Dupleix et l’Inde française/3/1

Société d'éditions géographiques, maritimes et coloniales (3p. 1-27).


DUPLEIX
ET
L’INDE FRANÇAISE


CHAPITRE PREMIER

La trésorerie de Dupleix.


Lorsque Dupleix apprenait à la fin de mai 1749, que la paix venait d’être rétablie avec l’Angleterre, il ne se doutait pas que moins de six mois plus tard il se trouverait de nouveau engagé avec ses voisins dans la plus étrange guerre qui ait illustré nos annales coloniales. Le traité d’Aix-la-Chapelle semblait avoir assuré des rapports cordiaux entre les deux nations et il n’y avait aucune raison de penser que l’Inde, où leurs ambitions étaient si lointaines et si mal définies, pouvait devenir, en dehors des compétitions européennes, un champ de bataille particulier pour leurs appétits ou pour leurs intérêts. On ne considérait pas encore les colonies comme une partie essentielle de l’organisme national et tout ce qui s’y passait n’intéressait guère que les chercheurs d’aventures et quelques armateurs, minorité peu influente. Ce fut cette indifférence qui permit la guerre. Dupleix, entraîné à l’action par des circonstances imprévues, compta sur l’insouciance de l’opinion pour s’engager et pour l’engager elle-même dans une voie qui supposait plus d’audace que de connaissance réelle des difficultés. Contrairement aux ordres constants de la Compagnie, il crut pouvoir intervenir dans les querelles des princes de l’Inde de son voisinage et, comme ils lui témoignèrent leur reconnaissance par la cession de territoires considérables, il inquiéta les Anglais qui se sentirent menacés dans leur commerce et prirent à leur tour parti pour les princes qu’affectait notre nouvelle politique. Il se fit ainsi une guerre indirecte entre les deux nations sous le couvert de leurs partisans respectifs, guerre cependant effective où les troupes européennes combattirent les unes contre les autres, se tuant du monde et se faisant des prisonniers. Lorsque l’affaire fut engagée de part et d’autre, les états intéressés d’Europe se trouvèrent impuissants à l’arrêter par des conseils ou par des ordres et il fallut un coup d’autorité pour réagir. Malheureusement, c’est contre nous que le coup fut porté.

Dupleix ayant, après vingt-sept ans d’attente, d’étude ou de résignation, trouvé enfin une carrière qui convenait à son génie, ce fut sur deux terrains principaux qu’il exerça son activité, le Carnatic et le Décan. Le premier pays n’était en réalité qu’une dépendance politique du second, mais les actions qui se passèrent dans l’un et dans l’autre sont si différentes et les deux contrées sont géographiquement si distinctes que, pour la bonne intelligence des événements, il y a lieu de les traiter séparément.

Nous pouvons d’ailleurs dès maintenant donner une physionomie générale des faits en disant que dans le Carnatic, où il ne trouva pour le seconder que des chefs militaires de peu de valeur ou d’initiative, Dupleix dut se livrer à une guerre véritable et continue, presque toujours stérile et un moment désastreuse, tandis que dans le Décan, où il fut soutenu par un véritable homme d’État, le marquis de Bussy, il parvint presque sans combat à établir notre influence sur un pays équivalent en superficie à la moitié de la France. La constance de nos succès en cette province atténua la mauvaise impression produite par nos échecs ou nos revers dans le Carnatic, mais ne put empêcher la chute de Dupleix, due principalement à la capitulation de Law à Trichinopoly. Dans la balance de l’histoire, ce sont cependant les succès qui l’emportent ; car, même dans l’adversité, Dupleix fit preuve d’une force d’âme et d’une ténacité de caractère qui ont été rarement égalées et ces qualités seules suffiraient à l’imposer à l’admiration ; elles manquent le plus souvent aux hommes publics.


Mais, avant d’entrer dans le récit de ces événements dont quelques-uns confinent à une réelle grandeur, il nous paraît indispensable, si aride que puisse être le sujet, d’indiquer avec quels moyens financiers et militaires Dupleix engagea, développa et soutint la politique nouvelle qu’il inaugura en 1749 Dupleix se doutait bien, par tous les précédents, que la Compagnie et le ministère n’entreraient pas dans ses vues et nous verrons dans un prochain volume, où nous discuterons sa politique, pour quels motifs la Métropole, représentée par ses gouvernants, crut devoir s’attarder dans les formules du passé, malgré les premiers succès qui nous ouvraient sur l’avenir des horizons insoupçonnés. Aussi, ne pouvant prévoir jusqu’où les événements l’entraîneraient, ne voulant pas exposer à la Compagnie des projets encore mal définis, de peur d’en compromettre le succès, obligé d’en dissimuler la nature et la gravité, Dupleix semble-t-il avoir pratiqué, dans cette circonstance, les maximes qu’il exposait un jour à Bussy, lorsqu’il lui recommandait, en écrivant à la Compagnie, « d’éviter de lui laisser la moindre crainte sur les événements futurs », mais au contraire « de lui faire bien sentir les suites heureuses qui devaient être le résultat de sa conduite actuelle[1] ».

Faute d’entente préalable sur la nature de ses projets, Dupleix se trouva obligé d’agir avec ses propres moyens. Afin de mieux calmer les inquiétudes de la Compagnie, il lui déclara qu’il n’avait nul besoin de son concours financier et qu’il pouvait suffire à la tâche avec les ressources que lui offrirait le pays. La Compagnie se trouva de ce fait dégagée de toute responsabilité dans la direction financière des opérations. Il n’en fut pas tout à fait de même de l’armée. Les renforts annuels ne suffisant pas à couvrir les pertes occasionnées par la guerre, Dupleix demanda qu’on augmentât ses effectifs et il faut rendre cette justice à la Compagnie que si elle ne lui donna pas tous ceux qu’il réclamait, elle lui en envoya cependant assez pour qu’il ne fût jamais en disproportion numérique avec l’ennemi, c’est-à-dire avec les Anglais : en trois ans, elle lui envoya 2.356 hommes, alors que la moyenne annuelle était de 4 à 500. Dupleix ne fut donc nullement abandonné à son mauvais destin, comme on l’a trop souvent écrit.

