Dupleix et l’Inde française/4/4

Société d'éditions géographiques, maritimes et coloniales (4p. 423-475).


CHAPITRE IV

Godeheu et Dupleix dans l’Inde.

1. — Arrivée de Godeheu à Pondichéry. Il notifie en secret à Dupleix l’ordre du roi qui le rappelle en France et lui laisse la liberté d’annoncer lui-même son départ qui, ainsi, paraîtra volontaire.
2. — Godeheu demande à Dupleix des informations sur sa politique : celui-ci ne désavoue aucun de ses actes. Résumé des mesures militaires et diplomatiques prises par Godeheu : trêve puis paix conditionnelle avec les Anglais.
3. — Explications au sujet des comptes de Papiapoullé.
4. — Des comptes personnels de Dupleix avec la Compagnie. État des dettes de Dupleix : règlement de quelques comptes particuliers.
5. — Départ de Dupleix. La Compagnie eut-elle quelque désir tardif d’annuler son ordre de rappel ?
6. — Impression produite dans l’Inde par le rappel de Dupleix.


Cependant Godeheu faisait voile vers l’Inde ; il était accompagné de son frère, Godeheu d’Igoville, désigné pour lui succéder en cas de décès, d’un subrécargue, nommé Clouet, qui lui servit de secrétaire et d’Arnaud, le parent de Dupleix. Arrivé aux Îles, il écrivit le 31 mai au gouverneur par le Montaran. Il lui disait qu’il avait résisté trois mois avant d’accepter sa mission, mais que l’ayant acceptée, il aimait à se flatter que le choix n’était tombé sur lui que parce qu’on connaissait leurs sentiments l’un pour l’autre et qu’aidé de connaissances aussi étendues que les siennes, ils ne donneraient tous deux en cette occasion que des preuves de l’amour du bien public qui seul devait les animer.

Dans l’incertitude des négociations engagées en Europe, Godeheu engageait Dupleix à se maintenir dans l’état où il se trouvait, c’est-à-dire garder nos possessions contre l’ennemi sans chercher de nouvelles conquêtes. Les troupes qu’il amenait avaient moins pour but d’entretenir les hostilités que de faire désirer la paix à nos rivaux. Il priait enfin Dupleix de s’entendre avec Boyelleau, l’un des conseillers, pour lui trouver un logement, et il suggérait une maison ayant appartenu à feu le conseiller Février et occupée par Dupleix avant qu’il ne s’installât au nouveau gouvernement.

Sans être froid, le ton général n’était pas d’une très chaude amitié ; depuis qu’il était embarqué, Godeheu connaissait trop l’objet de sa mission pour se laisser entraîner à des démonstrations qu’il aurait peut-être à regretter. Cette lettre arriva à Pondichéry le 29 juillet.

Après avoir passé quelques jours aux Îles, Godeheu remit à la voile et arriva à Karikal, ce même jour, 29 juillet, à 7 heures du soir. Il descendit à terre le lendemain, visita le fort et s’enquit des divers besoins de la dépendance, mais le principal objet de son séjour était moins de savoir ce qui s’y passait que d’avoir des nouvelles du chef-lieu. Il se rembarqua le 31 dans la soirée et arriva à Pondichéry le 1er août à la tombée de la nuit.

Quel accueil allaient se faire ces deux hommes qui s’étaient quittés les meilleurs amis du monde seize ans auparavant, n’avaient jamais cessé de correspondre sur le ton d’une intimité affectueuse et se trouvaient maintenant dressés l’un contre l’autre par la fatalité des événements ?

On vient de voir que, loin d’être inquiet ou de le paraître, Dupleix s’était déclaré satisfait de revoir un ami qui lui était cher et qui adopterait sans doute ses projets et consoliderait son autorité. Les bruits qui couraient à bord des navires arrivés depuis deux jours étaient, il est vrai, tout différents puisqu’on parlait couramment de rappel ; mais ce n’étaient après tout que des bruits ; ils pouvaient être faux. Aucune des lettres qu’il avait reçues depuis trois mois n’indiquait à Dupleix que pareille mesure eût été prise. Sans doute l’envoi de Godeheu ne pouvait, à tout prendre, être considéré comme une marque de confiance ; mais la famille du gouverneur avait accepté la nécessité de cette mission pour calmer l’opinion inquiète et les actionnaires alarmés ; ses autres correspondants lui représentaient que les événements pouvaient et devaient se tourner en son honneur s’il accueillait le commissaire avec bonne grâce et voulait faire à la paix les concessions indispensables ; enfin Arnaud allait lui apporter les moyens de concilier toutes les exigences.

Dupleix résolut donc de recevoir Godeheu comme un ami sincère, qui venait l’assister plutôt que l’entraver ou le combattre, et, sitôt que le Duc de Bourgogne fut en rade, il lui fit porter la lettre suivante :

Pondichéry, le 30 juillet 1754.

« La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire de l’Île de France, sans date, m’a été remise, hier après-midi, par M. D’Après[1] qui en même temps me fit part de la rencontre qu’il avait faite de vous sous Ceylan et m’annonçait aussi votre prochaine arrivée. Cette nouvelle n’a pas peu servi à me rétablir du cruel état où je me suis trouvé vendredi dernier, dont, grâces à Dieu, les suites ne sont qu’une extrême faiblesse, qui cessera aussitôt que j’aurai la satisfaction d’embrasser un ami qui connaît les sentiments que j’ai toujours conservés pour lui et dont je suis assuré des siens. Venez, Monsieur, je vous attends avec impatience, je vous ferai connaître combien j’estime le choix que le roi et la Compagnie ont fait de vous, combien même j’en suis flatté. Animé comme vous du bien général, vous ne trouverez chez moi que ce même zèle que vous me connaissez depuis longtemps, et toute la confiance que pourrez désirer d’un homme qui ne fait qu’obéir aux ordres de ses supérieurs et mériter d’un ami pour lequel il n’aura rien de caché. Voilà, Monsieur, quels sont les sentiments avec lesquels je vous attends ; venez donc, vous savez que la saison presse pour les expéditions de Bengale, dont j’aurai l’honneur de vous instruire à votre arrivée : vous sachant aussi près, je n’ai fait aucune disposition des troupes que le Montaran a débarquées ici.

« Quant au logement dont vous avez chargé M. Boyelleau de faire la recherche, il n’en doit être fait aucune à ce sujet ; le nouveau gouvernement est à votre disposition ; il est suffisant pour loger M. votre frère et M. votre secrétaire et je me flatte que vous ne refuserez pas la même satisfaction que j’ai eue pendant votre séjour à Bengale. Ma femme et moi attendons cette marque d’amitié de votre part.

« Je vous prie de me marquer, lorsque vous serez mouillé en rade, l’heure que vous jugerez à propos de descendre à terre.

« Ma femme et sa fille vous remercient de votre souvenir ; la première vous conserve les mêmes sentiments que vous lui avez toujours connus. Elle a comme moi la même impatience, toujours tels que vous avez vus à Bengale. Je salue M. votre frère, je serai charmé de faire connaissance avec lui.

« Je suis extrêmement sensible aux bontés que vous avez eues pour Arnaud. Je ne doute pas qu’il ait fait ses efforts pour les mériter ; je le verrai avec plaisir.

« Nous souhaitons tous les deux cette satisfaction ; mais je ne m’attendais pas de l’avoir dans l’Inde. »

Cette lettre témoigne, à n’en pas douter, d’un grand désir de conciliation et sans doute les avertissements reçus de France n’étaient pas étrangers à sa teneur. Quels pouvaient être les sentiments de Godeheu ?

En acceptant, un an auparavant, d’être envoyé dans l’Inde, il pouvait croire qu’il n’apporterait à Dupleix ni disgrâce ni rappel ; mais depuis qu’il avait ouvert en mer ses instructions secrètes, il savait qu’il avait ordre d’embarquer le gouverneur, au besoin de le faire arrêter. Rarement situation plus tragique fut imposée à la conscience humaine. Certes, entre les droits de l’amitié et ceux de l’État le choix ne pouvait être douteux ; mais c’est surtout au théâtre que ces conflits se rencontrent. Le drame était aujourd’hui une réalité. Godeheu ne pouvait évidemment répondre à Dupleix avec la même cordialité confiante ; il se tira de la difficulté avec une extrême prudence. Le soir même de son arrivée, il envoya à terre son secrétaire Clouet avec une lettre pour faire savoir et expliquer au gouverneur qu’il ne pouvait accepter sa proposition et qu’il ne débarquerait pas avant d’avoir un logement particulier. Le coup fut sensible à Dupleix, qui cependant déclara trouver bonnes les raisons invoquées et se mit aussitôt en mesure de chercher pour lui-même une autre habitation : le gouvernement étant, disait-il, la seule demeure qui convint à Godeheu. Dans la matinée du 2, il retint une maison appartenant à du Bausset. Mais, par un échange de bons procédés, le commissaire ne voulut pas à son tour déposséder Dupleix et, après bien des politesses, il fut convenu que ce serait lui qui occuperait la maison de du Bausset et que Dupleix resterait au gouvernement.

La matinée du 2 août avait été consacrée à régler ce petit débat, qui, malgré toute la délicatesse apportée de part et d’autre, prouvait déjà que des considérations d’État primaient les sentiments d’amitié.

L’incident clos, Godeheu descendit à terre le soir vers les quatre heures. Il trouva sur le rivage une foule immense qu’attirait la curiosité et, du rivage au fort, toutes les troupes sous les armes. On lui rendit les plus grands honneurs. Dupleix l’attendait avec tout le conseil à la porte du fort qui donne sur la mer. Après les premiers compliments, Godeheu tira Dupleix à part et lui remit un paquet qui contenait trois pièces destinées à établir sans tarder leur situation respective. L’une était l’ordre du roi qui rappelait Dupleix ; la seconde, un état des éclaircissements que demandait Godeheu ; et la troisième, une lettre personnelle du commissaire lui-même comme s’il eût craint de mal s’exprimer de vive voix. Lettre des plus délicates où Godeheu, qui se souvenait de son ancienne amitié pour Dupleix, essayait de couvrir les motifs réels de sa disgrâce par l’apparente nécessité où se trouvait la Compagnie de profiter à Paris des lumières et de l’expérience acquises par son gouverneur. Ce sont des formules à peine rajeunies de nos jours dont personne n’est dupe et Godeheu ne dissimulait pas sa douleur d’avoir à communiquer de tels ordres, mais, suivant les instructions qu’il avait reçues du ministre, il offrit en même temps à Dupleix de masquer lui-même la vérité au public en déclarant que l’arrivée du commissaire lui permettait enfin de réaliser un désir depuis longtemps caressé, et qu’il allait rentrer en France. Mais laissons la parole à Godeheu :

« Comme un rappel semble faire naître des idées défavorables dans l’esprit du public, presque toujours aveugle dans ses jugements, je peux aider aies détruire, en m’accordant avec vous, Monsieur, pour répandre partout que vous prenez de vous-même le parti de retourner en France, suivant la permission que vous en avez demandée ci-devant et que vous attendiez quelqu’un pour vous remplacer, quoique vous n’en eussiez rien témoigné. Je m’y prêterai très volontiers pour vous marquer jusqu’où va ma parfaite considération pour vous. C’est même une espèce de dédommagement de la peine que j’ai ressentie en me voyant chargé de cette commission et de ce que le choix est tombé sur moi plus que sur tout autre, puisque je me trouve par là en état de vous rendre un service, qui ne serait peut-être pas venu dans l’esprit de bien d’autres. »

On ne peut que s’imaginer les sentiments qui assaillirent Dupleix lorsqu’il lut cette lettre, et que s’ouvrit brusquement devant lui le vide de toutes ses espérances ; malgré les bruits qui couraient depuis trois jours, il ne croyait pas à la possibilité de son rappel et Arnaud, qui l’ignorait lui-même, n’avait pu le préparer à ce douloureux sacrifice d’amour-propre.

