Dupleix et l’Inde française/3/3

Société d'éditions géographiques, maritimes et coloniales (3p. 77-418).


CHAPITRE III

LES GUERRES DU CARNATIC

La guerre contre Anaverdi Khan, le siège de Tanjore et la guerre contre Nazer jing.


§ 1. — Les préliminaires de la guerre : Les accords avec Chanda Sahib et l’affaire de Devicotta.

Jusqu’au traité d’Aix-la-Chapelle de 1748, Dupleix n’eut aucune idée de la politique d’agrandissement territorial que l’opinion publique lui attribue généralement. Lorsqu’il eut des occasions de la faire prévaloir, comme dans l’affaire de Colèche, engagée par son prédécesseur Dumas, il s’en rapporta aux conceptions traditionnelles de la Compagnie, qui recommandait à ses agents et gouverneurs de ne point perdre de vue le caractère purement commercial de leur mission. Le commerce, ne cessait-elle de répéter, est incompatible avec la politique et la politique, c’est toujours la guerre.

C’était passé en axiome et Dupleix se fut peut-être toujours conformé à cette règle, si les événements qui suivirent la paix d’Aix-la-Chapelle ne l’avaient placé devant des nécessités financières inusitées et, par un singulier concours de circonstances, devant des possibilités politiques insoupçonnées.

La guerre qui venait de se terminer entre la France et l’Angleterre avait amené dans l’Inde des forces relativement considérables. Si la paix eut suivi de près les préliminaires qui furent signés le 30 avril, il est probable que les bateaux des deux Compagnies qui partirent à cette époque d’Europe, auraient rapatrié ces troupes devenues disponibles mais il s’écoula près de six mois entre les deux événements et lorsque les navires arrivèrent dans l’Inde, à la fin de 1748, ni Dupleix à Pondichéry ni l’amiral Boscawen à Fort St -David ne purent songer un instant à se séparer de forces, dont ils pouvaient encore avoir besoin, si par hasard la paix ne se concluait pas.



Cette sorte d’attente, imposée par les circonstances, devait avoir les plus sérieuses conséquences. C’est pendant ce temps que sous l’aveugle pression de la destinée se conçut, se prépara et commença de s’exécuter la politique coloniale, qui depuis n’a cessé de régir Le monde.

Que faire de troupes nombreuses, dépaysées, momentanément inutiles et souvent indisciplinées ? Leur entretien était onéreux et, avec la Lenteur des négociations en Europe, la charge risquait de se prolonger, sans compensations équivalentes. Il n’y avait qu’un moyen d’alléger le fardeau, c’était que pour un motif quelconque des princes de l’Inde les prissent à leur service. Or le hasard voulut qu’à ce moment précis les ambitions les plus contraires s’agitassent pour la possession du Carnatic et du Décan.

Dans le Carnatic, la famille en ligne directe du nabab Dost-Ali k. avait été anéantie en 1744 par le meurtre du jeune Seyed Mohamed et, à la suite de ce meurtre, Nizam avait nommé nabab le vieil Anaverdi k., un de ses protégés. La famille de Dost-Ali nous avait toujours été favorable ; aussi l’avènement du nouveau nabab fut-il accueilli à Pondichéry avec déplaisir. Ce fut en vain qu’au mois d’août 1745, Anaverdi k. vint rendre visite à Dupleix ; celui-ci savait que les sympathies de son hôte étaient en réalité acquises aux Anglais, et les événements prouvèrent qu’il ne se trompait pas. Au moment du siège de Madras, Anaverdi k. envoya contre nous une armée, et au cours du siège de Pondichéry, ses forces s’unirent un moment à celles des Anglais. La fin des hostilités ne rétablit pas la confiance entre les adversaires de la veille. Dupleix qui venait d’apprendre par cinq ans de guerre combien les Anglais sont des ennemis tenaces, devait naturellement envisager avec une certaine crainte le voisinage de leurs amis ; ceux-ci entouraient notre petit territoire du côté des terres et, en cas d’hostilités nouvelles, ils pouvaient nous couper les vivres et nous réduire à la famine.

C’étaient d’assez sombres perspectives pour que Dupleix désirât la chute de la nouvelle dynastie ; le fait n’était nullement impossible dans un pays où les révolutions étaient permanentes ; mais comment le provoquer ? Dupleix y mit une prudence consommée.

Il restait un survivant de la famille de Dost-Ali : le fameux Chanda Sahib, gendre du nabab tué en 1740 à Canamé en défendant son pays contre les Marates. Chanda S., après avoir conquis en 1736 le royaume de Trichinopoly et de Maduré, où il vécut dans une réelle indépendance pendant cinq ans, avait fini par succomber sous les coups des Marates et depuis le mois d’avril 1741, il était leur prisonnier à Sattara. Ce fut à lui que songea Dupleix pour renverser Anaverdi k.

Chanda S. avait donné de nombreuses preuves d’attachement à la Compagnie ; sa femme et ses enfants vivaient à Pondichéry sous notre protection. Cependant, tant que régna la descendance directe de Dost-Ali[1], Dupleix ne fit rien pour obtenir sa liberté ; peut-être craignait-il de créer des embarras au souverain légitime. Mais quand Anaverdi k. fut devenu nabab, contre le sentiment manifeste de la population du Carnatic, ne convenait-il pas de profiter de ces dispositions d’esprit pour préparer une révolution ?

Chanda S. n’avait malheureusement ni argent ni crédit pour payer sa rançon. À la suite de négociations restées mystérieuses, Dupleix se fit autoriser par le Conseil supérieur à lui prêter 240.000 rs. des deniers de la Compagnie. La délibération, qui remonte au 12 avril 1745, fut tenue secrète et ne fut portée que longtemps après à la connaissance de la métropole. Dupleix avait évidemment peur, s’il ébruitait ses projets, que la Compagnie ne les désapprouvât. Il se borna à lui écrire le 26 octobre suivant qu’il prévoyait une nouvelle invasion des Marates, qui viendraient, dit-on, pour rétablir Chanda S. ; il n’ajoutait point qu’il dût être leur complice.

Les Marates, avec qui nous entretenions de bonnes relations depuis qu’en 1740 et 1741, le gouverneur Dumas avait résisté à leurs exigences, remirent Chanda S. en liberté, au début de 1748 ; mais ce ne furent point eux qui l’aidèrent à reconquérir la nababie. Les événements en disposèrent autrement.

Après sa libération qui coûta 700.000 rs., Chanda S. s’en alla guerroyer sur les frontières occidentales du Carnatic dans l’espérance d’y trouver des partisans et de l’argent. Deux petits rajahs s’y faisaient la guerre ; il prit parti pour l’un d’eux et fut, dit-on, fait prisonnier au cours d’un combat. Remis presque aussitôt en liberté comme protégé des Marates, mais ne disposant que de 300 hommes, il s’en alla offrir ses services au rajah de Chitterdrong, en guerre contre le roi de Canara. Il fut assez heureux pour remporter un succès éclatant, à la suite duquel les vainqueurs et les vaincus mirent respectivement à sa disposition les uns 3.000 hommes et les autres environ 2.500.

Avec ces seules forces, Chanda S. ne pouvait songer à conquérir le Carnatic. Fort heureusement pour lui, un autre prince, plus puissant et plus riche, cherchait dans le même temps à devenir ou à rester maître du Décan ; ils associèrent leurs destinées.

Ce prince n’était autre que le propre petit fils de Nizam : Idayet Mohi uddin k., plus connu sous le nom de Muzaffer j. Lorsque le vieux souverain du Décan mourut presque centenaire au mois de juin 1748, il laissait d’une première femme, nièce du grand Mogol Mahamet Cha, une fille qui avait été mariée à un noble patane, mansebdar de l’Empereur. De ce mariage était né Muzaffer j. D’un autre mariage avec la fille d’un haut dignitaire du Bérar, Nizam avait eu deux fils : Gaziuddin k. et Nazer j. Enfin d’autres femmes il avait eu encore trois fils, Salabet j., Bassalet j. et Nizam Ali.

À qui revenait la succession ? Théoriquement et légalement, le Grand Mogol avait seul le droit d’en disposer : toutes les fonctions de l’Empire étant viagères ou révocables à merci ; mais en fait, depuis la mort d’Aureng Zeb, en 1707, et par suite de la faiblesse croissante du pouvoir central, chaque nabab ou rajah avait pris l’habitude de se considérer comme ayant la faculté de disposer lui-même de ses États. L’investiture du Mogol, qui continuait cependant d’être requise par les héritiers, n’intervenait plus que pour consacrer le fait accompli. On l’obtenait d’ordinaire moyennant une forte somme d’argent ; si elle tardait à venir, on ne se faisait aucun scrupule d’imiter le sceau et jusqu’à la signature de l’Empereur ; pourvu que le nabab ainsi consacré payât à peu près régulièrement le cazena qu’il devait à l’Empire, on ne se souciait guère d’examiner de près ses titres ni ses droits. En réalité le seul droit, c’était l’habileté ou la force : l’habileté était préférable.

On ne sait pas exactement ce qui se passa à la mort de Nizam oul Moulk. On prétend qu’il avait laissé un testament par lequel il transmettait tous ses droits à Muzaffer j., alors gouverneur d’Adony. On sait d’autre part qu’il avait eu quelque raison de se plaindre de Nazer j., qui, pressé de recueillir son héritage, s’était un instant soulevé contre lui. Les raisons les plus plausibles étaient en faveur de Muzaffer j., mais dans l’Inde rien ne vaut la possession d’état. Au moment de la mort de Nizam, Gaziuddin qui, avant Nazer j., aurait pu prétendre à la nababie, se trouvait auprès du Mogol à Delhi, où il commandait l’artillerie impériale. Nazer j. tenait au contraire depuis quelque temps tous les accès du pouvoir à Haïderabad par le commandement général des troupes. Il en profita, à la mort de son père, pour mettre également la main sur ses trésors et ainsi Muzaffer j., quoiqu’il eut tous les droits, ne se trouva pas avoir assez d’hommes ni d’argent pour les faire valoir.

Nazer j. se proclama donc soubab, par le désistement, dit-il, de son frère Gaziuddin qui préférait son commandement à Delhi au gouvernement du Décan, et il produisit un firman du Mogol conforme à ses prétentions. Muzaffer j. en produisit un autre non moins véridique et se réclamant de la même autorité. Seulement Muzaffer j. ne disposait que de 25.000 hommes, tirés de son gouvernement et n’avait que très peu de fonds. C’étaient de mauvaises conditions pour triompher.

C’est dans ces circonstances qu’il se rencontra avec Chanda S. Tous deux se reconnurent ou se donnèrent respectivement des droits sur le Décan ou le Carnatic. Bien que Chanda S. eut moins de troupes encore que son allié, il était réputé dans toute l’Inde du sud comme un excellent chef et son nom seul était une force. Muzaffer j. paya sa petite armée.

Nazer j. ne jouissait pas de grandes sympathies dans le Décan. Muzaffer j. et Chanda S. hésitèrent cependant à l’y attaquer avant d’avoir remporté ailleurs des succès dont l’écho put produire à Haïderabad une impression favorable à leur cause. Ils résolurent en conséquence d’envahir le Carnatic, où régnait le vieil Anaverdi k., assisté de deux de ses fils, Mafous k. et Mahamet Ali.

C’est alors que se posa nettement devant Dupleix le problème politique qu’il avait entrevu dès 1745, lorsqu’il songeait déjà à faire mettre en liberté Chanda S., pour s’en faire un auxiliaire éventuel. À cette époque déjà lointaine, il ne pouvait prévoir que la question du Carnatic et celle du Décan dussent se poser un jour d’une façon si brutale et si impérieuse ; il ne pouvait surtout soupçonner qu’elles se poseraient en même temps et que leur sort serait intimement lié.

Ne pas intervenir était une solution et si la Compagnie eût été consultée, nul doute qu’elle ne l’eût expressément recommandée et il est à peu près certain que si nous avions pris cette attitude, les Anglais en auraient fait autant. Sans autres inconvénients qu’un arrêt momentané du commerce, le Décan et le Carnatic se seraient déchirés et consumés dans des luttes intestines, qui peut-être eussent été rapidement réglées. Le spectacle n’était pas nouveau dans l’Inde et nul n’y eut attribué plus d’importance qu’il ne convenait.

Prendre parti dans la querelle comportait plus d’aléas. Si nous venions en aide à Muzaffer j. et à Chanda S., et qu’avec notre concours ils remportassent la victoire, il est vraisemblable qu’ils nous en récompenseraient par des concessions importantes, fort utiles à la Compagnie, mais qu’ils provoqueraient la jalousie des Anglais et sans doute d’inquiétantes complications. Il y avait toutefois plus de chances pour que Muzaffer j. et Chanda S., moins bien outillés que leurs adversaires, fussent écrasés et que, dans ce cas, nous dussions payer cher notre intervention. La raison nous conseillait l’abstention. Le génie familier de Dupleix l’invita au contraire à tenter la fortune. C’était le moment où les préliminaires de paix venant d’être connus, les Français comme les Anglais, en attendant le départ de leurs troupes européennes, se demandaient ce qu’ils feraient de leurs forces indigènes.

Dupleix songeait pour son compte à licencier ses cipayes, lorsque dans les derniers jours de février 1749, le fils de Chanda S., nommé Raza Sahib, qui habitait Pondichéry, vint au nom de son père le prier de lui céder tout ce qu’il avait de troupes au service de la Compagnie. Dupleix ne crut pas devoir décliner la proposition, où il voyait le couronnement de tous les efforts qu’il avait faits pour contribuer à la mise en liberté de Chanda S. Il jugea au contraire que « cela procurerait à la Compagnie une porte honorable pour congédier et se défaire de toutes ses troupes » et un moyen sûr de recueillir pour elle le fruit de toutes ses peines et de ses propres travaux. Il fut donc entendu, dès les premiers jours de mars, que Chanda S. prendrait nos cipayes à son compte, mais comme il n’avait pas d’argent pour les payer, Dupleix consentit à lui faire, au nom de la Compagnie, des avances remboursables après la victoire ; jusque-là, pour ne pas donner l’éveil à l’ennemi, le pacte devait rester secret.

On attendit pour le rendre public que Chanda S. fût entré effectivement dans le Carnatic. Lorsqu’on apprit au début de juillet qu’il était aux limites du pays, Raza S. vint demander nos cipayes à Dupleix. Les dépenses engagées jusqu’alors, tant pour leur compte qu’en fournitures de magasin, s’élevaient déjà à 97.651 roupies.

Le gouverneur réunit le Conseil supérieur — 13 juillet — et lui exposa les négociations auxquelles il s’était livré. Il lui soumit ensuite la reconnaissance des 97.651 rs. signée Raza S., pour être portée au débit du compte de Chanda S. et déduite d’autant des dépenses des troupes. Il lui soumit enfin un paravana en vertu duquel le futur souverain d’Arcate, se considérant comme régulièrement investi par Muzaffer j., faisait présent et donation à perpétuité à la Compagnie de la ville de Villenour et de quarante aldées qui en dépendaient.

Comme cette acquisition, sollicitée depuis longtemps, ne pouvait qu’être avantageuse à la Compagnie aussi bien par l’augmentation de son domaine que par l’espérance de pouvoir y établir des manufactures de toutes sortes et que d’ailleurs elle nous était donnée sans aucuns frais ni dépens, le Conseil fut d’avis de l’accepter et, conclut-il, « pour en témoigner notre reconnaissance à Chanda S., il a été convenu que M. le Gouverneur continuerait à le favoriser en tout ce qui dépendrait de nous, et qu’il croirait convenable, jusqu’à ce qu’il soit installé et tranquille possesseur de son gouvernement. »

Dupleix tirera parti plus tard de cette délibération pour soutenir à la Compagnie qu’elle l’autorisait implicitement à prendre toutes les mesures militaires nécessaires au succès de la cause de Chanda S. ; sinon, ce n’est pas par la seule voie de la persuasion que celui-ci serait devenu possesseur de la nababie d’Arcate et la délibération n’aurait eu aucun sens. La Compagnie prétendra au contraire que Dupleix n’était nullement autorisé à faire la guerre, de quelque façon que ce fût, et qu’il devait par conséquent en supporter tous les risques, c’est-à-dire tous les frais. Nous verrons à la fin de cet ouvrage les arguments qui furent alors exposés de part et d’autre ; ils constituent tout le procès que Dupleix eut à soutenir contre la Compagnie ; il nous suffit en ce moment de signaler l’importance de cette délibération, puisqu’elle devait être si fertile en événements de toute sorte. C’est elle qui fut le point de départ de la politique nouvelle que Dupleix va inaugurer et qui consistera à essayer d’établir dans l’Inde pour la Compagnie et pour la France un empire assez étendu pour procurer à l’une et à l’autre des fonds qui dussent suffire à toutes les nécessités de l’administration et du commerce. Mais cette politique, qui se déroulera avec la fatalité d’un fleuve qui porte ses eaux à la mer, il n’est pas sûr que, même en 1749, Dupleix en ait conçu ni prévu le développement. Nous n’en voyons le premier exposé réellement dogmatique qu’en 1753, alors que les cartes du destin étaient déjà abattues et que la partie était perdue. En 1749, c’est le simple hasard ou, si l’on préfère, une occasion favorable qui détermina la politique de Dupleix et certainement, celui-ci ne l’eut pas conçue s’il n’avait eu des troupes disponibles pour la réaliser.


Avant d’en suivre le développement, arrêtons-nous un instant et voyons ce qui se passait du côté des Anglais. Eux aussi avaient des soldats inoccupés et, non moins que Dupleix, ils devaient avoir le désir d’accroître leurs possessions dans l’intérêt de leur commerce, surtout s’ils voyaient leurs rivaux prêcher d’exemple. Il suffisait même que cet exemple leur fût donné pour qu’aussitôt l’idée de nous contrecarrer leur vînt à l’esprit. Un précurseur trouve presque toujours des imitateurs, qui souvent réussissent mieux que lui. Et tel fut, hélas ! notre destin et celui de l’Angleterre.

Mais Dupleix fut-il bien le premier gouverneur européen qui intervint dans les querelles des princes de l’Inde, avec l’espoir d’en recueillir des avantages pour la Compagnie qu’il dirigeait ? Sans remonter aux entreprises hasardées et d’ailleurs avortées de sir John Child, de 1686 à 1690, pour se libérer du joug des nababs et des rajahs, le gouverneur Dumas n’avait-il pas ouvert des voies nouvelles à l’activité des Européens lorsqu’en 1738 il se fit céder par le roi de Tanjore Sahaji le territoire de Karikal en retour de l’appui financier qu’il lui donna contre un compétiteur ? Dumas n’était pas allé, il est vrai, jusqu’à promettre des troupes, mais la guerre n’en était pas moins sortie de cet accord et Dupleix avait dû la soutenir avec des fortunes diverses jusqu’en 1748, où la paix fut rétablie avec le roi Prapat sing, successeur de Sahaji.

L’influence prise par la France sur ce point de la côte n’était pas sans inspirer quelque humeur aux Anglais, qui étaient à Goudelour depuis 1690, mais n’avaient pas d’autre établissement dans le sud jusqu’au Cap Comorin. Or, au moment où Dupleix était sollicité par Chanda S., de l’établir dans la nababie du Carnatic, l’ancien roi de Tanjore Sahaji, détrôné par Prapat sing, demandait aux Anglais de le rétablir en ses États et proposait, en échange de leurs services, de leur céder Devicotta, à l’embouchure du Coléron, et de payer tous les frais de la guerre.

Ainsi, suivant l’expression du grand historien de ces événements, l’anglais Orme, s’engageait « avec autant d’imprudence que d’ambition réciproque » la politique qui, sous le couvert des princes de l’Inde, devait mettre aux prises les Anglais et les Français. Le grand mérite de Dupleix — puisque la guerre constitue des droits — est d’avoir engagé la partie sur un échiquier plus vaste avec des partenaires plus importants ou de plus haute lignée.

Les Anglais, sans s’inquiéter un moment des droits que pouvait avoir Prapat sing à régler seul ses comptes avec Sahaji, acceptèrent les propositions qui leur étaient faites. Il leur importait avant tout d’avoir Devicotta. Certes la valeur de cette place était moins considérable qu’ils ne se l’imaginaient : ils pensaient par le fleuve attirer à la côte les produits de l’intérieur du pays depuis Trichinopoly. L’expérience ne tarda pas à prouver que le Coléron, sujet à des fluctuations extrêmes suivant le régime des pluies, ne convenait nullement au commerce ; mais alors la méconnaissance du pays était générale ; on ne savait rien de la géographie.

L’accord une fois conclu avec Sahaji[2], les troupes anglaises sortirent de Goudelour tandis qu’une flotte suivait le long de la côte. Arrivé à Porto-Novo, on fut surpris par un cyclone, comme il en éclate souvent dans le golfe du Bengale. Trois navires, l’Apollon, le Pembroke et le Namur, sombrèrent avec un millier d’hommes, le 28 avril. Lorsque l’ouragan fut passé, les forces anglaises, commandées par le capitaine Cope se remirent en marche. Aux bords du Coléron, elles n’y trouvèrent point les secours promis par Sahaji, mais une résistance inattendue, qui leur coûta beaucoup de monde et les obligea à la retraite.

Une seconde expédition, conduite par le major Lawrence et à laquelle participa le lieutenant Clive, fut plus heureuse. Instruits par l’expérience, les Anglais avaient pris de nouvelles précautions et, quoique Devicotta leur eut opposé une vigoureuse résistance, elle finit par tomber entre leurs mains, le 23 juin. Ayant perdu, quelques jours après, la pagode et le pays d’Achavaram, Prapat sing fit des propositions de paix. Les Anglais demandèrent qu’on leur remboursât les frais de la guerre et que Devicotta leur fût cédée pour toujours avec autant de terrain qu’il en fallait pour constituer un revenu annuel de 76.500 livres. Sahaji, qu’on ne s’était guère soucié de rétablir sur le trône, devait recevoir une pension de 9.600 livres. Prapat sing accepta ces conditions et ainsi finit l’affaire de Devicotta. C’était un succès pour l’Angleterre (juillet 1749).

Comme elle avait été conçue et qu’elle fut exécutée presque aux mêmes dates où Dupleix prit des engagements secrets, puis publics avec Chanda S. pour la possession du Carnatic, il est difficile de ne pas reconnaître dans cette action parallèle que, sans examen ni discussion préalable d’un système quelconque, Français et Anglais cédèrent spontanément aux mêmes besoins, qui étaient d’abord d’occuper leurs troupes indigènes pour le compte de princes indiens, sauf à en tirer pour eux-mêmes quelques profits. Mais ces profits, nul n’entrevoyait encore qu’ils pussent un jour se traduire par la formation d’un empire étendu, avec tous les attributs de la souveraineté. La doctrine, au nom de laquelle il se constitua, n’apparut et ne se définit que dans la suite, lorsque les premiers succès remportés sur les troupes de l’Inde eurent appris aux Européens qu’il n’y avait plus qu’à oser pour réussir et à paraître pour triompher.

Le succès de Devicotta n’avait toutefois indiqué que très modestement la voie dans laquelle on pouvait s’engager sans s’exposer à une aventure ; Devicotta n’était qu’à quelques milles de Goudelour et l’on pouvait toujours y accéder par mer. L’opération réussie par le major Lawrence ne se différenciait guère de celle du gouverneur Dumas, dont elle n’était qu’une réplique à peine plus audacieuse. Il y a loin de ces expéditions militaires conduites à proximité des lignes anglaises contre un royaume assurément fort riche, mais peu puissant et sans défenses sérieuses, avec celles qu’entrevoyait Dupleix au cœur même du Carnatic, à plus de cent kilomètres de Pondichéry, dans un pays bouleversé par la nature et mieux défendu par le nombre de ses habitants. C’est pourquoi l’affaire de Devicotta n’a jamais été considérée comme un prélude de la grande politique, imprudente et ambitieuse, qui devait révolutionner l’Inde et en modifier la physionomie. Ce furent les accords conclus avec Chanda S. qui furent la cause réelle de cette transformation.



§ 2. — La guerre contre Anaverdi Khan et les premières concessions faites à la Compagnie.

(Juillet-Octobre 1749)
La bataille d’Ambour (3 août). — Chanda Sahib et Muzaffer j. à Pondichéry (septembre-octobre). — Concessions de Villenour, Bahour, Mazulipatam et Divy. — Les Anglais envoient quelques troupes à Trichinopoly et prennent possession de St -Thomé.


En vertu de ces accords, Dupleix mobilisa ses troupes, sitôt qu’il apprit que les forces combinées de Muzaffer j. et de Chanda S. étaient déjà entrées dans le Carnatic et s’avançaient dans la direction de Vellore. Il demanda pour cette opération l’approbation du Conseil supérieur et l’ayant obtenue, le 13 juillet, il fit partir d’Auteuil deux jours après avec 420 blancs, 100 topas[3] et cafres, et 2.000 cipayes pour aller rejoindre les coalisés. Anaverdi kh. qui croyait n’avoir à combattre que les deux princes, était allé se poster à la limite orientale, de ses états, sans se préoccuper d’assurer la défense du côté de Pondichéry.

Chanda S. arriva le premier au rendez-vous. Le 20 juillet, il franchit sans éprouver la moindre résistance les gorges de Chengama, qui sont à quelques lieues au sud-ouest de Vellore ; le 23, il opérait sa jonction avec Muzafter j., à Mallapadou. Anaverdi kh. n’était qu’à trois lieues, un peu plus au nord ; on ignore pourquoi il ne profita pas de notre absence pour attaquer. Quelques jours après, il était trop tard ; le 28, toutes les forces des alliés se trouvèrent assemblées à Palliconda. Toute cette région est assez montueuse, coupée de gorges ou de défilés d’une défense relativement aisée. Le Paléar la traverse en deux parties à peu près égales, sans créer nulle part une barrière redoutable ; il est presque à sec pendant plusieurs mois de l’année.



