avantage de la Compagnie de conserver encore quelque temps nos troupes auprès du soubab. Bussy seul était capable de le faire en reprenant le projet de nous faire céder les provinces d’Ellore et de Rajamandry. S’il obtient ce résultat, quel rôle ne va-t-il pas jouer ? Tout ce qui s’est passé n’est rien auprès de ce qu’il pourra faire par la suite. « Marchez donc avec confiance, souvenez-vous de César au passage du Rubicon. Vous êtes en meilleur chemin qu’il n’était alors. »
Quant aux deux questions posées par Bussy, il répondait à la première : nécessité fait loi ; quand on n’a pas deux partis sous les yeux, on n’a pas à opter ; — et à la seconde : au lieu d’emprunter, il vaut mieux tirer des lettres de change sur la Compagnie et sur Mazulipatam. Ne pas lever de contributions, sauf sur les paliagars qui entassent des richesses aux dépens des voyageurs, du peuple et même du soubab. Payer tout ce qu’on prendra.
« J’ai satisfait à ce que vous me demandez, mais soutenez-vous qu’un conseil n’est qu’un conseil et que celui qui le donne ne s’engage à rien. » (B. N. 9158. p. 89-90).
- ↑ « Je consens à tout ce que vous souhaitez, lui écrivit-il le 12 juillet, je vous laisse le maître de prendre les partis les plus convenables. Que pouvez-vous souhaiter de plus ?… Je puis donc espérer que vous n’abandonnerez pas ces mêmes troupes jusqu’à ce que vous les ayez remises dans un lieu de sûreté. »
- ↑ Nous avons un état des cipayes que Bussy trouva à Haïderabad à son retour de Mazulipatam. Il y avait 5.700 cipayes, coûtant ensemble 141.568 rs. par mois et répartis en huit corps commandés respectivement par :
Abdoul Rhaman avec 1.145 hommes, coûtant 34.081 rs. Mamoud kh. « 919 « « 27.765 rs. Aboubaker « 454 « « 14.090 rs. Ecker kh. « 551 « « 9.360 rs. Lar kh. « 548 « « 9.500 rs. Romani kh. « 549 « « 8.901 rs. Aboubaker « 100 « « 1.510 rs. Ibrahim kh. « 1434 « « 36.361 rs. À titre purement documentaire, donnons les détails du corps d’Abdoul Rhaman :
1 capitaine 336 rs. 2 capitaines à 300 rs. chacun 600 rs. 1 capitaine 277 rs. 8 capitaines à 150 rs. chacun 2.000 rs. 1 capitaine 200 rs. 47 officiers 5.440 rs. 80 sergents 4.434 rs. 8 91 caporaux 2.586 rs. 838 cipayes 14.414 rs. 76 cavaliers 3.788 rs. 8 Les soldes n’étaient pas uniformes ; ainsi dans le corps d’Aboubaker les sergents, caporaux et cipayes étaient payés respectivement 62, 31 et 20 rs., tandis que dans un autre, ils étaient payés 42, 21 et 12. (B. N. 9158, p. 52-53).
On ne sait pas le chiffre exact des blancs ; il devait osciller autour de 400 hommes ; en tout cas, leur solde était de 72.700 rs. par mois.
- ↑ Le marquis de Conflans était arrivé à Pondichéry par le Rouillé le 10 août, en qualité de capitaine réformé. Il était ci-devant colonel de Rouergue et avait eu une affaire vingt ans auparavant avec le Grand Prieur. Dupleix annonça en ces termes son envoi dans le Décan : « C’est celui qui a eu affaire au chevalier d’Orléans et que divers événements plus fâcheux les uns que les autres ont enfin amenés ici par le conseil même des ministres qui l’ont assuré que je travaillerais au rétablissement de sa fortune. La façon de se comporter ici m’y engage, et je ne puis faire mieux que de vous l’envoyer. Ses conditions avec la Compagnie et même les ministres c’est d’être toujours employé dans l’état-major, afin que n’ayant à répondre qu’aux commandants des endroits où il se trouvera, il ne soit pas soumis à monter une garde comme un simple officier. Il est certain qu’après avoir été colonel et exempt des gardes du corps du roi d’Espagne, il lui serait dur de n’avoir pas cette distinction. Ainsi, mon cher Bussy, à son arrivée vous lui donnerez la majorité de votre armée. Ce poste est avantageux pour ceux qui l’occupent… Tout ce que j’ai vu jusqu’à présent me persuade qu’il y a bien plus de ressources dans les personnes nées que dans ceux dont l’Inde n’est malheureusement que trop garnie. » (Lettre à Bussy du 31 août 1753 — A. V. 3753, p. 113).
