Dupleix et l’Inde française/3/2

Société d'éditions géographiques, maritimes et coloniales (3p. 29-75).


CHAPITRE II

Les armées de Dupleix.


Le Haut Commandement. — Il est aujourd’hui d’usage que les opérations militaires soient, sinon conçues, du moins préparées, coordonnées et exécutées par un état-major composé d’officiers compétents. Rien de pareil à Pondichéry en 1750. La Compagnie n’avait jamais prévu qu’elle pourrait soutenir ou entreprendre une guerre avec les princes de l’Inde et le commandant supérieur des troupes était alors le vieux major Bury, qui n’avait en réalité qu’un service d’intendance[1]. Ce Bury ne s’était distingué dans aucune circonstance et, lors des affaires de Madras et de Pondichéry en 1746 et 1748, Dupleix avait dû confier le commandement des troupes à d’autres officiers, notamment à Paradis, à La Tour et à Mainville. Bury restait néanmoins à Pondichéry, où le retenaient de puissants liens de famille.

Rien d’étonnant qu’au moment d’entreprendre de nouvelles expéditions, Dupleix l’ait laissé confiné dans ses fonctions de major et d’intendant. Mais avec qui combiner des plans et des projets que ses accords avec Chanda S. rendaient nécessaires ? Nul des officiers qui entouraient Dupleix ne s’était encore fait connaître par quelque action d’éclat ; Paradis était mort et si Bussy, La Tour, Latouche et quelques autres avaient montré de la valeur au moment du siège de Pondichéry, ils n’avaient quand même pu déployer des qualités stratégiques suffisantes pour qu’on leur demandât d’établir un plan militaire et en outre chacun d’eux était trop jeune pour faire accepter aux autres sa supériorité.

Dupleix, qu’aucune initiative n’effrayait et qui se sentait vraiment le tempérament d’un chef et d’un conducteur d’hommes, n’hésita pas un instant : il prit sous sa responsabilité la conception de l’organisation de toutes les opérations ; il fut à lui-même son propre chef d’état-major.

Nous connaissons par sa correspondance ses idées sur le commandement et sur la façon de l’exercer ; elle nous révèle un esprit attentif plutôt qu’absolu ; avant de prendre un parti, il savait d’abord écouter : vertu assez rare chez un chef. Il n’ordonnait qu’après avoir pris divers avis et les avoir mûris dans son esprit.

Citons quelques-unes de ses pensées :

« Un commandant peut et doit consulter, écouter tout, résumer en soi les avis et ensuite prendre son parti et donner des ordres. » (D. à Astruc, le 5 juillet 1753. B. N. 9156, p. 215).

« Un commandant doit être un modérateur en même temps qu’il doit en particulier démontrer aux personnes leur tort. » (D. à Astruc, le 6 juillet 1753. B. N. 9156, p. 217).

« Le commandement compte bien des détails auxquels il faut absolument se prêter ; l’habitude peut tout. » (D. à Brenier, 25 août 1753, B. N. 9157, p. 284).

« Les gens en place sont obligés d’écouter tout le monde et surtout les faibles et pauvres gens pour lesquels la justice est plutôt faite que pour les forts de ce monde. » (D. à Glatignat, 15 mars 1753, B. N. 9156, p. 121).

« Écoutez les avis, prenez-en le bon et laissez là le reste et ne dites point votre idée que lorsque vous le jugerez nécessaire. » (D. à Mainville, 13 nov. 1753, B. N. 9157. p. 340).

« Je ne condamne personne sans l’entendre et j’écouterai tous ceux dont vous me parlez avant que de porter aucun jugement. » (D. à Hayk, 6 oct. 1753, B. N. 9156, p. 60).

« Les grands mots ne décident point chez moi, lorsqu’ils ne sont pas soutenus par le raisonnement. » (D. à Savalette, 9 nov. 1753, B. N. 9151, p. 82).

« Je change peu de sentiment sur le compte des personnes et je ne le fais qu’en connaissance de cause. » (D. à Maissin, 12 oct. 1753. B. N. 9157, p. 325).

« La clémence est la plus chère des vertus et la plus conforme à l’humanité. Elle m’a toujours plus servi que la sévérité. » (D. à Durocher, 27 nov. 1754, A. V.).

« L’esprit d’économie est nécessaire dans toutes les affaires en général, mais il ne faut pas qu’il nous aveugle au point de ne savoir pas discerner les vrais instincts et de ne point faire ce qu’il faut pour les faire parvenir à une certaine perfection. » (D. à St -Georges, 25 janv. 1754, B. N. 9151, p. 147).

« Je trouve des contrariétés partout, mais mon courage et ma fermeté n’en sont point altérés : ma confiance est toujours dans la Providence. » (D. à Mainville, 11 juin 1754, B. N. 9154, p. 5051).

Aucune de ces pensées n’est spécialement militaire ; mais leur esprit général n’est nullement en contradiction avec les ordres que Dupleix put donner à ses officiers. Si nous nous en rapportons encore à sa correspondance, qui est volumineuse, nous y voyons, dans les multiples lettres qu’il leur adressa, le souci constant, tout en leur donnant des instructions précises, de provoquer au besoin leurs observations. Comme l’éloignement et la distance rendaient celles-ci plus difficiles et plus délicates à formuler, Dupleix ne cessait de rappeler à ses officiers que si ses instructions ne leur paraissaient pas convenir aux situations où ils se trouvaient, ils étaient libres de n’en pas tenir compte et d’agir sous leur responsabilité[2].

Mais quelles instructions ! Rien n’y est omis, ni la paie ou la nourriture des soldats, ni les marches de l’armée, ni les mouvements à effectuer, ni la politique à suivre avec les chefs indigènes. Aux commandants de l’armée du Carnatic, Dupleix ne cesse de dire comment ils doivent s’y prendre pour passer le Coléron, qui est le grand objectif de toutes les campagnes, harceler l’ennemi, investir Trichinopoly, entretenir des espions. Il entre dans moins de détails avec Bussy, qui est beaucoup trop loin pour pouvoir les recevoir en temps utile et, d’ailleurs, n’a-t-il pas une pleine confiance en ce chef, dont les succès sont ininterrompus ? Il ne cesse de l’appeler « mon cher ami » et lui voue à chaque instant sa reconnaissance pour les résultats obtenus. Sa correspondance avec les officiers du Carnatic témoigne au contraire d’une certaine méfiance dans leur capacité ou leur zèle. Dupleix a beau leur répéter à chaque instant qu’il sait apprécier leur mérite et qu’il compte sur leur habileté et sur leur constance pour réussir ; on sent à travers les lignes que ce sont des paroles d’encouragement plutôt que de confiance effective : Dupleix parle aux officiers de leurs qualités, comme s’ils en avaient de réelles, pour flatter leur amour-propre et leur donner le désir de les justifier.

Ce fut une des étranges fatalités de la carrière de cet homme de ne pas trouver pour le Carnatic le chef qui eût déterminé le succès. Bussy réussit parce qu’il tirait de lui-même toutes les vertus qui assurent la victoire ; il ne se révéla au Carnatic aucun officier à qui Dupleix pût les communiquer. Ni d’Auteuil, son beau-frère, ni Law, ni Brenier, ni Astruc, ni Maissin, ni même Mainville, qui se succédèrent au siège de Trichinopoly, ne furent des hommes doués de l’intuition qui fait les véritables chefs. C’est pourquoi Dupleix devait entrer avec eux dans une infinité de détails dont la lecture est aujourd’hui déconcertante. Il leur écrivait tous les jours et souvent deux ou trois fois par jour, parfois même la nuit ; il les suivait pas à pas dans leurs mouvements qu’il redressait ou rectifiait autant que sa connaissance des lieux le lui permettait.

Nous donnons en note quelques-unes de ces lettres ou leurs extraits qui témoignent du souci de Dupleix de ne rien livrer au hasard et nous sommes confondus qu’il ait pu trouver le temps d’entrer dans tant de détails ; car toutes ses instructions portent sa marque personnelle ; elles varient suivant les circonstances, mais elles ne se contredisent jamais[3].

Malgré leur précision et peut-être même à cause de cette précision, les officiers n’en tenaient en générai pas grand compte ; ils déniaient à Dupleix tout génie militaire et, à défaut de représentations, , ils lui opposaient la force d’inertie. Aussi Dupleix, devait-il revenir constamment sur les mêmes instructions et parfois il était obligé d’y revenir deux ou trois fois de suite. Rarement de la mauvaise humeur de voir ses intentions si mal interprétées : il avait trop besoin de ses officiers pour les acculer à la démission : il leur témoigne seulement son

étonnement et ses regrets. Très rarement il les brusque ou les morigène.

Les mauvaises langues répandaient naturellement le bruit qu’en faisant la guerre Dupleix poursuivait beaucoup plus ses intérêts personnels que ceux de la Compagnie ; sans réfuter directement, ces rumeurs, Dupleix n’en attachait pas moins un grand prix à ce que, par son silence, elles ne devinssent pas des vérités officieuses, et de temps en temps il s’en expliquait avec ses officiers sous une

forme plus ou moins détournée. Témoin ces deux lettres, l’une à Maissin (11 oct. 1753) et l’autre à Mainville (27 février 1754) :

« Je n’ai d’autres politique et causes d’intérêt que ceux de la nation et la gloire du roi ; ils sont assez puissants sur moi pour me donner la plus grande fermeté dans les occasions les plus critiques et tant que j’aurai une goutte de sang dans les veines, je ne les sacrifierai pas à un intérêt qui n’aurait que moi pour principe. »

« Les affaires qui se passent ici et ailleurs ne sont pas les miennes ; je vous prie de ne les point regarder comme telles, elles sont celles du roi et de la nation, je n’en ai que la peine et peut-être toute la perte sera-t-elle pour moi. Ne pensez donc point du tout à moi ; je n’y suis pour rien et je n’en veux rien. Il y a longtemps que je pense de même ; mes comptes en font foi. Je ne demande de vous que ce que vous devez au roi et à votre nation ; ce doit être là notre seul point de vue. »

Rien ne prouve au surplus que les ordres militaires que put donner Dupleix fussent les meilleurs ; il aimait assez à faire des plans de campagne et l’insuccès des différents sièges qu’il entreprit : Trichinopoly, Arcate, Tirnoumalé, ne prouve pas en faveur de son infaillibilité. Il faudrait un écrivain purement militaire, versé dans la stratégie et connaissant l’Inde, pour apprécier très exactement si ses diverses instructions, notamment pour l’investissement de Trichinopoly, correspondaient réellement aux mouvements à effectuer. Toutefois, comme les commandants de ses armées étaient libres, le cas échéant, de substituer leur initiative à la sienne, c’est à eux non moins qu’à lui-même que revient la responsabilité de l’insuccès. Si l’un put se tromper dans ses conceptions, tous les autres, cela n’est pas douteux, se montrèrent fort inférieurs dans l’exécution.