Les lettres du temps nous apprennent que la marche avait été pénible et la discipline fort difficile à faire observer. Nos soldats n’étaient pas habitués à franchir des distances aussi considérables — 160 kilomètres — sous un soleil brûlant, par la saison la plus chaude de l’année et les cipayes ne considéraient ces randonnées que comme une fructueuse occasion de pillage. Fort heureusement la valeur des capitaines placés sous les ordres de d’Auteuil, Bussy, Prévôt de la Touche, Law, suffit à surmonter les plus grandes difficultés et tout finit mieux qu’on eût pu l’espérer. De ces quatre officiers nul n’avait encore eu l’occasion de se distinguer par des services de premier ordre, même au siège de Pondichéry ; le principal mérite de d’Auteuil était d’être le beau-frère de Dupleix.

Les alliés, une fois réunis, ne restèrent pas inactifs. Placés sous le commandement nominal de Muzaffer j., ils passèrent le Paléar et contournant les positions d’Anaverdi kh. par le nord, du côté de Sathgar, ils arrivèrent en vue du village d’Ambour, où le nabab se trouvait campé avec 10 à 12.000 cavaliers, 6.000 hommes d’infanterie, 220 éléphants et 26 pièces de canon servies par des Européens de toutes nationalités. Il y paraissait en sûreté derrière un petit lac aux bords escarpés, un large fossé dont les eaux débordées formaient marécage et une forteresse, bâtie sur une hauteur de 4 à 500 pieds. La bataille qui se livra là le 3 août est une des plus mémorables de l’histoire de l’Inde, moins par l’importance militaire de l’action que par ses conséquences politiques ; ce fut elle qui en fait détermina toute la politique de Dupleix. Bien que Muzaffer j. commandât en chef, les Français supportèrent à peu près seuls tout le poids de l’action. Anaverdi khan combattit avec beaucoup de courage et d’opiniâtreté. Il repoussa deux fois nos attaques ; dans la seconde d’Auteuil fut légèrement blessé. Une troisième, dirigée par Bussy, réussit mieux ; nous réservâmes notre feu jusqu’au moment d’atteindre les retranchements de l’ennemi ; alors on fit une décharge générale et, devant la furie de notre choc, l’armée d’Anaverdi kh., prise de panique, se mit à fuir. Ce fut en vain que le vieux nabab essaya de la rallier ; il fut lui-même atteint de deux coups de feu ; qui le précipitèrent à bas de son éléphant et le champ de bataille nous resta. Un modeste monument rappelle encore aujourd’hui l’endroit où il tomba.

La victoire nous avait coûté 12 français tués et 63 blessés et, parmi les cipayes, 300 tués ou blessés. Les pertes de l’ennemi furent plus considérables, sans qu’on puisse les chiffrer ; parmi les prisonniers se trouvait Mafous k., le fils aîné du nabab. Le second, Mahamet Ali, parvint à fuir, mais trouvant Arcate trop proche et trop peu sûr, il alla se réfugier dans Trichinopoly.

Suivant les conventions, le butin fut entièrement attribué à nos alliés : Muzaffer j. reçut pour sa part 43 éléphants et Chanda S. 19 ; ils se partagèrent aussi un grand nombre de chevaux. Nous ne gardâmes que quelques canons. Bien qu’il ne put prétendre à aucun partage, Dupleix eut désiré qu’on lui envoyât quelques-unes des dépouilles de l’ennemi, mais « ces gens-là, écrivait-il à d’Auteuil, ne savent pas penser juste ni noblement ». Du moins insista-t-il pour que les officiers, les soldats et les cipayes eux-mêmes fussent généreusement récompensés, « sans quoi, disait-il, nos troupes ne feront plus rien qui vaille par la suite. Ce n’est pas pour nous que nous faisons la guerre. » Chanda S. leur distribua 75.000 rs. dont 100 rs. à chaque soldat, et fit don à d’Auteuil d’un jaguir de 4.000 rs. de revenu.

Tout en étant accueillie à Pondichéry avec une grande joie, la nouvelle de la victoire laissa Dupleix assez embarrassé. Nos troupes, il ne faut pas le perdre de vue, n’étaient que des auxiliaires dans l’armée des princes ; le commandement effectif appartenait à Muzaffer j., et à Chanda S[4]. Qu’allaient-ils faire ? Ils ne firent d’abord rien ni l’un ni l’autre, sinon de prendre possession d’Arcate, où ils entrèrent sans coup férir. Leur indécision était telle que d’Auteuil parlait de revenir à Pondichéry avec son armée. « Gardez-vous en bien, lui répondit Dupleix. Ne partez que le jour où Chanda S. vous le dira lui-même. Songez que vous n’aurez jamais aussi belle occasion de faire vos affaires particulières. »

D’Auteuil resta, d’ailleurs sans enthousiasme. Il avait la goutte[5], sa femme le désirait à Pondichéry ; ajoutons qu’il ne connaissait rien aux affaires d’état et qu’il n’avait aucun sens politique. Il ne savait s’imposer ni à ses hommes ni à nos alliés et Dupleix était obligé de relever sans cesse son moral ou son-énergie. Pendant tout le mois d’août, il ne fut occupé qu’à régler les détails du voyage que Muzaffer j. et Chanda S. se proposaient de faire à Pondichéry pour témoigner à Dupleix leur reconnaissance. Dupleix lui recommandait de faire en sorte que l’escorte qui accompagnerait les princes fut aussi faible que possible, pour ne pas augmenter les dépenses.

Malgré ces précautions, l’escorte fut l’armée presque tout entière. Au lendemain de la bataille d’Ambour, elle s’était grossie d’une partie des troupes d’Anaverdi kh. ; maintenant elle comptait 23.000 hommes d’infanterie, 14.000 chevaux, 6.000 arquebusiers et arbalétriers et 206 éléphants. Elle s’arrêta aux limites de Pondichéry. Nous n’entrerons pas dans le détail des fêtes qui furent alors données ; on rivalisa de magnificence. Dupleix sortit de la ville pour recevoir chacun de ses hôtes, d’abord Chanda S. (28 septembre) et, deux jours après, Muzaffer j. L’entrée de Chanda S. fut très belle, celle de Muzaffer j. fut grandiose. Cinq mille cavaliers le sabre à la main et 100 lanciers accompagnés de deux éléphants ouvraient la marche. Puis venaient sur 24 éléphants chargés de leurs chirolles les dignitaires les plus éminents de Muzaffer j. Ce prince parut ensuite avec son jeune fils, âgé de 8 ans, sur un grand éléphant blanc ; il était entouré de 124 choupdars portant de longues cannes et des masses d’argent. La marche était fermée par 12 autres éléphants qui portaient la famille du soubab, 5.000 arquebusiers, 1.000 lanciers et arbalétriers et 1.000 cavaliers. Grande profusion d’étendards et de drapeaux, salve d’artillerie de la forteresse ; le soir feu d’artifice ; rien ne fut négligé pour divertir et enchanter les deux princes.

Les dépenses furent élevées, mais profitèrent à la Compagnie. En reconnaissance de l’appui que nous lui avions prêté, Muzaffer j. nous confirma la possession de Villenour et y ajouta les 36 aldées de Bahour, ce qui reporta nos avant-postes jusqu’au Ponéar, à 20 kil. au sud de Pondichéry[6]. Mieux encore, il nous donna la jouissance pleine et entière de la ville de Mazulipatam et de l’île de Divy avec 30 lieues de terre aux environs, d’un revenu brut annuel de 800.000 rs. L’île de Divy, sur la valeur de laquelle on se faisait d’ailleurs des illusions, était revendiquée depuis plus de vingt ans par les Anglais.

Dupleix se rappela-t-il en la circonstance les ordres de la Compagnie qui interdisaient aux gouverneurs de Pondichéry de se prêter à toute politique d’agrandissement territorial ? Il est permis de le supposer ; mais les succès remportés par nos armes avaient été si faciles qu’on pouvait espérer qu’ils plaideraient d’eux-mêmes en leur faveur, en considération des avantages obtenus. Même les plus désintéressés ne ferment pas leur porte à la fortune et la Compagnie de France ne pouvait rester insensible aux richesses qui s’offraient à elle presque sans risques et sans efforts. Le seul point noir de la situation était l’appui qu’il fallait continuer de prêter à Muzaffer j. et à Chanda S., pour les mettre en pleine possession de leurs états ; s’ils n’arrivaient pas à triompher de leurs compétiteurs, toutes les concessions dont on venait de nous gratifier n’avaient aucune valeur ; c’étaient autant d’édifices dans les nuées. Ce fut le mérite ou, d’après d’autres, l’erreur de Dupleix d’avoir engagé sa politique sur des données aussi incertaines que la victoire définitive de deux princes, présentement sans royaume, et dont les faveurs mêmes, tirées sur l’avenir, pouvaient être protestées par les événements. Mais sans doute Dupleix espérait-il terminer la partie avec autant de rapidité qu’il l’avait engagée et mettre la Compagnie en présence de faits devant lesquels chacun s’inclinerait.

Quoi qu’il en soit, à la suite de conférences qu’il eut au cours des fêtes avec Muzaffer j. et Chanda S., on convint qu’il mettrait à leur disposition 800 blancs, 300 cafres ou topas avec 24 officiers et qu’on leur donnerait un train d’artillerie proportionné aux entreprises : toutes les dépenses devant nous être remboursées. Avec ces troupes, on devait tout à la fois reprendre Trichinopoly à Mahamet Ali et placer Muzaffer j. sur le trône du Décan. Ainsi, loin de se réduire au but initial pour lequel ils avaient été conclus, les accords du 13 juillet allaient aboutir à une action lointaine et indéfinie dont Dupleix lui-même eut été fort embarrassé de supputer les conséquences.

Ces dispositions prises, Muzaffer j. et Chanda S. quittèrent Pondichéry, le premier vers le 10 octobre, le second le 28 et rejoignirent le gros de leurs troupes, à quatre lieues de nos limites, du côté de Valdaour. On a incriminé, peut-être à tort, le long séjour de Chanda S. à Pondichéry. Outre qu’on n’improvise pas un plan de campagne en quelques jours, il fallut aussi tenir compte de l’attitude des Anglais. Après la bataille d’Ambour, alors qu’ils n’avaient pas encore repris possession de Madras, leur gouverneur, Floyer, résidant à Fort St -David, avait adressé ses félicitations à Chanda S. et l’avait reconnu comme nabab d’Arcate, mais ces bonnes dispositions ne durèrent pas longtemps. Le triomphal accueil que le nouveau nabab reçut à Pondichéry et les diverses concessions dont il nous gratifia ouvrirent les yeux de nos concurrents ; ils commencèrent à craindre pour leur commerce et, par une réaction naturelle, ils résolurent de soutenir son rival Mahamet Ali. Le contrat qu’ils passèrent avec lui fut le même que le nôtre avec Chanda S. ; Mahamet Ali promit de payer les troupes mises à sa disposition. Et dès le mois d’octobre, le lieutenant Bukeley partit pour Trichinopoly avec 30 européens et 600 cipayes, qui furent renforcés à la fin de novembre de 100 européens commandés par le capitaine Cope. Si nous avions à ce moment marché contre cette ville, il est probable que nous l’aurions emportée : elle était mal défendue par ces faibles effectifs, mais Chanda S., d’accord sans doute avec Dupleix, ne voulait pas brusquer l’attaque pour un motif assez singulier : il eut peur, en se hâtant, de retenir dans l’Inde l’amiral Boscawen, qui ne cherchait qu’un prétexte pour rester. Chanda Sahib et les Français ne bougeant pas, celui-ci put croire que l’expédition n’aurait jamais lieu et le mercredi 22 octobre il mit à la voile avec onze navires. Six jours après, Chanda S. entrait en campagne.

Avant de l’y suivre, remontons un instant vers le nord, du côté de Madras, où l’amiral nous avait, à la veille même de son départ, ménagé un échec fort désagréable ; nous voulons parler de l’affaire de St -Thomé.

Mylapore ou St -Thomé, où l’on voit encore aujourd’hui le soi-disant tombeau de l’apôtre du Christ, était une petite ville située seulement à cinq milles au sud de Madras, le long de la mer. Elle appartenait jadis aux Portugais ; ils l’avaient évacuée depuis cinquante ans sans cependant renoncer à leurs droits et le nabab du Carnatic, souverain effectif du pays, y entretenait un amaldar ou commandant. Nos troupes y passèrent en 1746 et ne l’occupèrent pas. L’idée d’y dominer d’une façon quelconque ne vint à Dupleix qu’au moment où il dut rendre Madras ; par sa proximité de la ville anglaise, Mylapore pouvait être pour nous un excellent poste d’observation et d’intrigues. Dupleix avait l’agent tout trouvé pour cette politique en la personne du P. Antoine de Noronha, de son nom religieux P. Antoine de la Purification, portugais d’origine et parent éloigné de Mme  Dupleix. À la suite de la bataille d’Ambour, le P. Antoine avait de sa propre autorité fait arrêter l’amaldar dévoué à Anaverdi kh. et s’était fait proposer lui-même à Chanda S. pour le remplacer. L’influence de Mme  Dupleix décida de sa nomination contre un beau-frère d’Abd-er-Rhaman, chef de nos cipayes. Le P. Antoine ne jouit pas longtemps de son triomphe. Des correspondances interceptées révélèrent aux Anglais qu’il n’agissait qu’au nom de Dupleix. Il devait, semble-t-il, construire un fort, puis appeler les troupes françaises et leur livrer la ville. Devant ces révélations, le parti de l’amiral et du gouvernement de Fort St -David fut vite pris ; considérant que les droits des Portugais étaient périmés par leur long abandon et ne voulant plus se souvenir que deux mois auparavant ils avaient reconnu Chanda S. comme nabab du Carnatic, ils se mirent en rapport avec Mahamet Ali, et en obtinrent un firman qui leur donnait St -Thomé. Muni de cette pièce, Boscawen envoya aussitôt 300 hommes à Mylapore. Ce ne fut qu’un jeu de se saisir du P. Noronha et de l’embarquer sans tarder sur un des vaisseaux que Boscawen ramenait en Angleterre. Et le pavillon britannique fut hissé sur la ville au nom de Mahamet ali.

Chanda S. adressa pour la forme une protestation aux Anglais ; il lui importait beaucoup plus d’abattre d’abord Mahamet Ali. Le marquis d’Alorna, vice-roi de Goa, protesta également au nom des droits anciens du Portugal, : le drapeau anglais flottait sur St -Thomé, il y resta. Quant à Dupleix, il ne pouvait que s’incliner en maugréant contre le mauvais sort qui avait anéanti ses espérances dès leur origine. Rien ne l’autorisait à se plaindre : le P. de Noronha n’était même pas de nationalité française. Mais il conserva de sa mésaventure une sourde rancune, prélude ordinaire de querelles plus positives. Cette querelle allait-elle naître de la marche sur Trichinopoly, où nos officiers et nos troupes risquaient de se trouver en contact avec les Anglais ?



§ 3. — La guerre et le siège de Tanjore.

(Novembre 1749-Mars 1750)
La marche sur Tanjore. — Chanda Sahib nous cède 81 aldées à Karikal. — Duquesne et le premier siège de Tanjore (décembre 1749). — L’accord du 31 décembre avec le rajah de Tanjore. — Inexécution de l’accord : le second siège (février 1750). — Nazer jing entre dans le Carnatic : levée du siège. — L’armée française se retire aux environs de Pondichéry (mars).


Mais est-ce bien pour Trichinopoly que Chanda S. se met en route ? Non ; il a besoin d’argent et la soumission immédiate de Mahamet Ali, qui paraît aisée, lui importe beaucoup moins que le souci de remplir ses caisses et tenir à notre égard ses engagements. Il se dirige donc pour commencer du côté de Goudelour dans l’espoir de lever quelque tribut sur les aldées n’appartenant pas à la Compagnie d’Angleterre, puis il s’arrête quinze jours devant Oréarpaléom pour en tirer 245.000 roupies d’un paliagar récalcitrant[7], il se rappelle enfin qu’il est nabab du Carnatic avec suzeraineté sur le Tanjore et il marche sur la capitale de ce pays, où il compte trouver 50 lakhs dus à sa famille depuis la mort de Dost-Ali en 1740. Muzaffer j. l’accompagne ; quant à nos hommes, commandés par Duquesne, un de nos meilleurs officiers, ils suivent avec résignation et même intérêt ; les gratifications données au lendemain de la victoire d’Ambour ont ouvert les appétits.

Dupleix ne semble pas avoir été surpris ni fâché de ce changement de destination. Chanda S. avait promis de lui céder et de nous faire confirmer par le roi de Tanjore la propriété de 81 aldées nouvelles autour de Karikal et de renoncer au droit annuel de 2.000 pagodes qui nous avait été imposé en 1738, au moment de nos premières acquisitions. Ces avantages immédiats étaient assez considérables pour qu’on pût un instant négliger Mahamet Ali.

Sans attendre l’issue de l’expédition, Chanda S. nous céda en effet les 81 aldées qu’il avait promises, dont 31 dans le paragana de Tirnoular, 29 dans celui de Nedouncadou, 8 dans celui de Cotchéry et 13 dans celui de Nella Elindour. Leriche, notre commandant à Karikal, en prit possession dès le 18 décembre. Le lendemain, on lui en offrait 40.000 pagodes de fermage annuel.

Par cette cession, qui à cinq mois d’intervalle complétait celles de Villenour et de Bahour dans le territoire de Pondichéry, notre domaine de l’Inde se trouva constitué tel qu’il est encore aujourd’hui à la côte Coromandel, où il ne représente pourtant qu’un chiffre presque insignifiant de 42.660 hectares, avec une population de 250.000 habitants. C’était loin de constituer ce qu’on appelle un empire, mais après être resté si longtemps en des limites étroites, qui constituaient moins un domaine qu’une prison, c’était enfin un peu d’air, de lumière et de vie qui allait circuler en nos modestes établissements.

L’année 1749, rompant avec une longue tradition d’humiliations et d’exactions, s’achevait vraiment pour nous en un concert harmonieux d’espérances et d’heureuses réalités. C’est à peine si dans le lointain on entendait la note discordante que murmuraient déjà les soldats d’Angleterre.



Revenons à Chanda Sahib. Voilà enfin l’armée sous les murs de Tanjore ; nous sommes au 7 décembre. La ville bâtie dans une plaine ouverte de tous les côtés était protégée par une forte muraille, suffisante pour l’époque mais nullement imprenable. Le rajah, ayant refusé de la livrer, Duquesne voulait qu’on l’attaquât sans désemparer. Chanda S. s’y opposa ; il craignait qu’une prise d’assaut n’exposât la ville au pillage et ne dispersât les gages qu’il espérait y trouver. Il préféra engager des pourparlers. Pensant intimider le rajah, il fit promener pendant plusieurs jours ses soldats autour des murs, afin de donner l’illusion du nombre et de la force. Encouragé par un brame qui lui promettait l’appui imminent des Anglais et de Nazer j., le rajah se rit de ces démonstrations et répondit aux propositions de Chanda S. à la façon indienne, c’est-à-dire par des phrases polies dépourvues de toute signification véritable. On tirait pendant ce temps du haut des remparts quelques coups de canon inoffensifs. À la fin Duquesne impatienté se résolut à agir lui-même, et, sans prévenir Chanda S., il alla dans l’après-midi du 18 décembre forcer trois grands retranchements qui défendaient les approches de la ville ; ce résultat obtenu, il établit deux batteries à cinquante toises des murailles, comme pour y ouvrir une brèche ; en même temps il fit savoir à Chanda S. qu’il prenait et gardait la direction exclusive des opérations et des négociations. Devant cette attitude, le rajah nous envoya des ambassadeurs dès le lendemain matin. Après entente avec Chanda S., on lui demanda 100 lacks de roupies pour le nabab et pour nous la confirmation des 81 aldées de Karikal et la remise de notre tribut annuel de 2.000 pagodes. Trois jours francs étaient donnés à Prapat sing pour accepter ces conditions.

Les trois jours se passèrent sans que le rajah prit la moindre résolution ; il lui répugnait surtout de se dessaisir des 81 aldées de Karikal dont nous avions déjà pris possession ; ce procédé le choquait dans sa dignité de souverain.

Aucune réponse n’étant arrivée le 23, Duquesne fit tirer le canon et jeter dans la ville cinquante bombes et trente grenades royales, qui firent assez de dégâts et tuèrent plusieurs personnes. Une nouvelle ambassade envoyée le même jour ne réussit pas mieux que la précédente, bien que Chanda S. eût consenti à ramener ses exigences personnelles à 75 lacks. La question des aldées fit encore tout échouer. On continua de se battre et de causer pendant trois jours encore, sans arriver à aucun résultat décisif. Chanda S. persistait à s’opposer à un assaut qui lui eut livré la ville mais l’eut mise au pillage. Le 28 enfin, Duquesne se résolut à s’emparer d’une des portes, afin de forcer le rajah autant que le nabab lui-même à prendre un parti. Chanda S. fit alors savoir à Prapatsing que s’il ne cédait pas sur la question des aldées, c’était son royaume tout entier qui serait aliéné au profit de la Compagnie de France. Cette menace autant que l’imminence d’une entrée des Français dans la ville, fit enfin tomber les résistances. Par traité du 31 décembre, le rajah consentit enfin à ratifier la cession des 81 aldées, l’abandon de notre dette annuelle et s’engagea à payer à Chanda S., 70 lacks dont 15 comptant ; 200.000 roupies de gratifications furent en outre promises aux troupes françaises qui avaient participé à l’expédition. Copie du traité et des paravanas relatifs aux aldées fut aussitôt expédiée à Dupleix.

Il est douloureux d’ajouter que l’homme à qui nous devions ce résultat, le capitaine Duquesne, épuisé par les fatigues du siège, tomba malade de la fièvre et dut peu de jours après abandonner le commandement pour se retirer à Karikal, où il mourut le 24 janvier. Ce fut une perte irréparable ; il avait apporté dans la direction du siège un esprit de clairvoyance, de décision et d’autorité qui manquèrent à ses successeurs lorsqu’il fallut appliquer le traité et en tirer tous les fruits.

Une première faute fut de n’avoir pas pris possession de la ville pendant quelque temps ; l’ennemi ne se sentit pas vaincu. Ananda nous apprend que, si l’on se montra si accommodant, ce fut pour ne pas déplaire à Shao Raja, roi des Marates et de la même famille que Prapatsing ; on craignit, en usant de violence, de le jeter dans le parti de Nazer j. Si valable que soit cette excuse, nos ménagements eurent pour résultat d’encourager le roi à traîner en longueur les versements qu’il devait faire ; fin janvier, il n’avait encore payé que 7 lacks en or, argent, joyaux et pierres précieuses et chaque fois en petites quantités. Dancy, qui commandait intérimairement nos troupes, n’osait prendre aucune initiative et, par crainte de Shao, Chanda S. retiré avec ses troupes à trois milles de Tanjore, ne savait non plus à quoi se décider. On perdit ainsi tout le mois de janvier, sans exercer la moindre contrainte sur le Tanjore et sans marcher sur Trichinopoly. Nos officiers et nos troupes, n’ayant plus à se battre et victimes de la dysenterie ou de la fièvre, demandaient à revenir à Pondichéry. La mort de Shao, qui survint sur ces entrefaites, mit un terme à nos indécisions.

Dupleix et Chanda S. convinrent de reprendre le siège de Tanjore, si fâcheusement interrompu. Dupleix demanda alors qu’au cas où la ville tomberait aux mains des alliés, on y arborât le pavillon français et qu’on l’échangeât ensuite avec Chanda S. contre 400 nouvelles aldées : Chanda S. en promit 150. Ces conditions acceptées, un conseil de guerre fut tenu le 2 février avec Goupil, notre nouveau commandant, arrivé depuis trois jours, Dancy, Brenier, Latouche, Bussy, Law, Sornay et Rufflet. On décida de battre la ville en brèche dès le lendemain et un nouveau siège commença.

Prapat sing ne s’était pas laissé acculer sans motifs à cette extrémité. Il avait d’abord compté sur la neutralité bienveillante de Shao Raja ; au moment où ce prince mourait, il apprit que Nazer j. dont l’attitude n’avait cessé d’être hésitante depuis la bataille d’Ambour, se décidait enfin à descendre dans le Carnatic ; jusque-là, il s’était borné à faire la guerre du côté d’Adony et de Raïchour, propriétés de son neveu Muzaffer j. et il y avait aisément abattu son pouvoir. La soumission de Tanjore, le 31 décembre, le rendit très perplexe ; il se demanda un instant s’il était sage d’affronter la fortune, alors qu’elle paraissait favoriser ses ennemis. Les Anglais lui donnèrent à comprendre que son intérêt n’était pas de laisser la puissance des Français se constituer, car c’était donner à Muzaffer j. toutes chances de triompher. Le soubab se laissa convaincre et dès la fin de janvier, il avait passé la Quichena ou Kistna, mais il ne faisait pas de marches forcées. Comme s’il n’avait pas confiance dans le succès, il faisait faire en même temps à Dupleix des propositions d’accommodement auxquelles le gouverneur eut peut-être tort de ne pas répondre.

Cependant, malgré toutes les dispositions prises, le siège de Tanjore se poursuivait avec lenteur. Annoncé pour le 3 février, il ne commença en réalité que le 10, à trois heures de l’après-midi contre les deux tours de la porte et le mur de la fausse braye. Goupil eut d’abord à réprimer une révolte des cipayes, qui, pour un retard de solde, menaçaient de faire un mauvais parti à leur chef Muzaffer kh. ; il fallut l’arracher de leurs mains. Quant au siège lui-même, soit que le moral des troupes fut mauvais soit pour tout autre motif[8] ; il ne fut pas poussé avec vigueur, les instruments nécessaires pour l’attaque nous manquaient et l’ennemi se défendit beaucoup mieux qu’on ne l’eut cru. Un certain nombre d’Anglais et de Hollandais, enfermés dans la place servaient les assiégés et entretenaient leur courage. Une fois encore, Chanda S. avait demandé qu’on ne prît pas la ville d’assaut ; ainsi nul progrès n’avait été fait fin février ni au début de mars. Ce fut en vain que Dupleix pressait d’en finir avant l’arrivée de Nazer j. ; l’ardeur et la confiance de ses alliés ne répondaient nullement à son impatience. Goupil malade passa le commandement à Latouche à la fin de février et se retira à Karikal. Aussi, ce qui devait arriver arriva. Le 2 ou le 3 mars, Nazer j. continuant lentement mais sûrement sa marche vers le sud, arriva aux passes de Changama. Il écrivit aussitôt à Dupleix pour l’inviter à rappeler ses troupes de Tanjore et à ne plus s’occuper que de nos propres affaires : Dupleix lui répondit par le même courrier que s’il voulait sincèrement la paix, elle était entre ses mains.