D’après une lettre à Savalette du 8 septembre, Dupleix comptait rester encore une année dans l’Inde, « pour donner tous ses soins à l’opération pour laquelle on envoyait Godeheu, l’éclairer de ses lumières et l’aider en tout. » (B. N. 9151, p. 197-198). La désillusion fut brutale. Un autre que Dupleix eut peut-être perdu toute présence d’esprit ; son visage ne trahit aucune émotion et s’il n’alla pas jusqu’à crier Vive le Roi ! — ce qui eut été excessif — il fit preuve d’un tel sang-froid que Godeheu lui-même ne put s’empêcher de lui marquer son étonnement. Il est vrai que dans une autre lettre à Montaran, également du 8 septembre, Dupleix nous apprend que depuis le jour où il avait appris l’envoi d’un commissaire, il était préparé à tout ce qui pouvait lui arriver de disgracieux. Son rappel ne l’avait donc qu’à moitié surpris, et cependant il n’y comptait pas.

Dans la courte conversation qui suivit, Dupleix promit a Godeheu de se conformer aux ordres du roi et de partir au temps fixé, bien qu’il fut un peu court pour le règlement de ses affaires et de ses comptes. Le seul de ses chagrins, ajouta-t-il, était de quitter l’Inde sans pouvoir s’acquitter envers les personnes qui, dans les circonstances difficiles, avaient bien voulu lui ouvrir leur bourse ; il espérait qu’on voudrait bien avoir égard à leur situation respective. Quant à l’expédient que lui avait proposé Godeheu pour ne pas rendre public l’ordre du roi, il demandait un jour ou deux pour choisir le parti qui lui paraîtrait le plus convenable.

Le Conseil s’assembla quelques instants après ; on y lut les provisions de Godeheu qui fut aussitôt reconnu comme commissaire du roi et commandant général de nos établissements. Après cette séance de pure forme, les deux hommes restèrent ensemble un moment ; l’un promit à l’autre tous les éclaircissements qu’il pourrait souhaiter sur les affaires présentes et l’on causa de Trichinopoly. Dupleix conseilla à Godeheu d’envoyer immédiatement 300 hommes à l’armée de Mainville, pour tâcher de surprendre un convoi prêt à entrer dans la ville.

Le soir il y eut un dîner officiel auquel assista tout le conseil et l’on convint de se retrouver au fort le lendemain matin, à huit heures, pour faire reconnaître Godeheu à la tête des troupes, suivant une tradition usitée dans l’Inde. À l’heure dite, il n’y avait plus qu’à procéder à la cérémonie, lorsque Dupleix demanda à Godeheu s’il ne serait pas possible de la différer de quelques jours. Mme Dupleix se consolait moins aisément que son mari de la perte du pouvoir et avait pleuré toute la nuit. La démarche était peu heureuse, et, à défaut de confidences ou de commentaires du temps, on peut supposer qu’elle ne fut pas étrangère à la rupture complète qui éclata entre les deux hommes. Godeheu ne pouvait accepter la proposition de Dupleix sans jeter un doute sur ses propres pouvoirs et il dut se demander à quoi tendaient ces atermoiements. Après avoir fait toutes les concessions légitimes à l’amitié et à d’anciens souvenirs, il ne pouvait en faire à l’autorité qu’il tenait du roi : il refusa.

Ce fut le premier froissement grave ; d’autres allaient suivre, répétés et décisifs. En réponse à la démarche du matin, Godeheu porta dans l’après-midi un coup sensible à l’amour-propre de Dupleix en remettant en liberté les officiers et les soldats suisses qui avaient été arrêtés deux ans auparavant en rade de Pondichéry.

Godeheu passa le reste de la journée à visiter les bureaux, arrêter les comptes et recevoir des visites. Mais, dans la pensée que Dupleix pourrait rester à Pondichéry, personne n’osait s’exprimer en toute liberté ; chacun tremblait au nom du gouverneur. Godeheu sentit que son autorité ne serait bien assise et que le malaise qui régnait dans les esprits ne cesserait que le jour où la situation serait nette de part et d’autre. Le lendemain, 4 août, il écrivit donc à Dupleix pour l’engager à rendre public son départ, en lui marquant que le bien du service l’exigeait absolument. Dupleix répondit qu’il lui donnerait satisfaction le lendemain, à l’issue de la réunion du conseil.

Dans ce conseil qui se tint chez Godeheu, on examina d’abord l’état de la caisse ; il n’y avait rien. On mit ensuite sur le tapis le voyage de la Cochinchine, les affaires du Bengale et les contrats avec les marchands. Le voyage de la Cochinchine fut décidé à la pluralité des voix. Ces affaires purement commerciales une fois réglées, Dupleix tint la parole qu’il avait donnée ; il annonça qu’il partait pour la France et remettait le commandement à Godeheu ; puis, sa place n’étant plus dans le conseil, il sortit.

C’est alors que l’on vit combien sa présence dominait et fascinait les conseillers. À peine avait-il quitté la séance, que la discussion ayant repris, ils revinrent tous sur le voyage de la Cochinchine, en disant qu’il ne pouvait avoir lieu cette année, attendu que les fonds manquaient et que la saison était trop avancée. Godeheu profita de cette circonstance pour dire que, son intention étant de discuter ouvertement les affaires de la Compagnie, chacun pourrait sans crainte lui donner son avis.

Le gouvernement de Dupleix avait vécu.


Tous rapports n’étaient cependant pas rompus avec Godeheu. Dupleix restait pour la durée de son séjour à la disposition du commissaire pour répondre de ses actes et fournir les explications qui lui seraient demandées. Et c’est à une véritable enquête qu’il allait être soumis : enquête portant aussi bien sur ses opérations militaires et ses rapports diplomatiques avec les princes maures que sur sa gestion financière et l’emploi des fonds qui avaient passé par ses mains. Cette enquête, dont nous allons suivre quelques détails, fut menée par Godeheu sans aucune bienveillance mais aussi sans malveillance systématique. L’homme était d’esprit soupçonneux et étroit, mais de conscience honnête et droite ; son enquête oscilla entre ces tendances. Quant à Dupleix, qui avait le sentiment de sa supériorité personnelle, il se prêta sans jamais s’humilier au rôle que les circonstances lui imposaient et il discuta toujours avec Godeheu sur le pied d’une parfaite égalité. S’il ne répondit pas toujours avec clarté aux questions qui l’embarrassaient, du moins n’essaya-t-il pas de parti-pris d’égarer les recherches par des explications insoutenables ou des faux-fuyants imaginaires. Il n’apporta en somme aucun obstacle sérieux à l’accomplissement de la mission de Dupleix. Aussi les deux hommes vécurent-ils côte à côte pendant près de trois mois, sans autre gêne que la fausseté même de leur situation. Sous l’inspiration évidente d’Arnaud, dont l’influence discrète fut considérable, ni l’un ni l’autre ne cherchèrent à la dramatiser par des manifestations inopportunes ; ils se virent quelquefois et plus souvent ils s’écrivirent sans chercher à se blesser mutuellement par un ton de supériorité ou de défi. Dupleix et surtout sa femme tenaient bien en particulier des propos qui, revenant aux oreilles du commissaire, ne laissaient pas que de lui être désagréables ; mais il n’en paraissait rien dans les faits. Godeheu feignait de ne rien savoir ou de ne pas comprendre. Ce n’est que plus tard, en leurs mémoires respectifs, qu’ils s’attaquèrent avec un manque de mesure et de courtoisie, qui ne recommande pas ces écrits à l’admiration.


Explications sur la politique de Dupleix. — Les demandes d’explications de Godeheu portèrent sur deux points principaux : la politique et les finances. Nous devons aux réponses de Dupleix qui toutes nous ont été conservées de voir que, malgré sa disgrâce, il ne désavouait aucune des idées directrices de sa politique.

En ce qui concernait le Carnatic, il crut que son retour en Europe pouvait occasionner dans l’Inde une révolution. Les puissances instruites de son départ pourraient bien « se détacher des engagements pris avec la nation et, par des engagements contraires, jeter nos affaires dans un chaos difficile à débrouiller. » Un des premiers soins du commissaire « devrait être de ménager nos alliances jusqu’au temps où tout serait pacifié ; on trouverait ensuite les moyens et les occasions de s’éloigner de qui l’on voudrait et de se retirer de la part que nous avons été obligés de proche en proche de prendre aux affaires de l’Inde. »

Le seul obstacle à la paix était venu des Anglais. À Sadras, Dupleix leur avait offert un établissement avantageux pour Mahamet Ali, sans rien spécifier de plus. Les Anglais n’ont jamais demandé où se trouvait cet établissement ; ils voulaient qu’avant toute négociation Mahamet Ali fut reconnu nabab d’Arcate. En y consentant, ajoutait Dupleix, les Français auraient offensé Salabet j. de qui venaient tous leurs droits et qui seul pouvait légitimer leurs actes. L’intention de Dupleix n’en était pas moins d’abandonner tout le pays de Trichinopoly à Mahamet Ali ; le P. Lavaur et les députés français pouvaient l’attester.

Pour parvenir présentement à la paix, Dupleix pensait encore qu’on pouvait faire les mêmes concessions ; toutefois Trichinopoly ne devait être laissé à Mahamet Ali que si des compensations financières étaient données au Maïssour, et, très certainement, ce pays ne se refuserait pas à un tel accord, si les Anglais s’engageaient de leur côté à ne pas assister Mahamet Ali, dans le cas où il ne tiendrait pas ses promesses. Il conviendrait également en pareille occurrence, disait Dupleix,


de ne pas laisser entamer le droit d’Arcate sur Trichinopoly ; ce serait attenter aux droits du Mogol et de Salabet j. et préparer une semence de querelles entre eux et nous, dont tôt ou tard nous serions les victimes. Aussi mon attention a-t-elle été toujours de veiller à la conservation de leurs droits de souveraineté, comme la justice et la reconnaissance l’exigeaient et je n’ai rien fait qui ne fût muni de leur autorité. Ceci peut se voir dans toutes mes lettres et dans la manière dont les députés français (à Sadras) se sont toujours exprimés en traitant avec les Anglais qui ont avancé sans ménagement bien des choses directement opposées à ces droits. »

Quant à la province même d’Arcate, personne ne pouvait nier que le soin d’y nommer un nabab appartint uniquement à Salabet j. Quel que fut ce nabab, il devrait rembourser aux Français leurs avances, comme Mahamet Ali rembourserait celles des Anglais. Ces sommes, jointes à celles que les Maïssouriens devaient nous donner, suffiraient largement à payer nos dettes. Il s’agissait seulement de ne pas mécontenter les Maïssouriens, qui devenaient ainsi comme la pierre angulaire de la négociation.

On pouvait à la rigueur ne pas tenir compte de Morarao, même en admettant que sa retraite provisoire devint définitive ; il était toujours possible de le neutraliser en intervenant auprès de Salabet j. et de Balagirao pour l’inquiéter dans les terres qu’il possédait ou convoitait à proximité de leurs territoires. Cependant, si l’on avait eu de l’argent, il eut mieux valu continuer de se l’attacher ; en étant à notre service, il était toujours une menace pour les Anglais, tandis que sa retraite leur permettait de nous dicter plus facilement la loi.

En résumé, Dupleix s’en tenait purement et simplement aux propositions qu’il avait faites à Sadras et plus que jamais il était d’avis de conserver tout ce qu’on possédait. Il s’agissait seulement d’avoir une contenance ferme vis-à-vis des Anglais et de ne pas se laisser émouvoir par leur hauteur, leur morgue ou leurs menaces.

Nous devions pareillement ne rien céder dans le Décan, où Bussy avait acquis une situation dont les Anglais ne pouvaient nous déposséder même par la force. Dupleix ignorait les ordres que la Compagnie pouvait avoir donné, mais il était convaincu que s’ils étaient contraires à ces idées, Godeheu, mieux informé et plus au fait qu’il ne l’était en partant de France, en suspendrait l’exécution jusqu’aux réponses du ministre. Sans doute on pouvait renoncer aux quatre circars que venait d’acquérir Bussy, mais l’abandon de ces provinces équivaudrait à la rupture de nos relations avec le soubab et risquerait de jeter celui-ci entre les bras de l’Angleterre, qui n’attendait que notre départ pour prendre notre place. Loin de reculer, il conviendrait au contraire d’envoyer quelques centaines d’hommes à Mazulipatam pour renforcer nos garnisons. En nous établissant solidement dans les places de ce pays, nos ennemis n’oseraient plus nous demander autant de sacrifices, et la paix n’en serait que plus facile.