Nous arrivons ainsi à nous demander d’abord de quels effectifs disposait Dupleix et ensuite ce que valaient au juste ses troupes, aussi bien les officiers que les soldats européens et les cipayes.


Les effectifs. — Les troupes de Dupleix se composaient, comme on le sait, d’Européens et d’indigènes. Les troupes européennes devaient en principe s’élever à 1.200 hommes répartis en dix compagnies de 120 hommes chacune, dont 4 à Pondichéry et 2 à Karikal, Mahé et Chandernagor. Les engagements étant d’ordinaire contractés pour six ans, la relève eût dû être chaque année de 200 hommes ; mais en fait elle était au moins du double ; car un grand nombre de soldats mouraient sur mer avant d’arriver dans l’Inde, d’autres plus nombreux succombaient dans le pays, d’autres enfin désertaient. Pour un motif ou pour un autre, nos effectifs n’étaient jamais au complet. Il y avait toujours un déchet d’au moins un tiers. S’il faut en croire la Bourdonnais, il ne restait plus à Dupleix, après la prise de Madras, que 586 Européens, tant pour la garde de cette ville que pour celle de Pondichéry. En partant après le cyclone du 10 octobre 1746, la Bourdonnais dut lui laisser 900 blancs et à peu près 300 cafres devenus de bons soldats[4]. De son côté, Dupleix retira quelques jours après 400 hommes de l’escadre de Dordelin ; avec les déchets nouveaux qui se produisirent, c’est 18 à 1900 Européens qui restaient à Pondichéry et à Madras à la disposition de Dupleix, lorsqu’il apprit la nouvelle de la paix d’Àix-la-Chapelle.

Dans les années qui suivirent, il reçut de France 2056 hommes de renfort[5]. C’est donc avec un effectif total d’un peu plus de 4000 hommes qu’il soutint la guerre de 1749 à 1754 ; toutefois comme ces soldats ne se trouvèrent pas dans l’Inde en même temps et qu’il y eut chaque année une certain nombre de décès, de désertions et de rapatriements, on peut évaluer entre 2000 et 2500 la moyenne constante des effectifs, mais on ne peut jamais dire quelle fut à un moment donné la composition exacte de notre armée.

Essayons pourtant d’établir quelques précisions.

Quels renseignements tirer des comptes du Décan ou de ceux du Carnatic dont nous donnons en note deux extraits importants pris au hasard[6] ? Aucun pour les effectifs. Les soldes de l’armée ou des garnisons y sont bloquées, sans qu’on puisse en déduire le nombre des combattants. Et comme la composition des garnisons était essentiellement variable, c’est toujours sur un sol mouvant qu’on est à la recherche de la vérité.

Fort heureusement, dans cette imprécision, nous avons un point de repère solide : c’est un tableau de l’armée du Décan avec l’état de ses dépenses à la fin de l’année 1758. Encore que les chiffres relevés ne doivent pas s’appliquer rigoureusement aux mois qui précèdent, on peut cependant les considérer comme une moyenne assez exacte : la supposition du moins est permise, si l’on s’en rapporte aux soldes qui ne varient guère d’un mois à l’autre. On pouvait alors compter à cette armée :

49 officiers,

745 hommes d’infanterie, dont 30 cafres et 9 topas ou noirs,

70 hommes de la compagnie portugaise, dont 45 topas,

87 volontaires français,

37 dragons et gardes,

594 hommes servant à l’artillerie, dont 31 européens : les indigènes étant presque tous des charretiers (335), des lascars (159), des charpentiers (18), etc.

5.700 cipayes sous la conduite des chefs ayant sous leurs ordres des capitaines commandant chacun 16 hommes,

1.000 cavaliers mogols,

et enfin 563 indigènes faisant fonction de manœuvres plutôt que de combattants, tels que cuisiniers, alcaras, choupdars, palefreniers, chameliers, etc.

En d’autres termes et en chiffres ronds :

935 européens,

55 topas,

6.700 indigènes combattants et 1.100 manœuvres ou servants d’artillerie.

Nous n’avons pas de chiffres aussi précis ni aussi complets pour l’année du Carnatic. On voit bien ou plutôt on suppose quel fut à certains moments le nombre réel des troupes de Trichinopoly et des différentes garnisons qui furent jetées à travers le pays suivant les hasards ou les nécessités de la guerre ; mais nous n’avons jamais le détail de ces effectifs aux mêmes dates, et d’ailleurs ils ne furent jamais constants aussi bien devant Trichinopoly que dans les autres places.

On peut cependant évaluer à plus d’un millier d’hommes le chiffre des Européens. D’Auteuil avait 900 blancs, 6.000 cipayes et plus de 10.000 cavaliers au moment où il opérait contre Trichinopoly en septembre 1751 (A. V. 3748, f° 90).

Lorsque Law capitula avec toute son armée le 12 juin 1752, celle-ci comprenait encore 600 Européens et d’Auteuil avait été fait prisonnier cinq jours auparavant avec 3 officiers et 50 Européens. Ce n’étaient pas tous nos effectifs ; nous en avions encore à Gingy, sans compter la réserve de Pondichéry et de Valdaour. Dupleix répara ces pertes avec, un renfort considérable qui lui vint fort opportunément de France et en tirant des navires un certain nombre de matelots qu’il remplaça par des lascars, il se trouva ainsi en état de pouvoir, quelques mois après, donner 830 blancs à Brenier, l’un des successeurs de Law, et il lui en promettait 225 autres au mois d’octobre 1753. Astruc en avait 900 à la date du 12 juillet la même année. Quant aux cipayes, nous ignorons leur nombre à l’état permanent, mais il devait être moins élevé que dans le Décan. Les opérations du Carnatic consistant principalement à harceler l’ennemi et à intercepter ses convois, la cavalerie était plus indiquée. C’est pourquoi, après la capitulation de Law, lorsque Dupleix, se dressant contre la mauvaise fortune, se résolut à de nouveaux efforts, il fit appel au chef marate Morarao, qui s’engagea à lui fournir 4.000 cavaliers ; ce corps paraît alors avoir été le seul régulier qui fût à notre service.

Nos troupes du Carnatic consistaient donc en 1.000 à 1.200 blancs, 4.000 cavaliers : indigènes et vraisemblablement 3 à 4.000 cipayes. C’étaient à un douzième près les mêmes effectifs que dans le Décan ; seulement, ce douzième bénéficiait au Carnatic.

Les Anglais n’avaient pas plus de monde ; au début, c’est-à-dire en 1750 et 1751, ils en eurent même beaucoup moins. Dupleix ne leur donnait pas plus de 300 blancs en 1750. Certes leur nombre s’accrut dans la suite et ils purent heureusement balancer les forces de Dupleix ; mais ni les unes ni les autres n’étaient assez inégales pour faire nécessairement pencher la balance au détriment ou au profit de l’un quelconque des combattants. La lutte entre les Français et les Anglais se poursuivit en somme avec des chances semblables, si l’on tient compte uniquement du nombre et des effectifs.

Ainsi s’équilibraient très sensiblement les moyens militaires des deux nations en présence. Le succès de l’une comme le revers de l’autre devait être déterminé par d’autres motifs.

Nous allons voir s’il tint à la valeur des officiers et des troupes.


Les officiers. — À tout seigneur, tout honneur. Commençons par les officiers qui commandèrent à nos deux armées : celle du Nord ou du Décan et celle du Sud ou du Carnatic.

L’armée du Nord ne connut jamais qu’un seul chef nominal, Bussy, et un intérimaire, Goupil, au cours de l’année 1753.

Ce n’est pas ici le lieu de retracer en détail la physionomie de Bussy ; sa grande figure domine tout cet ouvrage. Disons seulement que son action fut plus politique que militaire et que s’il n’eut guère à combattre, c’est qu’il aimait mieux régler les difficultés par la diplomatie que par la force, et qu’il était merveilleusement doué pour jouer ce rôle. Il connaissait à fond l’âme indigène et savait en faire jouer les ressorts les plus délicats. Ne se qualifie-t-il pas lui-même quelque part d’homme d’État ? Et vraiment il en était un par sa distinction naturelle, l’heureux scepticisme de ses pensées, la finesse de son caractère, la souplesse de son esprit, son aptitude à tout comprendre et ses dispositions à tout résoudre. Grand seigneur, il savait l’être avec le Nizam ; petit officier de fortune, il savait le rester avec ses camarades. À vrai dire, il n’est pas de plus grande figure dans toute notre histoire coloniale. C’est lui qui a donné à Dupleix tout l’éclat de ses succès et tout le lustre de sa politique ; les ombres du Carnatic ont été le repoussoir de ce brillant tableau.

Goupil, qui le remplaça pendant quelques mois, savait se faire aimer des troupes, peut-être aux dépens de la discipline ; mais il fit preuve d’une avidité maladroite en exigeant du Nizam des gratifications injustifiées et il risqua ainsi de compromettre tous les bienfaits de notre politique. Bussy revint juste à temps pour réparer le mal accompli.

L’armée du Sud connut au contraire plusieurs chefs ; quand l’un était vaincu ou découragé, il fallait le remplacer.

Le premier en date fut d’Auteuil ; il ne manquait pas de qualités, mais il était goutteux et cette infirmité l’obligea au moins deux fois à passer le commandement à un autre capitaine. En 1750, il avait 56 ans et il y en avait 31 qu’il servait dans l’Inde ou aux Îles, où il ne s’était jamais distingué. La victoire d’Ambour en 1749 le mit en relief. Mais ses plus sérieux titres au commandement furent sa parenté avec Dupleix dont il était le beau-frère ; dans la plupart des actions qu’il dirigea, l’état de sa santé et peut-être aussi la nature de son esprit l’empêchèrent de prendre des initiatives hardies. Dupleix devait lui tracer pas à pas sa ligne de conduite, sur un ton affectueux qui tenait surtout à leurs relations personnelles. D’Auteuil fut nommé lieutenant-colonel en 1751.

Puis vint Law, le neveu du célèbre financier de la régence. Venu dans l’Inde pour servir dans l’administration, où l’on était mieux payé et où l’on avait plus de chances de gagner de l’argent en faisant du commerce, il avait préféré entrer dans l’armée où il se distingua. La défense de Pondichéry le mit en lumière. La perte d’un œil au siège de Tanjore en 1750 le rendit sympathique. Lorsque d’Auteuil résigna pour la seconde fois le commandement en 1751, Dupleix lui confia l’armée de Trichinopoly : Law avait alors 27 ans. Il fut le premier chef à hésiter devant les difficultés de l’entreprise, dans un pays dont on ne connaissait que vaguement la géographie. Il agit mollement et sans vigueur. À la fin il se fit envelopper par les forces de l’ennemi et dut capituler. Law a prétendu pour sa défense qu’il avait été réduit à cette extrémité par l’exécution des ordres de Dupleix et il semble bien en effet que celui-ci ait eu quelque responsabilité dans son malheur : car, après avoir menacé de poursuivre Law comme un coupable, il étouffa l’affaire qui resta ainsi enveloppée d’un certain mystère. Law se réhabilita plus tard, en 1756, par une opération des plus hardies dans le Décan et mourut jeune encore, major des troupes, lorsque son frère devint en 1764 gouverneur de Pondichéry.