L’étude des moyens financiers et militaires dont il disposa fera l’objet de ce chapitre et du chapitre suivant. Étude un peu aride, les chiffres sont toujours moroses ; mais quel intérêt n’offrent-ils pas s’ils nous permettent d’établir, avec une sorte de certitude, ce que la guerre coûta à Dupleix ou à la Compagnie et ce qu’il fallut d’hommes, blancs ou bruns, pour la réaliser.

En ce qui concerne les finances, disons tout de suite qu’il ne s’agit pas d’établir ici quels étaient les revenus réguliers de la Compagnie, mais seulement ceux dont Dupleix tira parti à un titre quelconque pour l’exécution de ses projets. Malheureusement, il ne nous sera pas toujours possible d’arriver à des précisions absolues. En opérant contre Trichinopoly ou en manœuvrant dans le Décan, Dupleix et Bussy ne se souciaient pas d’établir des statistiques, d’après lesquelles on pourrait un jour déterminer dans quelle mesure leur politique dépendait de leurs ressources. Dupleix, entraîné dans une action dont il ne pouvait prévoir ni les moyens ni les conséquences, ne se montra pas toujours soucieux de tenir un compte régulier de ses recettes et de ses dépenses et, quand il dut l’établir, à l’arrivée de Godeheu, en août et septembre 1754, il se préoccupa avant toutes choses de reconstituer des situations qui concordassent avec ses intérêts immédiats plutôt qu’avec la vérité. Bussy, par contre, nous a laissé, à diverses dates de son administration, plusieurs états qui paraissent très exacts de ses effectifs et de ses fonds.

En rapprochant leurs chiffres, on arrive à un total de dépenses de 39.566.000 livres, dont 18.566.000 pour le Carnatic et 21 millions environ pour le Décan. La Compagnie y ajoutera plus tard, en un mémoire de 1763, une somme de 20.924.000 livres, que nous examinerons dans un moment. Voyons d’abord quels furent les revenus reconnus par Dupleix ou Bussy et qui constituèrent le fond de trésorerie où s’alimentèrent nos armées de l’Inde, travaillant à la fois « pour la gloire du roi et l’honneur de la nation ».

*

Dans son mémoire de 1764, Godeheu nous apprend qu’ils furent puisées à trois sources : (a) les revenus des concessions faites à la Compagnie depuis 1749 ; b) les revenus d’Arcate, concédés à Dupleix lui-même ; enfin c) les caisses des princes maures.

Acceptons cette division qui n’a rien d’irrationnel et examinons chacun de ces articles.


a) Par suite de la politique de Dupleix, la Compagnie acquit successivement de 1749 à 1754 :

Bahour et Villenour avec 80 aldées ou villages en dépendant, cédés en 1749 par Chanda Sahib ;

81 aldées de Karikal cédées le 31 décembre 1749 par le roi de Tanjore ;

Mazulipatam, Narsapour, l’île de Divy, Nizampatnam, Devracotta et Condavir, cédés par Muzaffer jing[2] et par Salabet j. de décembre 1751 à novembre 1753 ;

les quatre circars ou provinces de Rajamandry, Chicacol, Ellore et Moustafanagar cédés par Salabet j. en décembre 1753 pour l’entretien des troupes de Bussy.

D’après les livres de la Compagnie, invoqués par Dupleix dans un mémoire de 1759 (pièces justificatives n° VI, p. 35 à 49), les revenus des Villenour et de Bahour se seraient élevés du 11 septembre 1749 au 1er mai 1754 à :

92.999 pagodes ou 
714.370 liv.
Les revenus des nouvelles aldées de Karikal, de 1750 à 1754, à 102.275 pagodes ou 
785.475 liv.
Les revenus de Mazulipatam et provinces adjacentes, de décembre 1751 à la fin du gouvernement de Dupleix, à 
5.199.075 liv.
Soit un total de 
6.699.120 liv.

Les revenus des quatre circars étaient estimés 3.100.000 rs. dont 2.551.135 étaient jugés nécessaires pour l’entretien de nos troupes dans le Décan, mais au moment du départ de Dupleix, Bussy, qui en avait la gestion, ne faisait qu’en commencer la perception.

La Compagnie, dans son mémoire de 1763 (p. 179 et suiv.), donne d’autres chiffres ; elle évalue les revenus de Bahour et Villenour à 717.796 livres et ceux de Karikal à 1.149.566, soit une majoration de 367.312 liv. sur les chiffres donnés par Dupleix ; par contre elle inscrit néant aux recettes de Mazulipatam, en donnant comme motif, non pas que ces recettes furent inexistantes, mais qu’elles ne suffirent pas aux besoins du comptoir et que le Conseil supérieur dut faire des avances supplémentaires qui, même après les retours en marchandises, laissèrent un excédent de dépenses de 757.656 rs ou 1.818.369 livres.

C’était le droit de la Compagnie de tirer ces conséquences toutes spéciales, mais comme elles ne contredisent en aucune façon l’existence des revenus ni même leur quantum, on peut admettre qu’avec Villenour, Bahour, Karikal et Mazulipatam, il entra effectivement dans les caisses de la Compagnie non pas 6.699.122 livres mais 7.066.538 livres. La différence est de trop peu d’importance pour en rechercher l’explication.

S’il faut en croire Godeheu et la Compagnie, d’autres revenus, provenant des mêmes concessions, ne furent pas portés sur les registres et passèrent également entre les mains de Dupleix. Comme leurs mémoires parurent l’un au moment et l’autre après la mort de Dupleix, ils restèrent naturellement sans réponse. Il n’y a toutefois aucune raison de douter de l’exactitude de leurs affirmations. Dupleix s’était promis en principe de ne pas toucher aux fonds envoyés de France, mais il considérait les autres comme une sorte de bien dont on lui était redevable, qu’il avait acquis, il est vrai, pour développer le commerce, mais dont il pouvait disposer jusqu’au rétablissement de la paix.


b) On a moins de précisions sur l’emploi des revenus de la nababie d’Arcate.