On sait comment Godeheu répondit à ces suggestions. Le jour même de son arrivée, il écrivit à Saunders pour lui proposer non pas la paix — notre supériorité militaire n’était pas assez bien établie — mais une suspension d’armes. Le lendemain, comme gage de ses bonnes dispositions, il renvoya à Madras les officiers et les soldats suisses arrêtés en rade de Pondichéry deux ans auparavant. Ce même jour, Dupleix lui ayant proposé d’envoyer 300 hommes de renfort à l’armée de Mainville pour arrêter un convoi anglais qui se rendait à Trichinopoly, Godeheu non seulement n’entra pas dans ces vues, mais il remplaça Mainville à la tête des troupes par un officier qu’il supposait devoir être plus docile à ses instructions, le capitaine Maissin. Maissin arriva devant Trichinopoly le 16 août et se trouva le lendemain en présence du convoi annoncé. Fallait-il livrer bataille ou le laisser passer ? Retenu par ses instructions, Maissin n’osa prendre franchement un parti : il parut vouloir s’opposer au passage du convoi et très certainement il eut engagé la bataille si l’armée de Nandi Raja avait consenti à marcher ; mais celle-ci se tint prudemment à un quart de lieue derrière nos troupes, sans chercher à détruire le convoi. Devant cette inaction, Maissin crut devoir suivre les ordres que Godeheu lui avait donnés de ne point combattre à moins d’y être forcé et il fit retirer son armée en bon ordre, laissant passer le convoi ennemi. Trichinopoly fut encore une fois ravitaillé pour de longs mois.

Cependant, examinant notre situation diplomatique, Godeheu trouvait qu’elle n’avait rien de rassurant. Il ne faisait aucun fonds sur Salabet j., prince faible, soupçonneux et irrésolu. Balagirao était un homme à ménager à cause de ses richesses et de sa puissance ; il pouvait disait-on mettre 200.000 hommes sur pied, mais on ne devait avoir en lui aucune confiance ; suivant les circonstances il serait aussi bien notre ennemi que notre ami. Le nabab de Vellore, dont Dupleix eut voulu faire son délégué à la nababie du Carnatic, était trop rusé pour prendre part à la guerre avant que la marche des événements ne lui indiquât de quel côté il était préférable de s’engager. Le roi de Tanjore était notre ennemi déclaré depuis que nous avions rompu les digues du Cavéry, qui fertilisaient son territoire. Le raja du Maïssour, désespérant de nous voir jamais maîtres de Trichinopoly que nous avions promis de lui remettre, ne voulait plus rien payer et parlait de retirer ses troupes. Enfin Morarao, sans s’être déclaré contre nous, nous avait quittés à la sollicitation du roi de Tanjore et réclamait à Dupleix, outre ses créances, 800.000 rs. que celui-ci aurait touchées de Nandi Raja comme à compte du paiement des Marates.

Pour un homme envoyé dans l’Inde pour conclure la paix, une pareille situation n’était pas de nature à le déterminer à continuer la guerre. Mais comme il avait conscience qu’en proposant la paix ce serait le meilleur moyen de la faire échouer, il manœuvra de façon à ne rien aventurer. Le siège de Trichinopoly lui paraissait comme à beaucoup d’autres une entreprise qui avait dès l’origine fait dévier notre politique du véritable but qu’elle eut pu poursuivre, c’est-à-dire la possession de la partie du Carnatic contiguë au Décan et avoisinant Madras et il ne cachait à personne que si la nécessité ou les exigences des Anglais l’obligeaient à continuer la guerre, il abandonnerait le siège de Trichinopoly pour porter tous ses efforts contre Arcate. Mais il n’est pas toujours aisé de se dégager d’une affaire mal engagée, et, lorsqu’à la suite de la journée du 17 août, Godeheu eut à se demander s’il devait s’obstiner plus longtemps dans une entreprise irréalisable[2], il n’osa pas cependant prendre le parti de la retraite. Tantôt il écrivait à Maissin de lever le siège et de revenir (lettres des 20 et 23 août, 13 et 27 sept.) et tantôt de rester mais se tenir sur la défensive (lettres des 27 août, 2, 10 et 20 septembre). Dupleix a fait à Godeheu un grief de ces contradictions ; celui-ci les explique ainsi p. 259 et 260 de son mémoire de 1764 :

« J’écrivais à M. de Maissin de se préparer à revenir, quand il y avait apparence que la négociation pour la trêve ne réussirait pas et qu’il fallait se disposer à la guerre ; dans ce cas, je ne voulais pas laisser une armée auprès de Trichinopoly que j’avais intention de perdre absolument de vue, pour me porter sur le Carnate. Mais je lui écrivais de rester, en l’engageant cependant à se tenir tranquille pour ne pas troubler la négociation, quand M. Saunders faisait moins de difficulté sur mes propositions ou était moins opiniâtre à soutenir les siennes ; dans cet autre cas, je disposais mes troupes comme je voulais qu’elles demeurassent pendant la trêve. Mon objet était, si elle avait lieu, de ne laisser sur l’île de Chiringam, poste inattaquable, qu’un corps de troupes capable de tenir les Anglais en échec devant Trichinopoly, tandis qu’un autre serait en état de se porter où je le voudrais ; par cette position, j’empêchais que les Anglais ne devinassent quels étaient mes projets, si par la suite je me trouvais obligé de recommencer la guerre après l’expiration de la trêve. »

Ainsi l’abandon du siège de Trichinopoly restait subordonné à la trêve avec les Anglais. Elle fut plus longue et plus difficile à conclure que Godeheu ne l’avait pensé. Il ne reçut de réponse de Saunders que le 12 août. Cette réponse était d’ailleurs fort polie et Saunders paraissait être dans de bonnes dispositions pour la paix, mais la suspension d’armes souffrait à ses yeux quelques difficultés ; il semblait désireux que Mahamet Ali et le roi de Maïssour y accédassent également. Sans être hostile à cette manière de voir, Godeheu craignit que la discussion pour une simple suspension d’armes ne fit perdre un temps précieux et répondit (15 août) que ce temps serait mieux employé à traiter directement de la paix. Saunders proposa alors que les affaires du nord fussent également comprises dans les négociations. Il avait été informé qu’à Londres, dans les conférences pour la paix, la Compagnie anglaise avait proposé que toutes les questions de l’Inde fussent indistinctement, liées dans un même règlement et il espérait que la Compagnie française accepterait ces conditions. Godeheu sentit que s’il cédait sur ce point c’était enlever à Bussy tout le bénéfice des concessions qu’il venait d’obtenir et accroître par ce fait les charges de la Compagnie ; il éluda donc la proposition en disant (29 août) que les longueurs qu’entraîneraient les ordres à donner et les avis à recevoir du côté du nord exposeraient dans le sud à des actes d’hostilité qui ne feraient qu’éloigner la paix et aigrir les esprits ; il était plus avantageux pour les deux compagnies d’établir d’abord la paix dans le Carnatic.

Godeheu ne fut pas mal avisé en faisant cette réponse. Le 30 août il reçut par le Duc d’Orléans une lettre de la Compagnie qui l’invitait à ne pas entrer en communication avec Saunders sur les affaires du Décan. Saunders dut recevoir de son gouvernement des instructions de même nature ; car sans insister sur sa dernière demande, il proposa spontanément le 5 septembre de fixer un jour où l’on cesserait toute hostilité à Trichinopoly, en convenant qu’il en serait de même pour les alliés des deux nations.

Godeheu adhéra d’autant plus volontiers à cette proposition qu’il avait lui-même, au cours de sa correspondance, soumis à l’agrément de Saunders les principaux articles qui devaient servir de base à la pacification générale. L’adoption de ces articles fut en principe décidée dès ce moment ; pourtant il fallut encore plus de trois semaines pour les arrêter définitivement. La principale difficulté d’interprétation roulait sur la désignation et la reconnaissance du nabab d’Arcate. De même que la Compagnie en France, Godeheu professait que le soubab du Décan avait seul le droit de faire cette désignation, mais il s’engageait à reconnaître celui qui serait nommé, fût-ce Mahamet Ali.

Enfin, le 29 septembre, Saunders fit savoir à Godeheu qu’il avait signé les articles de la suspension d’armes et qu’il les envoyait à Goudelour pour les faire ratifier par deux députés de chaque nation. Ceux-ci se réunirent le 5 octobre à mi-chemin de cette ville et de Pondichéry et les signatures furent échangées. La convention était valable jusqu’au 11 janvier 1755.

« On dit que les militaires ne sont pas satisfaits de cette suspension, écrit Godeheu dans son journal du 8 octobre ; je le crois bien, mais mes raisons subsistent et de plus nos troupes ont besoin d’être disciplinées et mattées ; un Anglais leur fait peur… Après cela que peut-on attendre d’eux ? Aussi les noirs demandent-ils à présent pourquoi nos troupes ne sont plus ce qu’elles étaient. »

Quant à Dupleix, comme Godeheu ne l’avait pas mis au courant de ses tractations, il ne put que s’incliner devant les faits accomplis. Lorsque Godeheu vint d’un air satisfait lui annoncer comme un triomphe l’accord fait avec les Anglais, il lui en fit son compliment, mais d’un air si sec et si froid que Godeheu en fut plus offensé que flatté. L’expérience avait appris à Dupleix que le commissaire ne tenait aucun compte de ses avis et il se garda bien de lui faire la moindre représentation.

La suspension d’armes était à peine signée que, poursuivant l’objet de sa mission, Godeheu cherchait à arrêter avec Saunders les conditions de la paix et l’on sait qu’à la suite de négociations laborieuses, il parvint à conclure le 26 décembre un traité conditionnel, c’est-à-dire qui ne pouvait avoir son effet que s’il était ratifié par les deux cours. On sait aussi que les conditions de ce traité, qui plaçait en principe les deux nations sur un pied d’égalité, furent profondément influencées par l’arrivée de l’escadre anglaise partie de Plymouth le 24 mars et qu’en réalité c’est sous la menace du canon ennemi que Godeheu discuta et signa[3].

On sait enfin que ce traité ne modifia pas en fait la situation des deux nations dans l’inde. Lorsqu’il arriva en Europe, la guerre entre la France et l’Angleterre paraissait de jour en jour plus probable en raison des affaires d’Amérique. Celles de l’Inde passèrent au second plan et la Cour de Londres attendit patiemment la déclaration de guerre, qui survint le 9 juin 1756, pour engager dans trois parties du monde un conflit général qui satisfit plus complètement ses intérêts et ses ambitions. Mais c’est là une histoire qui ne se rattache plus à la vie publique de Dupleix ; lorsqu’elle se déroula, il était en France depuis de longs mois et il vécut assez de temps pour voir la ruine de tous ses projets et de toutes ses espérances.


Explications sur les ressources financières de Dupleix. — Les demandes d’explications financières de Godeheu ne portèrent que sur les revenus du Carnatic autres que ceux des aidées concédées en 1749 ; ceux-ci étaient portés sur les livres de la Compagnie, où il était possible de les suivre, mais les autres n’apparaissaient nulle part. Dupleix déclarait qu’ils lui avaient été personnellement concédés et les faisait administrer par un receveur du nom de Papiapoullé, qui ne devait en rendre compte qu’à lui-même.