Il se passa près d’une année sans que Dupleix reprît ses opérations contre Trichinopoly ; cette année fut employée à défendre nos limites menacées et à occuper des postes avancés sur notre ligne d’attaque. Lorsque Dupleix se résolut, en mai 1753, à reprendre sa marche en avant, ce fut Astruc qui commanda. Il avait de la bonne volonté et c’est une qualité qui vient quelquefois à bout des affaires les plus épineuses ; malheureusement il s’empêtra dans des ordres contradictoires de Dupleix sur la conduite à tenir avec le général commandant l’armée du Mysore, notre allié ; il exécuta à la lettre les premiers qu’il reçut et fut pour ce motif rappelé brutalement à Pondichéry, le 27 juillet suivant. Astruc, à qui Dupleix, mieux informé, avait rendu justice, revint peu de jours après servir sous les ordres de son successeur ; mais il fut pris en combattant le 21 septembre et son rôle militaire se trouva terminé.

Ce successeur, Brenier, ne fit que passer. C’était le fils d’un ancien gouverneur de l’île Bourbon, bien qu’il fût né lui-même à Grenoble vers 1720. C’était un homme timide et modeste qui ne désirait nullement les honneurs et il fallut que Dupleix lui forçât la main pour qu’il les acceptât. Sans doute se défiait-il de ses propres facultés. Obligé de s’incliner devant les ordres du gouverneur, il prit le chemin de Trichinopoly plutôt comme une victime résignée qu’avec l’âme d’un chef. Aussi son commandement se ressentit-il de sa timidité naturelle ; il ne sut ni prévoir les mouvements de l’ennemi ni les empêcher et se laissa acculer à la défaite.

Maissin qui le remplaça le 28 août n’était que depuis quinze mois dans l’Inde ; lui aussi ne désirait pas le commandement et il fallut que Dupleix le lui imposât par un ordre formel[7]. Mais c’était pour de tout autres motifs que Brenier ; Maissin était un esprit plus délié et il avait appris auparavant, en commandant à Trivady et à Chilambaram, combien les ordres de Dupleix étaient parfois difficiles à suivre et à exécuter. Il n’avait en eux qu’une médiocre confiance : mauvaise condition pour les réaliser. L’état de sa santé lui permit fort opportunément de se soustraire à des responsabilités qu’il prévoyait écrasantes et dès le 16 octobre, il passa la main à Mainville qui venait du Décan et qui fut notre dernier commandant sous les murs de Trichinopoly.

Mainville n’était pas un nouveau venu dans l’Inde ; dès 1746, il s’était fait connaître au retour de Paradis de Madras et Dupleix l’avait chargé en 1747 d’une opération contre Goudelour. En dehors de Bussy, il paraît avoir été le seul commandant réellement capable de diriger une expédition et de faire preuve d’initiative. Il était dévoué à Dupleix et avait confiance dans sa direction. Il débuta par une opération tout à la fois très sage et très audacieuse, qui ne réussit pas, sans que sa responsabilité fut engagée. Cet insuccès paralysa un peu ses facultés, mais surtout la bonne volonté de ses officiers et de ses hommes, qui commencèrent à désespérer du succès et à penser qu’on usait ses forces dans une entreprise impossible. Bien qu’il luttât ensuite contre le destin avec une réelle fermeté d’âme, Mainville ne réussit pas mieux que ses prédécesseurs et quand Dupleix fut remplacé, rien, sauf une espérance tenace, ne permettait de croire que la place dût prochainement succomber.

Nous ne dirons rien des divers majors qui assistèrent les commandants dans l’administration de l’armée, sinon qu’ils furent encore moins stables que les commandants eux-mêmes ; la position était très recherchée et généralement attribuée à la faveur. Et nous ne parlerons pas davantage des officiers qui se succédèrent dans les autres postes ou garnisons du Carnatic. Ils étaient indépendants de l’armée de Trichinopoly et correspondaient directement avec Dupleix, qui leur donnait ses ordres. Le grade variait avec le poste ; à Gingy, place très forte qui couvrait Pondichéry du coté de l’Ouest, il y eut un moment un capitaine, tandis qu’à Coblon un simple sergent suffisait.

Nulle part un homme de valeur ne se révéla. Ils ne furent pas également malheureux ; au début, quelques-uns remportèrent même des succès qu’on honora à Pondichéry d’un Te deum. C’était trop escompter l’avenir ; sauf à Gingy, qui se maintint par la propre masse de ses montagnes et de ses fortifications, tous finirent par perdre les places qu’ils étaient chargés de défendre. La dispersion de nos forces non moins que l’incapacité de quelques chefs en fut la principale cause.

Il eût été surprenant qu’il en fût autrement. Les officiers qui servaient dans l’Inde y venaient en général pour restaurer leur fortune ou pour la commencer ; les nombreuses lettres de recommandation écrites à Dupleix par les plus grands seigneurs du royaume et par les ministres eux-mêmes en sont une preuve irrécusable. Celui-ci, qui ne dédaignait pas non plus d’avoir des protecteurs en France, ne négligeait rien pour leur donner satisfaction et les mieux recommandés étaient naturellement les mieux nantis. Dupleix les envoyait alors au Bengale, où les soldes étaient doubles, ou bien à l’armée de Golconde, où il y avait plus de chances de faire des affaires qu’à celle du Carnatic. Mais c’étaient à peu près les seules recommandations qu’il leur accordât : il s’en tenait rigoureusement aux règlements pour les avancements en grade et ne comprenait pas alors le favoritisme. Et c’était précisément ce que les officiers réclamaient de lui avec le plus d’insistance.

Il s’en fallait pourtant que leurs prétentions fussent toutes justifiées. Dupleix était obligé de reconnaître dans une lettre au ministre Machault du 16 octobre 1753 qu’il y avait peu ou même point du tout d’officiers qui fussent en état de commander : la bravoure ne leur manquait pas, mais les talents n’y répondaient pas. La plupart de ceux qui arrivèrent en 1752 étaient des enfants, sans la moindre teinture du service et le soldat se moquait d’eux. Le nombre de ceux qui se distinguaient était trop faible pour retenir ou entraîner une grande troupe dans les occasions importantes. Mêmes constatations en 1753. La faveur avait décidé les choix et s’il y eut quelques bons sujets, on pouvait aisément les compter.

Une fois à l’armée, les circonstances et les qualités du commandant en chef déterminaient leur conduite ; avec Bussy, ils obéissaient sans murmurer ; au Carnatic leurs réclamations étaient incessantes ; avec cet esprit de fronde qui est particulier à notre race, ils critiquaient ouvertement les opérations de leurs chefs, sans se soucier que leurs paroles fussent entendues ou non des indigènes, nos alliés, chez qui elles portaient le découragement. Dupleix dut plus d’une fois faire revenir à Pondichéry ces éternels mécontents ou ces profonds stratèges et finalement leur interdire de la façon la plus formelle de tenir en public des propos déplacés. « Quelle différence, disait Dupleix, avec les officiers d’Europe, qui mangent jusqu’à leur dernière chemise au service. »

Ils aimaient naturellement l’argent et les gratifications les comblaient d’aise ; elles leur permettaient de jouer et d’avoir des femmes. Les abus devinrent à cet égard si criants que Dupleix dut finir par interdire l’un et proscrire les autres. C’était surtout au Décan que le mal sévissait ; les femmes et les officiers vivaient dans une certaine communauté phalanstérienne qui nuisait fort à la discipline. Le P. Monjustin, aumônier de l’armée, s’en indignait et menaçait de quitter le service, si le scandale continuait. Après quelques hésitations, il fallut que Bussy et Dupleix intervinssent pour chasser du camp ces brebis égarées. Le P. Monjustin en rendit grâces à Dieu, mais les officiers murmurèrent fortement.

Le voisinage de Pondichéry, où quelques-uns se marièrent, exerçait sur eux une fascination naturelle ; sous le moindre prétexte, ils y revenaient passer quelques jours, en dépit de tous les ordres contraires. Ces allées et venues ne plaisaient pas à Dupleix, qui n’osait pas cependant les interdire d’une façon absolue. « Ils ne viennent ici la plupart que pour nous faire voir leur habit neuf d’ordonnance ; l’exactitude au service vaut mieux que cette montre ridicule », écrivait-il à Brenier.

À part ces défauts inhérents à la nature humaine, nos officiers étaient généralement probes et honnêtes. S’ils ne négligeaient pas d’accroître certains avantages de leur profession, en essayant de mettre au compte de l’armée des dépenses qui leur étaient personnelles : nourriture de leurs chevaux, transport de leurs tentes et bagages, etc., ce furent de tout temps des pratiques assez courantes ; mais il ne paraît pas qu’ils aient profité de leur situation pour se livrer aux moindres prévarications. On ne cite qu’un officier du nom de Dzierzanowsky, polonais d’origine, qui ait fait un trafic de caïtoques, de poudres, de balles et de salpêtre. Un autre capitaine, du nom de Roche, tua un jour un officier cipaye de Morarao. Dupleix l’abandonna à la justice du Marate, estimant qu’il méritait la mort et que nous n’avions aucun intérêt à couvrir le moindre crime.


Les soldats. — Les soldats destinés à l’Inde étaient en principe recrutés par engagements volontaires, mais en réalité par le procédé en usage à cette époque, celui de la « presse ». Des racoleurs attitrés parcouraient la France pour enrôler des hommes de bonne volonté, qui ne donnaient généralement leur signature que sous l’effet d’une griserie morale ou d’un enivrement effectif. La Bretagne, où se trouvait le port d’embarquement de Lorient, fournissait les plus forts contingents.

On recrutait encore dans les prisons de Paris, au Châtelet, au Fort-l’Évêque, mais surtout à Bicêtre. Les détenus de Bicêtre étaient de deux sortes : ceux envoyés par leur famille pour quelque faute vénielle et les autres ramassés par la police pour des fautes plus graves[8], dont voici quelques-unes :

très mauvais sujet qui a attenté plusieurs fois à la vie de ses père et mère,

voleur de mouchoirs à la foire St -Germain,

trouvé saisi de deux nappes volées,

trouvé saisi d’une somme de 1176 liv. faisant partie de 1200 liv. volées au maître de poste,

voleur de légumes dans les marais,

rôdeur de nuit dans Paris,

très mauvais sujet ; à conduire en sûreté. Il a attenté à la vie de son oncle qui est maître chirurgien,

ivrogne, libertin, chassé de plusieurs maisons, vit avec une prostituée, chassé pour vol de différentes villes, court les jeux et les mauvais lieux, a fait plusieurs vols,

mendiant, rôdeur dans les campagnes. (Ce cas est le plus fréquent).