Au temps de Saatoulla k., Dost-Ali, Sabder Ali et Anaverdi k., les revenus globaux de la nababie s’élevaient à 7.461.000 rs., ou 17.906.000 liv., dont 5.391.000 rs. de revenus directs, 800.000 de tribut du royaume de Trichinopoly et de Maduré, 300.000 de celui de Tanjore, 500.000 du Maïssour et 470.000 de divers paliagars[3]. Dupleix ne les perçut jamais intégralement. Ils appartinrent d’abord à Chanda S. et Dupleix n’en eut la disposition effective que le jour où ce prince, impuissant à les faire rentrer, nous les céda contre l’entretien direct de ses troupes, au mois de décembre 1751. Dupleix ne réussit guère mieux à remplir ses caisses ; le pays avait été profondément ravagé par la guerre et, ce qui limita encore les ressources, nombre d’aldées passèrent de sa domination sous celle des Anglais. La mort de Chanda S. donna plus de pouvoirs à Dupleix, mais la perception des taxes resta aussi déficitaire. Dans son Mémoire de 1759 (p. 219), Dupleix nous dit que, lors de la mort de ce prince, il n’avait touché des revenus du Carnatic que 1.551.977 rs. et qu’il n’en toucha que 985.421 depuis cette mort jusqu’à l’arrivée de Godeheu.

Les recettes totales d’Arcate auraient donc été de 2.537.398 rs. soit en chiffres ronds 6.090.000 livres. Mais d’après Godeheu, il convient de retrancher de ce compte une somme de 3.698.973 livres, qui n’avait aucun rapport direct avec le produit des terres du Carnatic. Tels par exemple :

500.000 rs reçues de Nandi Raja,
140.000 «       «      du roi de Tanjore,
100.000 «       «      du fils d’Iman Sahib,
50.000 «       «      du Nabab de Vellore, etc.,


pour ne prendre que les chiffres les plus importants.

Nous ne voyons aucun inconvénient à faire la discrimination demandée par Godeheu ; mais qu’on sépare ou réunisse les deux chiffres, on arrive au même total, qui est de 6.090.000 livres.

Ces chiffres étaient loin de satisfaire la Compagnie. Les revenus normaux de la Nababie étant de 17.906.000 l., il lui paraissait difficile d’admettre que, même avec les inconvénients de la guerre, ils fussent réduits à un état aussi squelettique. Aussi n’hésita-t-elle pas à accuser Dupleix d’avoir dissimulé une partie de ses ressources. Dans son mémoire de 1759 (p. 49), Dupleix nous apprend, ce que nous savons de reste, que les revenus du Carnatic lui avaient été concédés pour le remboursement de ses avances et que les princes qui avaient fait cette cession « avaient établi dans leur province un receveur nommé Papiapoullé, à qui ils avaient donné ordre de remettre en leur acquit au sr Dupleix une partie des fonds qu’il recevait de la province ; ce qui s’exécutait fidèlement ; en sorte que le sr Dupleix avait des comptes ouverts avec ces princes, dans lesquels il portait journellement en dépense tout ce qu’il avançait pour eux et en recette toutes les sommes que Papiapoullé, leur receveur, lui remettait ». Dupleix pouvait donc en disposer comme il l’entendait, sans être tenu d’en fournir à personne la moindre justification. Lorsque cependant il présenta ses comptes à Godeheu, ils ne lui dirent rien qui vaille non plus qu’à la Compagnie ; la recette, disait celle-ci (p. 191), était toute arbitraire ; il n’y avait pas un seul article qui fût justifié ; Dupleix n’apportait ni baux, ni comptes de régisseurs, ni aucunes sortes de pièces justificatives. Si quelquefois il indiquait le district d’où provenait la somme touchée, on ne voyait ni ce que ce district rapportait, ni ce qu’il pouvait rapporter, ni si ce qu’il avait reçu était un à compte ou si c’était un paiement total. En un mot, il comptait de ce qu’il voulait et ce qu’il voulait[4]</includeonly.

Aussi, la Compagnie n’hésita-t-elle pas à conclure (p. 198-200) que les comptes du Carnatic étaient faux ou incomplets. En calculant sur un revenu annuel de 1.291.800 rs. qu’elle retira la première année qu’elle eut elle-même l’administration du pays, c’est-à-dire en 1754-1755, il y avait lieu, d’après elle, de les accroître de 8.460.578 livres. Nous ne retiendrons pourtant pas cette somme, qui ne nous paraît pas justifiée : la Compagnie ne tient pas suffisamment compte des nécessités ou, si l’on préfère, des fatalités de la guerre ; certaines aldées ravagées par le passage des troupes, ne fournirent plus aucunes ressources. Mais nous ne nous dissimulons pas que le chiffre de 6.090.000 liv. donné par Dupleix est peut-être au-dessous de la vérité[5].

Nous restons donc provisoirement avec les revenus des nouvelles concessions et de celles d’Arcate, à un chiffre de 13.156.000 livres.

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c) Godeheu nous parle enfin de fonds fournis par les princes maures[6]. Dans le Carnatic, il n’y en eut pas

d’autres que ceux qui nous furent donnés ou promis par Chanda S., le régent du Maïssour et le nabab de Vellore, Mortiz Ali. Encore Chanda S. fut-il notre obligé plutôt que notre bailleur de fonds. À partir de décembre 1751, il se trouva dans l’impossibilité de payer ses cipayes et ses cavaliers ; pour éviter leur dispersion, Dupleix se résolut alors à les entretenir mais, en même temps commença à percevoir les revenus du pays. Mortiz Ali ne tint presque rien de ses engagements, 120.000 rs. à peine. Seul Deva Raja, régent du Maïssour, nous fit remettre en plusieurs fois par son frère Nandi Raja, général des armées royales, des sommes qui dans l’ensemble s’élevèrent à 3.492.000 livres.