- ↑ La veuve de Jacques Friell, Marie-Rose-Françoise Aumont, fille de Jean-Baptiste Aumont et de Marie-Madeleine Albert, par conséquent nièce de Mme Dupleix, revenue à Pondichéry, voulut se remarier avec un nommé Aubert de la Mogère. Sa tante n’y ayant pas consenti, elle s’enfuit à Madras où elle l’épousa l’année suivante. L’incident créa une sorte de scandale qui défraya un instant les conversations à Pondichéry. — Marie-Rose-Françoise Aumont, née en 1729, avait épousé Friell en 1745.
- ↑ Ce mémoire se divisait en trois parties : revenus, commerce, dépenses.
Revenus. — Les revenus, expliquait Moracin, sont de trois sortes : récoltes, sels et droits.
En ce qui concerne les récoltes, Devracotta et Condavir sont plus propres aux menus grains qui ont moins besoin d’eau. Divy et Nizampatnam produisent également des menus grains, mais avec des irrigations, la culture du riz s’y développerait parfaitement. Les terres n’ont pas donné jusqu’ici tout ce qu’elles pouvaient, à cause de la mauvaise administration et des exactions des faussedars, des paliagars, des gemidars et des écrivains. On a commencé à mettre tous ces gens hors d’état de nuire, lorsque l’agitation aura disparu, la prospérité renaîtra complètement.
On doit retirer 250.000 rs. de sels. Toute la production de l’année 1752 a été enlevée en quinze jours, soit par mer, soit par des marchands venus de l’intérieur. On n’a pu subvenir aux besoins de tous les consommateurs.
Les droits sont les douanes établies à Mazulipatam et à Narzapour. Les Européens et marchands maures paient 3 %, les gentils 5 %. — Les autres droits sont le saire, droit de transit sur les passages les plus fréquentés : il y en a deux, à Inegoudour, qui est aux portes de Mazulipatam et à Gondour, sur le chemin de Golconde. Il y a en outre le droit de montraffa, espèce d’impôt de capitation.
Commerce. — Mazulipatam, autrefois la ville la plus importante de la côte, doit se relever. Dans l’intérieur, on consomme des draps, du corail, du cuivre, des soies du Bengale. Les toiles qu’on fabrique pour l’exportation sont moins bonnes qu’autrefois. Moracin se livrait ici à de longues considérations sur la monnaie et notamment sur celles de cuivre appelées dabous et qui avaient été fabriquées jusqu’à ce jour par les Hollandais.
Dépenses. — Pour la garde du territoire, Moracin évalue les forces nécessaires à 800 hommes de troupes réglées dont 700 d’infanterie et 100 dragons, — sans compter un millier de cipayes. Les dragons sont nécessaires : 100 hommes montés valent 500 fantassins. Il faut aussi un conseil à Mazulipatam et une situation décente au commandant de la place comme à Chandernagor. — Il faut aussi les points fortifiées ; il y en a déjà deux, l’un à Condavir sur une montagne à 20 lieues de la mer et le second à Viniconda, à 25 lieues dans le sud du premier : il en faudrait un troisième à Montepelly. (A. C. C2 84. p. 113-121).