Tous les détenus de Bicêtre pouvaient indistinctement être engagés ; mais outre leur consentement personnel, il fallait encore l’autorisation de leur famille et, si c’était un homme marié, celui de sa femme. Plusieurs parents consentaient aussi sans regret apparent au départ de leur fils ; sur certains états nominatifs de détenus, on trouve cette mention : « Sa famille demande qu’il parte ». Par contre un oncle demande que son neveu qui a un penchant décidé pour le crime, ne soit pas compris au nombre des prisonniers auxquels on permet de s’engager, de peur qu’il ne commette quelque action déshonorante.

C’était généralement un capitaine attitré qui faisait les engagements. À notre époque, il se nommait Boucher et ce Boucher ne paraissait nullement gêné par la besogne qu’il accomplissait. Il écrivait à Berryer, lieutenant de police, le 30 octobre 1755 : « Si le peu de fortune m’oblige à faire le métier de recruteur, mes sentiments m’éloignent des qualités de racoleur ; ma façon de travailler jusqu’à présent prouve ce que j’ai l’honneur de vous avancer et passez-moi s’il vous plaît le proverbe : Il y a d’honnêtes gens partout. »

Lorsqu’on avait engagé plusieurs détenus, on les dirigeait sur Lorient par petites étapes, enchaînés les uns aux autres, pour qu’ils ne pussent pas déserter : le soir on les couchait dans des granges. Le 4 janvier 1754, il sortit ainsi de Bicêtre 71 prisonniers, dont 15 amenés la veille du Fort-l’Évêque. Une partie de la journée du 3 avait été employée à les enchaîner par le corps, par les mains et par les pieds. Ainsi mis hors d’état de fuir, ils furent conduits dix par dix sous escorte. « La nuit de la première journée, à Arpajon, comme on leur avait trop donné à boire, il y eut une mutinerie et malgré leurs chaînes, peu s’en fallut qu’ils n’étouffassent leurs gardiens[9]. »

Arrivés à Lorient, on les retenait en prison jusqu’au jour de leur embarquement. Leur libération ne commençait en réalité qu’en mer, lorsqu’ils perdaient de vue les côtes de France.

On engageait encore des Allemands et des Suisses et en général tous les étrangers qui offraient leurs services : il y eut quelques Polonais. Ce n’étaient ni les meilleurs ni les pires soldats : seules leurs réclamations étaient plus fréquentes. Les Suisses au service des Anglais s’accommodaient mal du mépris que cette nation affecte pour tout ce qui est étranger et Dupleix nous dit qu’ils eussent volontiers passé au nôtre, si un certain point d’honneur ne les eût retenus. « Leur caractère, écrivait-il aux directeurs le 15 février 1753, ne peut absolument sympathiser avec l’orgueil anglais. »

Dans l’Inde le recrutement se complétait de Portugais plus ou moins métissés et de déserteurs.

Les Portugais formaient une compagnie spéciale, dite compagnie portugaise, commandée par un de nos officiers et n’ayant pas d’effectif fixe : le nombre pouvait varier d’un mois à l’autre suivant les engagements. En janvier 1752, la compagnie comprenait 68 hommes, dont :

1
capitaine à 
300 rs
2
sergentsà 60 rs l’un 
120
3
caporaux à 24 rs  » 
72
41
soldats à 18 rs      » 
738
1
caporal et 18 topas 
232
1
écrivain 
25
1
tambour 
17
               Solde mensuelle 
1.504 rs

C’étaient en général des soldats de peu de bravoure et de peu de résistance.

Les déserteurs appartenaient à toutes les nationalités et passaient assez facilement d’un drapeau sous un autre, mais non pas sans danger : car tout homme repris risquait d’être pendu. Aussi ceux qui s’engageaient à notre service craignaient-ils beaucoup d’aller à l’ennemi ; ils demandaient à servir de préférence dans les places fortes comme Gingy, où les risques étaient moins grands. Dupleix le leur accordait. Ce qu’il désirait avant tout, c’était d’accroître ses effectifs[10] ; dans ce but il offrait 20 rs. par mois aux fantassins et 200 rs. aux dragons qui viendraient avec leurs armes et leurs chevaux. Il chercha même un instant à constituer avec les déserteurs étrangers une compagnie dont il confia le commandement à un officier anglais, nommé Murray, mais il ne put jamais la compléter. Les Anglais au contraire ne retenaient aucun déserteur français dans l’Inde ; ils les envoyaient tous à Bancoul, île de Sumatra.

Les causes de désertion étaient presque toujours les mêmes, les mauvais traitements. Nous avons à cet égard une curieuse lettre de Dupleix à Maissin du 16 février 1753 :

« Vous n’êtes pas persuadé, lui disait-il, que les coups de canne contribuent à la désertion. Mon sentiment ne s’accorde point à ce sujet avec le vôtre, surtout quand ils sont donnés par une personne que l’on sait avoir été soldat comme l’a été la Garenne… De plus vous ignorez tous ceux qui sont distribués par ce nombre de jeunes gens qui croient ne faire sentir leur autorité qu’à force de coups. Le soldat n’est point un esclave ; il est comme l’officier sujet du roi et les lois ont prescrit les châtiments que chaque faute mérite : que ces lois soient exécutées, le soldat ne se plaindra pas ; d’ailleurs le français n’aime point à être battu et le soldat fait officier bat toujours plus qu’un autre. Je ne suis pas fâché au reste que le soldat pense que je veille sur lui et sur les châtiments que l’on distribue avec aussi peu de réflexions que tous ces jeunes gens sont capables de faire. La plus mauvaise marque d’autorité que l’on ait donnée parmi nous aux officiers majors est la canne ; elle ne s’accorde point avec la façon de penser du français… Il n’est n’est guère gracieux de voir déserter tant de monde à la fois et que l’on puisse soupçonner que c’est la faute des officiers. » (B. N. 9156, p. 111).

Ces réflexions si sages avaient dû tomber dans une oreille inattentive ou prévenue ; car Dupleix les renouvela moins de deux mois plus tard en des termes presque identiques :

« Si, écrivit-il encore à Maissin, la désertion de 14 hommes est effective, je crois pouvoir l’attribuer aux reproches continuels accompagnés d’injures qu’on leur fait à tous moments. Je pense que la prudence aurait dû engager à les cesser et ce n’est sûrement pas le moyen de ranimer le courage. Ce sont des hommes qui se fatiguent à la fin de se voir si fréquemment méprisés et injuriés et qui vont chercher ailleurs à l’être moins. Il y a d’autres moyens de faire sentir le tort, mais il ne faut pas aussi le rappeler à tout moment. » (B. N. 9156, p. 137-138).

Mais tout en faisant ces concessions à l’humanité, Dupleix n’entendait pas en faire à la discipline. Les déserteurs trouvaient en lui un juge bienveillant s’ils revenaient dans nos rangs avant d’avoir combattu ; il était alors disposé à leur accorder une grâce entière et sans réserve. Si au contraire ils étaient pris les armes à la main, la justice suivait son cours et quelle justice ! Pendre d’abord, juger ensuite ; un procès-verbal d’exécution suffisait. Si plusieurs déserteurs étaient pris à la fois, on en pendait la moitié, d’après un tirage au sort ; les autres étaient renvoyés en France pour être galériens.


Revenons à nos soldats de France. Ils viennent de quitter le pays natal avec une avance de quatre mois de solde, qu’ils peuvent laisser à leur famille : à bord ils n’ont rien à dépenser. On commence à leur apprendre le métier des armes que la plupart d’entre eux ignorent complètement. La traversée est longue, la mer n’est pas toujours mauvaise et ils pourraient faire d’assez rapides progrès s’ils avaient quelque désir de s’instruire et si les capitaines de navires, dont ces exercices gênaient parfois la manœuvre, ne les contrariaient souvent par tous les moyens. En arrivant à Pondichéry, ils ne savaient encore presque rien.

Les voilà dans l’Inde. Le voyage a presque toujours été pénible ; la nourriture, faite de conserves et de fayots, a souvent déterminé le scorbut ; on a déjà perdu du monde et lorsque le vaisseau a touché l’Inde, c’est à peine si la moitié des hommes était propre au service. Il fallait en mettre un grand nombre à l’hôpital et de nouveaux décès survenaient. Les hommes valides étaient versés dans leurs compagnies.

Théoriquement une compagnie était composée de :

1
capitaine 
à 400 rs. par mois . 400 rs.
2
lieutenants 
à 266 rs. . 532
1
sous-lieutenant 
à 200 rs. . 200
2
enseignes 
à 175 rs. . 350
4
sergents 
à 40 rs. . 160
8
caporaux 
à 30 rs. . 240
4
anspessades 
à 25 rs. . 100
et 100
hommes 
à 20 rs. . 2.000
                         Total 
3.982 rs. = 9.556 liv.

Les officiers se nourrissant avec leur solde, il restait à pourvoir à la subsistance des sous-officiers et soldats, laquelle était fixée à 10 rs. par personne, soit pour :

116 hommes 
1.160 rs.

ce qui portait l’entretien général d’une

compagnie à 5.142 rs. par mois ou 61.724 rs. par an[11].

Il s’en fallait que tous ces chiffres fussent constants ; tantôt les compagnies avaient plus de 120 hommes ; quelquefois, mais plus rarement, elles en avaient moins. La solde des soldats variait peu ; quant à celle des officiers, elle pouvait aller et elle alla jusqu’à 600 rs. par mois pour les capitaines, 375 pour les lieutenants, 300 pour les sous-lieutenants et 260 pour les enseignes. Le commandant en chef de l’armée du Carnatic était payé 800 et même 1000 rs. par mois (B. N. n. acq. 9156, p. 168).

Si l’on considère quel était alors le coût de la vie, c’étaient des soldes assez élevées ; aussi les réclamations étaient-elles rares. Lorsque cependant il se produisait des clabaudages bien ou mal fondés, Dupleix préférait faire quelques largesses adroitement voilées plutôt que d’entretenir un mécontentement qui eut préjudicié au succès de ses opérations. Il suggérait aux commandants des troupes de faire ces largesses comme pour leur compte, sans découvrir la main qui les distribuait effectivement.

Une fois versés dans leurs compagnies, les soldats reprenaient leur instruction commencée à bord. Tâche pénible et ingrate ! On ne nous a envoyé que des enfants, des décrotteurs ou des bandits, disait Dupleix ; c’est le ramassis de la plus vile canaille. « La Compagnie, écrivait-il au directeur Michel le 20 janvier 1753, est furieusement trompée sur cet article ou peut-être veut-elle l’être par ceux qu’elle charge de cette opération, qui ne songent qu’à profiter de l’occasion. » (A. V. 3749, f° 50).