Quelles sommations furent faites à Tanjore ? nous l’ignorons ; mais dès qu’on y sut que Nazer j. était sur la route de Tirnamallé et de Gingy, ce fut une consternation générale ; les chefs eux-mêmes ne résistèrent pas à la peur et, dans une panique désordonnée, voilà les troupes indiennes qui, tout d’un coup, abandonnent le siège et prennent en hâte le chemin de Pondichéry. Réduits à nos seules forces, nous n’avions d’autre parti à prendre que de les suivre ; du moins pûmes-nous les sauver d’un désastre. Nazer j. avait lancé en avant comme éclaireurs des bandes de cavaliers marates, sous la conduite d’un chef nommé Morarao, dont la valeur était réputée et l’on sait combien le nom marate inspirait de terreur. Il suffisait d’un millier de ces cavaliers pour jeter le désarroi dans toute une armée de fantassins. Morarao rencontra les premiers fuyards le 6 mars, près de Chilambaram et leur fît subir des pertes sensibles. Nos troupes arrivèrent deux jours après sous la conduite de Bussy et firent reculer l’ennemi jusqu’à Paléamcotté, à quinze milles à l’ouest ; le 10, elles étaient à Trivady et à Panrutti sur les bords du Ponéar, escortant les forces unies, mais désemparées, de Chanda Sahib et de Muzaffer j[9]. Les Marates n’avaient cessé de les harceler et, s’ils leur avaient fait peu de mal, ils avaient amassé beaucoup de butin.



§ 4. — La guerre contre Nazer jing.

(Mars-Décembre 1750)
L’armée du soubab et celle de Dupleix en présence sur la Gingy. — Infructueuses négociations. — Treize officiers français refusent de se battre : retraite de nos troupes sur Pondichéry. — Nouvelles négociations : Delarche et du Bausset envoyés en mission près de Nazer jing. — Heureux coup de main de Latouche : retraite de Nazer jing. — Le soubab nous fait chasser de Mazulipatam et de Yanaon : reprise de Mazulipatam. — Par représailles, Dupleix fait occuper Villapouram et Trivady. — Les deux batailles de Trivady (31 juillet et 1er septembre). — Prise de Gingy (12 septembre). — La division dans le camp du soubab. — L’affaire du 16 décembre : mort de Nazer jing


Les deux princes arrivèrent à Pondichéry, l’un le 13 et l’autre le 15. On leur fit les saluts d’usage, sans plus. La question d’argent fut naturellement la première qui se posa. Les contributions acquises de Tanjore comme celles d’Oréarpaléom, Ariélour et autres lieux avaient été insuffisantes pour rembourser à Dupleix toutes ses avances ; il lui était encore dû 5 à 6 lacks. Loin de pouvoir les rendre, les princes demandaient un autre prêt de 10 lacks. Après quelques hésitations, Dupleix transigea à trois, dont il donna lui-même deux ; le troisième fut avancé par les marchands avec un intérêt de huit pour cent. Muzaffer j. accepta que jusqu’à parfait paiement sa mère, sa femme et ses enfants resteraient en otages à Pondichéry. Situation un peu fausse : combien on était loin des fêtes brillantes du mois de septembre ! Aussi, dès le 16 au soir, les princes avaient-ils rejoint leur armée, campée au delà de Villenour. D’Auteuil, nommé commandant de nos troupes à la place de Goupil, alla les rejoindre le 18 avec une équipe presque entièrement nouvelle d’officiers : ceux qui avaient servi à Tanjore étant malades ou prétextant quelque malaise pour jouir en paix de leurs gratifications.

Les forces alliées débarrassèrent le pays des coureurs marates qui l’infestaient, puis continuant leur marche vinrent se poster le 27 à Comblamattour, qui est une dépendance de Valdaour, sur la rive gauche de la Gingy. L’ennemi était posté à quelques lieues au delà du fleuve entre Colianour et Villapouram ; son camp s’étendait sur une longueur de cinq milles du nord au sud et une largeur de trois milles de l’est à l’ouest. D’après des bruits qui couraient à Pondichéry, mais n’effrayaient pas Dupleix, ses forces montaient à 300.000 hommes, y compris tous les suivants habituels des armées indoues : pions, marchands, femmes, etc. Mahamet Ali était venu de Trichinopoly avec 3.000 callers et le capitaine Cope avec 150 à 200 Anglais, 300 topas et métis, 400 cipayes et 600 pions. Les forces britanniques n’étaient pas considérables ; mais une lettre interceptée annonçait que le major Lawrence ne tarderait pas à arriver lui-même avec 500 soldats ; il arriva en effet le 1er avril mais n’en amena que 250.

Il nous faut signaler autrement que par une simple mention cette première intervention militaire des Anglais dans une action où leurs soldats et les nôtres pouvaient de propos délibéré se trouver face à face. Floyer, leur gouverneur à Fort Saint-David, n’était pas un homme de grande valeur ni de résolution hardie ; mais il était anglais et dès le jour où il se sentit qu’avec notre appui, la puissance de Chanda S. menaçait de se consolider, il pensa avec son conseil que, sans attendre les instructions de Londres, il convenait aux intérêts de leur nation de se mettre en travers de nos projets. L’amiral Boscawen avait déjà répondu à nos acquisitions de Villenour et de Bahour par une entente avec Mahamet Ali et par la prise de possession de St -Thomé. Lorsque Chanda S. et le roi de Tanjore nous eurent cédé les 81 aldées de Karikal, Floyer et son conseil, profitant de la levée du siège de Tanjore, avaient, le 10 mars, hissé leur drapeau sur les aldées de Trivendipouram, attenantes à celles de Goudelour, que nous considérions comme notre propriété et, malgré nos protestations, l’y avaient maintenu. Maintenant que par la participation personnelle de Nazer j. aux hostilités, la fortune des armes risquait de décider du sort du Carnatic, il parut à Floyer et à son conseil que, malgré l’infériorité de leurs forces — les Anglais n’avaient pas à ce moment plus de 800 hommes tant à Madras qu’à Goudelour et à Devicotta — il était de toute urgence de ne pas laisser la suprématie française s’affirmer. Comme la paix régnait en Europe entre les deux nations, ils ne pouvaient songer à se déclarer ouvertement contre nous, mais sans être « partie principale » dans le conflit, il leur sembla qu’ils pouvaient y entrer comme « auxiliaires », sans que la lettre des traités cessât d’être respectée. L’important, à leurs yeux, était que la guerre ne fut jamais portée directement en territoire français. En venant présentement au secours de Nazer j., c’était donc comme simples auxiliaires qu’ils intervenaient[10].



Le voisinage de ces deux armées, dont l’une était si nombreuse, ne pouvait qu’aboutir à une grande bataille ou à une paix immédiate. Le sort en décida autrement. Au moment où la bataille paraissait devoir se livrer, le 30 ou le 31 mars, Nazer j., soit qu’il agit de sa propre initiative, soit qu’il répondit à des propositions de son neveu Muzaffer j., lui fit savoir par le payeur de ses troupes qu’il le considérait toujours à l’égal d’un fils et qu’il était disposé à lui conserver ainsi qu’à Chanda S. les jaguirs qu’ils détenaient et à payer toutes les sommes qu’ils avaient empruntées. Tout en acceptant en principe ces propositions, Muzaffer j. répondit qu’il ne voulait rien conclure sans l’agrément de Dupleix.

Plein de joie, Dupleix voyait déjà la paix faite et les Anglais dans le malheur (Ananda, t. 6, p. 440). Une brusque bourrasque vint déranger tous ces projets. Un mécontentement sourd grondait parmi nos troupes depuis leur entrée en campagne. Les cipayes se plaignaient d’être payés avec trop de retard ou même de ne pas l’être du tout. Fait plus grave et rare dans les annales militaires, les officiers désignés pour faire la campagne se plaignaient également d’être sacrifiés à ceux de leurs prédécesseurs qui s’étaient enrichis à Tanjore ; effrayés par l’énormité des forces ennemies, ils ne croyaient pas à la possibilité de la victoire : par conséquent, pas de butin. Leur tort le plus grave fut de communiquer leurs craintes à leurs soldats, qui se virent déjà sacrifiés, décimés, condamnés à une mort inutile. Un large mouvement défaitiste agita bientôt l’armée entière et fit vaciller tous les courages : on ne parlait que de se replier sur Pondichéry. D’Auteuil fit connaître cet état d’esprit à Dupleix dans une lettre du 1er avril ; celui-ci devint tout d’un coup soucieux, et, comme s’il avait le pressentiment d’un malheur, il dit à Ananda : « J’ai emprunté de grosses sommes d’argent et j’ai cédé à la Compagnie les jaguirs qu’on m’avait donnés. Ainsi mon argent s’en est allé. Vous savez ce que c’est que de travailler avec la Compagnie. Elle m’appréciera et elle sera satisfaite aussi longtemps que les affaires iront bien et qu’elle fera des profits, mais si quelque chose va mal, elle me blâmera pour m’être fait sans ses ordres des ennemis des puissances du pays. Vous savez que tout cet argent est le mien : ainsi je serai tout à la fois blâmé et je le perdrai. » (Ananda, t. 7, p. 6). D’Auteuil signalait en même temps que Muzaffer j. négociait avec son oncle d’inquiétante façon. Où pouvaient conduire ces négociations, si peu secrètes qu’elles fussent, sinon à jeter le doute dans l’esprit des soldats sur la solidité des alliances et finalement à démoraliser l’armée ? Le malaise que chacun éprouvait ne dura pas longtemps. Sur la nouvelle que Lawrence venait de joindre Nazer j., 13 de nos officiers vinrent déclarer par écrit (2 avril) à d’Auteuil qu’ils refusaient de combattre, parce que notre armée était trop faible pour attaquer les 50.000 cavaliers de l’ennemi, sans compter les cipayes et toute l’artillerie anglaise. On ne pouvait, disaient-ils, compter sur la bravoure et la vigilance des soldats de Chanda S. et de Muzaffer j. ; tout l’effort de la bataille retomberait sur les nôtres, sur nos cipayes et sur les Cafres ; comment voulait-on qu’ils pussent lutter contre un ennemi si supérieur en nombre ? Tous périraient. Sans leur donner tout à fait tort, d’Auteuil transmit leurs observations à Pondichéry. Dupleix envoya aussitôt le vieux major Bury pour rappeler les officiers à leur devoir (3 avril). Mission inutile ; Bury, qui depuis longtemps n’avait plus aucune vigueur d’esprit, partagea leurs sentiments plutôt qu’il ne les désapprouva, et revint le lendemain à Pondichéry, laissant entendre que tout s’était arrangé. En réalité les dispositions des officiers restaient les mêmes.

Pendant qu’elles ne s’étaient pas encore manifestées par un acte de révolte effectif, Dupleix crut prudent de brusquer les négociations avec Nazer j. ; c’était le meilleur moyen de conjurer le danger. D’après les bruits qui couraient, ce prince était disposé à donner en jaguir à son neveu tout le sud du Décan jusqu’à la Kistna et à consacrer Chanda S. comme nabab d’Arcate, tandis que Mahamet-Ali resterait à Trichinopoly. C’étaient des conditions acceptables. Dupleix écrivit donc au nabab dans la soirée du 3 avril une très longue lettre, dans laquelle il lui disait, en substance, que ce n’est pas à lui qu’il faisait la guerre, mais à la famille d’Anaverdi Kh., notre ennemi depuis 1745, qu’il ne pouvait souffrir qu’elle rentrât en possession du gouvernement du Carnatic et que si Nazer j. voulait adopter ce point de vue, la paix était facile ; tout serait réglé en une conférence.

Le nabab reçut cette lettre le lendemain, vers midi ; il assembla sur le champ ses principaux officiers et le résultat du Conseil fut favorable à une entente. Ce fut alors que se produisit l’événement qui compromit tout : nos officiers désertèrent dans la soirée. L’ennemi s’était rapproché de notre camp et l’on avait passé l’après-midi à se canonner de part et d’autre, sans s’infliger mutuellement des pertes sérieuses : les Maures toutefois avaient été les plus éprouvés. Pensant que le combat pouvait reprendre le lendemain et serait sans doute plus sérieux, treize officiers quittèrent le camp à la tombée du jour et se sauvèrent à Pondichéry, où ils arrivèrent le lendemain matin au cri de : « Marates, voilà les Marates ! »

Leur fuite n’était pas faite pour donner du cœur aux soldats[11] ; croyant la situation désespérée, ceux-ci demandèrent également à partir. Devant cette attitude, d’Auteuil tint conseil à onze heures du soir, avec Latouche et Bussy, et d’un commun accord, ils résolurent la retraite. Ce fut en vain que Chanda S. s’y opposa, faisant valoir que déjà la désaffection s’était mise dans l’armée de Nazer j. et que Morarao notamment était prêt à l’abandonner. Nos troupes levèrent silencieusement le camp le lendemain matin vers trois heures.

La retraite, commencée en pleines ténèbres, s’effectua d’abord avec confusion ; on oublia à l’arrière une quarantaine d’hommes qui furent pris avec quelques pièces de canon. Au lever du jour, Muzaffer j., jugeant sans doute que la partie était perdue pour nous ou se fiant trop aux promesses de son oncle, se laissa surprendre ou plutôt nous abandonna avec la majeure partie de sa cavalerie. Chanda S. resta courageusement pour fermer la marche. On se vit alors enveloppé de tous les côtés par des bandes de cavaliers marates, conduits par Morarao, qui selon leur méthode commencèrent à voltiger sur nos flancs sans s’engager à fond et nous poursuivirent dix heures de temps jusqu’à nos limites. Les officiers restés fidèles se comportèrent avec vigueur[12] ; ils disposèrent leurs bataillons en carré et, loin de se laisser entamer, ils faillirent au contraire surprendre Morarao. Quelques officiers anglais furent vus accompagnant et encourageant l’ennemi.

Dupleix avait appris de grand matin l’arrivée des officiers déserteurs et les avait fait aussitôt emprisonner. Lorsqu’il connut notre retraite par Bussy, accouru en toute hâte, il se transporta à la blanchisserie au devant de nos troupes et les félicita de leur courage. Nous n’avions eu qu’une soixantaine d’hommes tués dont 19 européens, et l’ennemi en aurait eu 4.000. Nous avions perdu 7 canons ainsi que toutes nos tentes.

« Le coup était frappant, écrivit Dupleix à la Compagnie, mais il ne m’accabla pas et après diverses réflexions qui m’affirmèrent dans la juste nécessité de ne point montrer de faiblesse, je pris le parti de m’adresser à Nazer j. »

Il commençait à se rendre compte de la faute qu’il avait commise en n’écoutant pas ses ouvertures quelques semaines plus tôt, et il regrettait davantage encore la désertion de nos officiers, car sans elle la paix eut été sans doute signée le lendemain. Était-il encore possible de reprendre les négociations sur les bases dont on parlait les jours précédents ?

Nazer j. ne paraissait nullement aveuglé par ses succès ; après notre départ, il s’était installé à Valdaour et ne parlait que de retourner en ses états où les Marates avaient pénétré. Ce n’étaient pas des dispositions franchement hostiles. Est-ce sur son inspiration que les Anglais nous offrirent alors leur médiation (10 avril) ? Dupleix reçut ce jour-là la lettre suivante de Lawrence et de Westcote, celui-ci accrédité auprès de Nazer j. par le gouvernement de Fort St -David.

« Comme c’est le devoir de tout homme qui fait profession de chrétien de prévenir l’effusion du sang, comme tels nous vous écrivons la présente. Nous sommes ambassadeurs et plénipotentiaires extraordinaires pour le gouvernement et le conseil de Fort St -David pour la nation anglaise à la cour de Nazer j., prince incontestable de cette province et comme nous trouvons que les moyens de rendre la tranquillité à la province sont entièrement entre vos mains en faisant les concessions convenables au susdit prince que vous avez beaucoup irrité en donnant des secours au rebelle, comme amis sincères de votre nation nous nous offrons pour médiateurs. Si vous jugez à propos de nous honorer de vos ordres, nous resterons à cette cour jusqu’à ce que la paix soit rétablie dans la province sur des fondements fermes et durables… »

Dupleix répondit sèchement le 13 avril :

« Nous avons reçu la lettre que vous nous avez fait l’honneur de nous écrire. Nous vous remercions des offres que vous voulez bien nous faire. Nous sommes très parfaitement… »

Autant valait la médiation d’un portefaix ou d’un balayeur, dit-il à Ananda en guise de commentaire. (Ananda, t. 7, p. 34 et 40).

Restait l’entente directe avec Nazer j. Ce prince n’avait pas répondu à la lettre de Dupleix du 3 avril, non plus qu’à deux ou trois autres après cette date ; il ne les jugeait pas assez déférentes ni assez polies, disaient ses conseillers. Bien que Dupleix eut eu soin, en l’une d’elles, de dire que c’était pour donner plus de gages de ses intentions pacifiques qu’il avait rappelé ses troupes, on n’était pas dupe de cet euphémisme, qui masquait la mauvaise conduite de nos officiers. Notre heureuse retraite ne permettait toutefois à personne de dire que nous avions été vaincus et dans l’armée du nabab notre prestige avait peu fléchi. Dans une lettre plus étudiée du 16 avril, Dupleix proposa à Nazer j. de lui envoyer deux personnes de confiance pour causer avec lui de la paix ; le nabab répondit qu’il les recevrait avec joie. Et le 19 avril au matin, du Bausset et Delarche, les deux négociateurs désignés, partirent pour Valdaour avec une escorte de 50 cipayes et de 10 cavaliers et des présents tant pour le nabab que pour Chanavas kh. et Seyed Lasker kh., ses deux ministres.

Savaient-ils, ces modestes négociateurs, qu’ils portaient avec eux toute la fortune de Dupleix ? S’ils arrivaient à conclure avec Nazer j. un accord convenable, tout était sauvé, sinon il fallait s’en remettre au hasard ou au caprice des événements. À leur arrivée à Valdaour, ils furent reçus par Chanavas kh. et présentés au nabab le lendemain matin. Celui-ci leur fit bon accueil et les renvoya à ses ministres pour l’examen des affaires. On causa pendant trois jours francs sans pouvoir se mettre d’accord. Conformément aux instructions de Dupleix, nos envoyés demandèrent que Muzaffer j., prisonnier depuis le 5, fut rendu à la liberté et remis en possession de ses domaines. Il fut peu question de Chanda Sahib, dont le sort dépendait d’abord de celui de Muzaffer j. Les ministres n’étaient nullement hostiles à ce dernier ; ils étaient même secrètement de son parti. La consigne qu’ils avaient reçue du nabab était malheureusement formelle ; depuis qu’il avait son neveu à sa discrétion, Nazer j. considérait la guerre comme terminée et l’hostilité des Français comme l’amitié des Anglais lui étaient assez indifférentes ; pourvu qu’on ne vint pas l’attaquer dans le Décan, il n’avait aucune prétention sur Madras ou sur Pondichéry. Il n’en voulait nullement à la vie de son neveu, du moins il le disait, mais il tenait qu’à titre d’exemple sa rébellion ne restât pas impunie ; par pure bienveillance, il consentait cependant à laisser à ses enfants la jouissance de ses domaines. Nos envoyés répondirent en vain que si Muzaffer j. s’était soulevé, c’était parce qu’il était investi des pouvoirs réguliers du Mogol et que vraiment il ne pouvait faire autrement que de faire valoir ses droits.

La liberté de Muzaffer j. devint ainsi la base presque exclusive des pourparlers. Il eut peut-être été de bonne politique de ne pas trop s’attacher à la personne de ce prince qui venait d’abandonner notre cause dans des conditions douteuses ; Dupleix estima sans doute que tout ce qu’il avait fait jusqu’à ce jour au Carnatic reposant sur les droits qu’il tenait de lui comme représentant du Grand Mogol, il ne pouvait pas l’abandonner sans ruiner les bases mêmes de son pouvoir. Ce principe de légitimité, plus ou moins expressément défini, domina au fond tout le débat. Dupleix, tenu jour par jour au courant des négociations, ne tarda pas à s’apercevoir qu’on perdait son temps et il prescrivit à ses envoyés de rentrer à Pondichéry sans même prendre congé du soubab. Moitié sérieux moitié riant, Chanavas k. leur dit en partant qu’ils n’arriveraient à rien, s’ils ne revenaient avec une armée ; il était probable qu’alors le soubab offrirait de lui-même la nababie d’Arcate à Chanda S. Le 23 au soir, la mission était de retour à Pondichéry.

La guerre seule pouvait trancher le différend. Le surlendemain, nos troupes se mettaient en marche du côté d’Oulgaret. Ce fut l’occasion de nouvelles conversations aussi inutiles que les précédentes. Voyant qu’on n’aboutissait à rien, d’Auteuil prit le parti très aventuré de faire attaquer le camp de Nazer j. pendant la nuit par une troupe légère de 300 hommes seulement. L’opération réussit au-delà de toute espérance. Dans la nuit du 27 au 28, Latouche pénétra à l’improviste dans le camp endormi, le traversa de part en part avec sa petite troupe et, sans donner à l’ennemi le temps de se reconnaître, revint après lui avoir infligé une perte d’environ un millier d’hommes[13].

Cet audacieux coup de main valut une grande victoire. Il jeta l’alarme parmi l’armée de Nazer j. ; beaucoup de ses officiers avec leurs troupes commencèrent à l’abandonner et Morarao nous fit des propositions d’accommodement. Comme il n’avait au fond plus rien à démêler avec nous depuis la soumission de Muzaffer j., le soubab prit très simplement le parti de la retraite et le 30 il leva son camp. Le capitaine Cope et le major Lawrence reçurent leur congé et retournèrent à Fort St -David.

Dupleix laissa les Maures opérer tranquillement leur retraite ; il n’avait aucune visée sur le Décan et pourvu qu’il restât maître du Carnatic le reste lui importait peu.


Si peu intéressé qu’il fut aux événements mêmes de Pondichéry, Nazer j. n’en restait pas moins fâcheusement impressionné par l’obstination de Dupleix à soutenir les droits de Muzaffer j. ; la mission Delarche-Bausset avait laissé en son esprit une sourde rancune. Ne pouvant s’en prendre à nos établissements de la côte Coromandel, où son impuissance avait été démontrée, il se retourna vers la côte d’Orissa, et dès le départ de la mission, il donna à Coja Namet Ulla khan, nabab d’Ellore et de Rajamandry et au faussedar de Mazulipatam, l’ordre de nous expulser l’un d’Yanaon et l’autre de la ville même de Mazulipatam.

Ici notre loge était occupée par un nommé Coquet avec quelques pions et employés subalternes. Conformément aux ordres de son maître, le faussedar y pénétra sous prétexte de la faire visiter à son fils et, pendant qu’il détournait notre attention, il vint des troupes qui s’emparèrent de nos agents et les mirent en prison. Une contribution de 15.000 pagodes fut demandée à Coquet et une somme presque équivalente à nos marchands.

À Yanaon, l’opération fut un peu plus difficile. Lenoir, chef de notre comptoir, avait avec lui 60 à 70 cipayes. Avec ce faible effectif, il faisait mine de vouloir résister à l’ennemi, lorsque, pris de peur, il abandonna la loge et se retira dans l’une des îles qui forment l’embouchure du Godavery, et où il attendit les ordres de Dupleix. Coja Namet Oulla kh., maître de la ville, la fit raser et n’y laissa debout que les quatre murs.

Ces événements se passèrent en mai. Il était impossible à Dupleix de n’en pas tirer vengeance : notre prestige et notre autorité dans l’Inde en eussent souffert. Le gouverneur réunit le Conseil supérieur en comité secret et lui proposa, non seulement de reprendre possession de notre loge de Mazulipatam mais encore de nous y établir en maître, suivant la concession qui nous avait été faite par Muzaffer j. Ces conditions acceptées, il décida que deux bateaux de France qui, selon l’usage, devaient monter prochainement au Bengale, s’arrêteraient en passant à Mazulipatam et y déposeraient des troupes. Quand tout fut prêt, le d’Argenson et le Fleury, accompagnés d’une galvette, partirent de Pondichéry le 9 juillet avec 200 soldats, 150 cipayes et 10 topas sous le commandement du capitaine La Tour. Le conseiller Guillard, également embarqué, devait ensuite être le chef de la loge. Nos vaisseaux arrivèrent devant Mazulipatam le 13 et prirent possession du fort sans la moindre opposition. Coquet et nos autres agents furent remis en liberté après une captivité qu’on s’était efforcé de ne pas leur rendre dure, de peur d’un retour offensif des Français. Revenus de leur surprise, les Maures essayèrent cependant de se défendre dans un fort qu’ils occupaient à quelque distance de la ville : de là, ils cherchaient à nous couper l’eau et les vivres. La Tour, ayant marché contre eux, n’eut pas de peine à les chasser de ce poste qu’il fît raser. Dès lors rien ne nous troubla plus ; un petit renfort de 50 européens et 150 cipayes que Dupleix envoya le 6 septembre acheva de consolider notre situation.

Quant à Yanaon, sa reprise de possession fut momentanément ajournée. À leur passage devant l’embouchure du Godavery, le d’Argenson et le Fleury embarquèrent pour Chandernagor, Lenoir et ses soldats.