Deva Raja devait nous verser au minimum 125.000 rs. par mois, suivant l’importance de nos effectifs ; mais comme la guerre dura vingt mois, depuis le jour où il nous promit son concours, il se trouva bientôt dans l’impossibilité de nous continuer cette aide et ce fut au contraire Dupleix qui dut prendre à sa charge exclusive l’entretien de toutes nos troupes devant Trichinopoly. Si l’on ajoute ces contributions aux recettes précédentes, on arrive au chiffre total de 16.648.000 liv., de revenus et par conséquent de dépenses minima acceptés tout à la fois par Dupleix et par la Compagnie, quoiqu’avec les plus expresses réserves de celle-ci sur le total effectif.

Godeheu nous laisse entendre que Dupleix avait reçu d’autres sommes des princes maures et que « ce n’est pas l’article le moins obscur de ses recettes ». Il ne cite aucun chiffre et à part le partage des trésors de Nazer j. à la fin de 1750, il ne cite non plus aucun fait, mais il laisse supposer que dans ses tractations avec des rajahs ou des seigneurs de moindre importance, tels que Moudamia, amaldar de Chilambaram, Dupleix ne se serait pas laissé oublier. La Compagnie avait déjà enregistré le même bruit dans ses instructions secrètes à Godeheu, le 29 octobre 1753, lorsqu’elle disait qu’après la défaite de Nazer j., il avait été donné des pensions exorbitantes à Dupleix, à sa famille, à Bussy et à nos principaux officiers. Elle prétendait même qu’il était entré de ce chef à Pondichéry 100 millions dont elle n’avait pas retiré la moindre partie.

Ces imputations sont en principe exactes ; il est certain qu’en dehors des revenus territoriaux qui nous furent régulièrement concédés, Dupleix, Bussy, Kerjean, neveu de Dupleix, presque tous nos officiers et même nos soldats reçurent des princes de l’Inde, sous forme de cadeaux ou de gratifications et parfois par d’autres procédés des sommes fort importantes ; ce n’est pas avec leurs économies que Dupleix et Bussy auraient pu l’un avancer trois millions à la Compagnie pour soutenir la guerre et l’autre acheter en France une propriété qui lui coûta 600.000 fr.

Le partage du trésor de Nazer j., dont parle la Compagnie comme d’un grief essentiel, reste enveloppé de mystère quant au montant des sommes que purent toucher nos officiers et Dupleix lui-même ; mais qu’on ait profité de cette circonstance unique pour récompenser très largement des services rendus, cela n’est point douteux. Ces procédés étaient fort en usage à cette époque et n’ont pas disparu depuis. On les retrouve dans toutes les guerres.

*

Godeheu ne nous parle pas des ressources fournies par le Décan, parce qu’il n’eut pas à en connaître, — ce pays ayant continué à relever directement de l’autorité du Soubab ; mais comme ce prince dut fournir à nos dépenses dans les mêmes conditions que les souverains du Carnatic et du Maïssour, les sommes qu’il nous versa doivent elles aussi être considérées comme des ressources normales dont Dupleix, ou plutôt son lieutenant Bussy, disposa suivant les besoins de notre armée.

Ici, nous sommes en pleine clarté. Dans le mémoire de Godeheu, on a vu que les revenus des quatre circars affectés à nos dépenses étaient estimés à 3.100.000 rs. dont 2.551.185 ou 6.122.884 francs pour l’entretien de nos troupes. Si cette proportion prévue pour les années 1754 et suivantes avait été suivie depuis le début de nos opérations dans le Décan en février 1751, on aurait atteint le 1[[er}} août 1754 une somme de 21.428.954 fr., en chiffres ronds 21.500.000 fr. Mais au début nous dépensâmes beaucoup moins ; ce fut seulement quand nos troupes furent à Aurengabad et que nous eûmes à faire la guerre aux Marates ou à étouffer des complots, qu’il nous fallut recourir à des effectifs plus élevés et par conséquent dépenser beaucoup plus. Le chiffre annuel de six millions de francs n’en reste pas moins une moyenne sensiblement exacte.

De divers comptes de dépenses, il résulte en effet que Bussy eut besoin, pour payer ses troupes, de sommes allant de 160.000 à 193.000 et même 245.000 rs. par mois. Le chiffre de 210.500 lui parut un moment un minimum indispensable. Or 210.500 rs. font en douze mois 2.526.000 rs. ou 6.062.000 liv., soit 6 millions au minimum. Mais un chiffre plus décisif encore se trouve aux archives de Pondichéry, dans les comptes inédits de l’expédition du Décan, lesquels vont du 1er août 1753 au 14 août 1758. Des chiffres des seize premiers mois (1er août 1753-30 novembre 1754), qui forment un bloc, il résulte que les dépenses s’élevèrent à 2.910.973 rs., soit en moyenne 207.812 rs. ou 498.648 liv. par mois ou encore 5.983.776 liv. par an. Arrêtons-nous donc au chiffre de 6 millons.

Seulement, tandis que la guerre du Carnatic fut alimentée par les revenus de divers princes de l’Inde et par une contribution fort importante de Dupleix lui-même, nos opérations dans le Décan furent presque exclusivement à la charge de Salabet j., souverain du pays. Dans les comptes de Dupleix, on ne trouve qu’une somme de 150.000 rs. envoyée par lui en lettres de change le 24 septembre 1753. Comme pour le Carnatic, il dut faire au début une avance de fonds qui se monta à 689.644 rs. ou 1.655.000 liv. ; mais cette somme lui fut remboursée dès le mois de mai 1751. Ce fut ensuite Salabet j., qui fit tous les frais de notre politique jusqu’au jour où ses fonds, taris par ses prodigalités à notre égard, furent épuisés. Il y eut alors des heures difficiles, où nous nous demandâmes plus d’une fois si nous ne devrions pas abandonner la partie. Bussy suppléa à tout par des avances personnelles et par des emprunts, dont le remboursement, subordonné aux rentrées du nabab, fut toujours extrêmement difficile. La concession des quatre circars à la fin de 1753 pour subvenir à nos dépenses, paraissait devoir établir un état de choses fixe et régulier lorsque Dupleix fut rappelé.

À six millions par an, les affaires du Décan auraient donc nécessité en trois ans et demi un emploi de fonds de 21 millions et nous ne comprenons pas dans ce chiffre les libéralités de Salabet j., qui s’élevèrent certainement à plusieurs millions.