Quoi qu’il en soit, bien ou mal instruits, comme Dupleix était toujours à court de monde pour ses vastes opérations, il les envoyait presque tout de suite à l’armée, où ils étaient loin de déployer les mêmes qualités que la race française sur les champs de bataille d’Europe. Leur valeur se ressentait presque toujours de leur origine. Ils combattaient mal et sans entrain, et comme leurs chefs manquaient aussi d’enthousiasme ou de résolution, on s’explique facilement plusieurs insuccès et l’échec final de la campagne du Carnatic.

Dupleix, qui surveillait avec une attention intéressée les moindres mouvements de ses troupes, ne négligeait aucun avis, aucun conseil et au besoin aucun ordre pour relever leur moral, entretenir leur confiance et leur donner à elles-mêmes le sens d’un honneur qui leur manquait. Il ne craignait pas alors d’entrer dans des détails qui nous paraissent aujourd’hui superflus ou exagérés : « Le premier mouvement [c.-à-d. les premières marches] fatigue le nouveau soldat, écrivait-il à Maissin, le 18 mai 1753 ; quelques petits détachements, ne serait-ce que pour les promener, les rétabliront bientôt. Vos marches ne sont point pressées et prenant les heures convenables pour les faire, vous verrez qu’à la troisième ou quatrième marche, tout ira comme vous le souhaitez. » Et à Brenier, le 30 mars de la même année : « Le soldat s’habituera à marcher, surtout lorsque vos marches commenceront de bon matin ; les premiers jours sont toujours difficiles. » (B. N. 9156, p. 170 et 126.)

Les soldats étaient nourris au compte de l’armée ; mais ils s’habillaient à leurs frais au prix coûtant par des retenues faites sur leur solde. Dupleix désirait vivement que leur tenue fût convenable ; il estimait qu’un soldat habillé imposait toujours davantage, avait meilleure façon et que cela l’encourageait. (D. à Véry, 14 octobre 1753). Mais il s’en fallait que ses désirs fussent toujours réalisés ; le soldat prenait en général peu de soin de ses vêtements et ils étaient vite hors d’usage : il y avait des hommes qui usaient jusqu’à trois costumes en moins de six mois. Ce gaspillage désespérait Dupleix qui ne cessait de recommander aux majors de faire de fréquentes revues. « Le peu d’attention que l’on a de faire souvent l’inspection du soldat est l’unique cause de l’état pitoyable où il est pour l’habillement. On a beau en envoyer, il est toujours en guenilles. » (D. à Véry, 20 sept. 1753).

Il est inutile d’ajouter que le vin et les femmes étaient la cause des rixes et des disputes habituelles dans une armée. On ne venait pas aux Indes pour vivre en anachorètes. Nul doute que ces désordres eussent été plus fréquents encore si le vin, qui venait de France, avait été d’un débit courant et si la femme indoue avait été plus libre de ses mouvements ; mais on sait avec quelle réserve distante les Indiens entretenaient des rapports avec les Européens ; notre contact est pour eux une sorte de souillure qu’on ne lave que par une purification rituelle. C’était jusqu’à un certain point une assurance contre le relâchement exagéré des mœurs.

Tels étaient nos soldats de l’Inde. Le tableau que nous avons tracé paraîtra peu enchanteur, mais n’est-ce pas Dupleix lui-même qui nous a dépeint tous leurs défauts, et n’est-ce pas encore lui qui a qualifié le soldat, dans une lettre à Law du 11 décembre 1751, « d’espèce d’animal peu raisonnable » ? Sans être aussi absolu, on reconnaîtra cependant que livrés à eux-mêmes les hommes donnent toujours le spectacle de l’anarchie et de la faiblesse ; il leur faut une autorité qui commande et qui les dirige. Le courage lui-même ne s’improvise pas ; s’il n’y a pas de bons chefs pour conduire l’action, nul ne songe à jouer sa vie ou sa liberté dans une aventure.


Les prisonniers. — Ce mot de liberté nous amène à parler des prisonniers, tant officiers que soldats.

Une des singularités de cette guerre fut que tout en combattant les uns contre les autres, les Anglais et les Français étaient officiellement en paix. Suivant la formule adoptée, ils se battaient comme auxiliaires pour leurs alliés indiens et non comme partie principale. C’est pourquoi ils évitèrent soigneusement de porter les hostilités sur leurs territoires respectifs. Mais sur le domaine de leurs adversaires indiens, tout était permis, autant que les lois de la guerre peuvent tout permettre ; on pouvait se battre, tuer, piller et faire des prisonniers. Pour ceux-ci, nulle difficulté s’ils étaient pris par des adversaires européens ; au nom de la fiction de la paix entre les deux nations, on les remettait en général en liberté, du moins les officiers, sur la parole donnée par eux qu’ils ne serviraient plus pendant la durée des hostilités. Aucune difficulté non plus si quelqu’un des nôtres était pris par des Indiens ; par des négociations directes assez rares avec le nabab ou le général indigène, on pouvait obtenir leur élargissement. Mais s’il s’agissait d’un échange d’officiers français contre des officiers anglais tombés aux mains de nos alliés, en l’occurrence Chanda S., Dupleix, restant sur le terrain juridique de la paix entre Européens, se refusait absolument à les échanger. Ce n’étaient pas nos affaires. C’est ainsi que deux de nos officiers pris à Arcate restèrent prisonniers des Anglais, bien que ceux-ci acceptassent de les échanger contre deux des leurs tombés aux mains de Chanda S.

Les prisonniers étaient en principe nourris par l’ennemi, sauf à établir la balance de leur compte au moment de la paix. Chacun des soldats anglais prisonniers chez nous recevait par nos soins 40 fanons par mois et les nôtres chez eux en recevaient autant. Comme cette somme était insuffisante, il était libre à chaque nation d’envoyer aux siens le soulagement qu’elle jugerait à propos ; toutefois, suivant les règlements de France, les nôtres devaient se contenter du nécessaire et rien au delà.

Dupleix usait naturellement de cette liberté. Aux officiers d’Arcate dont il refusa l’échange et aux soldats qui étaient avec eux, il envoya le 27 oct. 1752 200 liv. de biscuits ; d’autres fois il leur envoya 150 chemises, 150 caleçons, 100 bouteilles de vin blanc et 400 pagodes d’or. Aux prisonniers faits à Trichinopoly, il assurait 468 rs. par mois et il leur envoyait encore régulièrement des biscuits, de l’araque, du vin, des remèdes, des cadres de lit et des salempouris pour se vêtir. C’était en général un officier anglais qui se chargeait de leur distribution et répartition.

Faute d’un personnel suffisant, Dupleix n’aimait pas à assurer la garde des prisonniers anglais ; au début, il préférait laisser cette tâche à Chanda S. « Il est inutile, écrivait-il à d’Auteuil le 19 juillet 1751, de garder cet officier anglais auprès de vous. S’il est blessé, faites-le panser ; que Chanda S. exige de lui sa parole d’honneur qu’il ne servira pas contre lui pendant le cours de cette guerre et envoyez-le promptement à son camp… Pour les soldats anglais, je ne veux pas m’en charger. Il faut que Chanda S. les envoie à Chettipet ou autres forteresses jusqu’à ce que cette guerre soit finie. Ne vous chargez d’aucuns blancs comme prisonniers. Faites-les bien nourrir et fournir le nécessaire. C’est la seule chose à quoi vous devrez faire attention mais non de les garder. » (A. V. 3747, f° 44).

Les Anglais n’agissaient pas différemment et c’était leur nabab, Mahamet Ali, qui avait le soin de tenir nos prisonniers en un lieu de sûreté. Inutile d’ajouter que faute d’une surveillance étroite les évasions étaient assez fréquentes de part et d’autre. Pour les empêcher autant que possible, les prisonniers étaient mis aux fers.


Les cipayes. — Malgré leur nombre relativement peu élevé — 2.000 à 2.200 dans le Carnatic et le Décan — et en dépit de leur insuffisance professionnelle, les troupes européennes n’en constituaient pas moins la force principale de notre armée ; au contact de l’ennemi et des Indiens, elles retrouvaient quand même un certain esprit national, qui maintenait leur cohésion et assurait un minimum de discipline. Les cipayes et les cavaliers indigènes qui les appuyaient, quoique supérieurs en effectifs, ne leur apportaient guère d’autre concours que celui d’une masse dont l’aspect fait impression plutôt qu’elle n’offre effectivement de la consistance.

Les cipayes participaient des qualités comme des défauts de la race indoue. Si, dans les relations courantes de la vie, on est séduit et charmé par la douceur du langage de cette race, la souplesse de son caractère, la facilité de ses promesses, l’agrément de ses démonstrations et souvent par la délicatesse inexprimable de ses procédés, tout s’évanouit lorsqu’il s’agit de mettre ces qualités à l’épreuve. Le caractère de l’homme dépend du climat bien plus que de l’éducation ; or le climat de l’Inde du Sud, parfois très chaud mais le plus souvent tempéré, est doux et amollissant et ne prédispose pas aux grandes énergies ni aux fidélités tenaces. Comme nous n’écrivons pas ici un livre de psychologie, nous préférons laisser la parole à Dupleix qui, ne tenant compte que des faits, va nous dire lui-même comment il appréciait les Indiens dans leur ensemble et comment il estimait qu’il fallût se comporter avec eux. Il va sans dire que dans ses jugements Dupleix s’adresse moins au peuple auquel il n’eut jamais affaire, qu’à ses dirigeants qui, comme dans la plupart des pays du monde, représentent généralement la partie la moins désintéressée et la moins consciencieuse de la population. Nous procéderons uniquement par citations :

« L’honneur n’est jamais le guide qui fait agir les Orientaux. » (D. à Bussy, 10 juin 1754).

« Ces gens-là, comme tous les Asiatiques, ne pensent qu’au jour la journée et ne prévoyent rien de l’avenir ; à peine s’occupent-ils du moment présent. » (D. à Mainville et Durocher, 12 et 21 mai 1754).

« Rien de plus fourbe que toutes ces nations asiatiques ; plus vous les pratiquerez et plus vous en connaîtrez tout le mauvais. » (D. à Bussy, 8 mars 1752).

« Que de fourberies dans la tête de tous ces gens-là et que l’on est malheureux d’être là avec de tels gens. » (D. à Mainville. 23 avril 1754).

« Persuadez-vous une fois pour toutes que tout ce qui est noir est fripon ; il n’y a que du plus ou moins. » (D. à Maissin, 6 août 1753).

« Tous ces gens-là (les comptables et les intendants) tremblent lorsqu’on les appelle ; leur conscience a toujours des reproches à leur faire. » (D. à Durocher, 28 mai 1754).

Les ministres de Nandi Raja « raisonnent suivant qu’ils sont plus ou moins pressés par l’argent. Cela fait une mauvaise race. » (D. à Mainville, 12 mai 1754).

« Viziam Raja (fermier de Chicacol) est indien et gentil : deux titres qui ont toujours à leur suite la fourberie et le mensonge. » (D. à Moracin, 9 mars 1754).