Dans le conseil qui se tint le 4 août, Godeheu s’était fait représenter en présence de Dupleix l’état de la caisse et il n’y avait trouvé qu’une somme de 21.484 livres. Les sommes apportées huit jours auparavant par le Montaran ne figuraient naturellement pas dans ce compte. Sans viser aucune recette particulière, Godeheu demanda simplement à Dupleix de lui indiquer la nature de ses ressources. Celui-ci répondit le même jour, 7 août :

« La caisse de la Compagnie, disait-il, n’a que peu servi aux opérations de la guerre et surtout depuis le mois de juillet de l’année dernière qu’elle n’a fourni que 9 à 10.000 rs. par mois pour un certain nombre de cipayes qui se trouvent répandus, soit à Gingy, à l’armée ou ailleurs et comme je fournissais en général à toutes les dépenses, j’ai porté en recette ce que j’ai reçu pour ces articles ; ils seront tous détaillés dans les comptes auxquels je fais travailler. Cette modique somme n’était pas suffisante pour les garnisons de Gingy, Chilambaram et autres lieux ; il vous est aisé de le voir par les états que je vous ai envoyés de ces deux premières places, qui emportent plus de 22.000 rs. Les revenus des terres dont nous pouvons jouir, ma bourse et mon crédit ont servi non seulement pour cet article de dépense, mais pour l’armée et divers détachements répandus à droite et à gauche ; les comptes que je produirai démontreront l’étendue de ces dépenses. Voilà, Monsieur, la façon dont je fournissais à toutes les dépenses. »


Cette réponse n’établissant pas une discrimination bien nette entre les dépenses faites par la Compagnie et celles faites par Dupleix sur leurs fonds respectifs, Godeheu demanda à Papiapoullé de lui produire ses comptes ; ils lui furent refusés. Estimant que ces revenus lui avaient été personnellement concédés, Dupleix considérait qu’il n’en devait raison à personne. Godeheu n’accepta pas cette défaite ; il n’en fut au contraire que plus soucieux de savoir à quoi s’en tenir sur ces revenus dont on paraissait lui faire mystère et, par lettre du 9 août, il pria Dupleix de lui faire parvenir ses comptes et les pièces nécessaires pour en vérifier la justesse.

Dupleix convint bien que les revenus du Carnatic avaient fait partie de ses ressources pour faire la guerre ; mais, fait remarquer Godeheu dans sa Réfutation (p. 207), « pour me laisser fort peu d’espérance à cet égard, il m’observa que les Anglais s’étaient emparés d’une partie considérable de ces revenus ; que d’ailleurs le receveur et les subalternes n’en rendaient point de compte en règle ; qu’il n’y avait nulle voie de découvrir leur friponnerie ; qu’il fallait s’en rapporter à eux ; qu’on ne pouvait apprécier ce que valaient les paraganas (ou districts) ; qu’enfin il fallait des frais immenses pour garder les terres et les aldées. » Godeheu en conclut que l’argent que Dupleix recevait de Papiapoullé et celui qu’il tirait des caisses de la Compagnie pour solde d’un certain nombre de cipayes avoués pour être à son service, formaient une masse dont personne au Conseil n’avait connaissance aussi bien en recettes qu’en dépenses. Papiapoullé ne rendait compte qu’à Dupleix qui n’en rendait à personne. Tout cela manquait de clarté.

Godeheu fut d’abord étonné que Papiapoullé qui était simple domestique à Madras en 1751 eût acquis en si peu de temps une telle autorité et il attribua cette fortune inespérée à Mme Dupleix, dont les besoins d’argent étaient toujours inassouvis. Chacun en public accusait cet homme de tourmenter les gens pour en extorquer des fonds ; des marchands avaient même quitté la ville pour échapper à ses exactions. L’écho de ces accusations ou de ces plaintes était parvenu aux oreilles de Godeheu dès le lendemain de son débarquement et il avait fait à ce sujet au tout-puissant receveur des réprimandes motivées. Le refus de rendre des comptes suivi des explications évasives de Dupleix le décida à agir plus énergiquement et le 14 août il prit le parti de le faire arrêter et de faire apposer les scellés sur tous ses objets[4].

Cette arrestation produisit une grande joie parmi la population et beaucoup de langues commencèrent à se délier. Une foule de griefs, dont quelques-uns atteignaient Dupleix lui-même, se trouvèrent tout d’un coup accumulés contre son administration : on découvrit ainsi qu’il donnait aux cipayes à sa solde des ordres particuliers opposés à ceux des officiers des troupes.

À peine cette arrestation était-elle faite que Dupleix envoya à Godeheu un compte en français des recettes et dépenses de Papiapoullé, en le priant de le parapher[5]. Le commissaire le renvoya en disant qu’il ne pouvait rien faire sans avoir les originaux sous les yeux. Un quart d’heure après, Dupleix renouvela sa prière sans plus de succès. Son secrétaire vint encore trouver Godeheu le même jour pour le persuader qu’il devait parapher ce compte, ne fût-ce que pour constater ce dont Dupleix était en avance avec la Compagnie. Le compte portait en effet de nombreuses sommes versées directement et personnellement par Dupleix. Godeheu répondit que c’était le règlement de Papiapoullé et non celui de Dupleix qu’il désirait avoir et que si ce dernier se croyait créancier de la Compagnie, il lui était loisible de fournir un état particulier, indépendant de celui de son receveur. Dupleix fit encore prier Godeheu de permettre au moins à Papiapoullé de signer son compte personnel. Godeheu s’y refusa, ne voulant pas admettre, disait-il, que le receveur d’Arcate eût avec Dupleix un compte particulier ; il ne pouvait et ne devait en avoir un qu’avec la Compagnie. Le reste était affaires dans lesquelles il n’avait pas à intervenir. Toutefois, comme il avait demandé les comptes de Papiapoullé et qu’il les avait entre les mains, il nomma, pour les examiner, une commission dont la présidence fut dévolue au conseiller du Bausset.

Tant d’insistance de la part de Dupleix rendit Godeheu plus circonspect sur l’approbation qu’il pourrait donner à ces comptes en les visant. Comme il n’est plus question d’eux dans son journal, tout porte à croire qu’il les classa après en avoir pris connaissance. Une fois cependant, le 21 août, Dupleix fit demander à Godeheu d’autoriser Papiapoullé ou, à son défaut, son comptable principal à se rendre auprès de lui pour lui fournir des explications ; Godeheu refusa et renvoya la lettre de Dupleix à la commission. Plus tard, rentré en France, Godeheu nous parle bien des comptes de Papiapoullé en ses mémoires de 1759 et de 1764, mais c’est beaucoup moins pour discuter et contester des chiffres qu’il ne cite même pas que pour dire qu’aucune des sommes qui lui avaient passé sous les yeux n’avait figuré sur les registres de la Compagnie. Il s’agissait pourtant de recettes s’élevant à 7.931.088 liv. et de dépenses montant à 7.852.716. Il tenait évidemment à ne pas donner à ces chiffres une valeur officielle, pour ne pas consacrer la légitimité des droits de Dupleix à disposer des revenus du Carnatic.

Madame Dupleix fut vivement contrariée de ce qui se passait : c’était à elle bien plus qu’à son mari que Papiapoullé rendait des comptes. Comme elle se maîtrisait difficilement, elle répandit, dès le 15 août, le bruit que la disgrâce de Papiapoullé ne durerait pas, qu’elle et son mari reviendraient dans la colonie avant deux ans et qu’alors Papiapoullé serait rétabli dans tous ses honneurs. Dupleix, de son côté, fit venir du Bausset (15 août) et lui dit de bien prendre garde ; il s’embarquait dans une mauvaise affaire ; le commissaire prenait trop sur lui en s’occupant de Papiapoullé : receveur des domaines d’Arcate, cet homme ne devait de compte qu’à Dupleix, qui n’agissait lui-même que par une délégation de Salabet j. Godeheu écrit à ce sujet dans son journal du même jour, avec une impitoyable logique :

« Il est donc vrai, suivant ce discours, que M. Dupleix se regarde comme nabab d’Arcate, mais je dois l’être à présent, étant gouverneur de Pondichéry, ou si c’est M. Dupleix qui l’est, c’est donc un pouvoir étranger qui milite contre un gouvernement français ? C’est donc comme nabab d’Arcate que M. Dupleix a fait la guerre et non comme gouverneur de Pondichéry. Si c’est comme nabab, la Compagnie n’est point tenue de toutes les sommes avancées pour soutenir cette guerre ; si c’est comme gouverneur de Pondichéry, je dois prendre connaissance des fonds donnés à cette guerre, parce que la dignité de nabab doit être jointe à celle de gouverneur. Il ne reste qu’avoir s’il convient à la Compagnie qu’un gouverneur soit nabab, ou qu’il y ait un nabab français vis-à-vis du gouverneur de Pondichéry. Il faut bien effectivement que M. Dupleix soit nabab, puisque nous n’en connaissons point pour qui nous fassions la guerre, puisqu’il en prend le titre dans ses traités antérieurs vis-à-vis des gens du pays et qu’on assure qu’il en a la finance et que celui de Velour ne l’avait été nommé qu’en qualité de lieutenant de M. Dupleix, mais il n’en a pas voulu et s’est retiré chez lui. »

Les affirmations de Madame Dupleix, les intimidations de son mari retenaient bien des personnes dans la crainte et Godeheu nous dit qu’il dût se contenir pour ne pas provoquer une esclandre et pousser les choses jusqu’au bout. Il commençait presque à regretter de ne pas exécuter les ordres du roi qui lui permettaient encore d’arrêter Dupleix si celui-ci prenait une attitude qui contrariât l’exercice de son autorité. Il préféra affecter de ne rien savoir et remplaça Papiapoullé par Rangapa, l’auteur du fameux Journal, et de ce jour, les revenus du Carnatic furent perçus au nom de la Compagnie.

Cependant Dupleix ne perdait pas de vue que, le 14 août, Godeheu lui avait fait dire que s’il était créancier de la Compagnie, comme il le prétendait, il devait fournir un état particulier de ses réclamations. L’affaire était connexe à celle du Carnatic et néanmoins distincte ; en dehors des revenus de cette province, qui continuait à relever du Décan, et ceux des nouvelles concessions (Villenour, Bahour, Karikal, Mazulipatam), Dupleix avait encore soutenu la guerre avec ses fonds personnels ou divers emprunts contractés dans la colonie. Godeheu n’avait pas été chargé de demander des explications à Dupleix sur ce point, puisqu’au moment de son départ la Compagnie ignorait l’existence d’un tel compte, mais quand Dupleix lui en parla, il ne refusa nullement d’en connaître, au moins à titre officieux. Dupleix mit plus d’un mois à ajuster ses chiffres : enfin, le 22 septembre, accompagné d’Arnaud et de Bausset et Delarche, qu’il avait choisis pour suivre ses intérêts, il se rendit chez Godeheu et lui remit ce qu’il qualifia son compte général personnel avec la Compagnie. D’après ce compte, il aurait du 17 octobre 1749 au 1er août 1754 :

encaissé 2.514.064 rs ou 6.033.753 liv.
et dépensé 5.648.621 rs ou 13.556.690 —
soit un excédent
de dépenses de 3.134.557 rs ou 7.522.937 —


ce qui faisait ressortir à pareille somme sa créance sur la Compagnie.

Dupleix eut désiré que Godeheu visât immédiatement ces chiffres, afin de leur donner un caractère d’authenticité qui constituât en quelque sorte une reconnaissance de dettes, mais Godeheu, flairant le piège, répondit que n’étant point chargé de les examiner, il ne pouvait ni les recevoir ni les viser. Après avoir discuté un moment, Dupleix finit par demander 100.000 rs. de la caisse de la Compagnie pour payer des dettes criardes. Godeheu répondit que l’état de la caisse ne le lui permettait pas mais que s’il avait des bijoux et des diamants, il les vendrait volontiers pour l’aider. La leçon était trop directe pour que Dupleix ne la comprit pas ; il éluda l’allusion et son dernier mot fut de demander seulement 50.000 rs ; la question resta sans réponse.

L’après-midi, Bertrand apporta le double des comptes et pria à nouveau le commissaire de les recevoir et de lui en accuser réception. Il reçut la même réponse. Le soir, Arnaud revint à son tour dire que Dupleix ne demandait pas autre chose que la nomination d’une personne qui certifiât que les pièces justificatives en toutes sortes de langue avaient réellement rapport aux articles énoncés dans le compte, parce que, disait-il, « M. Dupleix n’osant risquer ces pièces sur mer, il se trouverait qu’en arrivant en France, il serait en état de présenter son compte à la Compagnie, pour qu’elle en discutât seulement le solide des articles. » Godeheu calcula qu’en accédant à cette demande, il ne préjugeait en rien de la validité des pièces et nomma aussitôt Bourquenoud et Guillard, l’un teneur de livres et l’autre caissier de la Compagnie, pour certifier l’existence de ces pièces, mais leur existence seulement.