*

Il nous faut maintenant arriver aux 20.924.000 livres dont nous avons parlé plus haut. D’après le rédacteur du mémoire, c’était la contribution forcée de la Compagnie à la guerre. Il en donne le détail suivant :

Solde de 2 comptes de Chanda Sahib 
71.532 liv.
Payé en argent et dépenses d’artillerie depuis juillet 1749 jusqu’en juin 1754 
3.419.212 [7]
Excédent des dépenses faites à Mazulipatam sur les revenus de la province 
1.818.369
Excédent des dépenses militaires de la Compagnie sur celles qu’elle fait ordinairement 
3.675.232 [8]
Excédent des dépenses à Karikal 
264.000
Avances faites par ce comptoir à Chanda S. 
380.191
Levée faite en France et transport dans l’Inde des troupes demandées par Dupleix 
4.365.041 [9]
Enfin les sommes que la Compagnie s’est trouvée devoir dans l’Inde à la fin du gouvernement de Dupleix et qui ont été occasionnées par la guerre 
6.930.532 [10] liv.

Que faut-il penser de ces chiffres ?

Trois facteurs principaux les constituent :

D’abord les excédents de dépenses faites dans les comptoirs sur le produit réel des concessions. Ils s’élèvent ensemble à 2.082.369 livres, mais Dupleix reconnaît lui-même dans son mémoire de 1763 (p. 64 et 329), qu’au moment de l’arrivée de Godeheu, il avait engagé sur les fonds de la Compagnie une somme de 1.369.000 rs ou 3.910.000 liv., dont 1.440.000 pour fournitures de munitions, artillerie, armes et effets divers ; encore prend-il soin de nous dire que s’il en a fait usage, le revenu des concessions a procuré au Conseil supérieur des ressources infiniment supérieures.

Le mémoire de la Compagnie parut peu de temps avant la mort de Dupleix sans que celui-ci ait eu le temps de le réfuter ; — il voulut d’abord répondre à Godeheu dont l’attaque était plus ancienne. S’il avait survécu il aurait assurément déclaré que sa responsabilité n’était pas directement engagée dans la plupart des charges qui s’y trouvaient énumérées. N’était-ce pas par une conséquence détournée de sa politique plutôt que par son action propre que les dépenses militaires avaient dépassé la normale de 3.675.000 livres ? N’était-ce pas par une autre conséquence des événements que la levée des hommes en France et leur transport dans l’Inde avait coûté 4.365.000 liv. ? Il n’avait engagé personnellement aucun de ces crédits ; c’était la fatalité qui les avait imposés.

Quant aux dettes, d’ailleurs non dénommées, que la Compagnie pouvait avoir dans l’Inde au moment de l’arrivée de Godeheu, Dupleix les évaluait seulement à 1.164.947 rs. ou 3.795.872 liv. ; encore estimait-il qu’elles étaient couvertes jusqu’à concurrence de 1.012.000 rs. par les cargaisons des navires, les effets en magasins et les créances sur divers débiteurs. La dette effective de la Compagnie n’aurait donc été que de 152.947 rs. ou 367.072 liv.[11]

Acceptons pourtant comme un maximum le chiffre de 20.924.000 liv. donné par la Compagnie comme une dépense de guerre. Il est en effet de toute évidence que si Dupleix n’engagea lui-même aucune des dépenses qui s’abritent derrière ce chiffre global, elles furent toutes une conséquence plus ou moins directe de sa politique. On fera ainsi la balance avec d’autres sommes que Dupleix, au dire du ministre Machault, aurait réellement encaissées mais qu’il aurait pris soin en diverses circonstances de dissimuler par des artifices de chiffres en usage à toutes les époques et sous tous les régimes. Godeheu nous dit en effet (p. 152 à 164 de son mémoire de 1764), à propos d’une somme de 24.110.418 liv. que Dupleix avait portée au bilan de Pondichéry du 30 juin 1752, que ce bilan durait bien pu être majoré « dans l’intention de déguiser au ministre le tort que faisait la guerre », et le ministre déclarait de son côté (lettre à Godeheu du 4 mai 1754), que ce bilan avait dû être établi « dans le but de justifier l’opinion qu’il y avait des fonds dans l’Inde » et « qu’il y avait des raisons et de fortes raisons de douter » de son exactitude[12].

Avec les 20.924.000 liv. de la Compagnie, nous sommes arrivés à une échelle montante de 59.072.000 liv. Il nous reste maintenant à examiner les avances personnelles que Dupleix fut amené à faire pour les besoins de la guerre, puis nous terminerons par quelques considérations sur les gratifications et cadeaux qui, par leur importance et leur nombre, finirent par constituer une véritable dépense de guerre.

En prêtant aux princes indiens l’appui de ses forces, Dupleix avait bien convenu avec eux que toutes nos dépenses seraient à leur compte ; mais la guerre en se prolongeant ne tarda pas à épuiser leurs ressources et, comme ils n’avaient nul pouvoir pour augmenter à leur gré les charges de leurs sujets, ils durent, pour payer notre concours, abandonner à Dupleix une partie des revenus de leurs territoires et parfois ces territoires eux-mêmes. Dupleix exploita ces revenus pour son compte et administra les terres au nom de la Compagnie. Tout alla bien tant que nous eûmes des succès ; étant possesseurs du pays, nous pouvions faire rentrer les impôts et, malgré quelques déboires, les années 1749, 1750 et 1751 furent assez heureuses ; mais quand nous commençâmes à éprouver des revers en 1752 et que nous perdîmes du terrain, nos revenus baissèrent d’autant. Atteint alors dans ses forces vives, Dupleix n’eut d’autre parti à prendre s’il ne voulait faire la paix à tout prix, que d’entretenir la guerre avec ses propres fonds, sans être certain qu’ils lui seraient remboursés. Il le fit sans hésiter pour l’honneur du roi et la gloire de la nation et engagea de cette façon, tant en son nom qu’au nom de quelques-uns de ses parents, amis ou administrés, une somme de 7.022.296 liv. que les revenus des concessions avaient été insuffisants à lui procurer au mois d’août 1754. Sur cette somme il avait avancé personnellement 2.890.616 liv. et il avait emprunté 4.131.680.