« Said Lasker kh. (ministre du Décan) est un fort honnête homme, mais un honnête homme parmi les Maures ne fait qu’un coquin ailleurs. L’avarice possède toujours tous ces gens-là et ils ont toujours autour d’eux une bande de misérables qui leur soufflent perpétuellement mille chimères et mille mauvais comptes, de sorte que l’on ne peut jamais compter sur une amitié constante. » (D. à Bussy, 25 oct. 1751).

« Les Maures qui ne savent rien prévoir se livrent tout entiers au présent et les réflexions ne viennent qu’après. » (D. à Moracin, 14 déc. 1753).

« La vivacité ni l’exactitude ne sont pas les vertus communes des Maures. »

« Les Maures sont pitoyables pour ceux qui tombent en faute ; c’est aussi ce qui engage les autres d’en commettre tous les jours : ils savent l’impunité. » (D. à Law, 14 nov. 1751).

« Tous ces amaldars sont des noirs ; c’est tout dire. Ne vous arrêtez point à relever tous leurs mensonges. Vous ne finiriez pas. » (D. à Durocher, 1er août 1754).

« Tous les Maures sont des coquins ; ainsi ne soyez point surpris de ce que vous entendez dire, mais en même temps il n’y a rien de si lâche. » (D. à Bussy, 14 février 1751).

Chanda Sahib, quoique plus libéral et plus généreux que les autres Indiens, est cependant « du même caractère que tous les Maures, qui, comme vous l’éprouvez tous les jours, sont les plus grands misérables en même temps que les plus grands poltrons. » (D. à Bussy, 12 mai 1751).

« L’ingratitude est un vice presque naturel aux Asiatiques et surtout aux Maures. » (D. à Bussy, 23 oct. 1751).

« Défiez-vous de tout le monde, de Chanavas kh. (ministre du Nizam) comme de tous les autres. Vous avez mieux qu’un autre expérimenté le peu de compte que l’on peut faire des serments et des promesses de tous ces gens-là. Votre présence seule peut leur en imposer. » (D. à Bussy, 10 juin 1754).

« Vous devez vous munir de patience, surtout avec une nation dont vous ne connaissez pas encore les allures…

« Je vois avec plaisir que vous faites bonne provision de patience et c’est une des vertus presque nécessaires dans ces pays… On a envoyé un autre écrivain ; c’est avec ces voleurs que la patience est souvent à bout. Vous vous y ferez. » (D. à St -Aulas, 4 et 7 juin 1753).

Patience et duplicité ! C’est entre ces deux termes que devait évoluer toute la politique de Dupleix avec les Indiens, même avec ceux de son armée. Ce n’étaient pas de très bonnes conditions pour avoir des troupes en qui l’on eut confiance. Il fallait pourtant opposer le nombre au nombre ; par leur dispersion dans la campagne et la diversité de leurs mouvements, elles finissaient quand même par produire un effet impressionnant. Elles faisaient encore œuvre utile en empêchant les blancs d’épuiser trop rapidement leurs forces dans des sortes de combats singuliers. Il y avait enfin certaines besognes d’ordre secondaire qu’elles seules pouvaient remplir avec économie.

Une compagnie de cipayes comprenait en principe 100 hommes, dont un capitaine, 2 officiers ou alfères, 4 sergents, 6 caporaux et 87 hommes. Au Carnatic, le capitaine était payé 100 rs., l’alfère 36, le sergent 24, le caporal 18 et le simple cipaye 9 à 10. Une compagnie coûtait de 1159 à 1246 rs. par mois.

Ces chiffres étaient loin d’être constants tant pour les effectifs que pour les soldes. Il arriva assez souvent que la compagnie eut plus ou moins de 100 cipayes et que chacun d’eux fut payé jusqu’à 11 et même 12 roupies, suivant les nécessités de la guerre.

Au Décan, les soldes étaient plus élevées. Il y eut des capitaines qui furent payés jusqu’à 336 rs. et le minimum était 175 ; les alfères touchaient 30 et 45, les sergents 40 et 62, les caporaux 20 et 31, les simples cipayes 17 et 20 ; les cavaliers 30 et 48.

Suivant un usage pratiqué en France avec les passevolants, les capitaines, à qui la solde de leur compagnie était remise, s’arrangeaient de façon à n’avoir jamais leurs effectifs au complet, afin de pouvoir bénéficier de la différence. Pour remédier à ces vols, Dupleix exigea que le commandant même de l’armée ou à son défaut le major fît chaque mois la revue des cipayes et les comptât un à un. Il voulut aussi que toutes les compagnies fussent inspectées ensemble, pour les empêcher de se prêter leurs hommes. Il ne semble pas que ces prescriptions très sages aient été toujours rigoureusement observées ; car Dupleix revenait sans cesse en ses lettres sur la nécessité de ce contrôle.

Le chef des cipayes de Trichinopoly disait en novembre 1751 que 100.000 rs. par mois ne suffisaient pas pour leur solde. Si l’on voulait déterminer leur effectif d’après ce chiffre, on arriverait à 10.000 hommes en ne tenant compte que des sergents, caporaux et soldats et à 8.570 seulement en y comprenant les capitaines et alfères, dont la solde était environ le septième du total. Il nous est impossible de contrôler l’un ou l’autre de ces chiffres ; mais, quel qu’il soit, Dupleix nous dit que la somme de 100.000 rs. était fort exagérée. Le chef des cipayes, mis en demeure de la justifier, eût peut-être été fort embarrassé. En réduisant à 5.500 le chiffre des cipayes du Carnatic, on serait plus près de la vérité et ce chiffre diminua encore en 1752, lorsque nous engageâmes plusieurs milliers de cavaliers. Au Décan, le 2 décembre 1753, 5, 700 cipayes coûtaient 110.915 rs.

Les cipayes étaient placés sous les ordres d’un chef unique qui un moment fut Chek Assent au Carnatic et Ibrahim kh. dans le Décan. Chaque capitaine de compagnie lui était subordonné. Dans l’intérêt d’une coordination plus étroite des efforts, on ne tarda pas à placer jusqu’à cinq compagnies sous les ordres d’un même chef, mais alors on lui adjoignit un Européen pour le contrôler et bientôt cet Européen prit sa place. Ce fut, semble-t-il, Law qui prit l’initiative de cette réforme en décembre 1751. Brenier, quelques mois plus tard, écrivait à Dupleix qu’on ne tirerait aucun parti de ces-gens là si on ne les mettait à l’instar des troupes européennes. Il suggérait d’entretenir à Pondichéry un officier major, qui les enregistrerait nom par nom avec leurs qualités, moyennant quoi, quand un détachement sortirait, on aurait des états exacts.

Les capitaines des cipayes levaient eux-mêmes leurs troupes et les armaient ; si l’un d’eux était tué ou cassé, on donnait sa compagnie à un autre. Ce n’étaient pas des foudres de guerre ; ils n’étaient pour la plupart ni braves ni disciplinés. Lorsqu’ils se mettaient au service des Européens, ils cherchaient plutôt à gagner de l’argent en trichant sur leurs effectifs ou en razziant le pays. Chek Àssem, leur chef, était de condition modeste ; il s’éleva au premier grade par sa bravoure et ses qualités militaires ; mais lui aussi ne négligeait aucune occasion pour s’enrichir, au besoin il les provoquait. Parmi les officiers qui servirent sous ses ordres ou à ses côtés, citons Ali k., Cadriar k., Abdoul Kader, Abdoul nabibek, Pichecoupa, etc., dont nous retrouverons les noms au cours de cet ouvrage. À part Pichecoupa, qui était paria, tous les autres étaient castés ou musulmans. Auprès d’Ibrahim k., nous trouvons Abdoul raman, Mansoud k., Aboubaker, Ecker k., Larkhan et Romano k. Ibrahim k. avait sous ses ordres directs jusqu’à 1.400 hommes.

Quoique enrôlés pour faire la guerre, les cipayes n’aimaient pas à se présenter en bataille devant l’ennemi ; ils préféraient le harceler. Là, les occasions de se faire tuer étaient plus rares ; ils avaient des familles auxquelles ils songeaient. Pour stimuler leur courage, un de leurs capitaines, Ali kh., demanda en février 1753 à Dupleix une promesse par écrit d’assurer la paie de tous ceux qui pourraient être très ou dangereusement blessés à eux ou à leur famille et proposa en même temps de casser les capitaines et officiers qui ne feraient pas leur devoir. Dupleix acquiesça à ces demandes et promit en même temps aux officiers et aux soldats une bonne gratification si, par leur zèle et leur bravoure, on venait à bout de détruire l’ennemi.

Malgré ces encouragements, la lenteur ou l’insubordination des cipayes fit plusieurs fois manquer des opérations. Les encouragements comme les objurgations n’avaient pas de prise sur leur nature indolente et après tout indifférente à nos intérêts. Bien qu’on fût au xviiie siècle, le siècle d’un pouvoir soi-disant absolu, la volonté du commandement s’arrêtait toujours au fonds d’indépendance qui est au cœur de chaque homme et avec lequel toute autorité doit compter. Quoiqu’il les traitât au privé de coquins, de fripons ou de canailles, Dupleix n’en était pas moins tenu de composer avec leur esprit particulier et avec leurs exigences. Lorsque par exemple la solde tardait, même d’un jour, ils murmuraient et, si le délai se prolongeait, ils se mutinaient. La régularité des comptes devenait une des conditions nécessaires du service. Que pouvait Dupleix contre ces auxiliaires, de si basse caste fussent-ils ? Les chasser ? il n’eût pas trouvé une autre armée. Il était donc obligé de céder et il cédait… en s’imposant à lui-même d’être très exact dans l’envoi des fonds. Si on lit en détail sa correspondance, on est douloureusement impressionné par les difficultés sans cesse renaissantes qu’il éprouvait pour s’en procurer. C’est le leitmotive de toutes ses lettres aux commandants de ses troupes. Jamais débiteur poursuivi par ses créanciers ne se trouva dans des situations aussi angoissantes.

On retenait aux cipayes 6 rs. par compagnie et par mois pour l’entretien de leurs armes. Quant à la nourriture, c’était à eux à se la procurer comme ils l’entendaient avec leur solde, en achetant leurs vivres au bazar. Dupleix n’était engagé qu’à nourrir les blancs, les cafres et les topas. Le riz, qui était leur aliment habituel, leur était vendu deux fanons la mesure. Sur une solde de 9 à 10 roupies, les cipayes en dépensaient ainsi à peu près la moitié. Ils s’habillaient aussi à leur compte ; c’est dire qu’ils étaient presque toujours en guenilles. On avait dû renoncer à leur imposer un uniforme. On ne leur fournissait pas non plus de tentes ; mais en 1753 on se mit sur le pied de leur en donner, ce qui augmenta considérablement les dépenses.