Cependant Nazer j. remontait à petites journées vers le nord, sans courir le moindre risque d’être attaqué, mais au milieu d’intrigues continuelles, plus dangereuses peut-être pour sa sécurité. Son entourage lui était en majorité hostile et ceux qui lui paraissaient le plus favorable comme Ramdas Pendet le trahissaient en secret au profit de Muzaffer j. Une conspiration fut même ourdie vers le 20 mai pour favoriser l’évasion de ce jeune prince. La vigilance du soubab qui se savait entouré d’ennemis fit avorter le complot et pendant quelque temps Muzaffer j. fut plus étroitement surveillé. On n’en continua pas moins de conspirer les jours suivants, sans caresser encore le projet de se défaire de Nazer j., mais on lui déniait déjà toute autorité pour conduire les affaires du pays et à son défaut on disposait presque ouvertement de la nababie tantôt au profit de Muzaffer j. tantôt au bénéfice de Mahamet Ali, voire même de Chanavas kh. Chanda S. n’était pas oublié ; on lui réservait suivant les circonstances Tanjore ou Trichinopoly. Dupleix était tenu au courant de ces machinations et les favorisait de ses conseils et de son argent. Des intermédiaires plus ou moins autorisés faisaient à chaque instant le voyage entre le camp et Pondichéry.

Enfin, après cinq semaines d’une paisible retraite, Nazer j. arriva à Arcate (1er juin). Ce ne fut pas la tranquillité qu’il y trouva. Mahamet Ali ne cessait de lui représenter que leur cause était commune et lui demandait des secours contre Chanda S. ; les Anglais d’autre part lui renouvelaient leurs promesses d’appui militaire, s’il voulait reprendre la lutte. Il est vrai qu’ils le priaient en même temps de leur céder Ponnamalli, aux portes de Madras, et de ratifier par un acte officiel leur occupation de Mylapore. Cette sorte de marché ne convint pas au soubab, moins disposé qu’on ne le supposait à céder une partie de son domaine à des étrangers, et sans repousser expressément leurs offres comme leurs demandes, il ajourna indéfiniment sa réponse. Ni prières ni offrandes ne purent triompher de son opiniâtre indifférence.

Le mois de juin se passa au milieu de ces atermoiements et irrésolutions et comme c’est, en cette partie de l’Inde, le mois le plus chaud et le plus dur à supporter, nul ne se souciait de déployer une grande activité. Cependant sur les sollicitations de Chanda S., Dupleix se décida le 12 et le 15 à tenter une expédition contre Villapouram et Trivady, tout à la fois pour éprouver les sentiments du soubab et la force réelle de Mahamet Ali. Ces deux places furent occupées sans coup férir par Chek Assem et l’on y mit garnison. Du coup, notre autorité fut reconnue du Ponéar jusqu’au Coléron et l’amaldar de Chilambaram commença à nous payer quelques contributions jusqu’alors obstinément refusées.

Mahamet Ali paraissait désireux de répondre à notre provocation, mais, faute d’argent, sa cavalerie ne voulut pas marcher et il dut provisoirement rester lui-même à Timery, un peu au nord d’Arni et de Vandischva ou Vandavachi. Quant à Nazer j., ses idées s’étaient peu à peu modifiées avec le recul des événements ; son animosité contre les Français s’était affaiblie et une entente avec Dupleix ne lui paraissait plus impossible. Il envisageait même comme d’une sage politique la mise en liberté de Muzaffer j. et la reconnaissance de Chanda S. comme nabab du Carnatic ; par crainte de Dupleix, il n’osait, malgré ses promesses, donner l’investiture de cette province à Mahamet Ali.

Ces concessions peut-être intéressées ne lui ramenèrent pas les sympathies de ses courtisans ni de son entourage. On lui reprochait de se consacrer au plaisir et à l’amour plutôt que de s’occuper des affaires publiques et son impopularité croissait de jour en jour avec sa faiblesse. Maintenant c’était sa vie même qui commençait à être menacée : les plus modérés parmi ses ennemis parlaient de le déposer ; les plus violents voulaient l’assassiner. C’était bruit courant dans l’armée et l’on en parlait à Pondichéry comme d’une chose toute naturelle. Dupleix entretenait avec soin tous les mécontentements.

Les uns et les autres n’attendaient pour agir qu’une occasion favorable. Le 26 juin, les trois nababs de Savanour, de Carnoul et de Cudappah refusèrent de payer un droit qu’on leur demandait et, comme le soubab insistait, ils le menacèrent ouvertement. Nazer j. s’inclina. Quelques jours après, d’autres seigneurs ayant entrepris de délivrer Muzaffer j. pratiquèrent durant la nuit une ouverture dans le mur de sa chambre ; le jour qui se leva avant la fin du travail empêcha la réalisation de ce projet et Muzaffer j. fut tenu dans une sujétion plus étroite.

Il était impossible que le soubab, sans connaître expressément tous les attentats qu’on ourdissait contre lui, n’en eût pas quelque soupçon et ne cherchât pas à se défendre. S’il eut osé, il eut fait tuer Muzaffer j. ; l’assassinat est le procédé oriental de régler les difficultés ; mais le prince était populaire et Nazer j. craignit un soulèvement dont il serait ensuite la victime. Ne pouvant compter sur ses sujets, il ne lui restait plus qu’à solliciter ou accepter l’appui de l’étranger ; avec leur concours, il pourrait du moins tenir son entourage en respect ; on oserait moins attenter à sa vie ou à son pouvoir.

Mais à qui s’adresser ? Français et Anglais étaient également une menace lointaine pour son indépendance. Il ne pouvait songer à Dupleix à cause de sa fidélité à Muzaffer j. ; il écouta donc les propositions que lui firent à nouveau les Anglais. Ceux-ci n’avaient pas été sans comprendre le danger que faisait courir à leur établissement de Goudelour notre installation à Villapouram et surtout à Trivady, sans compter le rayonnement de notre influence jusqu’à Chilambaram et Elavanassour ; leur intérêt était de nous barrer la route. Il ne leur fut pas difficile de convaincre le soubab que leurs causes étaient identiques et moyennant la promesse d’un concours militaire, Nazer j. décida Mahamet Ali à se mettre enfin en campagne, ses cavaliers payés.

On était alors à la moitié de juillet : les vents de terre ont disparu et la température, quoiqu’accablante, est déjà moins chaude. Le capitaine Cope partit de Goudelour avec environ 700 européens et 2.300 cipayes et rejoignit Mahamet Ali à Tiruvennanallour ; de là, ils revinrent ensemble à l’est du pays dans l’intention de nous chasser de Trivady. Dupleix, qui surveillait leurs mouvements, avait renforcé de 500 hommes le poste de Villenour et confié le commandement de nos troupes à Prévôt de Latouche. On s’attendait de part et d’autre à un engagement lorsque, le 23, les Anglais abandonnèrent soudain Mahamet Ali et rentrèrent à Goudelour.

Dupleix ne les y suivit pas. Soucieux d’observer la neutralité la plus absolue, il recommanda au contraire à Latouche (24 juillet) de ne pas pénétrer dans l’aldée de Tirouvendipouram, où ils avaient arboré leur pavillon. « Vous savez, lui disait-il, le respect que nous nous devons réciproquement sur nos pavillons. » Par réciprocité, il espérait que les Anglais ne viendraient pas nous attaquer à Trivady. Le 28, il recommandait encore à Latouche de respecter Mahamet Ali, tant qu’il serait sur les terres anglaises, « afin que les Anglais ne puissent pas dire que nous sommes à leur égard les agresseurs ».

La retraite de Cope n’avait été qu’un malentendu. Un navire venait d’arriver d’Europe apportant la nouvelle de la révocation du gouverneur Floyer et de son conseil. On crut à un changement de politique et en attendant l’arrivée du nouveau gouverneur, Thomas Saunders, alors chef de la loge de Vizagapatam, Lawrence avait jugé prudent de suspendre les opérations engagées. Cope fut suivi dans sa retraite par Mahamet Ali jusqu’aux limites mêmes de la loge anglaise, à Condour et à Pullal, où il campa[14].

Le malentendu ne dura d’ailleurs que quelques jours. Sur les représentations de Mahamet Ali, excité lui-même par Nazer j., Lawrence se laissa aisément convaincre qu’il pouvait continuer à lui prêter assistance, et le 27 ou le 28, Cope suivi des Maures entra de nouveau en campagne. D’après Ananda (t. 7, p. 319-320), leurs forces unies pouvaient s’élever 15.000 hommes, dont 3.200 à Nazer j., 9.200 à Mahamet Ali et 3.000 aux Anglais. Contrairement aux suppositions de Dupleix, Cope n’hésita pas à pénétrer avec les Maures dans nos propres aldées et commença par ravager celles de Bahour, où il fit quelques prisonniers. Le 30, les ennemis étaient à Cavarapattou, une petite localité au nord-est de Trivady. Nos troupes venant du nord étaient à Maligamedou. Les avant-gardes se rencontrant, il y eut le 31 juillet un premier contact assez vif que la nuit interrompit et un second plus décisif le lendemain, depuis onze heures du matin jusqu’à six heures du soir. Il tourna entièrement à notre avantage et Mahamet Ali s’enfuit en désordre avec les débris de son armée dans la direction de Panrutti[15]. Cope ne prit pas lui-même part à l’action, mais ses cipayes combattirent à côté de ceux de Mahamet Ali et ce furent les Anglais qui servirent le canon de l’ennemi et empêchèrent sa déroute totale.

À la suite de ces engagements, il n’y eut aucune action importante pendant le mois d’août, mais de simples escarmouches entre nos cipayes commandés par Chek Assem et ceux de Mahamet Ali. Vers le milieu du mois, le nabab qui avait un instant remonté vers le nord dans la direction de Gingy, se replia tout d’un coup vers l’est et, se rapprochant de Goudelour, alla se poster entre Pondichéry et l’armée de Latouche. C’était une situation gênante pour nos communications et ravitaillements. Dupleix fît sortir d’Auteuil avec 200 blancs, quelques cafres et des cipayes pour escorter nos convois. Un évènement fortuit, analogue à celui du mois précédent, vint encore servir nos projets. Mahamet Ali se plaignait d’être secondé avec trop de mollesse ; les Anglais reprochaient de leur côté à Mahamet Ali de ne point leur donner les 3.000 rs. par jour qu’il leur avait promises et de trop tarder à leur délivrer les paravanas de la cession de Ponnamalli, attendus depuis le mois de juin[16]. La mauvaise humeur s’en mêlant, les Anglais abandonnèrent encore une fois Mahamet Ali et se retirèrent dans leurs limites, laissant le nabab à Karamangalom, sur le Ponéar, à quatre mille au nord de Trivady (27 août).

Privé de ses défenseurs européens, quelle résistance le prince pouvait-il nous opposer ? C’est alors qu’on vit bien ce que valaient les armées indiennes, réduites à leurs seules forces. Les troupes de d’Auteuil et celles de Latouche se réunirent dans la soirée du 31 août et le lendemain, dans l’après-midi, elles attaquèrent le nabab. Nous disposions d’environ 1.300 européens, 2.500 cipayes et 1.000 cavaliers ; l’ennemi avait 15.000 cavaliers et 4 à 5.000 hommes d’infanterie. D’Auteuii plaça ses Européens au centre de la bataille avec Latouche et Bussy pour l’assister l’un à droite l’autre à gauche ; sur les ailes il mit les cipayes de Muzaffer kh. et ceux de Chek Assem et les couvrit eux-mêmes de la cavalerie indigène. Notre artillerie bien disposée eut aisément raison de l’ennemi, qui commença à fléchir dès la première attaque et ne résista pas aux suivantes. Ce fut un sauve-qui-peut général ; les soldats jetèrent leurs armes ; beaucoup se noyèrent dans le Ponéar, un plus grand nombre fut tué sur place. Mahamet-Ali, légèrement blessé, ne fut pas le dernier à prendre la fuite et suivi de 2.000 cavaliers, il se réfugia d’abord à Tirouvennanallour puis à Tiroucocoliour, à 36 milles du champ de bataille. On fit un butin considérable, dont 30 canons et 2 mortiers. Les tentes furent brûlées et l’incendie dura toute la nuit.

Si l’on tient compte seulement de la résistance que nous éprouvâmes, l’affaire de Karamangalom, dite encore de Trivady, ne fut pas une grande bataille, mais ce fut une grande victoire par l’effet moral qu’elle produisit. « Ce n’est pas seulement Mahamet Ali qui a été vaincu et repoussé, dit Chanda S. à Dupleix en guise de compliments ; mais Nazer j. aussi a été défait et tout le Décan subjugué. Pondichéry est devenu comme Delhy et tout le pays maintenant en dépend. Votre gloire brille comme le soleil et personne n’est aussi heureux que vous. Vous avez défait même Nazer j., que le Mogol lui-même pouvait à peine renverser. » (Ananda, t. 7, p. 367).

La défection des Anglais avait contribué à nous assurer la victoire. Dupleix résolut de profiter de leur inaction sans doute passagère pour poursuivre ses succès et, dès le surlendemain de la bataille, il donna l’ordre à d’Auteuil de détacher Bussy avec 6 ou 7 officiers, 200 blancs, 50 cafres et la moitié des topas et des cipayes pour marcher sur Arcate via Villapouram et Gingy : cette opération n’ayant d’autre but que de faire pression sur Nazer j. pour le décider enfin à mettre son neveu en liberté. Depuis un mois, le soubab était en effet retombé dans ses irrésolutions ; sous la pression de ses ministres, il se refusait obstinément à délivrer aux Anglais le paravana de Ponnamalli et les trois nababs de Carnoul, Savannour et Cudappah, en rapports constants aussi bien avec Chanda S. qu’avec Mahamet Ali, l’empêchaient d’envoyer le moindre secours à nos ennemis. Ces intrigues nous servaient encore mieux que nos armes.

Bussy était le 5 à Villapouram. Dupleix ne songeait alors nullement à s’emparer de Gingy, dont il considérait la prise comme peu importante, attendu, disait-il, qu’ « il n’y avait rien du tout » dans cette place. Ce fut d’abord Bussy, puis d’Auteuil et Latouche, qui le décidèrent à en faire le siège : « Je n’eus jamais pensé, écrivit-il le 11 septembre à d’Auteuil et à Latouche, que l’on eut envié une telle expédition, mais enfin puisqu’elle vous paraît mériter votre attention, vous pouvez vous joindre quand il vous plaira avec Bussy et la faire tout comme vous voudrez. » Deux jours auparavant, il leur avait dit qu’il ne consentait à cette opération que pour « donner satisfaction » à Bussy (Arch. Vers. 3746). Ainsi fut résolue un peu au hasard cette mémorable entreprise qui resplendit encore aujourd’hui d’un lustre tout particulier dans nos annales coloniales.

Il se pouvait qu’il n’y eut plus rien dans la ville, dont l’importance politique avait singulièrement décrû depuis le commencement du siècle[17], mais par sa position au centre même de la chaîne des Ghattes entre le Paléar au nord et le Ponéar au sud, et par ses défenses naturelles qui sont peut-être, avec celles de Daulatabad, les plus fortes de l’Inde, elle commandait une immense région découverte tant à l’est qu’à l’ouest et son importance militaire pouvait devenir considérable.

Nous n’entreprendrons pas ici la description de Gingy ; elle a été faite maintes fois. Il nous suffira de dire que la ville elle-même d’une assez faible étendue était bâtie au pied de trois collines abruptes, disposées en demi-cercle, le Chandra Dourgam, le Rajaguiri ou roi des Montagnes et le Krischnaguiri. Le Rajaguiri était au centre ; c’était aussi la hauteur la plus escarpée ; elle se dressait presque à pic à 245 mètres au-dessus de la plaine et l’on n’y accédait que par une porte étroite percée dans un épais mûr d’enceinte. Cette porte franchie, il restait pour atteindre le sommet à passer par un sentier très resserré, — deux ou trois mètres à peine, — qui contournait une colline à l’est puis au nord en côtoyant des précipices. Une fois même, il aboutissait dans le vide et l’on ne rejoignait la partie supérieure que par un pont de bois de huit métres de long jeté au-dessus de l’abîme. Tout à fait en haut un temple, un réservoir d’eau alimenté par les pluies, un grenier d’abondance et des canons. Rien n’était plus facile à défendre, dut même la porte d’en bas être enlevée d’assaut. Quelques hommes résolus suffisaient pour arrêter ou repousser une armée entière dans le couloir étroit qui encerclait la colline. Bien gardée, la place ne pouvait être prise que par trahison ou par la famine. C’est ce roc pour ainsi dire inaccessible dont la conquête avait tenté Bussy autant pour l’honneur d’un coup d’éclat que pour l’utilité pratique de l’opération[18].

Dupleix croyait d’ailleurs que la ville pouvait être prise assez aisément ; il en connaissait la topographie exacte et tous les moyens de défense. Au mois de mars précédent, il y avait entretenu pendant quelques jours un sergent européen du nom de Saint-Marc avec 10 français, 20 topas et 50 cipayes[19] et, d’après ce qu’on lui avait dit, « il y avait plusieurs endroits d’abattus [sans doute dans la muraille] et surtout un où l’on pouvait entrer sans aucune difficulté ». Aussi ne voulait-il pas qu’on s’y livrât à un siège en règle comme à Tanjore. « La prise de Gingy n’est pas aussi difficile que l’on peut se l’imaginer… L’affaire doit se brusquer et je crois que les cipayes seuls peuvent faire cette affaire. » (Lettres à d’Auteuil des 11 et 12 septembre).

Bussy arriva en vue de la ville le 11 septembre à 9 heures du matin et campa à trois milles des collines. À peine était-il au repos qu’on lui annonça que Mahamet Ali, venant de l’ouest, était arrivé à Gingy et se trouvait déjà entre la place et nous. Après avoir erré pendant quelques jours dans la région de Tiroucocoliour et de Tirnamallé, le nabab avait rallié les débris de son armée et pu reconstituer une troupe encore imposante de 7 à 8.000 cavaliers, 2.000 fantassins, 1.000 cipayes anglais et 8 pièces de canon, dont tous les servants étaient des anglais ou des déserteurs européens. Malgré l’infériorité de ses forces et sans attendre celles que lui amenait d’Auteuil, Bussy se résolut aussitôt à l’attaque. L’ennemi se défendit beaucoup mieux qu’il ne l’avait fait dix jours auparavant ; il ne recula point devant les premiers coups de canon et poussa même la hardiesse jusqu’à s’approcher de nous à portée de pistolets. De nouvelles décharges commencèrent à mettre dans ses rangs quelque confusion et l’action se développait lentement mais sûrement à notre avantage lorsque le bruit de la canonnade se prolongeant dans le lointain fut entendu par d’Auteuil. Il précipita sa marche et bientôt après nos forces réunies se trouvant toutes en face de celles de Mahamet Ali les repoussèrent insensiblement sous les murailles de Gingy, puis dans la ville elle-même où nous entrâmes à leur suite. À ce moment, la nuit tomba et les canons qui vomissaient sur nous leur feu du haut des trois montagnes cessèrent de porter utilement.

Pour tenir l’armée en éveil, notre artillerie tonna une partie de la nuit à la clarté de la lune. D’Auteuil et Bussy n’attendaient que les premières obscurités du ciel pour attaquer les trois collines à la fois. Le Chrischnaguiri et le Chandra Dourgam ont des pentes relativement douces ; le Rajaguiri se dressait au contraire comme un phare dont il faut forcer la porte et gravir ensuite les escaliers. Comment se fait-il qu’il succomba aisément ? Quelques pétards suffirent pour faire sauter la porte ; on se rendit maître du corps de garde ; plus loin, dans tout le pourtour de la colline, nulle résistance. Nous n’avions cependant aucune intelligence dans la place et il n’y eut pas de trahison. Notre succès ne peut s’expliquer que par le désarroi moral qui s’était emparé de l’ennemi depuis le 1er septembre et surtout par son indifférence totale pour la cause de Mahamet Ali. Que lui importait après tout que ce fut lui ou Chanda S. le nabab d’Arcate ? La veille la fortune s’était déclarée pour les Français ; il n’y avait qu’à suivre ses inspirations : il ne sert à rien de contrarier le destin. Ainsi que l’écrivait fort justement Dupleix à Brenier, alors commandant de Gingy, le 16 septembre 1752 : « Quant à l’endroit par où on a escaladé la place, c’est qu’on a eu affaire à des gens qui voulaient bien se laisser prendre ; car ce qui était entré n’était pas suffisant pour peu que le gouverneur n’ait pas perdu la tête ». (Arch. Vers. 3751).

L’action parut également toute simple aux officiers qui y avaient participé. À lire le récit qu’ils nous en ont laissé, on ne croirait pas qu’ils venaient de se couvrir d’une gloire immortelle[20]. Mais peut-être n’y croyaient-ils pas eux-mêmes ; c’est le plus souvent l’avenir, qui par la comparaison des résultats avec les difficultés apparentes d’une entreprise, en exalte la grandeur et en fait toute la magnificence. Nous n’avions eu que 10 hommes tués et 11 blessés ; les pertes de l’ennemi ne purent être dénombrées : dans une lettre du 15, Dupleix parle de 2000 hommes, — ce qui paraît exagéré.

Bussy, dont l’initiative avait tout déterminé, reçut dès le lendemain les félicitations les plus vives de Dupleix : « Vous méritez les plus belles récompenses, lui écrivit-il, et je n’oublierai rien pour vous les faire obtenir. » Cependant le gouverneur n’était pas encore convaincu de l’utilité de Gingy ; le 20, dans une lettre à l’ingénieur Sornay, il disait formellement qu’il n’avait pas l’intention d’y rester ; il ne comptait occuper la place que juste le temps de décider le nabab à conclure la paix, et il ne doutait pas que la rapidité et l’éclat de nos succès ne produisissent à Arcate une profonde émotion, favorable à ses projets.

Nazer j. fut en effet très troublé et deux ou trois jours après il envoya faire à Dupleix des propositions de paix. Mais à ce moment, telle était l’impopularité de Nazer j. qu’on ne pouvait en toute sécurité signer avec lui le moindre traité. Ses sujets lui reprochaient de plus en plus son insouciance pour les affaires de l’État et les trois nababs auxquels d’autres s’étaient joints s’étaient engagés avec Dupleix à profiter de la première occasion pour l’assassiner[21]. À quoi bon s’entendre avec un prince voué à une mort prochaine ? Les nababs ne voulaient d’aucun accord ; était-il prudent de s’aliéner leurs sympathies et, éventuellement, leur concours ?

Aussi les négociations furent-elles de pure forme. Dupleix réclama pour Chanda S. la nababie d’Arcate et pour lui-même la ratification de la donation de Mazulipatam. Nazer j. eut probablement souscrit à ces concessions si Dupleix, reprenant ses propositions du mois d’avril, n’avait en même temps voulu que Muzaffer j. fut remis en liberté et réintégré dans tous ses domaines. C’était trop demander à Nazer j. ; il ne pouvait remettre à son neveu des armes qui probablement se retourneraient contre lui. Après quelques jours de pourparlers, on cessa toute conversation.

Sans juger trop sévèrement les motifs qui les firent échouer, on peut et on doit regretter que ces négociations n’aient pas abouti ; nous aurions sans doute obtenu toutes les terres que nous aurions désirées, sans que les Anglais eussent trouvé jour à nous contrecarrer et notre empire de l’Inde eut été constitué sur des bases solides. Quant aux nababs, nos alliés et nos complices, l’Inde est le pays de tous les accommodements ; avec quelque habileté il eut été facile de les rallier à la cause du soubab.

Dupleix s’appuya malheureusement trop sur ces futurs régicides. Ceux-ci jouaient un jeu dangereux ; leur complot pouvait être découvert d’un moment à l’autre ; aussi ne cessaient-ils de prier Dupleix de hâter la marche de ses troupes pour réaliser leurs projets au plus tôt. D’Auteuil reçut en conséquence le 17 septembre l’ordre de quitter Gingy et de s’avancer jusqu’à Chettipet. Dupleix recommandait seulement à d’Auteuil de ne pas laisser les chefs cipayes se livrer au pillage, et de payer tout le riz dont on aurait besoin, sans recourir à des réquisitions forcées. Toutes ces contributions, disait-il, ne servaient qu’à faire détester la nation.

La pluie qui commença à tomber le 22 et qui dura près de deux mois, interrompit presque aussitôt toutes les opérations, aussi bien de notre côté que du côté de Nazer j. ; de part et d’autre on ne pouvait pas avancer. Les deux armées étaient dans leurs campements, submergés par des averses qui tombaient en avalanches, entre des rivières et des étangs débordés, des champs détrempés et fangeux et des chemins bourbeux et impraticables. Les hommes ne sont tout de même pas des poissons, disait Dupleix, lorsque les nababs le pressaient de hâter la marche de nos troupes. Nazer j. ne leva son camp pour venir à notre rencontre que dans les premiers jours d’octobre ; il eut préféré retourner dans le Décan ; ce furent les trois nababs qui l’obligèrent à venir au devant de nous.

Tous les détails de la trahison furent alors arrêtés. Dupleix convint avec les nababs que le jour où les deux armées seraient en présence, un de leurs hommes arborerait un pavillon pour indiquer le point où nous devions attaquer. L’intention des conjurés était d’arrêter Nazer j. aussitôt que nos troupes commenceraient le feu. « J’ai leur serment et leur signature écrivait Dupleix à d’Auteuil les 7 et 9 octobre. Le complot est venu d’eux et non de moi… Quelle gloire si Muzaffer j. est délivré ! Les oppositions à la conclusion de la paix viennent d’eux. »

Ce ne fut pourtant pas d’Auteuil qui réalisa ce programme. Il se plaignait sans cesse de la goutte, et quand la pluie tomba, ce fut elle la grande coupable. Il parlait hautement d’abandonner la partie et de battre en retraite. « Raidissez vous, lui écrivait Dupleix, en lui faisant observer que Duquesne avait été pareillement incommodé par les pluies et qu’elles ne l’avaient jamais dégoûté. C’est dans ces conditions que l’on connaît le grand homme et qui peut mieux que vous l’être si vous le voulez et parvenir au plus haut degré de gloire. Mettez-vous bien une fois pour toutes dans la tête que si nous abandonnons une fois la partie nous sommes déshonorés. Je ne demande pas l’impossible, mais le possible. Poussez avec fermeté. »

Vaines paroles ; d’Auteuil souffrait réellement de la goutte et ne pouvait se mouvoir. Le 10 octobre, Dupleix l’invita à remettre le commandement à Latouche, et avec le commandement, le secret de toutes nos conventions avec les nababs. Le premier soin du nouveau chef fut de faire replier nos troupes sous les murs de Gingy, où elles trouveraient le cas échéant un point d’appui plus assuré contre les forces peu disciplinées mais plus nombreuses du soubab.