Dupleix nous expose minutieusement dans son mémoire de 1763 (p. 116) comment procédèrent les commissaires. Ils avaient devant eux sur un bureau les comptes de Dupleix. Ils en lurent successivement tous les articles — et il n’y en avait pas moins de 1.028 — et à mesure qu’ils en appelaient un, le secrétaire de Dupleix présentait aux commissaires la pièce justificative de ce même article, et quand ils la trouvaient conforme, ils y mettaient leur paraphe qui servait à constater la vérification qu’ils venaient d’en faire. Lorsqu’au contraire ils trouvaient quelque article, qui ne leur paraissait pas justifié par des pièces suffisantes, ils en faisaient sur le champ une note qu’ils écrivaient sur un cahier à part. Ce travail que les commissaires commençaient régulièrement à huit heures du matin et qui ne finissait qu’à cinq heures du soir, dura cinq jours entiers. Jamais, de l’aveu même de Dupleix, vérification de compte ne fut faite avec plus de régularité et d’exactitude.

Le travail terminé, les commissaires, conformément aux instructions qu’ils avaient reçues de Godeheu, se bornèrent à certifier que les pièces cotées et paraphées par eux, avaient toutes rapport aux comptes présentés par Dupleix. Celui-ci ne crut pas devoir insister pour que cette vérification — simple constatation matérielle des pièces produites — pût être considérée comme un arrêt de compte et, ne pouvant faire mieux, se borna à demander que les originaux, avec toutes les pièces justificatives, fussent déposés au secrétariat du Conseil.

Plusieurs pièces s’étant trouvées insuffisamment justifiées, il résulta qu’au lieu de s’élever à 7.522.937 liv., comme Dupleix l’avait présenté le 23 septembre, l’excédent des dépenses sur les recettes fut diminué de, 396.000 liv. et ramené à 2.969.557 rs ou 7.126.927 liv.[6]

C’est la discussion de ce compte, à laquelle se refusa prudemment Godeheu, qui formera plus tard l’objet du long procès que Dupleix puis ses héritiers soutinrent contre la Compagnie.

Cette créance de plus de sept millions ne représentait pas seulement les avances personnelles de Dupleix pour soutenir la guerre, mais encore des fonds qui lui avaient été prêtés dans cette intention par des amis ou des habitants de Pondichéry. Tant qu’il fut gouverneur, il put les rembourser au fur et à mesure des remises de Papiapoullé, mais ces ressources se trouvèrent brusquement fermées par l’arrivée de Godeheu et la disgrâce du receveur. Dupleix se trouva dans la situation d’un acheteur à découvert qui n’aurait rien pour payer.

Cette situation ne pouvait naturellement échapper à ses créanciers ; ils prirent peu à peu l’alarme et, ne pouvant effectivement être remboursés, vinrent exposer à Godeheu leurs inquiétudes et le prier d’user de son autorité pour obliger Dupleix à s’acquitter de ses dettes avant son embarquement. Ces réclamations commencèrent à la fin d’août et se poursuivirent pendant tout le mois de septembre. Godeheu nous dit dans son journal du 3 septembre :

« Je suis accablé des demandes que des particuliers, officiers et employés viennent me faire, pour des fonds prêtés depuis longtemps à M. Dupleix, et qu’ils ne peuvent ravoir. Je paye le moins que je peux et je tâche que ceux à qui il est dû pour des affaires de commerce connues du Conseil se contentent des lettres de change sur la Compagnie. Les autres, je les renvoie à M. Dupleix. »

Les autres, c’étaient ceux qui avaient prêté à Dupleix pour soutenir la guerre. Godeheu n’en avait pas encore la liste, mais des gens bien informés lui affirmaient que Dupleix ne devait pas moins de 3.600.000 livres. Ce chiffre, comme nous le verrons dans un moment, était au-dessous de la réalité. Quoiqu’il en soit, de tous les réclamants, c’étaient les marchands qui se montraient les plus exigeants.

Il leur semblait qu’avec le départ de Dupleix c’était leur gage qui s’évanouissait. Malgré toutes leurs requêtes, plaintes et sollicitations, ils n’obtenaient rien. Lassés d’attendre, ils finirent par manifester l’intention d’aller trouver Godeheu pour lui demander de faire assigner et saisir leur débiteur. Le commissaire ne désirait nullement que Dupleix fut accablé ; il sentait bien que cette procédure l’atteindrait sûrement mais porterait également atteinte au bon renom et au crédit de la Compagnie qui se donnerait les apparences d’être insolvable. Il tâcha donc de parer le coup, fit venir Arnaud (27 septembre) et lui demanda de persuader Dupleix qu’il aurait intérêt à répondre aux sollicitations de ses créanciers en déposant au greffe un état de ses dettes et en leur donnant des billets qui seraient acquittés en France par la Compagnie. Le conseil était bon et fut suivi. Comme s’il prévoyait ce qui devait arriver, Dupleix avait déjà arrêté, le 20 septembre, un état général de toutes les personnes à qui il devait, mais, on ne sait pour quel motif, il ne l’avait pas encore remis à Godeheu. Ce compte établi en pagodes (25.961) et en roupies (1.626.583), s’élevait à 4.125.000 liv. et accusait un chiffre de 39 créanciers. (B. N. 9356, p. 164-165).

Les créances les plus importantes étaient celles des serafs Cassindas Boucongy et Govindindas, l’une pour 926.697 liv. et l’autre pour 568.320 liv. Mais ces deux serafs n’ayant été dans la circonstance que les prête-noms de Bussy qui avait en réalité avancé à Dupleix 928.665 livres, et la créance de Govindindas ayant disparu dès le premier jour, il convient pour la clarté comme pour la sincérité des comptes de rétablir de la façon suivante l’état fourni par Dupleix :

952.732 liv. dues à Bussy,
542.285 » dues à Cassidas Bouvongy,
366.129 » dues à Castanier,
257.736 » pour divers articles pris au magasin général,
233.107 » dues à la succession Vincent,
185.083 » sur ses fonds endépôt du vaisseau le Shellah,
153.600 » dues à Mirgoulam,
141.600 » dues à Ribec
138.139 » dues à Aymard
133.399 » dues à d’Auteuil,
110.820 » dues à Ranpaga,
108.741 » dues aux Capucins,
97.000 » dues à la Caisse des religieuses,
77.637 » dues aux gens du tancassal et aux anciens marchands,
72.467 » dues aux Jésuites,
72.000 » dues à Aumont,
62.148 » dues à Delarche,
55.215 » dues à Vinaïguem, arombaté,
50.253 » dues à la succession Vincent,
24.000 » dues à Aubert de la Mogère,
22.653 » dues à Cornet,
21.080 » dues à Berthelin,
17.000 » dues à du Bausset,
14.400 » dues à Nouale,
12.746 » dues à Brignon,
9.600 » dues à Albert, etc.

Comme suite à la conversation de Godeheu et d’Arnaud, Dupleix se décida à donner les billets qu’on lui demandait ; ils portaient que c’était par son ordre que Papiapoullé avait emprunté telle ou telle somme pour faire la guerre et que c’était à la Compagnie en France à en tenir compte. Ces billets valaient ce qu’ils valaient, mais ils mettaient fin pour le moment à une situation quelque peu humiliante. Après ce règlement, Dupleix ne dut plus aux marchands que 29.647 liv., qui ne devaient être payés que lorsque Dupleix aurait été lui-même remboursé des frais de la guerre.

Il s’en fallait pourtant de beaucoup que Godeheu crut à la misère de Dupleix. À ses yeux, elle était en grande partie affectée, et n’avait pour but que d’impressionner la Compagnie et obtenir d’elle de plus grandes facilités de règlement. Quant à la cause même des embarras du gouverneur, Godeheu ne cachait pas davantage son sentiment que Dupleix avait été plus d’une fois mal servi ou plutôt trompé par son entourage, notamment par sa femme et que celle-ci n’avait pas peu contribué à créer les difficultés au milieu desquelles il avait fini par se débattre. Évidemment Godeheu n’appréciait pas beaucoup le rôle de Madame Dupleix dans le maniement des affaires publiques, mais telle était aussi l’opinion d’Ananda Rangapoullé, le courtier de la Compagnie et de Saunders, le gouverneur de Madras. Tout porte à croire que ce n’étaient pas des opinions rares et peu nombreuses.

Sur ces entrefaites, Godeheu reçut une lettre de Kerjean où celui-ci lui demandait son aide pour acquitter avant son départ quelques dettes criardes. Kerjean avait en effet mis toute sa fortune à la disposition de son oncle et ne pouvait rien en retirer. Godeheu se demanda plus tard si les deux hommes ne s’étaient pas entendus pour écrire cette lettre, dans le but de mieux persuader le public de l’indigence de Dupleix ; sur l’heure, il se laissa apitoyer sur le sort de Kerjean et consentit, sur les 10.000 rs. ou 240.000 liv. demandées le 22 septembre à en donner la moitié, si de son côté Dupleix acquittait les dettes de Kerjean. Conformément à cet engagement, Dupleix tira le 4 octobre sur Godeheu une douzaine de traites, dont une de 12.000 liv. à son profit et les autres au nom de divers habitants de Pondichéry. Il paya les dettes de son neveu sur la part qu’il s’était réservée.

Une dernière discussion sur les comptes de Dupleix eut lieu le 7 octobre entre Godeheu et Arnaud. Ce dernier paraît avoir été dans toutes ces circonstances un intermédiaire aussi dévoué à Dupleix que prudent et mesuré dans ses réclamations. « Il est heureux qu’on l’ait envoyé ici, écrit Godeheu le 26 septembre ; il a contenu autant qu’il a pu le mari et la femme dans les bornes de la modération pour les faits, mais il n’a pas été le maître des paroles. »

Ce qui donna lieu à cette discussion, c’est qu’en 1751, un nommé Cassidas Boucongy, banquier à Arcate, avait avancé au conseil de Mazulipatam une somme de 500.000 rs. pour les besoins du commerce et le Conseil lui avait donné en échange un billet de pareille somme, dont le possesseur ne se pressa point de demander le remboursement intégral. En septembre 1754, il lui était encore dû 176.086 rs. Cassidas céda alors son billet à Dupleix pour lui permettre de payer une partie de ses dettes, mais Godeheu refusa de le recevoir, sous prétexte que la somme en question représentait des avances de guerre et non des avances destinées au commerce. La Compagnie apprécierait en France si elle devait l’acquitter.

Dupleix protesta contre cette interprétation par lettre du 6 octobre, en disant que la guerre n’avait rien coûté à la Compagnie et en proposant, si Godeheu persistait dans son refus, à rendre le billet à son propriétaire, qui en ferait ce qu’il voudrait.

Ce fut Arnaud qui apporta cette réponse. Reproduisons, d’après le journal de Godeheu, la discussion qui eut lieu à ce sujet ; elle est comme un avant-propos au débat plus étendu qui devait se dérouler en France sur la nature des dépenses engagées par Dupleix et la validité des titres qu’il pourrait produire. C’est déjà toute la défense delà Compagnie qui est esquissée.

« Je lui (à Arnaud) ai répondu de vive voix, dit Godeheu (journal du 7 octobre), que je remettais à la Compagnie le soin de voir si cette guerre n’avait réellement rien coûté, que cependant j’avais entendu dire à Paris que les retours qu’elle avait reçus depuis 1748 ne balançaient pas les fonds qu’elle avait envoyés, qu’outre cela je trouvais que les dépenses de la guerre jusqu’en juillet 1753 avaient été faites par les caisses de la Compagnie, sans qu’il y eut rentré un sol des revenus de la province, que je trouvais les fonds versés dans cette caisse par différents particuliers entièrement consommés, que la Compagnie devait 29 laks à M. Dupleix, etc.