En dehors des cipayes à pied, il y avait aussi des cipayes à cheval. Dupleix jugea d’abord inutile tout emploi d’une cavalerie indigène ; il estimait qu’elle ne servirait qu’à razzier le pays pour son compte au grand détriment de la disciplinent de notre bonne renommée. La nécessité de harceler l’ennemi et de le poursuivre en cas de défaite le décidèrent cependant à modifier ses vues, et quand il reprit ses projets contre Trichinopoly, il engagea le fameux chef marate Morarao, à raison de 125.000 rs. par mois, moyennant quoi il devrait entretenir 4.000 cavaliers. En fait il n’en eut jamais plus de 3.000. Ce fut en vain que Dupleix essaya de les soumettre au contrôle des revues, qui lui eût permis de constater les manquants ; Morarao était un trop haut et trop puissant seigneur pour qu’on osât le traiter comme un simple capitaine. Cependant, quand Dupleix tomba, les relations entre eux étaient à peu près interrompues et une rupture complète était imminente. Ces cavaliers nous rendirent très peu de services ; Morarao était rarement disposé à concerter son action avec la nôtre ; il préférait faire corps à part, en une attitude semi-indépendante, afin de pouvoir se livrer plus aisément à des opérations personnelles plus lucratives.

Un cipaye monté touchait 25 rs. par mois ; il devait fournir son cheval et si celui-ci était tué, on lui en remboursait la valeur. Un cheval était estimé 480 rs.

Abder Rhaman, frère de Chek Assem, et l’un des défenseurs de Pondichéry, était le chef le plus autorisé des cipayes à cheval. Il suivit Bussy dans le Décan, où il changea de nom et de conduite. Il s’appela Muzaffer k., se para d’honneurs qui déplurent à Dupleix, formula d’inadmissibles exigences et risqua ainsi la disgrâce la plus complète. Dupleix dut le menacer pour le faire rentrer dans le devoir. Muzaffer k. finit par passer au service des Marates et combattre contre Bussy.

Les cipayes à cheval ne formaient pas un corps spécial avec un commandant particulier ; ils complétaient la compagnie d’infanterie plutôt qu’ils ne s’en distinguaient et c’était le même capitaine qui commandait les uns et les autres.

*

La paie des troupes était envoyée au commandant en chef qui répartissait la somme entre les diverses compagnies. Pour les dépenses générales d’administration, telles que nourriture des détachements, frais d’hôpital, transports de l’artillerie et des munitions, paie des espions et des déserteurs, c’était un fonctionnaire indien, l’arombatté, sorte d’intendant, qui en était chargé. Sous ses ordres, des comptables dits écrivains entraient dans tous les détails. Pendant le mois d’octobre 1751, l’arombatté de Trichinopoly paya 32.588 rs. Dupleix estimait que c’était une somme considérable, équivalente à celle de quatre mois en moyenne. Bien que cette moyenne — 8 à 10.000 rs. — ne représentât pas un gros chiffre, elle permettait quand même à l’arombatté ou à ses agents de forcer les comptes à leur avantage ; l’avance formidable du mois d’octobre 1751 en est une preuve suffisante. Aussi les plaintes contre eux étaient-elles incessantes. Mais comment se passer de leur concours ? Un intendant européen, chargé de tous les détails de l’armée, n’aurait jamais trouvé avec autant de facilité les concours indigènes qui lui étaient nécessaires, tant pour se procurer des vivres, que pour réquisitionner des bœufs et pour les ravitaillements de toute sorte, et tout compte fait il eut dépensé beaucoup plus. Il est des vols qui sont des économies.

Au Décan, le pourvoyeur général de l’armée se nommait un mody. Dans le vaste domaine où Bussy dut parfois opérer, depuis Mazulipatam jusqu’à Aurengabad, son activité et son importance étaient beaucoup plus grandes que celles de l’arombatté du Carnatic. Souvent il se trouva en mesure de faire des avances ou des prêts à Bussy qui était à court d’argent. Mais c’étaient surtout des banquiers, les saucars, qui faisaient ces prêts ; en 1753, Bussy dut leur emprunter 300.000 rs. en sept mois. Il empruntait encore aux marchands et aux zemidars, grands propriétaires du pays ; le 6 août 1754, il leur devait 300.000 rs. et ses autres emprunts s’élevaient à la même date à 486.225 rs. (B. N. 9158, p. 222-223).

Le paiement et l’entretien d’une armée étaient donc chose beaucoup plus compliquée et plus difficile qu’il ne semble au premier abord, lorsque l’on juge des événements par l’éclat des batailles ou la gloire des combats. Une armée ne se bat bien que si elle est bien nourrie. Les cipayes de l’Inde ne marchaient que si on les payait. Dupleix eut vraiment besoin d’une grande force de caractère pour dominer toutes les difficultés qui se présentaient à lui à chaque instant et qui finirent, non par l’acculer à un désastre, mais par l’empêcher de vaincre et de triompher.


Tels étaient les moyens militaires avec lesquels Dupleix se proposait d’engager la politique d’extension territoriale née à la fois des circonstances et de son tempérament personnel.

Rien d’homogène dans cette armée. Ces 20 à 25.000 hommes qui se dispersèrent à travers le Décan et le Carnatic étaient, en infime minorité, moins d’un dixième, des Français, des Suisses, des Allemands, des Portugais ; la masse des troupes était indigène. Ainsi, autour d’un bien faible noyau européen, d’ailleurs de mauvais recrutement et sans instruction militaire, des milliers de cipayes évoluaient à pied ou à cheval, indolents, indisciplinés, razziant le pays, et pourtant indispensables. Pour encadrer tout ce monde, des officiers envoyés de France par la faveur et des chefs indigènes à demi-indépendants les uns et les autres, attirés par l’appât de l’argent. Une telle armée enfoncée à des centaines de kilomètres à l’intérieur des terres n’eût pu réussir à s’y maintenir plusieurs années sans une volonté énergique pour la diriger et l’administrer et sans une âme pour la guider dans sa mission et son action. Cette volonté, cette âme, c’est Dupleix et c’est Bussy, l’un concevant les plans de campagne, veillant à tout, précis, réfléchi, conscient de ses hautes responsabilités envers le roi et la nation, l’autre inaugurant, par son prestige personnel, sa finesse, sa connaissance de l’indigène, une méthode de pénétration coloniale qui a fait fortune.

Les deux chapitres que nous venons d’exposer ne laissent pas une grande impression de réconfort. Ni au point de vue financier ni au point de vue militaire, Dupleix n’eut en main tous les instruments nécessaires au succès. Il avait compté que la guerre couvrirait toutes ses dépenses ; or, dès leurs premières victoires, ses alliés ne furent pas en état de lui rembourser toutes ses avances. Il dut continuer à leur faire crédit et finalement prendre l’administration d’une partie de leurs territoires pour se procurer des revenus. Ceux-ci lui manquèrent à leur tour, le jour où il cessa d’être complètement victorieux ; quelques-uns de ces territoires passèrent alors sous le contrôle des Anglais et les recettes diminuèrent du même coup. Puis, la guerre s’abattant aussi bien sur les vainqueurs que sur les vaincus, finit par ne plus laisser que des ruines et toutes les recettes escomptées s’en allèrent en fumée. Pour continuer la guerre, Dupleix dut recourir à des emprunts onéreux ou engager ses fonds personnels ; grâce à ces moyens de fortune, il put assurer tant bien que mal la paye de ses soldats, mais ce fût presque toujours avec du retard et, pendant ce temps, les troupes, les cipayes surtout, se refusaient à peu près à obéir et menaçaient de se débander. On ne saurait trop admirer la présence d’esprit dont Dupleix fit preuve au milieu de ces embarras sans cesse renaissants ; jamais il ne désespéra du lendemain et, lorsque Godeheu arriva pour le remplacer, il se croyait assuré de triompher avant un mois.

Il n’eut pas moins de mécomptes avec son armée. Les soldats qu’on lui envoya de France furent toujours mal recrutés, ignorants de leur métier et sans résistance physique. Engagés pour faire un séjour dans l’Inde plutôt que pour y faire la guerre, ils réagirent très mollement devant l’ennemi ; cependant les principaux déboires qu’éprouva Dupleix vinrent de ses officiers. Ils étaient moins soucieux de se battre que de gagner de l’argent ; lorsqu’à la suite d’une action d’éclat, ils avaient obtenu des gratifications importantes, ils cherchaient à rentrer en France ; s’ils ne pouvaient rien espérer, ils ne s’engageaient jamais à fond au cours d’une bataille ; parfois ils désertaient. À part Bussy et Mainville qui furent de véritables chefs, — le premier surtout — tous les autres ne donnèrent que le spectacle de la plus lamentable faiblesse ou de la plus coupable indécision. Il ne semble pas qu’aucun d’eux ait manqué d’intelligence ; mais à quoi sert l’intelligence sans le caractère, le bon sens et la volonté ? On vit alors se passer dans l’Inde ce qui se passa en Europe avec nos armées au cours de la guerre de succession d’Autriche et devait se manifester plus gravement encore pendant la guerre de Sept ans : peu de discipline et beaucoup d’apathie.

Ces défauts, il est vrai, étaient à peu près les mêmes du côté des Anglais ; pas plus que nous, ils ne reçurent d’Europe de l’argent pour faire la guerre et, faute de ressources, ils ne trouvèrent pas dans l’Inde des troupes auxiliaires assez nombreuses pour nous écraser ; d’autre part leurs armées d’Europe ne valurent guère mieux que les nôtres. Mais ils eurent l’heureuse fortune de rencontrer deux chefs incomparables, Clive et Lawrence, qui surent tenir leurs soldats en main et les conduire à la bataille avec méthode et docilité. Ils furent dans le Carnatic ce que Bussy fut pour nous dans le Décan ; malheureusement c’est le Carnatic qui décida du sort de la politique de Dupleix.

Nous ne nous attarderons pas à examiner ce qui fût advenu si la Compagnie de France avait envoyé de l’argent à Dupleix et eût doublé ses renforts ; il est évident qu’il eût triomphé. Mais, pour la justesse de ce calcul, il faudrait admettre que l’Angleterre n’eût pas fait l’effort correspondant ; or on sait qu’en 1754, lorsque Godeheu partit pour l’Inde avec 4 vaisseaux et 1.600 hommes, elle envoya deux mois après 6 vaisseaux, 306 canons et 2.060 hommes. Ce n’est pas à notre avantage que l’équilibre fut rétabli[12].

C’est à d’autres facteurs qu’il faut demander les véritables causes de l’échec de Dupleix. Nous les trouverons dans le récit de ses différentes opérations diplomatiques ou militaires, puis nous ferons appel à ses propres déclarations et à l’opinion de ses contemporains.


  1. Bury fut nommé lieutenant-colonel en 1751 et peu après rayé des cadres.
  2. « Dans tous les cas pressés, vous êtes le maître d’agir comme il vous paraît le plus convenable. Vous avez à ce sujet toute ma confiance ; mais dans tous ceux qui peuvent attendre une réponse, vous devez les suspendre. Ce que je vous marque à ce sujet est dans l’ordre et vous ne devez point confondre les occurrences les unes avec les autres. » (D. à Mainville, 10 avril 1754. B. N. 9157, p. 433).