La guerre du Carnatic fut ainsi une guerre sui generis, où les intérêts de Dupleix se confondirent avec ceux de la Compagnie, ce qui permit à ses adversaires de prétendre qu’en la continuant malgré les avis des directeurs et des ministres, Dupleix poursuivait avant tout le recouvrement d’une créance personnelle de plus en plus compromise.

Le règlement de cette créance, que lui refusa la Compagnie, fut l’occasion d’un douloureux et lamentable procès, qui réduisit Dupleix à une sorte de misère et ne se termina que longtemps après sa mort, en 1776. On en verra le récit à la fin de cet ouvrage. Résumons d’un mot les arguments qui furent alors invoqués par les deux parties. Dupleix prétendait que les revenus qui lui avaient été concédés constituaient un gage personnel que la Compagnie s’était approprié après son départ ; elle était par conséquent responsable de toutes ses dettes. La Compagnie soutenait au contraire que Dupleix, ayant entrepris la guerre sans son assentiment et l’ayant poursuivie malgré ses ordres, l’avait faite à ses risques et périls ; s’il y avait engagé des fonds, tant pis pour lui, ses pouvoirs ne lui permettaient pas d’avoir des revenus territoriaux indépendants de ceux de la Compagnie.

*

Il ne nous reste plus à parler que des cadeaux et gratifications ; c’est un sujet délicat.

Les cadeaux se présentent avec un certain air d’honnêteté. Ils ont été de tout temps d’un usage fréquent dans l’Inde et de nos jours ils forment encore la monnaie courante des relations utiles. Ils ne déplaisaient pas à Dupleix non plus qu’à sa femme ; Ananda, dans son journal, nous en donne de nombreux exemples. Ces cadeaux se traduisaient généralement par des sommes d’argent, lorsqu’il ne s’agissait pas de princes ou de seigneurs ; les souverains envoyaient plutôt des serpeaux ou vêtements de cérémonie, richement ornés, auxquels s’ajoutaient des bijoux et des pierres précieuses. Dupleix tenait à ce qu’ils fussent dignes de sa grandeur non moins que de la situation du donateur ; lorsqu’en mai 1751, Salabet j. lui fit cadeau d’un serpeau qu’il ne jugea pas suffisant, Dupleix y fit ajouter d’autorité une somme de 200.000 rs. Il est vrai que Dupleix savait reconnaître ces cadeaux de la façon la plus convenable[13].

Les gratifications prêtent davantage à la critique. Le principe en avait été accepté par la Compagnie elle-même lorsqu’en 1749 elle accorda une année de supplément à tous les officiers qui avaient pris part au siège de Pondichéry (A. V. 3746, f° 56). Dupleix ne fit que le généraliser. Il trouvait légitime que les officiers et même les soldats pussent, après une action d’exploit, recevoir une récompense méritée ; il estimait que c’était le meilleur moyen de stimuler leur zèle, sinon leur courage.

Le malheur était que ces gratifications, perçues à l’origine par les commandants des troupes, étaient parfois exigées par eux plutôt que volontairement consenties par les Indiens ; elles dépassaient aussi la mesure. Chanda S., après l’affaire de Tanjore, en 1749, dut verser jusqu’à son dernier sou pour donner une gratification qu’on exigea de lui avec insistance dans le temps même où il n’avait pas de quoi entretenir non seulement ses troupes mais sa table. L’avidité fut alors si grande qu’on prenait pour mille pagodes des bijoux qui ne valaient pas mille roupies. Après Chettipet, ce furent de véritables exactions.

Ces procédés, en indisposant contre nous les Indiens, finirent par gêner nos opérations plutôt qu’ils ne les servirent. Les gratifications de Tanjore, nous dit Dupleix dans une lettre à La Tour du 30 avril 1751, firent tout le mal des opérations du siège, — puisque nous fûmes obligés de le lever — et « l’on ne peut mettre au nombre des heureux jours de la nation ceux qui ont été employés dans cette campagne ». Ce qui se passa à Chettipet donna la plus mauvaise opinion des Français. Aussi Dupleix fut-il obligé tout d’abord de recommander à ses officiers de se comporter d’une façon convenable et non pas comme des forbans, puis d’exiger qu’aucune gratification ne fût distribuée sans son assentiment. « Je veux la fortune de tout le monde, disait-il à d’Auteuil le 20 juillet 1751, mais aussi je veux être secondé et trouver de la bonne volonté chez ceux qui y participent (à ces gratifications) ; sans quoi toutes les affaires en général iront en décadence. »

Un autre malheur fut que les officiers enrichis ne furent plus toujours aussi attachés au service et qu’ils se souciaient beaucoup plus de revenir à Pondichéry que de rester à l’armée. Certains même qui n’avaient pas eu l’occasion d’être récompensés refusèrent d’obéir par jalousie pour leurs camarades et nos opérations s’en trouvèrent quelquefois entravées.

Nous ignorons quelles sommes furent distribuées aux troupes et aux officiers de l’armée du Carnatic ; nous savons seulement, par l’aveu même de Dupleix, qu’au début de l’année 1750, tous les officiers qui avaient participé à l’expédition de Tanjore étaient devenus fort riches. Si l’on en juge par ce qui se passa dans le Décan, où les chiffres nous sont mieux connus, on peut dire sans grande chance d’erreur qu’il fut alloué au moins un million de gratifications après les affaires d’Ambour, de Gingy et de Tanjore et que ce chiffre eût été largement dépassé si les opérations militaires avaient continué d’être heureuses. Mais à partir de 1752, ce furent les revers ; on s’acharna contre Trichinopoly sans jamais aboutir et nos hommes ou officiers qui participèrent à ces rudes opérations, sans gloire comme sans profit, se considérèrent comme sacrifiés. En fait, ils ne touchèrent plus aucune gratification.