Plus d’un mois se passa encore dans l’inaction ; les pluies ne cessaient pas, et les mouvements de troupes toujours fort pénibles ne servaient qu’à jeter le trouble dans le pays et à faire fuir les populations. Enfin le ciel s’éclaircit, au début de décembre ; le moment d’agir était venu. Nazer j. eut sans doute peur de perdre la partie, car, en cet instant décisif où les destinées de son royaume étaient en jeu, il envoya de nouveau des négociateurs à Dupleix et lui fit toutes les concessions auxquelles il s’était jusqu’alors refusé : mise en liberté de Muzaffer j., cession de Mazulipatam, donation de la nababie d’Arcate à Chanda S.

Un courrier rapide pouvait aisément en une demi-journée aller de son camp à Pondichéry ; il était donc possible de tout régler en moins d’un moment. Ce n’était point l’affaire des conspirateurs qui risquaient de tout perdre par une entente. Aussi, avant même le départ des envoyés de Nazer j., firent-ils prévenir Latouche que l’heure de la décision avait sonné et que tous les signaux indicateurs de la révolte étaient prêts. Latouche, qui ne connaissait rien des nouvelles propositions de Nazer j., leva aussitôt son camp le 15 décembre, à quatre heures de l’après-midi et franchit dans la nuit les seize milles qui le séparaient du camp ennemi ; celui-ci était établi le long de la Cheyar, une toute petite rivière qui se jette dans le Paléar.

Les deux armées se trouvèrent en contact le lendemain vers deux heures du matin. D’après des calculs, les forces de Nazer j. s’élevaient à 45.000 fantassins, 45.000 cavaliers, 700 éléphants et 360 pièces de canon de divers calibres. Nous n’avions à leur opposer que 800 européens, 3.500 cipayes, 1.500 cavaliers et 30 pièces de canon. L’ennemi avait été prévenu de notre approche par ses avant-coureurs ; quoique étonné de notre audace, il nous attendait avec un certain ordre, autant qu’il pouvait y en avoir en un camp de six lieues de long.

L’action s’engagea aussitôt et la résistance de l’ennemi fut rude. Nazer j. avait placé en avant son artillerie, en arrière ses fantassins et sur les ailes la cavalerie. Latouche avait pris des dispositions analogues ; les cipayes et les cavaliers formaient nos deux ailes, tandis que les Français étaient comme à Trivady au milieu de l’armée, avec Villéon au centre, Bussy à droite et Kerjean à gauche. Latouehe surveillait l’ensemble des opérations.

On se battit pendant quatre heures avec le plus grand acharnement. Les Maures ne se laissaient pas entourer et nous opposaient sans cesse de nouveaux rangs à percer ou à refouler. La supériorité de notre tir détermina enfin quelque fléchissement chez l’ennemi et nous pénétrâmes au milieu de son camp. Là, nouvelle résistance et les morts s’accumulaient. Enfin Nazer j., dont la conduite en cette heure suprême racheta bien des fautes, prit le parti de fuir. En hommes prudents, les nababs attendaient pour se déclarer que le sort des armes leur fournit une indication salutaire ; lorsqu’ils nous virent à peu près maîtres du terrain, ils arborèrent le drapeau convenu et nos troupes les rejoignirent au cri de Vive le Roi ! Il était alors neuf heures du matin.

Comment Nazer j. fut-il tué ? Les récits ne concordent pas. D’après ce qu’on rapporte le plus communément, ayant eu avis que les nababs s’enfermaient dans une inaction inquiétante, il serait parti pour les rappeler à leur devoir et les aurait menacés, non sans avoir donné l’ordre de mettre à mort Muzaffer j[22]. Le nabab de Cudappah, à moins que ce ne soit celui de Carnoul, lui aurait répondu avec insolence et dans la confusion qui suivit, Nazer j. aurait été blessé de quelques coups de feu sur son éléphant et précipité à terre. Sa tête fut aussitôt coupée et présentée à Muzaffer j. qui fut incontinent salué nabab et connut en moins d’un instant les fluctuations les plus extrêmes des choses humaines.

La conjuration contre Nazer j. avait réussi au-delà de toute attente. C’est un miracle qu’un secret connu de tant de personnes ait pu être observé pendant trois mois. Quoique n’ayant pas conçu lui-même le projet, Dupleix l’avait favorisé, même par des dons pécuniaires et si, devant les propositions suprêmes de Nazer j., il avait au dernier moment paru hésiter à l’exécuter, la conclusion répondait trop aux buts de sa politique pour qu’il en regrettât beaucoup la forme violente et d’ailleurs conforme aux mœurs de l’Inde. Loin de là, ce furent à Pondichéry des réjouissances sans bornes : Te Deum, feux d’artifice, illuminations, rien ne fut oublié. Mais plus haut encore que tous ces bruits, résonnait au fond des cœurs la joie d’avoir abattu d’un coup la force la plus considérable de l’Inde du Sud. Avec notre triomphe et l’avènement de Muzaffer j., c’étaient 10 à 15 millions d’hommes qui devenaient les vassaux de la Compagnie. Nul événement de pareille importance ne s’était encore produit dans notre histoire coloniale et Dupleix pouvait être fier de ce résultat, dû à sa patience et à sa ténacité. Il touchait enfin au but qu’il poursuivait depuis dix-huit mois, assurer la paix en s’appuyant sur un souverain qui nous devait tout et ne pouvait manquer d’obéir à nos inspirations. L’année 1750 se terminait en une apothéose. Dupleix avait, il est vrai, compté sans les Anglais, dont la passivité depuis quelques semaines n’était pas absolument synonyme de résignation.

La nouvelle de la mort de Nazer j. fut connue à Pondichéry le jour même de la bataille, à quatre heures du soir. Sans tarder Dupleix envoya auprès de Muzaffer j. pour le féliciter une députation composée de St -Paul, Friell, Goupil et Brenier. Muzaffer j. leur fit un accueil empressé et déférent ; il se plut à reconnaître qu’il devait tout à Dupleix et que son royaume comme sa vie étaient entre des mains : pour mieux lui témoigner sa reconnaissance il était disposé à venir lui-même à Pondichéry lui présenter les hommages du Décan. Deux ou trois jours après arrivèrent six serpeaux magnifiques préparés par Dupleix et apportés par Vincens, son beau-fils. Un drapeau blanc les précédait. Muzaffer j. accepta le pavillon comme une marque de protection du plus grand roi du monde et le fit placer au centre de son camp. Puis il se mit en marche pour Pondichéry, où il arriva le 26 décembre.

Dupleix l’attendait à la porte de Valdaour. Le soubab se jeta à son cou, et comme des hommes réunis après de grands malheurs ils se tinrent embrassés pendant un petit quart d’heure, sans pouvoir dire un mot. Muzaffer j. versait des larmes de reconnaissance. Enfin il dit qu’il ne trouvait pas de termes assez forts pour exprimer ses sentiments ; ce n’était pas à lui mais à Dupleix qu’appartenait véritablement la dignité de soubab du Décan ; c’était de Dupleix qu’il tenait la place qu’il occupait ; il le priait très instamment de vouloir bien encore la régir et gouverner.

Ils entrèrent en ville dans le même palanquin et se rendirent au gouvernement où Muzaffer j. dîna avec les principaux seigneurs de sa suite. Les trois nababs n’arrivèrent que le lendemain et le même jour on commença à parler affaires. Muzaffer j., on s’en doute, n’était arrivé au pouvoir qu’en leur faisant des promesses très onéreuses : il s’agissait maintenant de les tenir ou de les éluder. Au cours d’une première conversation qu’ils eurent avec le gouverneur, accepté comme arbitre, les nababs renouvelant les prétentions qu’ils avaient exposées à Muzaffer j. lui-même après la mort de son oncle, demandèrent à la fois le partage des trésors de Nazer j. trouvés dans son camp, toutes les terres au sud de la Kistna pour être partagées entre eux par parties égales, sans en payer les redevances annuelles, enfin la remise des sommes qu’ils devaient au trésor depuis trois ans pour la rente de leurs domaines. C’était un démembrement réel du Décan et l’anéantissement de la souveraineté du soubab. Dupleix leur répondit avec beaucoup de raison que leurs exigences n’étaient pas justes et leur conseilla, s’ils ne voulaient pas les réduire, de s’entendre directement avec le soubab, mais alors ils se mettaient dans le cas de ne rien obtenir. Les nababs, d’abord surpris de ce langage mais se sentant dépourvus de tout appui, répliquèrent qu’ils en passeraient par où Dupleix voudrait et la conversation fut renvoyée au lendemain. Tout fut alors réglé : Dupleix réduisit leurs demandes à quelques forteresses et quelques terres à rente, et à la moitié du trésor trouvé dans le camp de Nazer j. Ce n’était pas la vingtième partie de ce qu’ils estimaient leur être dû ; ils ne se firent pas faute de le déclarer à Dupleix et de lui dire que s’ils acceptaient ces conditions, ce n’était que par égard pour sa personne.

Les trésors de Nazer j. furent partagés sur le champ. Ils s’élevaient à peu près à 25 millions en numéraire et 50 millions en bijoux. Les bijoux furent laissés à Muzaffer j. comme bien de famille ; quant à l’argent, il en fut fait six parts dont deux pour Dupleix, trois pour les nababs et une pour Muzaffer j. ; chaque part revenant ainsi à un peu plus de quatre millions. Dupleix aurait abandonné les deux siennes au soubab[23]. En retour de cette libéralité, Muzaffer j. fit aussitôt distribuer à nos troupes et à nos officiers 400.000 rs. de gratifications, soit près d’un million.

Le règlement intervenu avec les nababs découragea les autres seigneurs qui n’attendaient que le succès de leurs réclamations pour en formuler d’analogues. À la demande de Dupleix, Muzaffer j. se contenta de leur accorder quelques grades et dignités et chacun parut satisfait. Le 30, dans l’après-midi, les nababs jurèrent sur le Coran en présence de Dupleix fidélité au soubab ; celui-ci jura de son côté de leur conserver leurs postes et dignités. Puis, le soir, dans une cérémonie magnifique, Dupleix prit Chanda S. par la main, le conduisit à Muzaffer j. et demanda pour lui la nababie du Carnatic. L’instant était solennel ; la réponse, probablement arrêtée d’avance, combla toutes les espérances de Dupleix. Muzaffer j. commença par lui donner le commandement de toute la côte depuis la Kistna jusqu’au cap Comorin ; le Carnatic rentrant dès lors dans sa dépendance, il ne tenait qu’à lui de le donner à Chanda S., s’il le jugeait à propos. Ce prince fut désigné sur le champ. L’octroi du commandement de cette vaste région n’entraînait pas de droit l’exercice de la souveraineté, ainsi que l’ont écrit presque tous les historiens ; Dupleix ne devenait en réalité que le lieutenant ou naëb du soubab ; celui-ci conservait le pouvoir éminent et pouvait à sa convenance retirer sa délégation. Mais combien de gouverneurs sont devenus plus puissants que les rois ! Combien de lieutenants ont pris la place de leurs capitaines ! Usant des nouveaux pouvoirs qui lui étaient conférés, Dupleix examina et signa, dès le lendemain, 31, 127 lettres de grâce et demandes de dignités formulées par des seigneurs maures et le soubab confirma ces signatures.

L’après-midi du même jour, il y eut une nouvelle cérémonie pour l’installation de Muzaffer j. comme soubab. Ce prince confirma solennellement à Dupleix le gouvernement général du sud de l’Inde, et le nomma en outre mansebdar de sept mille chevaux, avec un revenu de 100.000 rs. ou 248.000 liv. à titre de jaguir sur l’aldée de Valdaour. Selon les usages du pays, Dupleix ne pouvait jouir de ces revenus que sa vie durant ; à sa mort, les terres devaient revenir au soubab, mais Dupleix prit immédiatement ses dispositions pour que la Compagnie regardât Valdaour et ses revenus comme un bien qui dût lui appartenir en propre. « Tous mes soins, lui écrivit-il le 15 février 1751, ne tendent qu’à vous former des revenus immenses dans cette partie de l’Inde et à mettre la nation en état de se soutenir quand même les secours d’Europe lui manqueraient ou seraient retenus, comme il n’est que trop arrivé dans la guerre d’où nous sortons. J’en connais mieux la peine qu’un autre ; tout le fardeau a été pour mon compte. »

Dupleix aimait assez les dignités, même celles qui étaient purement indiennes. Pour le nouvel an, Muzaffer j. lui fit cadeau d’un serpeau composé d’une robe à la maure, d’une toque et d’une ceinture avec le sabre, la rondache et le poignard qui avait été donné par Aureng-Zeb à Nizam oul Moulk. Dupleix se revêtit de suite de la robe, de la toque et de la ceinture et resta ainsi habillé toute la matinée.

Godeheu reprocha plus tard à Dupleix de s’être conformé avec autant de complaisance aux mœurs indigènes et d’avoir accepté des titres ou des fonctions qui ne rehaussaient pas notre prestige, puisqu’ils faisaient du gouverneur une sorte de subordonné du soubab. Il est certain que Dupleix, qui habitait le pays depuis vingt-huit ans, avait été peu à peu gagné par la magie de la pompe orientale. Était-il absolument nécessaire à sa politique d’adopter des distinctions dont il venait de démontrer lui-même la faiblesse ou la vanité ? il est permis d’en douter.

Muzaffer j. donna encore aux troupes 400.000 rs. ou 960.000 liv. et accorda aux principaux officiers et conseillers des jaguirs ou pensions sur le trésor de la province ; jusqu’aux églises et aux pauvres, tous se ressentirent de sa générosité. Enfin Madame Dupleix reçut pour elle-même les aldées d’Archemangalom et de Chandenour, avec facilité d’en disposer en faveur de qui elle jugerait à propos.

Les fêtes passées, deux questions importantes se présentèrent. La première pouvait régler toutes les difficultés présentes et asseoir la paix dans l’Inde. Après la mort de Nazer j. Mahamet Ali s’était réfugié à Trichinopoly ; s’y sentant médiocrement en sûreté depuis que les Anglais paraissaient se désintéresser de la cause des Maures, il fit demander à Dupleix par un général marate du nom de Janogy, hier encore au service de Nazer j., dans quelles conditions il pourrait entrer avec lui en accommodement. Dupleix en parla à Muzaffer j. et dès le 4 janvier, il fut entendu entre eux que si Mahamet Ali rendait Trichinopoly, Muzaffer j. lui ferait remise de tous les impôts arriérés ou dettes de son père Anaverdi kh. — et elles ne s’élevaient pas à moins de 80 lakhs de roupies ou 20 millions de livres — lui continuerait ses honneurs et dignités et ne toucherait pas à ses biens. Le soubab signa tous ces articles de sa main et les remit à Janogy pour les envoyer à Mahamet Ali. On verra plus loin ce qu’il advint de ces propositions.

La seconde affaire devait engager l’avenir. Muzaffer j. demanda à Dupleix un détachement français pour le conduire à Haïderabad. Il craignait que quelques-uns de ses sujets, notamment les trois nababs, ne lui fussent pas très fidèles ; avec une force étrangère il les retiendrait dans le devoir. Dupleix hésita un moment avant de s’engager dans cette voie nouvelle, qui pouvait être fertile en dangers ; mais dès le 5, son parti était pris ; il accepta. Le soubab reconnut aussitôt ce sacrifice par une nouvelle faveur. Outre la patente du gouverneur général du sud de l’Inde et la donation de Mazulipatam et dépendances qu’il nous confirma le même jour par actes authentiques, il donna encore un ordre pour que les pagodes fabriquées à Pondichéry eussent cours dans le Carnatic, à Mazulipatam et à Golconde. Il décida enfin que les revenus de la province d’Arcate, qui constituaient un tribut en sa faveur, lui seraient versés à Pondichéry. On ne pouvait nous témoigner plus de confiance.

Dupleix rendit un dernier service à Muzaffer j. en appelant à Pondichéry l’ancien ministre de Nazer j., Chanavas kh., dont l’influence était grande dans le Décan. Il le réconcilia, autant qu’il était nécessaire, avec son nouveau maître et le fit nommer mansebdar de 250 chevaux, avec un jaguir proportionné à sa dignité.

Muzaffer j. quitta Pondichéry le 7 janvier. Il ne leva toutefois son camp que cinq jours plus tard ; il attendait le détachement promis. Il n’entrait pas dans les intentions du gouverneur de manquer à sa parole ; encore lui fallait-il le temps de choisir ses troupes, les équiper et leur donner un chef, qui ne fut pas seulement un soldat. La mission qu’il aurait à remplir auprès de Muzaffer j. n’était pas moins politique que militaire ; il fallait, pour la mener à bien, être aussi fin diplomate que bon capitaine.

Pour ce choix, dont l’avenir n’allait pas tarder à révéler l’importance, Dupleix pouvait hésiter entre Prévôt de la Touche et Bussy. C’étaient les deux officiers qui s’étaient le plus distingués dans les derniers événements et, malgré la hardiesse de la prise de Gingy, tout à l’honneur de Bussy, l’avantage restait encore à La Touche, dont chacun avait pu apprécier les qualités solides et constantes. Malheureusement Prévôt de la Touche était petit de taille et ne payait pas de mine ; c’était un caractère un peu sauvage, nullement communicatif et dans l’ensemble un homme du monde peu avenant. Bussy avait des côtés extérieurs plus fins, plus délicats et plus séduisants ; son esprit dégagé et original plaisait et lui attirait les sympathies ; enfin il ne considérait pas que les vertus militaires fussent exclusives de certaines qualités civiles. Il se proposa de lui-même à Dupleix pour commander nos hommes et nous représenter auprès de Muzaffer j. et tout de suite Dupleix accepta ses services. Il savait quelle était la valeur de l’homme, mais ce que nul ne pouvait prévoir, c’est que par sa politique habile autant que par ses succès militaires, Bussy allait couvrir le nom et le gouvernement de Dupleix d’une gloire immortelle. Pour tous les deux ce choix fut un heureux coup de fortune.

Dupleix rendit encore trois visites à Muzaffer j. avant son départ ; à la dernière qui eut lieu le 12 à quatre heures du soir, Muzaffer j. le revêtit de ses habits à la maure, puis l’ayant fait entrer dans son durbar ou conseil, il l’arma lui-même de son sabre, de son poignard, de son carquois et de sa rondache. Il lui fit en outre présent d’un éléphant et d’un cheval qui avait été donné par le roi de Perse à Nizam oul Moulk.

Les trois nababs prirent congé de Dupleix le lendemain ; en le quittant, le nabab de Carnoul avait les larmes aux yeux. Deux jours après, 15 janvier, le détachement français, commandé par Bussy, quittait à son tour Pondichéry ; il était composé de 300 blancs et d’environ 2.000 cipayes.

Laissons le suivre la route du Décan avec Muzaffer j. ; les événements auxquels il prit part se séparent maintenant d’une façon très nette de l’histoire particulière du Carnatic et ils sont assez importants et assez variés pour former un chapitre spécial de cette histoire. Et revenons à Mahamet Ali et aux propositions que Dupleix lui avait faites avant que Bussy ne s’engageât dans le Décan.



§ 5. — Opinion de Dupleix sur les Anglais. — Comment ceux-ci furent amenés à combattre ses projets.

Ce prince ne se maintenait que par l’appui que lui prêtaient les Anglais. Comme cet appui ne cessa de se manifester jusqu’à leur triomphe commun, il n’est peut-être pas inutile et, en tout cas, il est intéressant d’esquisser d’après la correspondance même de Dupleix, ce que celui-ci fut amené par les circonstances à penser de ses rivaux, devenus bientôt ses ennemis, et dans quel esprit il engagea avec eux la partie pour la suprématie du Carnatic.

Lorsqu’on prononce le nom de Dupleix, le plus ignorant des Français reconnait d’abord en lui un ennemi de l’Angleterre et c’est pourquoi son souvenir est resté si vivace et si populaire en notre pays ; il nous rappelle beaucoup moins un empire perdu qu’il ne symbolise l’esprit de résistance à une nation qui, tout en participant à des coalitions paraissant avoir pour but un certain équilibre entre les peuples, n’a jamais eu d’autre désir que d’empêcher entre eux une réconciliation équitable, afin de mieux asseoir sa suprématie financière et économique. Mais combien, parmi ceux qui exaltent l’âme et la mémoire de Dupleix, savent ce qu’il pensait de nos rivaux, comment il appréciait leur caractère et leur politique et quels moyens lui paraissaient les meilleurs pour leur résister ? Oiseuses ou tout à fait indifférentes si elles étaient exprimées par un homme même instruit mais n’ayant jamais participé aux affaires publiques, ces opinions acquièrent une valeur particulière dans la bouche ou sous la plume de Dupleix, dont l’œuvre fut toute d’action et non pas de théorie. Non pas que ces appréciations émises au cours d’une lutte passionnée se recommandent toutes par une impartialité impossible ; mais telles quelles, on doit bien reconnaître que, pour avoir été formulées il y a près de deux siècles, on les dirait pour la plupart écrites d’hier et d’aujourd’hui.

Ce ne sera pas notre faute si les jugements de Dupleix sont parfois en opposition avec les sentiments de notre époque où l’idéologie est maîtresse : Dupleix a fort justement décrit en plusieurs de ses lettres l’état d’esprit des gens qui sont disposés à tout abandonner plutôt que de résister à des amabilités douteuses et il en donne les motifs. Désireux toutefois de ne pas introduire dans une œuvre purement historique des remarques qui pourraient confiner à la polémique, nous laisserons presque toujours la parole à Dupleix, soit que nous analysions ses lettres ou ses rapports, soit — comme il arrivera le plus souvent — que nous citions les termes textuels de sa correspondance.

On ne sait pas si Dupleix avait été élevé dans la haine des Anglais, mais c’est probable ; il n’avait pas dix-sept ans lorsque fut signé le traité d’Utrecht, et ses premières années furent remplies par le récit des événements de la Guerre de la Succession d’Espagne, où Guillaume III, puis la reine Anne furent l’âme de la coalition contre Louis XIV. Quoi qu’il en soit, dans les premières années de son séjour à Pondichéry, où il occupait un poste secondaire, il n’eut avec nos voisins que des rapports sans importance. Nommé directeur au Bengale en 1731, il entretint de bonnes relations avec les trois gouverneurs de Calcutta qu’il connut : Alexandre Hume, Stackhouse et Braddyl, soit qu’il allât les voir, soit qu’il les reçût lui-même à Chandernagor. Il s’associa plusieurs fois avec des Anglais dans des entreprises maritimes et conserva avec Hume, qui devint ensuite l’un des directeurs de la Compagnie de Londres, les rapports les plus amicaux. Les rivalités commerciales, qui divisent parfois les associés, ne furent jamais inspirées par un antagonisme de races.

Il fallut la guerre de 1744 pour tout modifier. Dupleix comptait que cette guerre, déclarée en Europe, pourrait ne pas être transportée dans l’Inde et il fit en toute sincérité à nos voisins de Madras, de Calcutta et de Tellichéry des propositions de neutralité. On ne lui répondit que par des déclarations évasives de mauvais augure et pendant que l’on discutait, nos vaisseaux étaient capturés dans les détroits de la Sonde. Ce fut une cruelle désillusion pour Dupleix ; entraîné à son tour dans la guerre, il détesta d’autant plus les Anglais qu’ils avaient déçu ses espérances.

La lutte qui se prolongea jusqu’à la fin de 1748 avec les sièges de Madras, de Goudelour et de Pondichéry ne permit guère de philosopher. La mauvaise paix d’Aix-la-Chapelle, où pour la première fois il ne fut pas permis à la France victorieuse de bénéficier de ses succès, ne rétablit pas la sympathie entre les deux nations ; elle accentua au contraire les animosités qui remontèrent à la surface comme une écume trouble et impure. Dupleix qui, tout autant que le roi, avait éprouvé ce que valaient nos ennemis, resta d’abord avec eux sur la réserve, mais lorsqu’il les vit, dès le lendemain de la bataille d’Ambour, prêter leur appui à Mahamet Ali, il les considéra à nouveau comme des hommes avec qui toute entente était impossible ; il ne se rendit pas assez compte qu’en s’opposant à ses desseins ils jouaient un jeu légitime et prévoyant. La force de nos voisins, on l’a dit bien des fois, résulte beaucoup moins de leur morgue ou de leur sans-gêne et d’un mépris complet des autres nations que d’une extrême répugnance de celles-ci à les contredire ; en France tout au moins, il semble que ce soit un manque de courtoisie et de civilité que de leur répondre non. Les Anglais qualifient fort justement cette politique de faiblesse. Il faut croire que cette crainte de déplaire et cette impuissance à résister à des sollicitations même illégitimes ne sont pas propres à notre époque : Dupleix s’en affligeait déjà, il y a près de deux siècles.

« Les Anglais, nous dit-il dans son Mémoire de 1759 (p. 184), ne se piquent point de cette modération qui nous fait si souvent sacrifier aux plus frivoles égards les plus importants intérêts, » — « Messieurs les Anglais nous prennent pour des sots et abusent des bontés que l’on a pour eux, » écrivait-il à Durocher le 6 juin 1754 (B. N. 9157, p. 392). — « On est dupe des honnêtetés que l’on fait à cette nation ; elle les attribue à la crainte de notre part. Il convient que vous lui fassiez connaître que nous ne les craignons pas. Agir autrement c’est être dupe de ses sentiments. » (Dupleix à Mainville, 27 février 1754, B. N. 9157, p. 401).

Peut-on espérer du moins que par la franchise et par une discussion loyale, en prenant comme base une justice évidente, on puisse modifier leurs sentiments ou leurs actes ? Dupleix ne le pensait pas.