Si l’on s’engageait dans cette voie, les dépenses devraient être les suivantes :
État major : 1 commandant à 270 rs. 3240 rs. 6 conseillers à 82 rs. 5904 rs. 6 sous-marchands à 55 rs. 3960 rs. 8 commis de premier ordre à 44 rs. 4224 rs. 4 commis de deuxième ordre à 38 rs. 1824 rs. 4 copistes 28 rs. 1344 rs. 6 aumôniers 3960 rs. 8 chirurgiens 5232 rs. 29.688 Troupes : 7 compagnies complètes de 100 hommes 5556 rs. 1 compagnie de dragons de 100 hommes 2500 rs. 4 compagnies de cipayes de 250 hommes 9912 rs. riz pour les compagnies 3000 rs. 1800 hommes par mois 18.968 rs. par an 227.616 dépenses générales 92.000 dépenses de travaux 50.000 dépenses extraordinaires 24.000 403.000 (B. N. 9160, p. 15-16)
- ↑ À titre de document ou de curiosité — comme on voudra — citons un état de quelques demandes pour Mazulipatam et dépendances qui fut formulé par Moracin le 9 janvier 1753 :
le portrait du roi en grand et ceux de toute la famille royale,
quelques tableaux peints, sujets de la fable et paysages et quelques gravures,
quelques tableaux sujets sacrés pour la chapelle, un grand pour le fond de l’autel, quelques ornements d’autel et vases sacrés,
les ordonnances, des traités de fortification et de la défense des places,
quelques glaces à bordures dorées depuis 3 jusqu’à 5 pieds de hauteur,
quelques tables de marbre montées sur des pieds en console et ornements de gouvernement,
deux pendules,
deux horloges, l’une pour l’église, l’autre pour mettre au dessus de la grande porte de la ville de Mazulipatam,
quelques curiosités comme caves garnies en argent, fusils fins, etc. propres à faire présent aux Maures,
des provisions de vin et des marchandises de luxe destinées directement pour Mazulipatam ainsi que la Compagnie en destine pour les autres comptoirs,
6 petites pièces à minute de fonte de 2 livres de balle montées sur leurs affûts,
6 petites pièces à minute de fonte de 1 livre de balle montées sur leurs affûts,
de la calemande ou autre étoffe de laine propre à faire des gargousses pour les susdites pièces à minute,
2000 liv. de poudre fine pour les artifices et pour la chasse,
1000 liv. de plomb à giboyer, petit quatre,
4 bonnes longues vues pour découvrir en mer, les rades étant éloignées. »
(A. C. C2 84, p. 123). - ↑ Dupleix écrivait à Moracin le 5 mai : « Les degrés militaires, but où il tend, lui seront plutôt acquis qu’en se rendant dans sa patrie si tôt où confondu avec un nombre infini de postulants, il recevra souvent pour toute réponse que les richesses immenses qu’il a acquises en si peu de temps doivent lui tenir lieu de récompense, joint aux titres qu’il pourra avoir eu ici. Après l’affaire où Muzaffer j. fut tué et où il se comporta avec tant de gloire, je demandai pour lui le litre de lieutenant-colonel ; après celle où Nana [Balagiraoj fut si bien battu, j’ai demandé le grade de colonel ; ainsi l’un ou l’autre ne peut lui manquer d’autant mieux que j’ai fait voir que tout ce que nous tenons depuis son départ d’ici nous le devons à sa fermeté, à sa prudence et à son zèle ; je lui donne l’honneur de tout sans exception. Tout cela doit l’engager à bien des choses. Qu’il lise attentivement mes précédentes. On ne peut, à ce que je crois, presser davantage la matière sur la nécessité de son retour et de son séjour auprès du nabab, au moins jusqu’à ce que j’aie quelqu’un à pouvoir le seconder ou lui succéder. Je lui ai toujours donné carte blanche pour agir lorsque les affaires exigeaient une prompte décision. Je la lui réitère encore pour les mêmes cas. Que peut-il désirer le plus ? » (A. V. 3756).
- ↑ Roth était un ancien marchand de la Compagnie qui avait longtemps séjourné en Chine et terminait à ce moment un voyage d’étude dans l’Inde. En dehors de Pondichéry, il visita Mazulipatam et le Bengale. À son retour en France (automne de 1754.), il fut nommé directeur de la Compagnie.
- ↑ Bussy nous apprend incidemment que ce n’étaient pas seulement les Anglais mais encore les Portugais qui voulaient nous supplanter dans le Décan ; il disait avoir entre les mains un projet d’accord entre le vice-roi de Goa et les ministres de Salabet j.
- ↑ Bussy restait toujours convaincu qu’il fallait faire la paix dans le Carnatic, mais entrant insensiblement dans les vues de Dupleix, il estimait que ce n’était pas en sacrifiant tout à nos adversaires qu’on arriverait à ce résultat. Ils avaient eu la supériorité des armes en maintes occasions ; si l’on traitait actuellement avec eux, ils ne nous laisseraient en fait de commerce que ce dont ils n’auraient pas besoin : c’est ce qu’on se gardait bien de dire en France.
- ↑ « Le signe du (Maymarath ou Mai Maratta ou encore) Mamurat est un bâton au haut duquel il y a une tête de poisson ; au-dessous de ce poisson est une petite boule et au-dessus une main ; le tout est couvert d’une feuille d’or ; la petite boule est le droit de commander par terre et la main représente celle du Mogol qui, faute de pouvoir mettre sa main dans celle du seigneur, à qui il donne cette qualité, lui envoie une main dorée pour l’assurer de sa protection.