Dupleix participa-t-il lui-même à ces largesses ? Il ne le semble pas, si l’on s’en rapporte à sa correspondance[14]. Dans toutes ses lettres, il ne cesse de dire que les gratifications ne conviennent qu’aux seuls officiers et parfois aux troupes. Ses services ou ses bienfaits étaient récompensés d’une autre façon, plus lucrative encore ; on lui donna des jaguirs ou des concessions de terres, telles que celles de Valdaour, près Pondichéry et celles de Devracotta et de Mafousbender, à la côte d’Orissa, auxquelles étaient attachés des revenus plus ou moins importants ; encore abandonna-t-il à la Compagnie la jouissance des aldées de Devracotta et ne prit-il pas possession de Mafousbender. Il n’est cependant pas impossible qu’il ait reçu parfois quelques libéralités personnelles, revêtant la forme de gratifications. Sa lettre à Bussy du 8 mars 1751 permet à cet égard toutes les suppositions.

Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux que dans le Carnatic les contributions imposées au roi de Tanjore, le partage du trésor de Nazer j., et les gratifications ou libéralités procurèrent à Dupleix des recettes « obscures » assez importantes, que des procédés plus obscurs encore lui permirent de constituer une sorte de caisse noire, indépendante de celle de la Compagnie, mais nécessaire à sa politique ; mais nul ne peut dire ce qu’il en retira.

On est mieux renseigné sur ce qui se passa dans le Décan.

Au lendemain de l’entrée de nos troupes à Hayderabad, en avril 1751, Bussy, qui les commandait, reçut une gratification d’au moins 300.000 rs. Kerjean qui le secondait reçut environ 250.000 et Vincens, beau-fils de Dupleix, 200.000. Un simple interprète de Pondichéry, Delarche, fut gratifié de 100.000 rs. ou 240.000 livres.

Dans une lettre à Barneval du 15 octobre 1761, Dupleix lui disait :

« Nos messieurs qui sont à Aurengabad ont fait des fortunes immenses. Vincens possède au moins 2 lacks (480.000 liv.), et Bussy et Kerjean de 4 à 5 lacks. Ces fortunes sont aussi extraordinaires que vraies. Ce ne sont point les imaginations de l’Île de France. Celles-ci existent en bonnes espèces sonnantes et rendues dans la colonie où il est entré depuis un an des richesses immenses. » (Ar. V. 3749, f° 7-7).

C’étaient de gros chiffres même pour l’époque. Les officiers et même les troupes virent leur solde majorée de cinquante pour cent. Deux mois plus tard, d’autres gratifications dont nous n’avons pas le chiffre furent distribuées après l’occupation d’Aurengabad.

Comme au Carnatic, Dupleix trouvait ces gratifications toutes naturelles : « Vous ne sauriez trop recevoir de bien, écrivait-il à Bussy le 18 avril 1751, et j’en recevrai toujours la nouvelle avec plaisir. » — « Tant mieux, mes amis, écrivait-il quelques jours plus tard, il ne peut vous arriver trop de bien ».

Et cette citation encore, — ce sera la dernière : « Ma foi, je souhaite bien que vous sortiez de là tous riches comme des Crésus et que vous soyez tous en état de me bien régaler, lorsque nous nous trouverons tous dans la bonne ville de Paris[15]. »

Il parut cependant à Dupleix que ces gratifications, par leur exagération même, risquaient de dépasser le but qu’elles devaient atteindre ; il craignit qu’elles ne nous aliénassent l’esprit des populations et ne rendissent notre mission plus difficile. Aussi, après notre entrée à Hayderabad, recommanda-t-il très vivement à Bussy, à Kerjean et à Vincens de ne plus rien demander à l’avenir, mais au contraire de payer Salabet j. de reconnaissance et de fidélité. Cependant il ne les découragea pas autant qu’il eût fallu. Si, leur expliqua-t-il, Salabet j. voulait encore de son propre mouvement leur faire quelques gracieusetés, il leur serait permis de les accepter, mais elles devraient être au préalable soumises à son assentiment. C’était ouvrir la porte à de nouveaux abus et ils ne tardèrent pas. Au risque de compromettre notre situation, les successeurs intérimaires de Bussy en 1753, Goupil et Main ville, réclamèrent des gratifications avec une insistance dépourvue de bonne grâce et même d’habileté. Tout allait se gâter sans le retour inattendu de Bussy.

Résumons ces quelques pages. Des chiffres que nous venons d’énumérer, on peut conclure que la politique de Dupleix coûta officiellement 66 à 67 millions, qui furent couverts par les ressources suivantes :

revenus des concessions 
7.066.000
revenus d’Arcate 
2.391.000
recettes particulières 
3.699.000
fonds des princes maures 
3.492.000
fonds du Décan 
21.500.000
fonds de la Compagnie 
20.924.000
avances de Dupleix 
7.200.000
     En d’autres termes :
recettes de l’Inde 
38.148.000
fonds engagés pour ou par la Compagnie 
20.924.000
avances de Dupleix 
7.200.000
                              Total 
66.272.000

Il y eut probablement cinq à six millions d’autres revenus moins avoués ou de gratifications plus ou moins volontaires dont le quantum ne peut être déterminé. On dépasse ainsi très sensiblement le chiffre de soixante-dix millions et l’on arriverait aisément à quatre-vingts et peut-être à cent, si l’on devait tenir compte des dépenses faites par Chanda Sahib et Salabet j. C’était un effort considérable même pour l’époque et si l’on songe que depuis ce temps la valeur de l’argent a au moins décuplé, ce serait plus d’un milliard de notre monnaie qu’il faudrait compter.

Dupleix put ainsi soutenir sa politique avec des moyens suffisants pour la faire réussir. S’il eut souvent des difficultés pour trouver de l’argent, du moins il n’en manqua jamais et, de cette façon, il put toujours, sinon maintenir parmi ses troupes une discipline exacte, du moins les empêcher de se débander.

Comme les Anglais n’étaient pas mieux partagés que lui, ce n’est donc pas au manque d’argent qu’il faut attribuer l’échec définitif de ses projets. Serait-ce par hasard à l’insuffisance de ses effectifs ou à la mauvaise qualité du commandement et des troupes ? Nous allons maintenant l’examiner.