    « Que puis-je vous dire sur les mouvements que vous proposez ? A-t-on jamais fait ce que j’ai présenté ? Il semble qu’il n’y ait autre chose à faire que de rester dans un camp et d’y voir faire à l’ennemi tout ce qu’il veut ? Notre corps est assez considérable pour le mettre en mouvement et j’approuverai toujours tout ce qui conduira à gêner l’ennemi et à le détruire. Il y aurait bien des choses à faire pour y parvenir, mais on ne fait rien et l’ennemi fait ce qu’il veut. Il faut avoir bonne patience. » (D. à Very, 20 sept. 1753, B. N. 1157, p. 306).

  3. « Vous donnez avec trop de facilité dans les rapports que l’on vous fait. Comment diable voulez-vous qu’Antoine ait d’autres chevaux que ceux qui appartiennent à la Compagnie ? Celle-ci en a 19 dont vous avez 15 et un qui est mort ; reste trois pour l’usage de cette place [Chilambaram ou Trivady ? ]. Il faut que j’entre dans bien des détails. J’ai ordonné que l’on vous envoie 400 coups de trois. » (D. à Maissin, 31 mars 1753, B. N. 9156, p. 127).

    « J’ai donné ordre que l’on envoyât un autre affût de 24. Mais vous aurez pour agréable de renvoyer celui qui est pourri ; ces affûts coûtent cher ; il faut en tirer ce que nous pourrons. » (D. à Maissin, 17 avril 1753, B. N. 9156, p. 143).

    « Vous ne relâcherez pas ce choupdar qui a volé l’huile jusqu’à ce qu’il l’ait remplacée. Les capitaines sont repartis, mais l’écrivain de Pichecoupa (chef cipaye) ne paraît point non plus que celui d’Antoine. Je compte bien que la revue sera faite avec exactitude et que l’on ne passera pas dans les compagnies de caïtoques les tamtams, trompettes, écrivains, etc., et tous les gens inutiles dont je n’ai que faire. On a donné ici à M. Brenier tout ce qu’il a demandé à la réserve de quelques cartouches qu’il s’est réservé de prendre chez vous. Si le biscuit est absolument gâté, donnez-le aux pauvres. J’ai dit que l’on vous envoie des bouchons. » (D. à Patté, 3 avril 1753, B. N. 9156, p. 129).

    « On va vous envoyer l’état que vous demandez ; j’en ai retranché la bougie ; il n’en faut que pour le service de nuit de l’artillerie et point ailleurs. L’on demande 34 bœufs de tirage ; il y en a déjà 104 à l’armée ; faites m’en savoir, s’il vous plaît, l’emploi, ainsi que des 300 autres pour porter ce que vous avez déjà. Chacun de ces bœufs ne portant que 100 livres, cela fait 30.000 livres. Je ne vois pas où trouver ce poids dans ce que vous aurez à porter en outre de ce qui est dans les charriots… » (D. à Maissin, 18 mai 1753, B. N. 9156, p. 170).

    « Faites-moi part de tout ce qui se passe ; la plupart des commandants ne me disent mot ; les plus simples particularités me font plaisir et vous êtes presque le seul qui me les marquez. » (D. à Very, 15 sept. 1753, B. N. 9157, p. 303).

    « Vous m’eussiez fait plaisir de me marquer si le vin que je vous ai envoyé a fait bon effet sur les convalescents. » (D. à Legris, 15 sept. 1753, B. N. 9157, p. 303).

    « Moquez-vous des représentations que l’on fait sur les grains des chevaux. Je vous envoie une mesure dont on se sert ici ; on en donne quatre par jour et actuellement on en a cinq pour un fanon. Vous dites vous-même que de celles que l’on passe à l’armée on en a trois au hazard. Cependant presque tous les états sont passés à une mesure et tout au plus à une mesure et demie au fanon ; jugez de la friponnerie… Les officiers sont assez payés pour nourrir leurs chevaux ; retranchez cette dépense, je vous en prie ; elle n’est pas petite et pourvu que l’on donne aux chevaux le grain qu’on leur destine, je vous assure qu’ils seront bien nourris, mais d’autres en mangent plus qu’eux. » (D. à Rivière, 10 avril 1754, B. N. 9157, p. 434).

    « Je vous ai marqué de recevoir du brahme tous les vivres, beurre, etc., qu’il vous remettra. Nous n’avons ici aucunes nouvelles du détachement dont parle le P. Martin. Nous savons seulement qu’il est venu quelques cavaliers auprès de Trivatour et de Vandavachy, qui ont pillé la première et s’en sont retournés. Il est inutile de vous amuser aux pièces de fer. Lorsque celles de fonte seront toutes descendues, je vous marquerai quand il faudra les faire partir ; il s’agit de savoir si vous avez des coulis pour tirer les diables. J’attends les macouas avec impatience. Les cipayes ont eu ordre de se rendre à Gingy le lendemain de leur arrivée. Je vais savoir de M. Cornet s’il a des chemises bleues à envoyer ainsi que des caleçons ; il est particulier que ces gueux de matelots n’aient rien de tout cela. Je n’ai ici aucun cipaye et par conséquent aucun officier. » (D. à Sornay, 6 oct. 1750, A. V. 3746, f° 95).

    « Je reçois, M., votre état par le charron dont vous me parlez ; je vous prie de vous persuader que ce n’est pas par ignorance que l’on ne fait pas les roues comme vous les fera le charron dont vous me parlez, mais la nécessité de les faire durer et de ménager la dépense m’a engagé de les faire sans tant de cérémonies, mais d’une durée triple et quadruple des autres. Je puis vous assurer que si en Europe on avait connaissance de cette façon qui n’est pas nouvelle dans l’Inde, qu’on abandonnerait bientôt toutes ces roues à rayon qui sont d’une dépense infinie. Cependant, pour vous faire plaisir, j’appelle le charpentier pour lui dire d’envoyer les outils que vous demandez. » (D. à Astruc, 24 fév. 1753, B. N. 9156, p. 115).

  4. Mémoires historiques de la Bourdonnais. Édition de 1890, p, 206.
  5. Dont :
         en 1750-1751 
    301
    40 envoyés par le Duc de Chartres,
    40 le Rouillé,
    40 le Duc de Parme,
    31 le Glorieux,
    10 les Treize Cantons,
    37 le Montaran,
    53 le Dauphin,
    50 la Compagnie des Indes,
         en 1751-1752 
    613
    70 envoyés par le Machault,
    60 la Diane,
    70 le Bourbon,
    60 la Baleine,
    160 le Centaure,
    71 la Reine,
    122 le Prince,
         en 1752-1753 
    1.442
    200 envoyés par l’Auguste,
    250 le Lys,
    100 le Maurepas,
    150 le Puisieulx,
    102 le Duc de Parme,
    100 le Silhouette,
    100 le Saint-Priest,
    30 l’Indien,
    250 le Saint-Louis,
    160 le Rouillé.

    Sur ces 2.356 hommes, tous ceux embarqués sur le Prince périrent dans l’incendie de ce navire.

    Godeheu emmena d’autre part avec lui fin décembre 1753, 1.623 hommes, dont 1.000 Allemands, lesquels furent suivis peu de temps après de 370 autres soldats, embarqués au mois d’avril 1754.

    La Compagnie arma ainsi 4.349 hommes pour soutenir la politique de Dupleix.

  6. Extrait des comptes de l’armée du Décan
    du mois de décembre 1753
    .
    Payé à Jaguenatrao pour les cipayes 
    42.500 rs.
         »    aux cipayes d’Ibrahim kh. 
    9.000
         »    à la cavalerie 
    10.000
         »    à M. de la Roque, major, pour les troupes blanches 
    75.563
         »    pour escompte à Gordendas d’une lettre de change de 50.000 rs. 
    1.500
         »    à Ibrahim kh. 
    1.000
         »    aux cipayes des autres compagnies détachées avec Ibrahim kh. 
    6.064
         »    aux cavaliers détachés avec Ibrahim kh. 
    15.178
    Prêté à Ibrahim 
    5.000
    Extrait des dépenses de l’armée du Carnatic
    du mois de septembre 1753
    .
    1.
    aux familles de 21 topas envoyés à Golconde 
    149 rs.
    pour la garnison d’Alemparvé 
    292
    pour la garnison de Valdaour 
    618
    2.
    Payé à Sayet Saïb 
    100
    port de 59 fusils à l’armée 
    157
    un mois d’avance au Sr Renaud pour Golconde 
    500
    un mois d’avance au Sr Leloup pour Golconde 
    300
    4.
    un mois de paye au Sr Brenier 
    1.000
    envoyé à l’armée 
    10.000
    5.
    payé à Bakersaïb 
    100
    payé à Morarao 
    30.000
    port d’effets divers à l’armée 
    68
    envoyé à nos prisonniers à Goudelour 
    1.000
    7.
    port de remèdes pour l’armée 
    5
    pour la garnison de Gingy 
    9.708
    12.
    pour un mois à 4 compagnies des cipayes d’Ali kan 
    4.216
    solde de 213 cipayes de Selim Ali kan 
    213
    pour un mois aux Srs Maissin et Mainville pour Golconde 
    800
    17.
    fret de 20 bœufs et payé 24 coulis pour l’armée 
    88
    18.
    fret de 139 bœufs pour l’armée 
    520
  7. « Je suis surpris que vous n’ayez pas accepté le commandement de l’armée ; je vous en avais prévenu par ma lettre du 16 et je vous disais de regarder ce que je vous disais à ce sujet comme un ordre. Pourquoi donc ces difficultés ? Je vous répète encore de prendre le commandement de toute l’armée, de la faire manœuvrer comme vous le jugerez le plus à propos pour les opérations dont vous êtes déjà parfaitement instruit. Un plus long retardement pourrait faire tort à nos affaires ». (B. N. 9157, p. 289.)
  8. Le 1er janvier 1746, il y avait à Bicêtre 281 détenus par sentence ou ordre de police. Les plus anciens y étaient depuis le 22 mars 1743.
  9. V. Arch. de l’Arsenal, 12.710 et 12.685.
  10. « Un homme de pris bon gré mal gré, c’est toujours un homme de moins chez l’ennemi ». (Dupleix à Law, 10 décembre 1751.)
  11. Les capitaines anglais recevaient une solde de 15 rs. par jour ; les officiers subalternes 10.
  12. Dans une lettre du 5 octobre 1750, adressée au Comité secret de l’Inde, Duval de Leyrit, successeur de Godeheu, évaluait les troupes anglaises alors en service dans le Carnatic à 2.200 européens et 8 à 10.000 cipayes, et les troupes françaises à 2.566 européens et 3.000 cipayes. Les forces des deux partis étaient donc sensiblement équivalentes (B. N., n. acq. 9161, p. 62).