« Là-dessus, M. Arnaud parut me faire entendre que si M. Dupleix disait que cette guerre ne coûtait rien à la Compagnie, c’est qu’il ne comptait pas peut-être demander à la Compagnie le remboursement de ces 29 laks ; mais ce n’est pas là être un bon comptable. Comment peut-il se passer d’une pareille somme et en faire présent ? C’est une façon d’éviter des détails qui peut-être apporteraient plus de bénéfices à la Compagnie. Car enfin que penser alors de ces trésors de Nazer j. et du secret qu’on a toujours fait à la Compagnie du revenu de la province ? Si les comptes qu’en produit M. Dupleix sont justes, où a-t-il pris de quoi faire présent à la Compagnie de 29 laks, en conservant le bien qu’il a en France ou qu’il emporte avec lui, car personne n’est dupe de sa prétendue misère ; c’est pousser un peu loin l’imprudence et l’aveuglement. Les recettes des revenus ont été faites par un homme qui lui obéissait servilement ; quelle foi ajouter à ses comptes ? Tout est dans l’obscurité d’une langue inconnue et ne peut être interprété que par des gens à qui on peut se fier, mais qui ne peuvent voir que ce qui paraît, et on fait paraître ce qu’on veut. Mais je veux que M. Dupleix fasse grâce de ces 29 laks ; payera-t-il les dettes qu’il laisse ici, et qui en doivent faire partie, telles que 208.000 rs. à Arombatté, et ce qui est dû aux marchands anciens et nouveaux, qui me persécutent parce qu’on sera forcé de vendre des draps à perte pour prêter sur le champ de l’argent à M. Dupleix, — le billet de Cassindas Boucongy — l’emprunt fait pour les poivres, parce que l’argent qui devait y être employé a été mangé par la guerre, — le reste du montant des dettes actives de la Compagnie dans Pondichéry — les 64.000 rs. que Mirgoulam Houssein kh. redemande sur son billet de 100.000, disant qu’il les a donnés à M. Dupleix sans reçu après qu’il a été forcé d’en donner un à la Caisse pour ces 64.000 rs. ?…

« Ainsi M. Dupleix en n’exigeant rien de la Compagnie, elle n’en sera pas moins tenue de payer ceux à qui il doit ; car la Compagnie ne lui doit que parce qu’il doit à d’autres qu’il n’a pas payés. Combien de réflexions ce chaos n’entraîne-t-il pas !


Le Départ de Dupleix. — Cependant le départ de Dupleix approchait rapidement. Les ordres du roi portaient que le délai serait le moins long possible et, dès la fin d’août, Godeheu avait invité le gouverneur à passer sur le Duc d’Orléans, qui n’aurait pu résister à un hivernage, mais il n’avait pas encore fixé la date de l’embarquement. Dupleix n’avait élevé aucune objection ; il y a lieu de croire pourtant que sa femme, dans l’attente sans doute d’un événement qui les retiendrait l’un et l’autre dans l’Inde, ne se souciait nullement de hâter ses préparatifs ; car Godeheu dut lui écrire le 2 octobre la lettre suivante :

« Madame,

« La saison qui s’avance et la crainte des révolutions ordinaires m’obligent de presser le départ des vaisseaux le Duc d’Orléans, le Duc de Bourgogne et le Centaure. Je compte que les deux premiers seront prêts à appareiller du 8 au 10 et j’ai chargé M. Lobry de vous en parler ainsi qu’à M. Dupleix. Si j’en juge par moi, je crois allier votre inclination au bien du service, car il est bien doux d’aller en France et de n’être point exposé aux accidents qui, retardant un départ, empêcheraient de rendre une traversée aussi agréable que j’ai envie de vous la procurer, par des relâches commodes et qui rendent le voyage moins pénible. Je vous demande donc, Madame, d’être de moitié dans mes bonnes intentions et je vous prie de faire vos efforts et d’engager M. Dupleix à faire les siens, pour que rien ne puisse retarder le départ des vaisseaux au jour indiqué. Je voudrais bien que le poids des affaires que j’ai ici ne fût pas augmenté par celles que me donnerait un accident imprévu et irréparable ; j’en ai même assez de mon inquiétude à ce sujet. »

Pourquoi Godeheu n’écrivit-il pas directement à Dupleix ? Il ne semble pas que ce soit par ménagement ; la lettre était courtoise, malgré une certaine ironie, car il n’était nullement agréable à Madame Dupleix de partir pour France comme pour l’exil. Il faut plutôt voir dans le geste du commissaire du roi une leçon détournée à l’adresse de la femme qui s’occupait trop des affaires publiques, aux dépens du prestige de son mari. Si l’on doit s’en rapporter à une lettre du P. de Noronha, du 24 janvier 1755 (B. N. 9164, p. 129), Godeheu aurait puisé une partie de son antipathie pour Dupleix dans la participation trop active de sa femme au gouvernement[7]. N’est-ce pas elle qui hier encore proclamait partout qu’avant deux ans ils reviendraient en maîtres dans la colonie ? Dans cette lettre, Noronha nous dit encore qu’un peu avant le départ du gouverneur, Godeheu aurait commencé à trouver que les idées de Dupleix n’étaient pas absolument fausses et, quand il rentra lui-même au mois de février suivant, c’était avec l’intention de prendre le parti du gouverneur, mais, ajoute aussitôt Noronha, « pas celui de ma chère tante ».

La lettre de Godeheu à Madame Dupleix ne comportait pas de réponse et l’embarquement des bagages commença presque aussitôt ; il ne fut terminé que le 12 ou le 13 et Dupleix s’embarqua le 15 à 3 heures du matin. Il avait obtenu de partir en qualité de directeur de la Compagnie, avec tous les égards dus à cette fonction et lorsqu’il mit à la voile au lever du jour, à 7 heures, Godeheu le fit saluer de 21 coups de canon.

Avec la fumée du dernier coup, c’était également toute une vie de luttes et de souffrances, d’espoirs et de déceptions, qui se dissipait dans le néant des efforts perdus.


La plupart des historiens ont écrit que, si le départ de Dupleix avait été retardé de trois mois, il serait resté dans l’Inde et sa politique aurait fini par triompher. Ils s’appuient, pour soutenir cette opinion, sur de nouvelles instructions à la Compagnie à Godeheu, datées du 3 mai 1754, parties quelques jours après de Lorient sur le vaisseau L’Utile et arrivées à Pondichéry le 21 décembre par le vaisseau la Fière, qui les avait prises à l’Île-de-France. Dans son mémoire de 1763 (p. 126 et 127), Dupleix rapporte, d’après des lettres qu’il aurait reçues de conseillers au Conseil supérieur, que par une lecture qui fut faite au Conseil, Dupleix et Godeheu devaient se concilier pour donner au ministre tous les éclaircissements sur le bilan général qui avait été envoyé en France au mois d’octobre 1752, et il en concluait, pour que cette conciliation fût possible, que l’ordre de son rappel avait été rapporté. « Vous ne fussiez pas parti, lui écrivait un des conseillers, si les mêmes paquets vous eussent trouvé à Pondichéry. »

Godeheu, dans sa réponse parue en 1764, déclare ne pas savoir dans quelle partie des instructions de la Compagnie les conseillers en question avaient pu voir qu’il était dispensé de renvoyer Dupleix en France. Les seules qu’il eut reçues — et il les cite — étaient ainsi conçues :

« Le Comité ne peut qu’exciter M. Godeheu à profiter des lumières et de l’expérience de M. Dupleix, pour ce qui peut concerner les négociations à faire et à entretenir avec les princes maures ; mais l’on n’entend nullement prescrire à M. Godeheu un concert nécessaire avec M. Dupleix, encore moins d’adopter son système et ses vues, dont on n’éprouve que trop les fâcheuses conséquences ; le vœu suffisamment connu de la Direction et ce que l’on a pu apercevoir des sentiments des actionnaires dans les deux dernières assemblées générales doivent faire apercevoir à M. Godeheu combien l’on craint que les principes de M. Dupleix ne prédominent, et combien il doit être attentif à se garantir de leur illusion. »

Rien n’indique que la Compagnie ou le ministre aient eu l’intention de révoquer l’ordre du rappel de Dupleix. Tout au plus le mémoire du 16 octobre 1753 parvenu en France au mois d’avril suivant, avait-il produit une impression plus favorable à son auteur ; mais sa chute n’en restait pas moins arrêtée. En écrivant à Godeheu comme elle le fit le 3 mai, la Compagnie avait calculé que Dupleix pourrait encore se trouver dans l’Inde au moment de l’arrivée de sa lettre ; il était assez naturel qu’elle invitât Godeheu à profiter de son expérience pour la conduite des négociations avec les Maures ; elle ne dit rien de plus et ne parle pas des Anglais. Le mea culpa de la Compagnie est une légende qui ne repose sur aucun fondement.

*

Annoncé depuis plus de deux mois, le départ de Dupleix ne surprit personne. Il ne produisit pas non plus une grande émotion : à part quelques fonctionnaires, fatigués de son autorité, la majeure partie de la population désirait son retour et comptait qu’il reviendrait prendre son poste dans le courant de 1756. C’était donc d’une simple absence qu’il s’agissait. L’attitude faible et inconsistante de Godeheu à l’égard des Anglais, bien qu’elle ne se fût pas encore traduite par aucun acte décisif, laissait craindre des abandons injustifiés de territoire et des sacrifices de prestige plus durs encore. Le gouverneur en disgrâce bénéficiait de ces sentiments ; par réaction, on ne se résignait pas à admettre que le roi pût ne pas le renvoyer dans l’Inde. Sans doute quelques intérêts personnels dictaient aussi ces sentiments : Dupleix gouvernait Pondichéry depuis si longtemps que presque tous les employés civils ou militaires de la Compagnie s’étaient habitués à le considérer comme leur soutien unique et nécessaire. S’il ne revenait pas, c’était tout un ensemble de situations et d’intérêts compromis ou détruits. Peu de fonctionnaires manifestèrent hautement leur joie de sa disparition et ce n’étaient ni les plus consciencieux ni les plus disciplinés. Quand on aura cité les noms de Boyelleau, Barthélemy, de Brain, Sornay, Solminiac et du Saussay, auxquels s’ajoutèrent l’année suivante ceux de Lenoir et de Desvaux, venus du Bengale avec Duval de Leyrit, on aura épuisé la liste des mécontents. Encore n’y eut-il pas de leur part ce déchaînement de passion ou de haine, qui suit quelquefois le maître dépossédé ; ses ennemis eux-mêmes craignaient qu’il ne revint. La prudence retint des commentaires hostiles ou désobligeants.

Il serait trop long de relever toutes les manifestations de regret que suscita son départ. S’il y en eut d’intéressées, il y en eut aussi de fort touchantes et celles des Indiens ne sont pas les moins délicates. Nous ne donnerons ici que celles qui expriment moins une opinion personnelle qu’un sentiment plus général et pour ainsi dire collectif.

La plus complète est incontestablement celle de M. de Dampierre, nouvellement arrivé de France dans l’espérance de servir sous Dupleix, marié avec Mlle Aumont, nièce de Madame Dupleix et débarqué à Pondichéry quelque temps seulement après le départ du gouverneur. Il s’exprimait ainsi dans une lettre adressée en France le 15 février 1755 à un personnage resté inconnu :

« Il serait difficile de dire combien M. Dupleix est regretté et désiré dans ce pays : Maures, Indiens, Français à l’exception de deux ou trois parmi ceux-ci n’ont qu’une voix là-dessus. Les étrangers eux-mêmes, quoique ravis que M. Dupleix ne soit plus ici, ne peuvent s’empêcher de marquer leur étonnement de ce qu’il a été rappelé. Le baron de Vareck, chef des Hollandais à Paliacate, demandait il n’y a pas longtemps à un Français qui mangeait chez lui si la Compagnie française avait perdu la tête en retirant de l’Inde M. Dupleix dans la conjoncture présente.