« La mauvaise foi, le mensonge et les faux prétextes sont la base de leur conduite dans cette partie [c’est-à-dire dans l’Inde]. À en juger par les rameaux, le tronc [c’est-à-dire l’Angleterre elle-même] ne doit pas être exempt des mêmes titres. » — (Dupleix aux directeurs, 15 février 1753. — A. Vers. E. 3749, f° 83).

Quand on dirige sa politique d’après de tels principes, il est aisé de tomber dans les excès, puisque la nation n’est plus retenue par aucun frein[24]. Et quel frein saurait-il y avoir, quand c’est l’or qui est le moteur ?

« La vue de l’or et de l’argent fait ordinairement beaucoup d’effet sur cette nation ; tout est sacrifié pour en avoir, n’importe à quel prix[25] ». — « Comme ces gens ne cherchent que de l’argent, ils le prennent partout où ils le trouvent et ne respectent personne[26] ».

Si l’on ne respecte personne, pourquoi respecterait-on mieux les traités ? Aussi n’ont-ils quelque chance d’être observés que si l’on ne trouve aucun avantage à les enfreindre. Ceux qui sont signés par les rois n’obligent en rien les sujets. Obligent-ils bien les rois euxmêmes ? Avec cette nation il faut toujours se tenir sur ses gardes. Sa bonne foi n’est de mise qu’autant qu’elle peut se concilier avec les intérêts ; il est toujours dangereux de s’y fier[27]. S’il lui plaît de considérer comme non avenu un échange de signatures ou même une parole donnée, c’est un acte dont il ne faut pas lui demander compte ; elle s’enferme alors dans une dignité offensée.

L’histoire, toute l’histoire de l’Angleterre, établit son inaptitude à tenir les engagements qui la gênent.

« Ce qui vient de se passer à Surate le prouve ; ce qui se passe à Mahé depuis trente ans le démontre. Rien n’est respectable pour les Anglais que la force majeure… La prise de deux vaisseaux du roi par l’escadre de Boscawen[28], celle de tous nos vaisseaux marchands en fourmille d’exemples. L’histoire de l’Europe depuis la reine Elizabeth seulement jusqu’à nos jours nous apprend que la majeure partie de la puissance des Anglais, de leur commerce, de leurs colonies, de leurs richesses n’a d’autre fondement que la mauvaise foi et des infractions répétées aux traités les mieux cimentés et aux droits de la nature et des gens… Mais, dira-t-on, ils sont liés également par les traités comme nous. C’est une erreur ; rien ne lie les Anglais que la force vis-à-vis de leurs intérêts[29] ».

« Qu’on ne dise pas que la loi, qui nous défendait de prendre part aux querelles des princes du pays, étant commune aux Anglais et à nous, ils n’auraient pas pu contracter une alliance avec le soubab du Décan ni avec le nabab du Carnate ; il faudrait ne connaître ni les hommes en général ni les Anglais en particulier pour se payer d’une pareille réponse. Ce qu’ils ont fait en cent occasions pareilles et entre autres à Mahé, malgré les traités les plus précis et les plus solennels, aurait dû nous apprendre depuis longtemps ce que nous devons attendre d’eux, lorsqu’ils trouvent des avantages à violer les traités[30] ».

Ce qu’on doit attendre, c’est qu’ils poussent leur pointe et poursuivent leur chemin sans se soucier de ce qu’on pense de leur attitude. Qui va au but ne regarde pas à côté. Tant pis si la route a des tournants dangereux. Ils ne ménagent pas leurs rivaux ; c’est à eux de se tirer d’affaires s’ils le peuvent. Dupleix traduisait ces sentiments dans un mémoire à la Compagnie du 8 mars 1758. (B. N. 9169, p. 102-103) :

« Quand nous voyons qu’ils se mettent peu en peine de nous causer des inquiétudes ou de la jalousie.., dès qu’ils y voient le moindre jour, quelle est la raison ou la loi qui nous oblige à de plus grands égards pour eux, surtout lorsque nous gardons avec eux la foi des traités et que nous ne manquons à aucun de nos engagements ? Lorsqu’ils se sont emparés par force ou par surprise de Devicotté, de Tirouvadi, de Chinglepet… et enfin, pendant la trêve[31], des royaumes de Maduré et de la province de Tinnivelly, ont-ils craint d’exciter notre jalousie ? Lorsqu’ils se sont mis en possession des îles de Negrailles à l’embouchure de la rivière de Syriam dans le Pégou, seul endroit que nous eussions pour la construction ou le radoub de nos vaisseaux, ont-ils eu peur de nous déplaire ? Moins ils nous ménagent tous les jours et dans toutes les occasions, et plus ils acquièrent le droit et les moyens de nous ménager encore moins. »

Dupleix n’était pas d’avis d’accepter sans réagir ces procédés de pur sans-gêne. Rien n’interdit de combattre un rival avec ses propres armes. Bien que, suivant l’expression d’un écrivain anglais contemporain[32], « il n’y ait pas d’Anglais capable de se dépouiller de l’idée que les étrangers comparés à lui-même appartiennent à un ordre inférieur de la création », nul n’est obligé de reconnaître cette infériorité. Les races sont différentes ; aucune n’est supérieure. La volonté les distingue plus que l’intelligence ; sommes-nous un peuple sans décision ?

« Cette nation, écrit Dupleix, que l’on dit celle de l’Europe qui réfléchit le mieux, ne pense pas que la crainte de causer de la jalousie à ses voisins doive l’arrêter dans ses projets. Elle va en avant sans s’en inquiéter ; pourquoi nous serait-il défendu de suivre son exemple ? Nous pouvons et valons autant et plus qu’elle ; ne pourrions-nous pas agir de même[33] ? »

Par cette simple interrogation, Dupleix posait tout le problème de la politique française vis-à-vis de l’Angleterre et qui ne peut revêtir que trois formes : domination, égalité ou asservissement.

Il ne semblait pas à Dupleix que la France dût se prévaloir d’une supériorité quelconque sur sa rivale : les nations qui, par amour-propre ou par flatterie populaire, prétendent au premier rang, ne se doutent pas qu’elles font aux autres une injure imméritée et qu’elles se rendent insupportables fort inutilement. Mais Dupleix admettait encore moins pour son pays une attitude de vasselage ou de dépendance ; et malheureusement, au xviiie siècle, il y avait déjà en France des hommes qui n’avaient pas assez de confiance en eux-mêmes ou dans leur pays pour traiter avec les Anglais sur un pied d’égalité. Rousseau et les philosophes, ces fourriers bénévoles de l’étranger, commençaient à corrompre et à perdre l’esprit national.

« Il est fâcheux à d’honnêtes gens de tomber sous la régie de ces sortes de fanatiques, qui par leur esprit systématique gâtent et dérangent tout. C’est bien là le point que de craindre d’exciter la jalousie de nos ennemis ; c’est vouloir subir leur joug que de penser de même. On aime mieux sans doute leur faire pitié et que souhaitent-ils de plus ? Il faut être leur pensionnaire. Pour en avoir seulement l’idée, on est traître à son roi et à la patrie ; vous pouvez le dire à qui tiendra ce langage. Au reste vous avez appris le beau ménagement que les Anglais ont eu pour nous et s’ils méritent de trouver chez nous des apologistes[34] ».

« Il est toujours bien certain qu’il y a des membres dans l’État, peut-être dans la Compagnie, qui seraient dans l’intention d’abandonner tout plutôt que d’exciter la jalousie d’une nation que l’on affecte de craindre un peu trop. Ce que vous dites à ce sujet dans votre mémoire est très en place, mais peu de gens y font attention ou n’en savent rien, ou veulent que l’on suive aveuglément les insinuations d’une nation qui ne songe qu’à elle, parce que quelques intérêts particuliers trouvent leur compte dans cet asservissement[35] ».

Dupleix souffrait profondément de cette faiblesse ou, si l’on préfère, de cette complaisance de nos concitoyens. Nul n’osait défendre les intérêts de la France les yeux dans les yeux. Pour ne pas avoir d’affaires, on cédait tout et les concessions n’étaient jamais suffisantes. Appréciant le traité signé par Godeheu le 26 décembre 1754, Dupleix écrivait (B. N. 9161, p. 134) :

« L’esprit anglais se fait sentir dans chaque article de ce traité. Les Anglais dans celui-ci sont maîtres de porter leur établissement dans l’endroit où ils jugeront pouvoir tirer le plus d’avantages et nous nuire le plus, en un mot d’un bout à l’autre de ce traité ce n’est que ce que les Anglais veulent ; ce sont eux qui imposent la loi ; on le souffre, au milieu des plus précieux avantages que l’on sacrifie, non à une force supérieure, mais au bon plaisir et à la cupidité des Anglais et aux intérêts de leur compagnie. Ceux de la nôtre n’ont été nullement envisagés ; les intérêts, la gloire, l’honneur de notre nation sont foulés aux pieds, à la face d’une nation chez qui la considération et l’estime que l’on s’acquiert est l’unique mobile du crédit et d’un commerce avantageux ».

Dupleix n’était nullement résolu pour son compte à se prêter à tous ces accommodements, où les intérêts de la nation s’en allaient en fumée :

« Ma santé souffre un peu, écrivait-il à son beau-frère Choquet le 9 novembre 1753 (B. N. 9151, p. 112), de tant d’événements et de travail, mais ma fermeté est toujours la même et je ne puis absolument me soumettre au joug que l’Anglais a voulu nous présenter. Je crains bien que vous ne soyez trop prophète sur ce qui arrivera ici quand je me retirerai. Je ne verrai point cette destruction d’un œil tranquille, mais on ne le devra qu’à la façon pusillanime de l’administration. Dieu veuille que ce ne soit pas de sitôt. »

Quelques mois plus tard, le 25 janvier 1754, Dupleix écrivait à peu près dans le même sens à un nommé Feydeau Dumesnil (B. N. 9154, p. 123) :

« Je trouve plus d’opposition de la part de mes compatriotes que de nos antagonistes et il semble que l’on affecte de faire tout ce qui peut conduire au but qu’ils se sont formés de nous chasser de l’Inde s’ils le peuvent. Je ne sais trop que dire ni que penser de cette conduite. Sans doute que le ministère est mal informé ou, s’il l’est, on veut tout sacrifier à une nation qu’il paraîtrait que l’on craindrait beaucoup, ce que je ne puis me persuader. Je ne subirai cependant un joug qu’après des ordres réitérés : c’est de quoi l’on doit être certain. Mon entêtement pourra peut-être à la fin ouvrir les yeux à ceux qui ne les tiennent fermés que par obstination et sans connaissance de cause. Le moindre dérangement fait perdre la cervelle à plusieurs. »

Dupleix ne comprenait pas qu’on attachât tant d’importance aux mécontentements de l’Angleterre ; si elle nous témoignait de la jalousie, il n’y avait qu’à suivre son exemple et passer outre, sans se soucier de ses récriminations :

« Serions-nous les seuls obligés à nous soumettre à ce qui leur convient ? Je ne puis comprendre pourquoi les Anglais auraient à ce sujet une exemption et que nous fussions obligés à nous soumettre à leur joug et à les laisser faire dans toutes les occasions qu’ils embrassent avec trop d’empressement pour nous nuire[36] ».

Aussi, écrivait-il à Duvelaër, « je n’épargnerai ni soins ni peines pour éviter l’esclavage et pour repousser tous les coups que les Anglais tâchent de nous porter pour y parvenir. Je ne les crains point et ne puis être leur adulateur. Leur jalousie est la seule chose que j’exige d’eux : ils en donnent des marques indubitables qui sont l’apologie de mes opérations, mais je n’en serai pas plus complaisant pour eux à moins que je n’en reçoive des ordres positifs de subir le joug. Alors je ne sais plus qu’obéir et laisser à d’autres le soin d’en sentir tout le poids[37] ».

Les Directeurs de la Compagnie ne pouvaient ignorer les sentiments de Dupleix à l’égard des Anglais : il avait eu l’occasion de les leur exposer à plusieurs reprises et notamment par une lettre du 15 octobre 1752, où il disait :

« La réponse [du gouverneur de Madras] vous fera connaître combien on est coupable envers eux lorsqu’on les dérange dans leurs opérations et lorsqu’on ne reçoit pas avec toute la soumission qu’ils exigent de toutes les nations du monde les injures qu’il leur plaît de faire sans la moindre crainte des suites, dans l’espérance où ils sont que leurs supérieurs approuveront toujours tout ce qui peut les conduire au but d’asservir toutes les nations. Je puis vous promettre que, tandis que j’aurai l’honneur de commander la nation, qu’ils n’effectueront point leur dessein sur elle et que je m’opposerai autant que ma situation le permettra au joug qu’ils voudraient bien nous imposer ». (A. V. 3749, fol. 33).

En s’attaquant avec cette rudesse aux prétentions de l’Angleterre à régenter le monde, Dupleix s’écartait souvent de la modération diplomatique. Il n’était pas dans ses habitudes d’atténuer sa pensée et, même dans ses rapports personnels avec Saunders, il lui arriva plus d’une fois d’employer des expressions qui n’étaient pas toujours conciliantes ni peut-être fort habiles. Mais, disait-il à Montaran, si « on trouve mon style un peu vif dans certains endroits, c’est un défaut que je dois à la qualité d’être trop bon français. Je devrais faire comme bien d’autres et me laisser écraser en voyant de sang-froid tout ce qu’il plaît à cette nation de faire contre nous[38] ».

Dupleix ne fut jamais un résigné ; jamais il ne consentit à baisser la tête devant l’étranger. Il savait que la modestie et la complaisance, ces succédanés de la peur, sont de mauvaises armes de combat. Ainsi qu’il l’écrivait à la Compagnie dès le 3 octobre 1750,


« la conduite des Anglais exige toute votre attention et celle de la cour. Ce qui se passe doit vous faire prévoir ce que l’on a à craindre pour la suite. Elle a réduit dans l’Inde la nation portugaise sous l’esclavage ; l’hollandais baisse le col et subira bientôt le joug ; elle souhaiterait nous soumettre aussi ; nous le sommes en partie dans quelques parties de l’Inde ; je tiens bon ici, Dieu veuille que l’on y soit toujours en état de repousser les tentatives. » (A. Col. C2 82, p. 329).

La politique traditionnelle et constante de l’Angleterre, comme celle que pourrait suivre la France, sont tout entières contenues en ces citations, qu’affaiblirait le moindre commentaire[39]. On pourrait croire, en les lisant, que Dupleix ne reconnaissait à nos adversaires aucun mérite. La vérité est tout autre ; comme tous ceux qui ont fréquenté les Anglais en particulier, il n’était nullement insensible aux qualités de courtoisie et d’amabilité qui rendent parfois leurs relations si charmantes et si délicates. Mais c’était dans la vie privée qu’il plaçait ces qualités ; là, les Anglais savent déployer, quand ils le veulent, des dons tout à fait exquis. Même au plus fort de sa lutte avec Saunders, il entretint les rapports les plus cordiaux avec plusieurs d’entre eux et notamment avec Al. Hume, l’ancien gouverneur de Calcutta. Dans d’autres circonstances, assez rares il est vrai, il tint à prouver par des attentions particulières à l’égard de quelques uns de nos ennemis, que l’amour du pays n’est pas nécessairement égoïste et exclusif et qu’un patriotisme avisé peut être humain, c’est-à-dire universel, sans cesser d’être rigoureusement national.

Étant connus ces sentiments et cet état d’esprit, arrivons maintenant aux rapports purement politiques que Dupleix eut avec les Anglais.

Lorsqu’en avril 1749, Floyer jugea à propos de déclarer la guerre au roi de Tanjore, celui-ci ne cessa point de nous réclamer des secours, suivant les promesses que lui avait faites le gouverneur Dumas. « Au cas que quelque ennemi veuille m’inquiéter, avait stipulé le monarque, vous m’aiderez de vos gens et munitions de guerre pour le détruire et nous promettons d’user de la même manière à votre égard. » Bien que la paix d’Aix-la-Chapelle ne fut pas encore officielle, rien ne put déterminer Dupleix à contrevenir à la suspension d’armes ; il ne voulut rien faire qui put porter atteinte à la politique de paix et d’amitié qu’il estimait devoir être pratiquée par les Européens dans l’Inde et il persista à observer une stricte neutralité. (V. Lettre à Saunders du 18 février 1752).

Ce fut sa propre intervention en faveur de Chanda S., qui fut l’origine de la rivalité et du conflit, mais elle ne souleva d’abord aucune protestation de la part de nos rivaux. Ne venaient-ils pas de donner un pareil exemple en soutenant le prince détrôné de Tanjore et en s’emparant de Devicotta ? Le Conseil de Goudelour, réuni le 7 août pour prendre connaissance des nouvelles du Carnatic et de la bataille d’Ambour, se borna sans commentaires à enregistrer les faits accomplis. Il ne croyait nullement et pendant plusieurs mois encore il ne crut pas à la durée de nos succès ; dans cette pensée il ne jugea pas utile de s’opposer tout de suite à fond à l’exécution de nos projets ; ceux-ci devaient s’écrouler d’eux-mêmes par l’épuisement de nos ressources et la lente déperdition de nos forces. Les Maures n’avaient-ils pas pour eux le nombre, l’argent et la puissance ?

Dans une réunion qui se tint le 18 août, on donna lecture d’une lettre de Mahamet Ali, demandant deux gros canons, deux mortiers et quatre Européens pour défendre Trichinopoly. En considération des services qu’il avait rendus au moment de la prise de Madras, le Conseil les lui accorda. Nulle allusion à l’intervention des Français. Puis ce fut la nouvelle de l’entrée de Chanda S., et de Muzaffer j. à Arcate et du retour des Européens malades à Pondichéry. Le 8 septembre, on lit au Conseil une lettre de Chanda S. où ce prince l’informe que Muzaffer j. lui a donné la nababie du Carnatic. Le 29, on en lit une autre où Chanda S. annonce qu’il a l’intention d’aller à Tanjore, mais qu’auparavant il se rendra à Pondichéry et de là à Goudelour. En prévision de cette visite, on décide de lui faire un présent de 3.000 pagodes ainsi qu’à Muzaffer j. qui vraisemblablement l’accompagnera.

Il n’est toujours pas question des Français que l’on considère à Goudelour comme engagés dans la pire des aventures. Les Anglais ne commencèrent à s’alarmer qu’au début d’octobre, quand Boscawen mit le conseil au courant des projets de Dupleix sur Saint-Thomé. D’après ce que l’amiral avait entendu dire, Chanda S. était résolu à vendre cette ville aux Français avec le pays environnant. On examina alors de plus près les titres de Chanda S. et l’on conclut qu’il n’était qu’un usurpateur, tandis que Mahamet Ali était le souverain légitime. Pour prévenir le danger qui menaçait Madras, Boscawen demanda à ce dernier le firman de Saint-Thomé et, par provision, décida d’occuper la place. Ainsi fut-il fait sans perdre de temps ; Saint-Thomé fut occupé et Mahamet Ali en donna le firman le 13 octobre.

Le voyage des princes à Goudelour devenait dès lors impossible ; du moins vinrent-ils à Pondichéry, où Dupleix leur fit une réception magnifique. Le Conseil de Goudelour ne s’en émut guère ; il savait vaguement que Nazer j. levait une armée, et il s’attendait à le voir déboucher prochainement dans le Carnatic, et anéantir en un instant toutes nos concessions. La nababie serait alors rétablie dans la branche légitime et les Anglais ne pourraient que tirer bénéfice de n’avoir pas prêté la moindre assistance à Chanda S., comme ils en avaient été sollicités. (Délibération du 11 octobre).

Aussi furent-ils plus décidés que jamais à s’appuyer sur Mahamet Ali, dans l’espérance que Nazer j. victorieux ferait à leur Compagnie des concessions avantageuses. Par deux fois, 13 octobre et 27 novembre, ils augmentèrent les renforts d’hommes et de munitions de Trichinopoly. Mahamet Ali ne doutait d’ailleurs pas lui-même de son propre succès, et il admirait les Français de soutenir la cause de Chanda S. ; c’était à ses yeux une cause perdue ; par leur intervention ils ne pouvaient qu’attirer sur eux le ressentiment de Nazer j. et préparer leur propre ruine.

Le 3 novembre, on reçut avis à Goudelour que Mahamet Ali avait reçu l’investiture d’Arcate. Le Conseil estima que rien ne pouvait être plus utile à la Compagnie d’Angleterre, qui avait toujours montré un grand attachement aux intérêts du soubab et, dans son enthousiasme, elle lui vota un présent de 30.000 pagodes, pour lui être remis à son arrivée dans le Carnatic[40].

La reconnaissance de Mahamet Ali par Nazer j. était un fait important, si l’on admettait que le Carnatic relevât nécessairement du Décan ; elle lui donnait figure de prince légitime et Chanda S. comme Muzaffer j. n’étaient plus que des usurpateurs en dehors du droit des gens.

En même temps qu’il notifiait ce fait au Conseil de Goudelour, Nazer j. écrivait à Dupleix pour lui donner l’ordre de ne plus assister Muzaffer j., sous peine de destruction de nos établissements du Bengale et du Décan. Ainsi posée, la question ne pouvait manquer de creuser un abîme entre les Français et les Anglais, car il était évident qu’ils ne reconnaîtraient pas le même souverain légitime ou plutôt qu’ils n’entendraient pas de la même façon le principe de légitimité. Et c’est à vrai dire ce qui ne cessa de les diviser jusqu’à ce que la fortune ou le sort des armes eut tranché le différend.

Bien qu’ils fussent assez sceptiques sur la durée des succès de Dupleix, les Anglais n’en suivaient pas moins les étapes avec beaucoup d’attention :

« Les affaires, écrivaient-ils en substance à la Compagnie d’Angleterre le 18-29 octobre, sont plus embrouillées que durant la guerre, à cause des projets et artifices de M. Dupleix qui a pour nous une inimitié violente et ne peut s’empêcher de la témoigner, en commettant en sous-main des actes d’hostilité qui sont en réalité dirigés contre nous… Par les concessions que lui a faites Chanda S., il tient entièrement notre commerce en son pouvoir, il peut nous empêcher de nous approvisionner dans l’intérieur du pays et nous avons toute raison de croire, par ce qui est déjà arrivé, qu’il ne manquera pas d’user de ces avantages. — L’affaire de St -Thomé, où tout était combiné pour nous asservir, en est une preuve convaincante… Il appartient à la Compagnie de se plaindre de la conduite de M. Dupleix en ce qu’elle a de contraire à l’amitié qui doit être observée entre les deux nations ». — (Public. to England. Vol, n° 17).

Les Anglais étaient à ce moment fort occupés par la reprise de possession de Madras, réalisée seulement depuis le 1er septembre et par le règlement de certaines difficultés issues soit du zèle religieux de l’amiral Boscawen, soit de l’interprétation du traité. Sans cesser d’attacher de l’importance aux agissements de leurs rivaux, ils ne se croyaient pas encore autorisés à les contrarier directement. L’orage ne pouvait-il pas se dissiper de lui-même par quelques revers ou mésaventures de Dupleix ? Le siège de Tanjore qui commença peu de jours après leur fournit cependant l’occasion de nous donner un avertissement précis ; ils mirent à la disposition du roi quelques canonniers et il n’est pas douteux que ce secours contribua à faire durer le siège. Pendant ce temps, Nazer j. arriva avec son armée et ce fut au contraire la nôtre qui dut se replier sur Pondichéry[41].

Les Anglais profitèrent de notre déconvenue pour réaliser un projet qu’ils méditaient depuis quelque temps, comme réponse à nos acquisitions de Villenour, de Bahour et des 81 aldées de Karikal. Sur les limites de leur établissement de Goudelour, à 7 kilomètres et demi à l’ouest de cette ville, se trouvait une importante aldée du nom de Tiruvendipouram[42] que Chanda S. nous avait donnée en gage des avances reçues de Dupleix.

Notre courtier Ananda Rangapoullé en avait obtenu le fermage pour la somme de 12.000 rs. et le drapeau blanc, c’est-à-dire le drapeau français, était arboré sur l’aldée principale sous la garde de quelques pions à notre service. En dépit de ces preuves de notre prise de possession, le gouverneur anglais Floyer vint le 10 mars au matin avec 50 soldats abattre le drapeau français, arborer celui de l’Angleterre et proclamer que désormais la ville était sa possession. Dupleix protesta le jour même en lui exprimant sa surprise d’un tel acte que lui ne se fut jamais permis sans l’informer au préalable de ses intentions. « Je ne puis concevoir, disait-il, quelle explication vous pourrez donner si le roi votre maître vous questionne à ce sujet. » Floyer se borna à répondre que le drapeau français n’avait jamais été arboré, et en effet il n’avait pas été arboré dans l’aldée elle-même, mais sur un tamarinier ; Devant le refus de Floyer de reconnaître ses torts, Dupleix se proposait de porter l’affaire en Europe, où elle ne pouvait manquer, disait-il, de procurer des désagréments au gouverneur anglais.

Sans doute entendait-il par là que la Compagnie de Londres blâmerait Floyer et le Conseil de Goudelour ; mais outre que l’incident n’était pas d’une extrême gravité, on sait qu’il n’est pas dans les habitudes du gouvernement anglais ni même d’aucun gouvernement de désavouer ses agents, quand ils procurent quelques avantages à la nation, même par des procédés irréguliers. Dans cette affaire secondaire comme dans celles plus importantes qui suivirent, l’erreur de Dupleix fut de croire à la possibilité d’un désaveu.

On ne relèverait pas ici cette étrange illusion, si elle n’avait eu pour sa politique les conséquences les plus fâcheuses. Pénétré de l’idée que Muzaffer j. et Chanda S. étaient les seuls souverains légitimes du Décan et du Carnatic, il ne voulut jamais admettre que les Anglais pussent avoir une opinion différente. Mis en face d’un principe de droit aussi bien établi, que pouvaient-ils faire sinon nous laisser le champ libre pour défendre la justice et la vérité ? On est étonné qu’un homme aussi avisé ait pu subordonner toute sa conduite à cette conception juridique. L’histoire de l’humanité n’est-elle pas une démonstration sans cesse renouvelée que si les idées de droit ont quelque valeur en temps de paix, en temps de guerre elles ne comptent pour rien ?