« Quatre ou cinq nababs ont seuls la permission de faire porter devant eux, quand ils sortent, le signe de Mamurat. Muzafer j., qui comme nabab de Golconde et d’Aurengabad, a droit de nommer à une de ces grandes dignités, en a revêtu le général des Français. Quand M. Dupleix sort, il est précédé de six gardes européens avec leur capitaine, tous à cheval ; ensuite viennent douze lanciers et 24 pions, portant chacun un pavillon doré, fond blanc ; suivent douze éléphants richement parés, sur un desquels est un grand étendard français ; sur un autre il y a le signe de Mamurat sur un pavillon fond blanc tout doré, que les seuls vice-rois maures de l’empire mogol ont droit de porter ; sur un autre sont deux grosses timbales de cuivre sur lesquelles on bat la marche ; leur son s’accorde avec quantité de trompettes, de fifres et autres instruments en usage dans les Indes ; sur les autres éléphants, il y a encore des signes qui ont rapport aux grandes dignités dont Muzaffer j. a honoré M. Dupleix. » — (Réfutation par Godeheu, p. 87-88).
- ↑ Antérieurement, dans une lettre du 27 décembre, adressée à Moracin, Dupleix avait ainsi défini les rapports commerciaux que nous pourrions avoir désormais dans nos nouvelles provinces avec les Anglais et les Hollandais. En principe rien ne devait être changé :
« Je suis bien aise de vous dire que vous donniez des ordres bien sévères pour que les Anglais et les Hollandais ne soient du tout point inquiétés dans leur commerce. Vous les laisserez jouir des mêmes privilèges que sous les Maures, mais vous aurez une sérieuse attention à ce qu’ils ne fassent aucune fortification dans les endroits qu’ils occupent pour leur commerce. Vous leur ferez part de ce que je vous marque pour leurs privilèges et qu’ils trouveront chez vous toute la protection qu’ils peuvent désirer pour la sûreté de leur commerce. » (A. V. 3756).
- ↑ C’est à ce propos que Dupleix posa à Moracin les questions suivantes par lettre du 27 décembre : « Avant que de vous dire mon sentiment sur les dédommagements que vous souhaitez pour vos dépenses, vous eussiez dû me dire quels sont ces bénéfices particuliers que Bussy veut partager avec vous. Ce partage de sa part a quelque lieu de m’étonner ; je le croyais rassasié et ses dernières lettres ne me parlaient que d’un parfait désintéressement. Je n’y serai plus attrapé. Dites-moi, mon cher neveu, en quoi peuvent consister ces bénéfices, afin que je puisse décider en connaissance de cause sur vos demandes que je trouve justes. Parlez-moi franchement : c’est tout ce que je demande, je ferai le reste. » (A. V. 3756). — Nous n’avons pas la réponse de Moracin.
- ↑ D’après Moracin, l’entretien de la maison de Bussy lui coûtait 15.000 rs. par mois. (B. N. 9160, p. 33-36).
- ↑ Antérieurement à cette date, Bussy avait, le 15 juin 1753, au moment de son arrivée à Haïderabad, emprunté aux saucars :
pour compléter la paie du mois de juillet 15.769 rs. « celle d’août 44.213 rs. « celle de septembre 2.251 rs. pour le mois d’avril et mai et 15 jours de juin au détachement d’Aurengabad, 32.512 rs. pour l’intérêt de deux mois et demi de ces dernières sommes 255 rs. total 100.000 rs. Le 26 août suivant, il tira sur Mazulipatam une lettre de change de 80.000 rs. pour payer un arriéré de solde à ses troupes : 7.300 pour le mois d’avril et 72.700 pour le mois de mai. (B. N. 9158, p. 176-177).
- ↑ Dupleix n’était pas partisan de cette manière barbare de procéder. Il écrivit à ce sujet à Bussy le 14 mai 1754 : « S’il vous était possible de persuader aux Asiatiques de perdre cette mauvaise coutume de brûler les aldées, ce serait une grande obligation que vous auraient tous les peuples de ces contrées et certainement leur reconnaissance serait parfaite à notre égard. Je sais que c’est un usage établi depuis longtemps mais qu’il nous serait glorieux de l’abolir le plus tôt possible. Tâchez de le persuader au nabab ; peut-être que cet exemple engagerait les Marates à le suivre. » (B. N. 9159).
- ↑ Par manière de riposte à la venue de Godeheu, Bussy fit répandre le bruit que Saunders, qui devait rentrer en Angleterre, était rappelé à la demande du roi de France.