« Les Anglais qui ont tant cherché à le détruire marquent pour lui plus d’estime que les Français. Ils ont fait semblant de ne le craindre que comme un esprit turbulent qui s’opposait à la tranquillité du pays, mais je sais de bonne source qu’ils le craignaient encore plus pour les opérations de la paix que pour celles de la guerre et qu’ils le regardent comme le Français le plus capable de nuire à leur commerce en élevant celui de notre nation.

« La confiance des Indiens pour lui ne se peut concevoir et quand on leur parle de lui, ils répondent que les Français seront toujours respectés tant qu’il sera gouverneur de Pondichéry et en vérité son successeur le sert au mieux, pour le faire regretter et tourner de son coté les affections du public… » (B. N. 9164, p. 77-78).

Voici maintenant l’opinion de deux Indiens : Rama, brame de la douane, et Vasdeo, brame de la ferme du tabac.

« Ce qui me console, écrivait Rama à Dupleix le 7 février 1755, c’est que j’espère de vous revoir ici encore pour notre gouverneur, pour apaiser les cris lamentables de tout le public de cette malheureuse ville qui sont dans les mêmes sentiments. Nous reconnaissons présentement la perte que nous avons faite en votre personne qui est un malheur et un malheur des plus grands pour nous. » (B. N. 9165, p. 146).

« Nous ne pouvons, écrivait de son côté Vasdeo le 4 février 1755, nous retenir de verser des larmes depuis votre départ de ce malheureux moment. Nous avons perdu pour ainsi dire une astre, la plus belle qui nous éclairait jour et nuit. Soyez persuadé aussi que dans Pondichéry le plus petit, le plus mesquin, le plus grand, le plus riche ressentent présentement la perte qu’ils ont faite en votre personne… » (B. N. 9165 p. 207). Et il ajoutait le 15 octobre suivant : « …Ma plus grande espérance est que je pourrai vous assurer de mes très humbles respects à Pondichéry sous peu. Voilà aussi les sentiments de toute la ville, petits et grands, qui souffrent de votre départ les plus grandes injustices imaginables. Chacun est maître et seigneur présentement… » (B. N. 9165, p. 209).

Revenons aux Européens. Le jugement du P. Lavaur, supérieur général des Jésuites, mêlé à presque toutes les négociations de Dupleix avec les Anglais, n’est pas moins intéressant à connaître que celui de Dampierre.

« Ce qu’on peut vous dire sans vous flatter, lui disait-il le 14 février 1755. c’est que vous êtes universellement regretté et désiré de tout le public de Pondichéry, indiens et maures… Le militaire est très mécontent et ne vous souhaite pas moins que les naturels du pays.[8] » (B. N. 9165, p. 7). « Je finis, Monsieur, lui exprimait-il en une autre lettre du 4 mars, en vous répétant encore que vous êtes plus désiré soit des blancs soit des noirs que vous ne sauriez l’imaginer… Le départ de M. Godeheu n’a pas eu pour lui la moindre portion des regrets qu’on faisait et qu’on continue de faire sur la vôtre. Les circonstances mêmes en ont été disgracieuses, à ce qu’on m’a rapporté, et il n’a pu s’empêcher d’apercevoir qu’on hâtait autant qu’on le pouvait le moment de ne plus le voir. Quelques jours auparavant, il lui était échappé de dire qu’il voyait bien que les gens même qui avaient présenté des mémoires contre vous vous regrettaient à présent. » (B. N. 9165, p. 14-19).

« Si j’étais, disait-il, admis au conseil intime de M. Godeheu, je lui conseillerais de prendre le parti, arrivé en France, de justifier M. Dupleix et de détromper la Compagnie et le public des fausses idées qu’on leur avait données sur les affaires de ce pays. Il a déjà commencé de prendre ce ton en quelques occasions, mais il ne le soutiendra pas, parce que le tort du procédé qu’on a tenu à l’égard de M. Dupleix paraîtrait trop criant et que tous ceux qui y ont quelque part craindront d’en paraître chargés. » (B. N. 9161., p. 9-10).

Citons maintenant quelques opinions particulières. Voici celle de des Naudières, un employé de la Compagnie, du 15 octobre 1755 :

« Je n’ai pas besoin de vous rien dire de la consternation où nous a jeté votre départ… Tous les gens de bien vous ont regretté sincèrement et je n’ai vu de tranquilles dans ce triste revers que quelques âmes basses ; encore la plupart de ces reptiles ont-ils été contraints d’avouer depuis qu’ils n’avaient pas bien connu le prix de la perte commune. » (B. N. 9165, p. 89). — Parmi ces reptiles, des Naudières cite Boyelleau, du Saussay, de Brain et Saint-Aulas.

celle du P. Sébastien de Nevers, un capucin de Pondichéry, du 16 oct. 1755 :

« Je rends justice à votre mérite de dire avec les Hollandais, Anglais et gens du pays que la Compagnie de France n’a pas eu de politique dans le rappel qu’elle a fait de M. Dupleix. J’ai entendu ces discours non pas à Pondichéry, mais à Madras où j’ai été et à Sadras et on les débitait de bonne foi. Ces témoignages de la part de nos ennemis vous font glorieux et ne font pas honneur à ceux qui ont occasionné votre retour en France. Le temps fera connaître toutes choses ; vous avez des amis, mais les meilleurs sont vos bonnes intentions et l’honneur de la nation que vous avez toujours eu en vue dans vos opérations. » (B. N. 9165, p. 202).

celle du P. Mathon, un religieux dont nous ne connaissons que le nom, du 15 oct. 1755 :

« Depuis votre départ il nous semble être ici exilés. Il nous manque quelque chose dans cette ville que votre présence seule peut nous rendre : c’est la joie et le plaisir de vous y posséder et même l’abondance : on dirait que le peu qu’il y avait s’en est allé avec vous. Vous n’aviez pas mis à la voile qu’on regrettait votre gouvernement… si l’on excepte seulement ceux qui vous appréhendent plus qu’ils ne vous aiment. » (B. N. 9165, p. 87).

celle de Payot, datée de Rajimandry le 20 décembre 1757, à propos de la mort de Madame Dupleix :

« Si l’on vous doit à cette occasion un compliment de condoléance, on devrait bien en faire à tous les bons Français de l’Inde sur votre absence. On a été quelque temps dans l’espérance de vous revoir, mais enfin on ne vous revoit point et vous ne sauriez croire la peine qu’en ressentent tous ceux qui vous rendent justice et qui vous seront éternellement attachés dans ce pays-ci. » (B. N. 9165, p. 124).

Ces sentiments n’étaient pas seulement ceux de l’Inde ; c’étaient encore ceux des Îles, d’où un correspondant, de l’Église, écrivait de l’Île de-France à Dupleix le 20 sept. 1756 :

« Je ne puis penser que dans des circonstances aussi critiques, le ministre et la Compagnie n’ouvrent enfin les yeux et ne reconnaissent que vous seul êtes en état de gouverner un pays dont personne ne connaît le local comme vous et ne peut mieux terminer une guerre commencée sous vos yeux et sous vos auspices, il n’est pas possible et je ne saurais me persuader que vous ne l’emportiez enfin sur vos ennemis et qu’on ne vous renvoie dans un pays où vos successeurs vous font regretter tous les jours et où vous êtes attendu avec la dernière impatience par ceux qui se piquent de penser. » (B. N. 9164, p. 81).

On pourrait citer d’autres opinions ou jugements conçus dans le même style. Ceux-là paraissent suffisants : ils prouvent tous, à quelques expressions près, que le départ de Dupleix fut considéré comme un malheur public et que son retour fut escompté jusqu’en 1757 et par quelques-uns jusqu’en 1769 comme le seul moyen de remédier à une situation non encore perdue mais compromise, autant par la faute de ses successeurs que par l’inspiration qui venait de France : on ne les encourageait pas à faire preuve de beaucoup d’énergie. Voici cependant une opinion sui generis d’un inconnu qui avait fréquenté chez Dupleix au temps où il donnait des fêtes et qui apprécie son départ à ce point de vue tout particulier. Pour ne pas appartenir à la grande histoire, elle n’en a pas moins une saveur propre : les anecdotes manquent trop dans la vie de Dupleix. La lettre est datée de Gingy, 21 janvier 1755 :

« L’on s’est bientôt aperçu du vide que vos musiciens ont fait à la colonie. Personne ainsi que moi tout le premier n’est d’humeur de jouer la comédie. L’on ne se voit plus à l’heure accoutumée où l’on avait l’honneur de vous faire sa cour, instant que l’on passait avec tant de plaisir. Enfin tout est triste et le sera longtemps. Il y a cependant eu un bal masqué que M. Godeheu a donné à sa fête dans votre grande salle d’audience. Je n’y ai jamais rien vu de si beau lorsqu’elle fut illuminée. Il fit placer au milieu votre beau fanal qui seul était capable de l’éclairer, en outre des bougies le long de la balustrade d’en haut et le buffet à la place où était votre concert. Le tout avait un éclat et une magnificence dont votre bon goût faisait tous les frais. Une seule chose qui me fit de la peine ce fut d’y voir piquer les carreaux qui étaient si polis sous prétexte d’y danser plus à l’aise. » (B. N. 9162, p. 45).

Les regrets causés par le départ de Dupleix perdirent un peu de leur vivacité par suite de l’arrivée de Duval de Leyrit, que sa connaissance de l’Inde rendait moins hostile aux idées de son ancien chef ; à ce moment, nous dit le P. Lavaur, une partie de la ville était prête à déserter. Néanmoins Leyrit était d’un caractère trop faible pour faire oublier son prédécesseur ; nul ne croyait qu’il put rétablir la situation de jour en jour plus compromise par les exigences des Anglais et l’on continua de désirer le retour de Dupleix, avec une impatience, qui pour être moins vive, n’en était pas moins réelle et profonde. Au commencement de 1756, le P. Lavaur lui écrivait que l’on continuait plus que jamais à croire à son prochain retour : il était désiré de tout le monde. Ces espérances subsistaient encore en 1757 ; à ce moment, le bruit courut à Pondichéry que Dupleix revenait avec l’escadre qui amenait Lally Tollendal (Lettre de Madame de Kerjean à Moracin du 20 février) ; elles durèrent jusqu’à l’année suivante : « Sa seule présence, écrivait le P. Lavaur à Madame Dupleix le 18 février 1757, ferait plus que l’industrie et les talents de tout autre à la même place. Depuis son départ, son nom n’a fait qu’acquérir chez les Maures, Marates et Indiens… S’il fut demeuré, nous aurions recouvré tout ce que nous avons perdu et la Compagnie et la colonie seraient sur un pied où elles n’ont jamais été. » (B. N. 9165, p. 44).

L’espoir de le voir revenir dans l’Inde faiblissait cependant de mois en mois : en 1758, il s’évanouit complètement, lorsqu’on connut ses difficultés avec la Compagnie pour le règlement de ses comptes particuliers. Quelques correspondants continuèrent cependant à l’entretenir de leurs espérances. Le Termeiller, le capitaine de navire qui faisait habituellement le voyage des Maldives, lui écrivait le 15 octobre 1759 qu’il désirait son retour ; il n’y avait que lui qui put remettre les choses en état. Mais le Termeiller croyait-il sincèrement que ses désirs pussent être réalisés ? Son désir isolé est le dernier écho d’une voix qui s’éteint.



ANNEXE AU CHAPITRE IV

L’embarquement du personnel et des bagages de Dupleix.


Godeheu nous apprend en son journal et dans son mémoire de 1764 que l’embarquement des bagages de Dupleix ne fut pas une médiocre opération : le Duc d’Orléans, vaisseau de 1.200 tonnes, ne put tous les contenir et il fallut en confier une partie à la Compagnie des Indes, qui partit quelques jours plus tard. Sur le connaissement du Duc d’Orléans, il ne put être porté à Pondichéry, c’est-à-dire à terre, que 55 caisses ; le reste fut complété à bord. En fait on embarqua 181 caisses. Le compte des joyaux ne put être arrêté qu’au Cap le 25 mars 1755.