Lorsqu’après de longues hésitations et beaucoup de temps perdu, Nazer j. se décida enfin à paraître dans le Carnatic avec une armée formidable et qu’il fut arrivé près de nos limites, Floyer lui demanda de donner des ordres aux amaldars pour qu’on n’apportât point de vivres à Pondichéry, tandis que lui-même empêcherait tout ravitaillement par mer. Floyer engageait en outre Nazer j. à venir nous assiéger. Il fit mieux : il mit 300 hommes à la disposition de Nazer j. sous les ordres du capitaine Cope.

D’Auteuil, qui commandait nos troupes, ne manqua pas de représenter à l’officier anglais ce qu’avait d’insolite son intervention : nous n’étions pas en guerre avec l’Angleterre. Le Conseil de Goudelour, à qui ces observations furent transmises, répondit qu’en effet il ne pouvait considérer le roi de France ni ses sujets comme partie principale dans les querelles qui divisaient le pays, que loin de vouloir prendre les armes contre les Français il les considérait au contraire comme de bons amis, qu’il n’y avait pas par conséquent guerre entre leurs deux nations, mais qu’étant amis depuis longtemps de Nazer j., les Anglais étaient obligés par honneur non moins que par politique à lui donner des secours ; c’est pourquoi ils avaient pris les armes. Le capitaine Cope reçut en conséquence des ordres pour riposter au cas où des troupes de quelque nation que ce fût parussent en armes contre Nazer j., et il le fit savoir à d’Auteuil (8 avril). — (B. N. 9161, p. 87).

Après avoir pris l’avis de Dupleix, celui-ci répondit en ces termes trois jours plus tard :

« … Il ne dépend pas de votre gouverneur de décider ce que nous sommes dans cette guerre. Il y a longtemps qu’il en est instruit ; ainsi tout ce que vous me marquez à ce sujet n’est qu’un faux-fuyant que l’on a cru trouver pour couvrir s’il est possible la levée de boucliers que votre nation a fait contre nous. D’autres personnes plus au fait du droit de la guerre et des gens en diront quelque jour leurs sentiments aux personnes de qui vous avez reçu les ordres et je puis dire que vous ne les avez pas exécutés puisque vos gens ont été les premiers à tirer sur nous le samedi et que nous n’y avons riposté qu’après avoir reçu plusieurs coups de canon ; on voyait vos gens les servir. Le lendemain, dimanche, quelques-uns de vos gens ont été vus sur les terres de la Compagnie, encourageant autant qu’il leur était possible l’ennemi. Ainsi vous n’avez exécuté vos ordres en aucun point ; rien n’a pu vous retenir et les traités les plus solennels n’ont pu vous empêcher d’agir avec nous comme avec des ennemis. Le terme d’amis dont vous vous servez ne se trouve qu’au bout de votre plume, et vous êtes sans rougir nos ennemis déclarés… » (B. N. 9161, p. 92).

Piqué par cette attaque directe, Cope riposta à son tour le lendemain, 12 avril :

« Je ne suis point envoyé ici pour examiner vos prétentions ou vos raisons pour protéger, fomenter et soutenir un rebelle déclaré, mais j’y suis envoyé pour défendre le prince légitime du pays contre ce rebelle et ce prince doit mieux juger que tout autre quels sont vos droits, vos privilèges et vos bornes, puisqu’ils ne vous sont venus que de sa bonne volonté envers votre nation ou de celle de ses ancêtres.

« Notre nation a un droit indubitable de porter les armes contre quiconque sera rebelle au prince, puisque par lui (ce rebelle) la destruction des établissements anglais devenait palpable et les terribles stratagèmes et les conséquences d’une rébellion soutenue sont trop connus à un Anglais pour qu’on puisse s’imaginer que notre gouverneur n’en serait pas alarmé et ne pourrait point par conséquent rester spectateur oisif, surtout quand elle a approché de si près que l’incendie a frisé nos limites.

« Vous m’accusez témérairement d’avoir enfreint mes ordres ; c’est après une fuite précipitée, la plus grande disgrâce qu’on puisse reprocher à un homme élevé soldat, mais comme je me rappelle que quand j’ai pris possession de votre camp abandonné, j’y trouvai aussi l’art de la guerre abandonné, je fermerai les yeux sur ce défaut de jugement et pour ce que vous avancez de la conduite de mes gens dimanche, c’est également contraire à la vérité et vous me faites une grande injustice en disant que j’ai agi sans rougir, puisque je rougis beaucoup le dimanche matin, quand je me vis tout à coup privé de l’occasion d’agir, quoique vous me l’eussiez promis avec beaucoup de confiance par votre lettre du 3 avril n. s. » (B. N. 9161, p. 90).

L’allusion à la retraite de nos troupes dans la nuit du 5 avril est un peu lourde, mais la lettre dans son ensemble pose bien la situation telle que l’envisageaient nos rivaux et telle qu’elle se déroula dans la suite. Dès le premier jour, les Anglais ne furent pas assez aveugles pour ne pas voir où aboutirait la politique de Dupleix si jamais elle triomphait, et leur devoir strict était de la combattre. N’osant la heurter de front, ils ne s’attachaient encore qu’à en saper les fondements juridiques sur lesquels Dupleix prétendait l’appuyer et, à des titres de circonstance fort contestables, ils en opposaient d’autres qui n’avaient pas plus de solidité. Dans l’Inde de cette époque, la force seule créait le droit ; il n’y avait pas d’autre légalité. Le fléchissement de l’empire mogol, qui avait déchaîné tous les appétits, avait amené une confusion de tous les pouvoirs et la justice méconnue avait pris le chemin de l’exil. Aussi les arguments de droit invoqués de part et d’autre ne comptaient-ils que pour l’Europe où les hommes de loi ont été de tout temps fort habiles pour faire perdre aux gouvernements le sens des réalités.

Entre temps, le major Lawrence et Westcot envoyés comme ambassadeurs et plénipotentiaires extraordinaires auprès de Nazer j., « prince incontestable de la province, » avaient offert leur médiation pour rendre la tranquillité au pays. On a vu plus haut que Dupleix avait rejeté leur proposition sans la discuter.

Il n’est pas du reste certain que Lawrence et Westcot aient jamais reçu de Nazer j. mandat de se charger d’une pareille mission ; car le faible effectif qu’ils amenèrent avec eux et dont ils laissèrent le commandement au capitaine Cope parut si dérisoire que le soubab ne voulut les recevoir ni l’un ni l’autre et les laissa retourner à Goudelour, sans leur accorder la faveur d’une audience. Les Européens comptaient alors fort peu et Nazer j. avait d’eux une défiance toute particulière.

On le vit bien peu de temps après lorsque le soubab ayant eu l’heureuse fortune de faire Muzaffer j. prisonnier, considéra que les affaires de la côte Coromandel ne l’intéressaient plus et s’apprêta à se retirer dans le Décan. Les Anglais lui envoyèrent un vaquil, Agy Abdelady, pour lui offrir leurs services mais en même temps lui demander quelques faveurs, notamment la cession de Ponnamally. Ces demandes furent rejetées avec dédain et renvoyées à Mahamet Ali qui n’avait aucun pouvoir pour rien décider. Abdelady fut mis sous garde sûre sans pouvoir correspondre avec personne et n’obtint son élargissement que sous la condition de ne plus reparaître au camp. Les troupes anglaises qui étaient prêtes à partir restèrent à Goudelour.

Cependant Dupleix s’était emparé de Trivady et de Villapouram. Mahamet Ali pensa que dans cette occurrence il pourrait bien proposer lui-même aux Anglais la cession de Ponnamally, s’ils voulaient lui donner des forces suffisantes, non plus seulement pour garder Trichinopoly, mais conquérir tout le Carnatic. Floyer, qui reçut ces propositions, était un homme timide et irrésolu. L’incertitude des droits exacts des parties, le doute sur les jugements qu’on porterait en Europe, la crainte d’un désaveu dont le menaçait Dupleix, tout concourait à le mettre et à le laisser dans le plus cruel embarras. Il ne savait à quoi se décider et tout en sympathisant avec Mahamet Ali, il n’osait cependant lui prêter un concours effectif. Son remplacement ou plutôt sa disgrâce qui eut lieu sur ces entrefaites, jeta encore plus de trouble dans les esprits : on interpréta sa chute comme un désaveu de la politique d’intervention et le major Lawrence lui-même qui remplit l’intérim du gouvernement du 22 juillet au 28 septembre, hésita d’abord à se jeter franchement dans la lutte au moment où il eut été le plus nécessaire d’agir énergiquement contre les Français en août et septembre 1750. Dupleix a décrit ces hésitations dans sa lettre à Saunders du 18 février 1752.

« Les divisions continuaient dans l’armée combinée ; les réflexions que faisait sans doute M. Lawrence sur la conduite que sa nation tenait envers la nôtre le gênaient. Les promesses et, si vous le voulez, les dons et présents ne faisaient leur effet que dans l’instant ; le repentir et la crainte suivaient de près. L’on craignait avec raison d’être puni de ces diverses levées de bouclier contre nous. Les lettres du Dr  Lawrence et du conseil de ce temps prouvent la vérité de ce que j’avance ; vous les avez ; vous pouvez les lire ; vous y trouverez les peines inutiles qu’on s’y donne pour couvrir les opérations de nos troupes. Tout y est tiré par les cheveux et jamais on n’a su répondre à nos objections. Soit enfin cette crainte, soit toute autre raison que je puis ignorer, puisqu’elles ont dû être secrètes pour moi, vos troupes abandonnèrent tout à fait Mahamet Ali le 28 août. »

Nous en profitâmes pour gagner du temps et du terrain en détruisant l’armée de Mahamet Ali à Trivady (31 août) et en nous emparant de Gingy (12 septembre). Après la prise de cette ville qui consacrait nos succès et ouvrait à notre activité un champ illimité, nous étions devenus un danger véritable pour les Anglais, pour Mahamet Ali et pour Nazer j. Le temps des atermoiements était passé. On ne pouvait plus nous abattre que par une coalition.

Le nouveau gouverneur, Thomas Saunders, était arrivé à Goudelour le 28 septembre et celui-ci était vraiment un Anglais : froid et méthodique, il ne s’embarrassait d’aucun scrupule et n’attendait pas les ordres de son gouvernement pour agir. Avec la conviction qu’ont tous ses compatriotes de leur supériorité sur les autres nations, il commençait par réaliser ses desseins, puis, s’il avait le temps, il en cherchait les raisons juridiques. Saunders n’était assurément pas un bavard ni un idéologue. Il vit tout de suite à quoi tendait la politique de Dupleix, c’est-à-dire à l’anéantissement du commerce anglais, et sans plus tarder, il écrivit à la compagnie d’Angleterre, dès le 13/24 octobre :

« Les Français, pour pouvoir exécuter plus facilement leurs projets, prétendent qu’ils agissent comme partie principale et se plaignent que nous assistions Mahamet Ali… Nous vous assurons que nous aurons toujours soin de ne pas embrouiller les affaires par des mesures irréfléchies, mais nous ne pouvons pas cependant perdre de vue qu’il repose sur nous de faire échouer leurs projets, qui, s’ils réussissaient, aboutiraient à la ruine de notre commerce à cette côte. » (Public. to England, vol. 18).

Saunders envoya en conséquence un nouveau vaquil à Nazer j. pour le décider à sortir de sa torpeur. Celui-ci, qui s’était alangui pendant plus de quatre mois à Arcate, s’était enfin décidé à descendre dans le sud du Carnatic, mais il marchait à petites journées, tout en négociant avec Dupleix. Il reçut en audience le vaquil de Saunders et lui donna les plus sérieuses espérances d’une entente avec les Anglais.

Sa défaite et sa mort survenues le 16 décembre, jetèrent à nouveau le Conseil de Goudelour dans le plus grand embarras. Saunders pensa d’abord qu’une telle révolution serait suivie de grandes commotions, que la trahison des nababs qui avaient contribué au meurtre de Nazer j. jetterait la division dans l’armée et que cette division pourrait tourner à l’avantage des Anglais. Il parut unanimement raisonnable d’essayer de contrecarrer les projets des Français, mais comme une telle attitude appartenait en grande partie au gouvernement de Londres et dépendait surtout de la tournure des affaires, on ne jugea pas nécessaire de prendre des résolutions immédiates et il fut décidé de se tenir prêt pour toute occasion qui pourrait se présenter. (Délibération du 8/19 décembre).

On n’attendit pas longtemps. Quelques jours après, on apprit que loin de se diviser l’armée du Décan avait acclamé Muzaffer j. et marchait en triomphatrice vers Pondichéry.

C’était l’heure des décisions. Il faut rendre cette justice à Saunders que sans avoir reçu d’instructions de la Compagnie d’Angleterre, il n’hésita pas à prendre la seule attitude qui fut conforme à ses intérêts. Il ne céda ni à la crainte ni au sentiment. Il comprit que, s’il restait dans l’indécision où se plaisaient les Anglais depuis quinze mois, c’en était fait de leur prestige et de leur commerce et que nous allions seuls retirer tous les bénéfices de la campagne. Il reconnut donc comme souverain légitime non pas Muzaffer j., considéré comme usurpateur, mais son oncle Gaziuddin-Khan, frère aîné de Nazer j., alors ministre du mogol à Delhi, et quand Muzaffer j. lui demanda, peu de jours après sa victoire, de lui remettre toutes les places et terres que les Anglais avaient occupées pendant les derniers troubles, il affecta de ne pas comprendre, et ne répondit pas.

Il ne s’en tint pas à cette attitude négative ; résolu à déranger « autant que possible » nos projets, il estima qu’il était de son devoir de donner un appui plus effectif à Mahamet Ali et au roi de Tanjore, qui restaient nos ennemis. Le Conseil de Goudelour décida donc de leur envoyer de nouveaux secours. (Délibérations des 28 décembre 1750 et 20 janvier 1751).



§ 6. — Les premières négociations avec Mahamet Ali.

Telle était la situation lorsque Dupleix, ayant pris congé de Muzaffer j., attendait une réponse aux propositions qu’il avait faites ou transmises à Mahamet Ali. L’intervention gracieuse du chef marate Janogy dans les premiers jours de janvier 1751 lui permettait d’espérer qu’elle serait favorable. Il y eut des heures graves dans la destinée de Dupleix, il n’y en eut pas une plus décisive. Si, après avoir triomphé de Nazer j., il parvenait à régler à son avantage la question de Trichinopoly, c’était la sécurité complète. Rien, pas même une intervention anglaise, ne pouvait nous enlever le fruit de nos victoires. Encore fallait-il que ce point noir disparut de l’horizon.

Lorsqu’on examine longtemps après des événements qui n’ont pas réussi, il est facile de dire comment d’après d’autres calculs ils eussent pu mieux tourner. Le difficile est de faire ces calculs au moment opportun. Nul doute que si au lendemain de la mort de Nazer j. Dupleix avait consenti à reconnaître Mahamet Ali comme nabab de Trichinopoly, Madura et Tinnivelly, comme son intérêt le lui commandait, il eut pu établir une paix solide dans le sud de l’Inde et tout l’avantage eut été pour la nation. Mais ce n’est point ce qu’il proposait par l’intermédiaire de Janogy. Ses préventions contre la famille d’Anaverdi kh., si légitimes fussent-elles, continuaient d’inspirer sa politique et il ne proposait en somme à Mahamet Ali que la remise de ses dettes familiales et lui demandait en retour l’évacuation de Trichinopoly. On comprendra que dans ces conditions Mahamet Ali ait préféré courir le risque de négociations laborieuses que le sort des armes pouvait faire tourner à son profit. C’est tout le secret ou plutôt toute la raison des conversations qui se déroulèrent depuis le mois de janvier jusqu’au moment où les hostilités furent franchement reprises au mois de mai suivant.

Mahamet Ali, il faut en convenir, joua son jeu dans cette partie avec une habileté consommée. En même temps qu’il négociait avec Dupleix en lui donnant avec une émotion communicative l’assurance de ses dispositions pacifiques[43], il prenait ses garanties du côté des Anglais et s’apprêtait avec leur concours à nous résister à main armée.

Les Anglais, on vient de le voir, avaient déjà résolu de lui envoyer de nouveaux secours par délibération du 28 décembre 1750. Lorsque se produisit la médiation Janogy, Mahamet Ali tint Saunders au courant de toutes les négociations avec Dupleix et lui fit savoir qu’il n’y répondrait qu’après avoir obtenu son avis. Si on l’abandonnait, il lui serait impossible de continuer la guerre et ce serait le triomphe des Français ; dans le cas contraire, il était décidé à aller jusqu’au bout. De la réponse qui lui serait faite de Goudelour dépendrait toute sa conduite. Devant des déclarations aussi formelles, Saunders n’hésita pas un instant ; par délibération du 20 janvier, confirmée le 28, le Conseil de Goudelour décida à nouveau de donner tout son appui à Mahamet Ali.

Cependant Saunders ne s’engageait pas dans le conflit avec beaucoup d’enthousiasme. Il n’avait pas de grandes forces à sa disposition ; d’autre part il n’était nullement assuré d’être soutenu en Europe. De même que la Compagnie de France, celle d’Angleterre était opposée à toute action politique pouvant la distraire du commerce et Saunders lui-même partageait ces sentiments ; lui aussi ne croyait pas que la guerre fut conforme aux intérêts des deux compagnies.

« Nous devons reconnaître, écrivait-il à Londres le 18 février 1751, que si les Européens n’étaient pas intervenus dans ces affaires, mais avaient laissé les princes indiens vider seuls leurs querelles, cela eut infiniment mieux valu pour le commerce. Mais, ajoutait-il aussitôt, comme les Français se sont mis en possession de plusieurs districts étendus et qu’ils ont hissé leur drapeau jusqu’aux limites de notre territoire et qu’ils s’efforcent d’entourer nos établissements de telle manière que nous ne puissions plus recevoir ni provisions ni marchandises, il a été jugé nécessaire d’essayer d’entraver leurs projets qui, en cas de succès, feraient qu’en temps de paix notre situation serait pire qu’en temps de guerre…

« Les Français tâchent de s’établir dans les places les plus convenables de la côte et jettent les bases d’un commerce avantageux sans le moindre égard pour les intérêts de leurs voisins. Autant que nous le pourrons nous ferons tout pour y mettre obstacle. » (Public. To England, vol. 18. Lettre du 18 février 1751, § 23 et 62).

La question ainsi posée, il était difficile que Saunders fut désavoué, d’autant que par prudence ou habileté, il avait pris soin de déclarer qu’il entendait soutenir Mahamet-Ali « jusqu’à ce que l’on connut les sentiments de la Compagnie », laissant à celle-ci le soin de dire le dernier mot,… si les événements pouvaient encore le permettre.

Or, aussi bien à Londres qu’à Goudelour, les Anglais se rendaient compte que Pondichéry pouvait devenir la métropole de la côte Coromandel et déjà ils voyaient toutes les marchandises de la province affluer dans les magasins du Conseil supérieur. La seule raison qui les empêchât encore de se déclarer ouvertement, ce n’était ni la prudence ni la crainte, c’était le manque de moyens ; ainsi que l’écrivait Saunders, « le succès de nos affaires à cette côte dépend entièrement d’une force suffisante pour abaisser les Français. »

Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’ils nous virent nous engager dans le Décan à la suite de Muzaffer j., puis de Salabet j. ; leur inquiétude redoubla ; — ils craignirent que nous ne devenions les maîtres absolus de tout le pays — :

« Quel effet cela peut-il avoir sur la province du Carnatic, nous ne pouvons pas le dire ? écrivait Saunders le 7 mars. Salabet j. est un jeune homme de dix-huit ans et l’on se demande s’il n’entre pas dans les vues des Français de se débarrasser de toute la famille de Nizam… Il est vraisemblable qu’ils appuieront les prétentions de Chanda S. au gouvernement du Carnatic, ce qui occasionnera de nouveaux troubles… Nous pouvons vous assurer que le plan français est de s’emparer de toute partie de cette province qu’ils jugeront nécessaire à leurs intérêts sans le moindre souci du droit des gens… Nous avons protesté quand ils ont arboré leur pavillon près de nos limites et nous attendons que Dupleix nous donne satisfaction. (Public. To England, vol. 18. Lettre du 7 mars, § 9 à 15).

La mort inattendue de Muzaffer j., en supprimant de l’échiquier politique un prince que les Anglais avaient affecté de méconnaître, pouvait les mettre dans l’embarras ; Salabet j., son successeur, n’était pas un usurpateur. Frère cadet de Nazer j., il avait tous les droits à la couronne. Mais c’est nous qui la lui avions donnée : les Anglais commencèrent également par l’ignorer. Il y avait, comme on le sait, un autre frère de Nazer j. et de Salabet j., plus âgé qu’eux, qui résidait à Delhi, où il remplissait à la cour une charge importante : c’était Gaziuddin khan. Ce prince n’avait pas fait acte de prétendant après la mort de son père Nizam oul Moulk, mais il se réservait de faire valoir éventuellement ses droits. Avant même de savoir la mort de Muzaffer j., il avait envoyé à Mahamet Ali un firman du Mogol et un paravana personnel par lesquels ils le reconnaissaient l’un et l’autre comme nabab d’Arcate (mars 1751). Ces actes, en admettant qu’ils fussent authentiques, donnaient au pouvoir de Mahamet Ali une apparence de régularité : en continuant à le soutenir, les Anglais restaient ou paraissaient rester dans la légalité. Conformément à leurs délibérations du mois de janvier, ils renforcèrent donc la garnison de Trichinopoly de 280 européens et 300 cipayes, qui encore une fois furent mis sous les ordres du capitaine Cope.

Occupé à ce moment à consolider ses succès du côté d’Arni et de Chettipet, Dupleix affecta de ne pas saisir la signification de ce mouvement, et il continua à causer avec Mahamet Ali, comme s’il avait une confiance absolue dans l’issue des négociations. Il conseilla même à Salabet j., le nouveau maître du Décan, de ne point décourager Mahamet Ali par des propositions trop dures et celles du mois de janvier lui furent renouvelées, au début d’avril. Dupleix se trouvait à ce moment à Gingy, où il était allé se rendre compte de l’importance réelle de cette place et prendre, de ce point d’observation, les mesures les plus convenables pour une expédition militaire, soit du côté du nord soit du côté du sud ; or son intention, comme on va le voir, n’était pas d’attaquer Trichinopoly, mais d’aller d’abord inquiéter les Anglais du côté de Madras.

Mahamet Ali reçut avec surprise les propositions de Salabet j. ; il avait espéré moins de complaisance. Pris à son propre piège, il lui était difficile de ne point se conformer au désir qu’il avait lui-même exprimé de conclure la paix, mais que n’inventa-t-il pas pour dissimuler ses véritables intentions ? Tantôt il disait avoir reçu un firman du Grand Mogol l’investissant directement de Trichinopoly et tantôt il invoquait un ordre de Salabet j., l’invitant à payer le chotaye aux Marates. Dupleix ne se gêna pas pour lui répondre en deux lettres assez dures que toutes ces pièces étaient de son invention et qu’il les avait lui-même fabriquées (B. N. 9159, p. 333 et 340-341). Ces supercheries passant en Orient pour une preuve d’habileté, Mahamet Ali dut plutôt être flatté du reproche, mais il lui était impossible de pousser plus loin la dissimulation : à la fin, il lui fallut avouer que, quel que fut son désir de s’entendre avec Dupleix, il ne le pouvait pas ; il n’était plus le maître de ses actions. Un envoyé spécial, nommé Naras pendet, vint peu de jours après confirmer à Dupleix lui-même cette étrange mais utile déclaration.

C’est alors que se posa nettement devant le gouverneur de Pondichéry la question de savoir comment il engagerait le mieux les hostilités. Prévoyant qu’il ne resterait pas inactif, les Anglais pensèrent que, suivant le précédent de 1736, les Français voudraient d’abord s’emparer de Trichinopoly et, pour parer à la chute de cette place, Saunders y envoya le 19 mai le capitaine Gingins avec de nouvelles forces[44]. Cope, qui opérait du côté de Madura, reçut en même temps l’ordre de revenir sur ses pas. C’est évidemment là que les Anglais s’attendaient à être attaqués.

Ce n’était pourtant pas le désir ni l’intention de Dupleix. Jusque vers le milieu d’avril il avait été occupé à achever la pacification du Carnatic. Depuis la bataille d’Ambour, l’anarchie la plus complète régnait dans le pays ; personne ne savait qui était nabab ou soubab ; les maîtres du pouvoir s’y succédaient avec une terrifiante rapidité et, dans la confusion qui en résultait, chaque petit seigneur, prétendant plus ou moins au titre de nabab, cherchait à se rendre indépendant, c’est-à-dire à ne payer de tribut ou d’impôt à personne. La descente de Nazer j. dans le Carnatic n’y avait pas rétabli l’ordre ; elle avait affaibli l’autorité de Chanda S. sans consolider celle de Mahamet Ali. Lorsque le nabab eut été tué, il fallut une nouvelle campagne pour reprendre Arni, Chettipet, Vandischva et d’autres places qui réclamaient leur autonomie. Le capitaine La Tour fut employé à ces opérations plus ingrates que malaisées. Enfin la chute de Chettipet et de son chef Mirsoutou, qui eut lieu le 14 ou le 15 avril, entraîna la soumission du nabab de Vellore, Mortiz Ali, et tout le Carnatic, à l’exception de Trichinopoly, obéit à Chanda S.. Le moment paraissait venu de faire contre cette place un effort décisif.

Avant toutefois de se mettre en marche, Dupleix proposa un moyen terme. Il s’agissait d’après lui d’opérer d’abord du côté de Madras avec un fort détachement de cavaliers sous les ordres de Chek Assem, non pas pour attaquer cette ville — les traités nous l’interdisaient — mais pour occuper les aldées et places du voisinage, notamment Meliapour et Ponnamalli, qu’il considérait toujours comme appartenant aux Maures. Par cette manœuvre, on atteindrait un double but : on interromprait le commerce des Anglais et on les obligerait probablement à rappeler leurs troupes du sud. Pendant qu’ils effectueraient cette retraite, le gros de nos troupes, tenu en réserve à Gingy, tâcherait, par une marche forcée, d’atteindre Trichinopoly et de s’en emparer par surprise.