  1. Dupl. à Bussy, 8 mars 1751. A. V. 3748, f° 20.
  2. La répétition constante des mots jing ou sing, sahib et khan, qui ne sont que des titres accolés aux noms propres, nous a déterminé à ne les désigner que par leurs initiales j., s. et k.
  3. Les jaguirs rapportaient aux quilidars ou commandants de place qui en étaient les bénéficiaires 2.865.000 rs., mais ces quilidars étaient obligés d’entretenir des troupes à leurs frais.
  4. Citons, à titre de simple renseignement, les comptes d’un mois moyen, celui de janvier 1753.

    Il nous donne en dépenses :

    1er.
    Paie des cipayes cavaliers de l’armée 
    33 355 rs.
    payé à la famille de 29 topas envoyés à Golconde 
    149
    payé au sr Milon 
    100
    6.
    paie des cipayes d’Alemparvé 
    292
    7.
    paie de Mrs les officiers de l’Armée 
    2.875
    8.
    paie pour la garnison de Gingy 
    16.012
    {{table|titre=port 12
    19.
    pour 22 jours de paie à Mrs les officiers de l’Armée 
    696
    payé pour 1 mois de paye à Mrs les officiers de l’Armée 
    650
    payé pour 15 jours au P. Desroziers, aumônier 
    87
    payé pour 1 mois à M. Le Gris 
    250
    payé à 7 cipayes envoyés à l’armée 
    63
     
    payé pour 1 mois à Mrs. Maupas et Sornay le fils à Gingy 
    375
    27.
    payé au sr Milon pour avances faites à Chinglepet 
    96
    28.
    payé à M. Maissin à compte de ses appointements 
    600
         Et aux recettes, même mois :
    3.
    reçu de M. de Larché, compte des cipayes 
    7.727
        «     de M. d’Almeyde, compte des cipayes de Gingy 
    224
  5. Godeheu et la Compagnie eurent sous les yeux les comptes de Papiapoullé, visés par Dupleix ; ils ne voulurent pas les reconnaître, et cependant ils ne contestèrent aucun chiffre. Les recettes des aldées figuraient dans ces comptes, du 10 juillet 1752 à fin juin 1754, pour 1.497.430 rs. ou 3.593.832 livres.
  6. C’est une partie mais non la totalité de ces fonds que Dupleix avait englobés dans les revenus d’Arcate, puisqu’aussi bien le nabab du Carnatic avait le droit d’exiger de ces princes une redevance annuelle.
  7. Dont 2.230.546 en argent et 1.188.666 en artillerie, armes, ustensiles et effets divers fournis pendant cette période.
  8. Les dépenses de 1735 à 1740 s’étaient élevées à 
    1.413.038 l.
    celles de 1749 à 1754 s’élevèrent à 
    5.088.270   

    Ces dépenses comprenaient les dépenses des troupes, celles de l’artillerie, celles de l’hôpital, la subsistance des officiers de marine faisant le service de terre, les dépenses des chevaux et les dépenses du dehors.

  9. Dont : engagement des hommes et avances faites à Lorient 
    1.267.665 l.
    transport de 4.349 hommes, en comptant 450 tonneaux pour 15 vaisseaux de 600 tonnes, et 190.000 liv. de dépenses par navire 
    2.850.000   
    achats de présents pour les princes de l’Inde 
    247.386   
  10. Nous n’avons trouvé nulle part le détail de cette somme.
  11. État des recettes et dépenses des fonds de la Compagnie depuis la fin de juillet 1748 jusqu’au 25 février 1754, dressé par Dupleix à bord du Duc d’Orléans le 20 mai 1755. (B. N., f. fr. n. acq. 9167, p. 37). — Cet état était destiné à la Compagnie.
  12. Nous n’avons pu retrouver ce bilan, mais il existe à la Bibl. Nat. (reg. 9167. p. 23 à 35), sous le titre de bilan général de tous les fonds reçus dans les différentes caisses de la Compagnie, depuis le 17 juillet 1748 jusqu’au 6 juin 1752, arrêté en la Chambre du Conseil supérieur du 15 octobre 1752, un état général des recettes et des dépenses, durant cette période. Il est probable que ce bilan est le même que celui dont parle Godeheu ; en tout cas, s’il y en eut deux à des dates aussi rapprochées, il doit y avoir entre eux peu de différence. Le bilan du 6 juin comprenait en recettes : 20.210.433 rs ou 48.505.039 liv.; et en dépenses : 21.702.694 rs ou 52.086.465 liv. Godeheu laissait entendre plutôt qu’il ne le disait expressément que les 24.110.418 liv. figurant au bilan du 30 juin avaient été dissipées pour les besoins de la guerre, mais contrairement à son opinion, on ne trouve dans le bilan du 6 juin aucune dépense ayant un caractère militaire.

    Godeheu ne paraît pas avoir été de bonne foi dans sa démonstration.

  13. Lorsque Muzaffer j. vint à Pondichéry à la fin de septembre 1749, il fit présent à Dupleix de serpeaux et bijoux valant 812 pagodes et à sa femme de robes et ornements en valant 3.622 (v. Ananda, t. 6, p. 205-206). Dupleix reçut en outre a éléphants valant de 3 à 4.000 rs. C’était un cadeau global d’environ 50.000 livres.
  14. « Je ne veux rien des trésors de Golconde, écrivait-il à Bussy le 8 mars 1751 ; je ne demande que l’honneur et la gloire du nom français. C’est où j’aspire et rien au-delà. Si le nouveau seigneur veut me donner des marques de sa reconnaissance, je ne les lui renverrai pas, mais je les lui demanderai toujours pour vous et les braves qui vous accompagnent et pour ma nation. Vous savez à ce sujet ma façon de penser, elle est et sera toujours la même. J’en laisserai toujours plus après moi que je n’en apportai, mais de l’honneur et de la réputation je n’en aurai jamais trop ». — A. V. 3748, f° 20.
  15. D. à Bussy. Arch. V. 3.748, f° 20.