Ces caisses dont Godeheu nous donne les marques et les numéros dans une pièce annexe à son mémoire de 1764, consistaient en malles, coffres ou paniers, dont il ignorait le contenu. Le même document annexe nous apprend encore qu’en dehors de ces effets Dupleix embarqua 18 jarres vides — 6 tables — 12 verrines — 20.000 bûches de bois à brûler — 50 sacs de riz fin — 50 sacs de riz commun — 90 sacs de son — 12 bœufs — 3 vaches — 2 chameaux — 2 ânes — 1 cheval — 1 cage de fer contenant 8 chats — 12 cages contenant des serins et autres oiseaux — 1 cage contenant 2 loris — 1 cage contenant 1 cacatoès — 25 caisses de différentes confitures — 24 cochons — 5 singes — 12 sacs de charbon — 9 sacs d’amandes — 70 moutons — 500 poules — 200 canards — 15 dindes — 100 sacs de nelly (ou riz non décortiqué) — 8 sacs de blé — 50 oies et 30 chapons.

Le cheval était un cheval de Perse que Dupleix comptait présenter au roi ; les deux ânes étaient réservés à M. de Rostaing, à l’Île de France. Nous ignorons la destination des chameaux et des singes ; c’était probablement le Muséum d’Histoire Naturelle. Quant aux autres objets, la plupart comestibles ou servant à la cuisine, ils devaient être employés à la nourriture de Dupleix et du nombreux personnel qu’il emmenait avec lui.


L’énumération de ce personnel, qui nous a été conservée par un état du désarmement du Duc d’Orléans, le 28 juin 1754 (voir Arch. du port de Lorient), ne manque pas d’un certain intérêt.

Se trouvaient à la table de Dupleix :

Dupleix lui-même,

Madame Dupleix,

Mademoiselle Vincent,

Mademoiselle d’Auteuil l’aînée,

Mademoiselle d’Auteuil, la cadette, âgée de 6 ans,

M. d’Auteuil fils,

M. de Kerjean et sa femme,

M. Aubert de la Mogère et sa femme, Rose Aumont, veuve de Friel,

M. de St Paul,

M. Arnaud,

M. de Sombreuil,

M. Astruc, qui fut débarqué à l’Île de France,

M. Dubois,


à une table particulière, les musiciens de Dupleix :

Bawr, sa femme, sa fille et son père,

Pinot et sa femme,

Mlle Le Teurtre,

Zolicoffre.

Rayffre et son fils ; Rayffre mourut le 31 octobre,

Stadde ?

Liéparré ?

Charpentier,

Ariste,


à l’office,

10 esclaves ou serviteurs appartenant à Madame Dupleix, y compris 3 femmes pour son service et celui de Mademoiselle Vincent,

et en outre :

Besson, maître d’hôtel,

Dubuisson, valet de chambre,

Farine, cuisinier,

Angard, cocher,

Markan, postillon,

Bénard et sa femme,

Aubert, , personnel appartenant à Dupleix,

Chambéry et Valentin, appartenant à M. Arnaud,

Martin, appartenant à St-Paul.

6 noirs ou négresses, à M. de Kerjean.


En dehors des 181 caisses embarqués sur le Duc d’Orléans. Dupleix confia encore au vaisseau la Compagnie des Indes, qui partit peu de temps après, 13 caisses, dont voici le contenu :

1 contenant thé, porcelaine, confitures, etc.

1             étoffes et éventails de la Chine et coton filé,

1             cabarets et serpeaux,

1             des plans, cartes, émouchoîrs, un sabre et une canne,

2             des livres,

1 malle de toiles, mouchoirs, etc.

1 coffre emballé contenant mouchoirs, etc, 1 caisse, trictracs, écritoire, coton, bottes chinoises, bouilly (sans doute thé bouy), pistolets et petit coffre, etc., gargoulette, boîtes à quadrille, jetons,

1 caisse d’estampes non emballées,

2 petits ballots, un damier, trois tapis,

enfin 1 caisse, drogue amère.


Quelle était la valeur de tous ces objets dont la plupart furent dispersés au feu des enchères publiques après sa mort ? Si l’on doit s’en rapporter à un répertoire par droit et avoir arrêté par Dupleix au 15 octobre 1754 et continué dans la suite pour certains comptes, le montant de l’ensemble des objets embarqués sur le Duc d’Orléans seulement et portés sur le connaissement, suivant un état qui fut fait à bord, n’aurait pas été inférieur à :

2.779.302 liv.
dont : montant de divers effets 
267.192  »  
             »          de diverses pièces d’étoffes. 
69.550  »  
             »          de divers meubles, argenterie, etc. 
324.291  »  
             »          de divers bijoux 
2.116.269  »  

Ce n’était pas la misère, mais il y avait des dettes et l’on sait déjà que les poursuites de ses créanciers non moins que des spéculations malheureuses assombrirent singulièrement les dernières années de Dupleix et le troublèrent sans répit dans sa retraite jusqu’au moment de sa mort.


  1. D’Après de Manevilette, commandant du Montaran, parti de France le 31 décembre 1753 en même temps que Godeheu, se rendait en Chine.
  2. Bussy écrivait à ce sujet à Godeheu le 24 octobre :

    « La prise de Trichinopoly qui, dans les conjectures présentes, me paraît une chimère, ne servirait qu’à assurer un point d’honneur… Le dessein où vous êtes de porter la guerre dans le nord de la province, dont on a laissé jouir nos antagonistes avec une tranquillité et un bénéfice dont nous pouvions profiter, ce dessein, dis-je, en cas qu’on ne trouve aucune voie de pacification qui nous convienne, est le seul qu’il y ait à suivre. »

  3. Les dispositions principales du traité étaient les suivantes :

    Art. 1. — Les deux Compagnies renonceront à jamais à toutes dignités maures, et ne se mêleront jamais dans les différends qui pourraient survenir entre les princes du pays ; toutes les places, excepté celles qui seront désignées dans le traité définitif, seront rendues aux Maures.

    Art. 2. — Dans le pays de Tanjore, les Français posséderont Karikal et les Anglais Devicotta, avec chacun leurs districts égaux.

    Art. 3. — Sur la côte Coromandel, les Anglais posséderont le Fort St George et le Fort St David et les Français Pondichéry. À la côte d’Orissa, les Français formeront un établissement dont le lieu sera choisi entre Nizampatnam et la rivière de Gondecama, comme un équivalent de la différence des possessions de Devicotta et du Fort St David,
    ou bien

    Les districts de Pondichéry seront rendus égaux avec ceux du Fort St George et du Fort St David ensemble et en ce cas les Français abandonneront le point d’appui proposé ci-dessus./p>

    Art. 4. — Mazulipatam et Divy seront neutres. Chaque nation aura une maison pour ses affaires à Mazulipatam avec un nombre égal de soldats pour la garder. Si les Français se réservaient Mazulipatam, on remettra Divy aux Anglais ; si les Français gardent Divy, les Anglais auront Mazulipatam, avec des districts égaux.

    Art. 5. — La navigation de la rivière de Narzapour sera libre.

    Art. 6. — L’entrée de la rivière d’Ingeram sera libre ; ni les Français ni les Anglais n’occuperont les îles de Coringuy et d’Imalalipary. Les Anglais auront leur comptoir à Sunnerapalam avec ses districts et un magasin à Nellepelly. Les Français auront leur comptoir à Yanaon.

    Art. 7. — Dans le pays de Chicacol, les Anglais ayant Vizagapatam, les Français pourront établir un comptoir ou bon leur semblera, soit à Ganjam soit à Mafousbender.

    Art. 8. — En attendant une réponse d’Europe, ces conditions auront pour effet une trêve entre les deux nations et leurs alliés.

    Art. 9. — Il sera défendu aux deux nations d’acquérir pendant la trêve aucune nouvelle concession.

    Art. 10. — Jusqu’à l’arrivée des réponses d’Europe, les deux nations ne procéderont à aucune cession ni rétrocession.

    Art. 11. — Quant aux dédommagements que les deux nations pourraient prétendre pour les frais de la guerre, cet article sera terminé à l’amiable dans le règlement définitif.

  4. Papiapoullé avait à Pondichéry 19 maisons, où il entretenait 30 chevaux et plusieurs éléphants. Il avait en outre depuis un an fait passer des sommes importantes à Madras et à Goudelour, où il possédait d’autres immeubles.
  5. Ce compte, établi en roupies, et allant du 10 juillet 1752 à la fin de juin 1754, accusait :

    un ensemble de recettes de 
    3.304.620 rs. ou 7.931.088 liv.
    dont :
    recettes des aldées 
    1.497.430 rs.
    versés par Dupleix 
    1.407.505 rs.
    reçus de différentes personnes 
    384.785 rs.
    solde de compte 
    14.900 rs.
    et un ensemble de dépenses de 
    3.271.965 rs. ou 7.852.716 liv.
    dont :
    à Morarao 
    1.944, 095 rs.
    aux écrivains, cavaliers, pions et cipayes des diverses garnisons et aldées 
    884.395 rs.
    à l’arombalté 
    146.880 rs.
    à Bussy 
    150.000 rs.
    à Maissin 
    40.000 rs.
    aux marchands de la Compagnie 
    50.000 rs.
    appointements de Papiapoullé 
    21.000 rs.
    solde de ses pions et écrivains 
    35.595 rs.
    (A. Col. C2 384, p. 388 à 415).
  6. Ailleurs (lettre à Godeheu du 4 octobre et Mémoire de 1759 (p. 175), Dupleix nous donne encore les chiffres de 2.925.957 rs. ou 7.032.396 liv. et 7.222.296 liv. L’écart est trop peu important entre ces trois chiffres pour que nous cherchions à en expliquer la différence. — C’est le chiffre de 7.023.296 liv. qui resta le chiffre officiel.
  7. On a déjà vu à plusieurs reprises les sentiments d’Ananda sur ce sujet et l’on ne lira pas sans quelque intérêt la lettre suivante que Saunders avait adressée à Madame Dupleix le 6 avril 1754 :

    « Madame, j’ai eu l’honneur de recevoir votre lettre ; j’aurais souhaité que le sujet eut été plus favorable et que l’on n’y eut point remarqué de votre part tant de mécontentement.

    « Il y a des circonstances qui, réunies aux affaires publiques, nous soumettent quelquefois à des lois dures et nous forcent à tenir une conduite dont nous serions extrêmement éloignés dans toute autre occasion. Ainsi, Madame, rendez-moi cette justice et soyez persuadée que c’est de ces circonstances que vous devez vous plaindre et non point de moi. J’aurais désiré que M. le Marquis eut écrit pour vous et que vous eussiez été plus gracieusement occupée ; pour lors la disgrâce d’une réponse désobligeante de votre part ne me serait point arrivée, avant même que l’on ne se fut déterminé ici.

    « Je suis toujours religieusement attaché au sentiment qui me fait croire que les plus fortes occupations des dames ne devraient tendre qu’à ajouter aux plaisirs de cette douce tranquillité pour laquelle elles sont faites et que c’est aux hommes qu’il faut laisser la fatigue des affaires et les travaux.

    « Daignez, Madame, me permettre de discuter l’affaire en question avec M. le marquis Dupleix. » (B. N. 9161, p. 107).

    Il n’est pas surprenant que Godeheu ait partagé les mêmes sentiments. Autant qu’Ananda et mieux que Saunders, il avait été amené depuis plusieurs semaines à se rendre compte par lui-même qu’ils ne s’étaient pas beaucoup trompés, en désirant que Madame Dupleix fut « plus gracieusement occupée. »

    Lorsque Madame Dupleix mourut deux ans plus tard, les religieux de Pondichéry s’en affligèrent comme d’un malheur pour les pauvres de la colonie ; elle avait laissé des fonds pour les assister et elle était considérée par eux comme leur providence. Les Capucins, les Jésuites et la confrérie du Rozaire firent des services pour le repos de son âme ; les procureurs que Dupleix avait laissés à Pondichéry, Delarche et Bausset, en firent un plus solennel encore dans la chapelle du fort, puis l’oubli se fit dans les souvenirs sous la lente action des années.

  8. Dans une autre lettre du même jour, adressée à un inconnu, le P. Lavaur, confirmant ainsi les sentiments du P. de Noronha, notait comme un revirement dans l’esprit de Godeheu en faveur de Dupleix.