Les conseillers ou amis de Dupleix auxquels il soumit ce plan ne l’approuvèrent pas ; ils lui représentèrent que cette diversion serait vraisemblablement inutile ; les Anglais ne rappelleraient personne et nous nous priverions pour attaquer Trichinopoly, du concours si nécessaire de notre cavalerie. Dupleix se rendit à ces raisons, mais non sans regret ; deux mois plus tard, en juin, il estimait encore que ses idées étaient les meilleures et il regrettait de ne pas les avoir suivies. L’expédition de Trichinopoly resta seule envisagée.

C’est à ce moment que Saunders, pressentant notre intervention mais la devançant, envoya non plus un détachement mais toute une petite armée à Trichinopoly sous les ordres du capitaine Gingins. Dupleix, qui avait perdu plus d’un mois en combinaisons avortées, se décida enfin à agir et Gingins avait à peine quitté les limites de Goudelour que d’Auteuil, investi pour la troisième fois du commandement de nos troupes, quittait Gingy et les entraînait à la suite de l’armée anglaise : il avait environ 1.000 blancs et Chanda S. 7 à 8.000 cipayes.

À peine sut-il que nos troupes venaient de se mettre en route que Mahamet Ali essaya encore une fois de nous arrêter par des négociations. Le 22 mai, un brame vint à Pondichéry de la part de son frère Abdoul Wahab kh., comme pour traiter de la paix. Dupleix refusa de l’écouter, mais sa femme le reçut : tous deux d’ailleurs étaient d’accord pour jouer ce rôle. On sait avec quelle ardeur madame Dupleix s’occupait des affaires publiques ; elle y prenait presque autant de part que son mari. Quand elle ne correspondait pas avec les nababs ou les rajahs, elle écrivait à leurs femmes ou à leurs mères qu’elle avait presque toutes connues à Pondichéry. Elle fit répondre à Mahamet Ali que s’il consentait à recevoir notre pavillon et remettre Trichinopoly entre nos mains, on lui accorderait la protection du roi ; tous ses biens lui seraient conservés et on lui donnerait la liberté d’aller où il voudrait. Il n’était plus question d’un gouvernement dans le Décan.

Ce ne furent pas toutefois ces conditions, moins avantageuses que les précédentes, qui rendirent la paix impossible ; d’accord avec les Anglais, Mahamet Ali ne cherchait qu’à nous abuser, et de toute façon il n’était pas disposé à traiter. Les armes seules pouvaient trancher le différend. Dupleix écrivit aux 72 paliagars de Trichinopoly pour les inviter à ne donner aucune assistance à Mahamet Ali et la guerre commença.



§ 7. — La marche sur Trichinopoly.

(Mai-septembre 1751)
Nouvelles et dernières négociations avec Mahamet Ali.

La distance à vol d’oiseau de Gingy à Trichinopoly est de 180 kilomètres et jusqu’au bord du Cavery où celle-ci est assise, nulle rivière, nulle montagne, nulle colline même ne barre la route. La plaine n’est coupée que par des bouquets d’arbres qui en rompent la monotonie. La marche y est aisée et n’est pénible qu’au mois de mai et au mois de juin, sous l’effet du soleil ou des vents de terre qui répandent dans l’air une poussière de sable des plus fatigantes. Mais aucun de ces désagréments, dont nous nous plaignons aujourd’hui, ne semble avoir incommodé les hommes du xviiie siècle ; en aucune de leurs lettres, il n’est question de leurs ennuis ou de leurs souffrances. On marche et l’on peine comme si l’on était insensible aux contrariétés de la nature.

L’armée mit plus de trois mois à arriver jusqu’au Cavery. Le 24 mai, Gingins n’était encore qu’aux environs de Trivady et Chanda S., à Tirnamallé, à quelques 50 milles de distance l’un de l’autre. Mais les jours suivants l’ennemi gagna du terrain, tandis que Chanda S. et d’Auteuil ralentissaient leur marche et faisaient même une halte de 10 à 15 jours pour payer les cipayes et mettre un peu d’ordre dans leur armée. Gingins en profita pour s’emparer de Vredachalam[45], où le pavillon français était arboré au nom de Chanda S. (3 juin). « Faites-leur sentir la faute essentielle qu’ils ont faite, » écrivait Dupleix à d’Auteuil le 7 juin (A. V. 3747), en pensant que les Anglais seraient blâmés par leur gouvernement.

Après s’être assuré cette base d’opération, Gingins continua sa marche, il reçut entre-temps un renfort de 4.000 cipayes de Mahamet Ali et de 100 européens du capitaine Cope. Il arriva ainsi devant Valconde, place forte assez importante, située à 50 milles de Goudelour et à 40 de Trichinopoly.

Ni d’Auteuil ni Chanda S. ne pouvaient songer à l’arrêter ; il y avait dans leur armée une débauche effroyable et une très grande confusion, et les deux chefs n’étaient guère d’accord que pour ne pas agir. D’Auteuil passait son temps à demander des conseils. Or, à son départ de Pondichéry, il avait été réglé de vive voix que, dans la conduite des opérations, il devrait s’inspirer des circonstances. À quoi bon toutes ces consultations ?

« Il y a longtemps que je le dis, lui écrivit Dupleix le 21 juin ; si on avait voulu me croire, les diversions que j’avais proposées auraient fait au mieux, surtout celle du Nord. On s’en est moqué ; à quoi sert de me consulter ? Je ne dirai plus mot et mon unique souci sera de fournir de l’argent autant que je le pourrai. À vous le soin du reste. Je vous prie même de ne pas me parler de vos opérations que lorsqu’elles seront faites. Les sentiments changent tellement d’un moment à l’autre que ce que vous me marquez dans une lettre est détruit par une autre. »

Quant à Chanda S., Dupleix l’accusait formellement de manquer de fermeté et de se laisser tourner la tête par les premiers contes qu’on lui faisait. Si sa cavalerie avait voulu marcher, les opérations eussent été vite terminées. Mais, disait Dupleix, « il est difficile de faire entendre raison à ces gens-là. »

Fort heureusement, la fortune nous seconda mieux que nos chefs. Les Anglais trouvèrent devant Valconde une résistance inattendue. Le quelidar de la place, ne sachant au juste quel était le véritable nabab, n’osa pas se déclarer entre Mahamet-Ali et Chanda S., et, sans prendre notre parti, il ne voulut pas cependant se soumettre aux Anglais. On parlementa pendant quinze jours ; enfin, dans la nuit du 29 au 30 juin, les Anglais se résolurent à l’attaquer. Ils s’emparèrent aisément des défenses extérieures de la ville ; mais le fort les arrêta et ils furent obligés de se retirer avec perte. Les troupes de Chanda S. et les nôtres, attirées par le bruit de la canonnade, arrivèrent au jour et achevèrent la déroute ; les Anglais perdirent 90 blancs, 6 pièces de canon, des fusils, des munitions et toutes leurs tentes.

On les eut sans doute anéantis ou pris, si on les eut poursuivis avec vigueur ; mais la cavalerie de Chanda S. ne voulut pas donner, lui-même ne fit preuve d’aucune initiative et d’Auteuil n’était vraiment pas un entraîneur d’hommes. Ce fut un succès sans utilité. Aussi les officiers découragés pariaient-ils de se retirer et d’abandonner Chanda S. ; après tout, disaient-ils hautement, c’était sa cause qui était en jeu et non la nôtre. Dupleix se fâcha.

« Vous et vos messieurs, écrivit-il à d’Auteuil le 3 juillet, vous devez penser que ce n’est que pour l’État que nous travaillons et non pour tous ces lâches de Maures. Chacun y a aussi trouvé son bénéfice, les uns plus, les autres moins et quoique dans le fond nous ne travaillons que pour nous, ce serait donner des marques de la plus grande ingratitude que d’abandonner Chanda S. Je sais bien que la pensée ne m’en viendra jamais et que si je ne suis pas secondé par tous ceux mêmes qui ont profité du passé, Dieu ne m’abandonnera pas et qu’il suscitera quelque moyen de tirer encore la nation avec honneur de cette dernière entreprise. Je ne me décourage pas facilement ; c’est à ma persévérance qu’est due toute la fortune de Pondichéry et malgré les traces d’ingratitude que je trouve de temps en temps également chez les miens comme chez les autres, je ne jette pas le manche après la cognée… Ah, mon cher frère, pourquoi vous trouvez-vous à la tête de ce corps ? Si c’était tout autre que vous, je m’en consolerais plus facilement, au lieu que j’en suis au désespoir, par la seule raison que vous y êtes… Qu’eussiez-vous donc fait si vous aviez été battu ? »

Ce même jour, Dupleix reçut le divan de Chanda S. ; il traita son maître de lâche et de poltron et menaça de l’abandonner : menace d’ailleurs de pure forme.

Les deux mois et demi qui suivirent l’affaire de Valconde n’amenèrent aucun changement notable dans la situation. Après leur défaite, les Anglais, mollement poursuivis, se retirèrent à Outatour qui n’est plus qu’à 20 milles au nord du Coléron, puis, leurs forces étant très réduites, ils estimèrent qu’ils ne seraient en sûreté que sous les murs de Trichinopoly et ils passèrent le fleuve le 28 juillet. Les eaux sont toujours très hautes à ce moment de l’année ; deux des bateaux qui portaient les troupes coulèrent et, d’après une lettre de Madras, il y aurait eu 115 blancs et plus de 300 hommes noyés, sans compter la perte d’une grande quantité de munitions. C’est en vain que Dupleix avait ordonné à d’Auteuil de poursuivre les fuyards ; avec la supériorité numérique que nous possédions, on pouvait tous les précipiter dans le fleuve. D’Auteuil joignait à une paresse d’esprit naturelle une confiance exagérée dans les donneurs de conseils et ses officiers, dont aucun n’avait de grandes qualités, ne l’encourageaient pas à marcher de l’avant. Sous leur action déprimante, il écrivait à Dupleix des lettres pleines de mauvaise humeur et parlait constamment de résigner le commandement. Il n’y avait malheureusement aucun officier capable de le remplacer ; le seul qui put commander, Prévôt de la Touche, était en France en mission depuis le mois de février 1751. Dupleix répondit à d’Auteuil qu’avant de penser à se retirer, il devait songer à l’honneur de la famille et à son propre intérêt qui seraient compromis par cette sorte de désertion : quant à ses officiers, s’ils hésitaient à servir, ils pouvaient revenir à Pondichéry, leur démission serait acceptée. Ce n’était pas dans son intérêt que Dupleix faisait la guerre, mais dans celui de la Compagnie et de la Nation (Lettre du 13 juillet) : il fallait que chacun en fut bien convaincu.

Ces faits connus de toute l’armée ne contribuaient pas à y entretenir un excellent esprit. Faute de direction, personne n’obéissait plus, et les soldats n’étaient pas les plus indisciplinés. Même désordre dans l’armée de Chanda S. Nos officiers manquaient de respect au nabab et l’interpellaient en termes désobligeants : ses propres cipayes, mal payés, refusaient de lui obéir et on dut les faire passer sous le commandement de Chek Assem. Comment, dans ces conditions, porter des coups décisifs ? Un jour pourtant Chek Assem se résolut à poursuivre l’ennemi et lui infligea des pertes assez sensibles (17 juillet) ; quelques jours après, malgré les hautes eaux du Coléron, il trouva le moyen de passer le fleuve à la suite des Anglais avec quelques cavaliers et cipayes et trois pièces de canon ; mais ces deux exploits il les accomplit sans prendre d’avis de d’Auteuil. C’était une dure leçon pour notre commandant : « Ne valons-nous donc pas ce Chek Assem ? » lui écrivit Dupleix le 5 août.

Si infructueuse au point de vue militaire qu’ait été l’affaire de Valconde, elle n’en produisit pas moins une profonde impression sur Mahamet Ali. Dupleix, voyant la retraite ou plutôt la fuite des Anglais, s’était un instant flatté de l’espoir qu’ils entreraient avec lui en composition et, dans cette idée, il avait tracé à d’Auteuil les conditions qu’il devait leur proposer : abandon de la cause de Mahamet Ali, rappel de leurs troupes de Trichinopoly, enfin restitution à Chanda S. de Vredachalam, Ponnamally, St -Thomé et Trivendipouram (Lettre du 24 juillet). Mais les Anglais ne bougèrent pas.

On vit par contre reparaître Mahamet Ali. Agit-il de son propre mouvement ou à l’instigation de ses alliés ? on ne saurait le dire d’une façon précise. Quoiqu’il en soit, il crut ou feignit de croire que la victoire finale pourrait se déclarer en notre faveur et à tout hasard il nous fit de nouvelles ouvertures. Dupleix, se faisant fort de la ratification de Salabet j., lui promit la remise de ses dettes et le gouvernement des quatre circars ou provinces de la côte d’Orissa : Ellore, Mustafanagar, Chicacole et Rajamandry. Il n’était jamais allé si loin dans la voie des concessions.

Si Mahamet Ali avait agi de bonne foi ou joui de la liberté de ses mouvements, il aurait envoyé une personne qualifiée pour s’entretenir avec d’Auteuil et suivre ouvertement les pourparlers, mais, soit prudence, soit fourberie, il aima mieux négocier dans le plus grand mystère et, pour moins attirer l’attention sur ses manœuvres, il eut recours aux bons offices d’un personnage obscur, nommé Abd oul Kader, qui s’en allait d’un camp à l’autre en trompant la vigilance des sentinelles.

Au bout d’un mois, on n’était pas plus avancé ; Mahamet Ali, n’étant pas le maître de ses actions, déclarait ne savoir comment terminer l’affaire et cependant, disait-il, il ne voulait pas mécontenter Dupleix. Pressé de se déclarer d’une façon plus nette, il écrivit enfin à d’Auteuil :

« J’ai reçu la lettre que vous m’avez écrite. Abdoul Kader est arrivé ici, il m’a informé de toutes choses. Tout ce que vous me faites dire par lui est très poli. Cependant vous m’écrivez dans des termes extrêmement forts, ce qui me surprend et fait naître des doutes. Les grandes affaires ne se terminent pas si aisément : lorsqu’on presse de finir, elles vont toujours mal. Vous avez de l’esprit et de la capacité ; c’est pourquoi je ne crois pas devoir vous en dire davantage. Il faut que je cherche quelques prétextes pour renvoyer ceux qui sont ici [les Anglais]. Je vous chéris sincèrement et je n’ai pas deux façons de penser à votre égard. Je vous prie de n’être pas indisposé contre moi… Supposez que vos adversaires, ceux qui sont à mon service, m’arrêtent sous prétexte que je leur dois leur paye, il faut me prendre alors sous votre protection. Je vous prie de me faire cette promesse par écrit. Celui qui ne redoute pas la mort ne craint rien. Tout ce que vous m’avez fait dire par Abdoul Kader me console et me tranquillise. »

La négociation avec Mahamet Ali en resta là. Il est peu vraisemblable que ce soit la crainte des Anglais qui l’ait fait échouer. Tout porte à croire que l’affaire fut engagée avec leur assentiment, dans l’intention de pénétrer nos secrets ou de surprendre nos desseins. Abd oul Kader n’était qu’un espion. En tout cas, les sentiments des Anglais n’étaient pas douteux : ils étaient loin de songer à la paix, et Dupleix dut être singulièrement désenchanté, lorsque, le gros de nos forces se rapprochant chaque jour de Trichinopoly, le Conseil de Goudelour éleva tout d’un coup une invraisemblable prétention. Il déclara, sans fournir d’ailleurs la moindre preuve, que tout ce pays lui avait été donné en gage par Mahamet Ali et que nous n’avions aucun droit d’y pénétrer. Il adressa en conséquence le 15 août une protestation motivée à Dupleix, au Conseil de Pondichéry, à Chanda S. et à d’Auteuil. Voici la lettre qui fut envoyée à celui-ci par le capitaine Gingins :

« Comme par un acte daté juillet 1750 tout le pays de Trichinopoly avec ses places et ses dépendances a été donné à l’honorable Compagnie des marchands trafiquants aux Indes Orientales, en conséquence de cette concession ce pays est devenu la propriété de l’honorable Compagnie d’Angleterre ; ainsi elle en a pris possession. Pour que vous n’en prétendiez pas cause d’ignorance, je vous le fais savoir et même proteste contre toutes les hostilités que les forces françaises font ou feront contre ladite contrée par eux-mêmes ou en conjonction avec Chanda S., l’ennemi déclaré de notre nation. »

La lettre de Saunders à Chanda S. indiquait les motifs de cette cession : « pour de l’argent que l’on a prêté d’ici au nabab Anaverdi Kh-Bahadour [Mahamet Ali], il m’a donné en gage l’année dernière le royaume de Trichinopoly et la forteresse ».

Il était difficile d’énoncer avec plus d’assurance des contre-vérités. En juillet 1750, Nazer j. vivait encore. Aux yeux mêmes des Anglais, il était le seul maître du Décan ; et lui seul avait qualité pour concéder un territoire quelconque ; or on a vu avec quelle obstination il s’était toujours refusé à souscrire à la cession de St -Thomé, Ponnamally et Trivendipouram. Pourquoi se fut-il dessaisi de Trichinopoly qui valait mieux ? Quant à Mahamet Ali, le vassal ne pouvait avoir plus de droits que le maître, et eut-il contre toute logique consenti à l’hypothèque invoquée par Saunders qu’elle n’avait aucune valeur. La vérité était que l’acte en question était purement imaginaire. Dupleix ne manqua pas de le faire observer aux Anglais et se retrancha à son tour derrière le firman du Mogol qui lui avait concédé toutes les provinces entre la Quichena et le cap Comorin. Le Conseil de Goudelour enregistra purement et simplement la lettre de Dupleix sans y répondre (Délibération du 30 août) et l’affaire en resta là.

Anticipons maintenant un peu sur les événements, et suivons jusqu’à la fin de cette année 1751 le fil inconsistant des différentes manifestations d’ordre épistolaire ou diplomatique, où l’on cherchait de part et d’autre à justifier son intervention ou sa résistance.

Dupleix reçut en communication, à la fin d’octobre, deux lettres fort importantes que Salabet j. adressait à Saunders et à Mahamet Ali. Il les informait qu’il venait de recevoir du Mogol le firman du Décan et qu’ainsi se trouvaient levés les doutes de ceux qui pouvaient encore contester ses droits. Il recommandait en conséquence aux Anglais de se désintéresser désormais de la cause de Mahamet Ali, qui à ses yeux n’était qu’un rebelle.

« Les Européens, lui disait-il, sont gens d’esprit et pensent bien ; je m’étonne que vous qui l’êtes, vous vous soyez joints à lui. Que prétendez-vous faire et que vous en reviendra-t-il ? Du mal et pas autre chose. Vous vous êtes perdu de réputation et vous vous perdez encore davantage. Enfin je vous conseille d’abandonner ce rebelle et de vous mêler du commerce ; vendre et acheter, c’est votre métier et pas davantage. Ne faisant que cela personne ne vous molestera. Si au contraire vous continuez à lui donner du secours, je vous préviens que votre commerce et vos emplacements en souffriront et vous aurez ce que vous méritez. Tous les conseils que je vous donne ci-dessus c’est par pure bonté de ma part. Profitez-en et continuez à vous comporter ainsi que vous l’avez fait du vivant de mon père, sinon prenez-en à vous-même de tout ce qui vous arrivera[46]. »

La lettre à Mahamet Ali était une nouvelle et dernière invitation à se soumettre :

« À quoi peut vous servir la rébellion dans laquelle vous êtes ? Que vous en reviendra-t-il de vous perdre de réputation ? que craignez-vous de moi ? Je suis d’un caractère à pardonner ceux qui sont repentants de leurs fautes ; je ne respire point la vengeance ; je reçois tous ceux qui reconnaissent leur faiblesse et viennent implorer ma clémence ; je ne suis point avide du sang de mes sujets. Ainsi vous pouvez en toute sûreté remettre la forteresse à Chanda S. et venir auprès de moi ; je vous recevrai comme il faut. Un peu d’obéissance de votre part vous rendra heureux. Je vous écris tout ceci à condition que vous vouliez en profiter. Si au contraire vous ne le faites pas, je saurai bien vous en punir. Réfléchissez à tout ceci et prenez le bon parti et sachez que le maître a droit de faire tout ce qu’il juge à propos. »

Ces lettres ne produisirent aucun effet. Saunders fit mettre en prison le porteur de celle qui lui était personnellement adressée et, loin d’entrer en composition soit avec Dupleix soit avec Chanda S., il s’occupa au contraire de conclure un accord avec Morarao et les Marates, pour mieux ruiner nos projets. Il s’efforça d’autre part d’empêcher toutes communications avec Pondichéry ; un navire anglais, le Britannia, qui avait débarqué en septembre des marchandises en cette ville, reçut l’ordre de les rembarquer pour Goudelour. « Je suis surpris, écrivit Saunders au capitaine, qu’avec les Français qui sont prêts à chaque instant à couper nos gorges, vous soyez capable d’une pareille action. » Simple tracasserie ; d’autres suivirent, telles le refus de nous rendre nos esclaves, l’interdiction de la liberté de circulation à nos gens qui allaient et venaient à travers le pays, la défense à divers Européens de venir à Pondichéry, l’opposition à la sortie des ports anglais des marchandises dont on avait coutume de faire le commerce. « Ces difficultés, écrivait Dupleix à Saunders, ne servent qu’à faire connaître que la paix qui subsiste entre nos souverains ne vous engage en rien du tout, pas même au devoir de la simple bienséance, dont vous affectez d’oublier tous les usages. »

Quant à Mahamet Ali, ni craintes ni menaces ne pouvaient désormais le détacher des Anglais. Il avait avec eux partie liée par la communauté des intérêts ; eût-il voulu leur fausser compagnie, ses dettes l’enchaînaient à leur cause. Il n’eut trouvé nulle part ailleurs les ressources nécessaires pour faire figure de nabab ; les revenus qu’il retirait des places où son autorité pouvait s’exercer n’étaient pas suffisants pour lui permettre la moindre indépendance. Ses collecteurs d’impôts ne mettaient ni hâte à les faire rentrer ni conscience à les verser au trésor. Pour vivre, il avait besoin des Anglais. Quant à être traité de traître ou de rebelle, en quoi ce reproche pouvait-il le toucher il savait ce que valaient les firmans et, dans les contestations soulevées par la mort de Nizam oul Moulk, il pouvait assez légitimement prétendre que ni Muzaffer j., ni Nazer j., ni Salabet j., ni même Gaziuddin k., n’avaient des droits absolus à sa succession. Le véritable maître était le Mogol et celui-ci distribuait ses faveurs comme il l’entendait, sauf à donner la même province à deux nababs différents. C’était à ceux-ci à régler entre eux leurs comptes.

Comme pour accroître la confusion, on lut au Conseil de Goudelour le 22 novembre une lettre où Gaziuddin kh., nommé, disait-il, gouverneur du Décan, en informait Mahamet Ali, le confirmait comme nabab du Carnatic et l’invitait à détruire tous les fauteurs de troubles dans la province. Cette lettre ne pouvait que favoriser les résistances de Mahamet Ali, comme elle fournissait les arguments à Saunders pour réfuter les principes de légitimité sur lesquels Dupleix prétendait appuyer sa politique. La force seule pouvait avoir raison d’une si étrange confusion de droits contradictoires, incertains et d’autant mieux défendus.


Cependant, depuis la retraite de Valconde, les Anglais étaient à l’abri derrière les murailles de Trichinopoly. Quant à nous, nous tenions toujours la campagne, sans nous résoudre à passer le Coléron dont les eaux restaient hautes. Enfin, au début de septembre, la décrue commença à se faire sentir ; nulle raison ne nous retenait plus sur ses rives.

D’Auteuil résigna à ce moment ses fonctions. Il était toujours incommodé par la goutte et la souffrance ajoutait à son manque d’énergie. Une première fois, le 3 août, il avait passé le commandement à Brenier pour cinq jours ; vaincu définitivement par le mal, il quitta l’armée le 14 ou le 15 septembre et le 23, il était de retour à Pondichéry. Son successeur fut Jacques Law, jeune capitaine âgé de 28 ans, et que le siège de Tanjore, dix huit mois auparavant, avait mis en lumière.

Law était le neveu du célèbre financier de la Régence. Venu dans l’Inde en 1744 pour y servir dans les bureaux, il avait préféré l’épée et avait rapidement conquis les grades inférieurs. Esprit critique et caustique, il n’avait cessé de désapprouver la mollesse et les hésitations de d’Auteuil ; qui mieux que lui pouvait le remplacer ? Il n’était que temps de faire acte de vigueur, d’autorité et de décision.



§ 8. — Le premier siège de Trichinopoly.
Inaction de Law
.

(Sept. 1751-février 1752).

Interrompons un instant ce récit. Si l’on veut comprendre les événements qui se déroulèrent autour de Trichinopoly jusqu’au 1er août 1754, une description sommaire du pays est absolument nécessaire.

D’abord, un grand cours d’eau au nord, le Coléron, qui, sous le nom de Cavery, prend sa source dans les Ghattes orientales non loin de la côte malabar, et se jette dans la mer à Devicotta : il se détache du Cavery un peu avant Trichinopoly pour prendre le nom de Coléron. Les deux fleuves, après s’être séparés, coulent presque parallèlement l’un à l’autre à une distance moyenne de 17 à 1800 mètres et forment une sorte d’île longue de 19 kilomètres, dite île de Sriringam, du nom d’un temple fameux honoré dans toute l’Inde du Sud. À un moment donné, ils ne sont plus séparés l’un de l’autre que par une centaine de mètres et reliés entre eux par une jetée artificielle, édifiée dans les temps anciens pour favoriser les irrigations dans le sud et l’est du pays, notamment dans le Tanjore. Une petite ville, Coilhadi ou Colhery, située un peu plus loin sur le Cavery, défendait cette jetée comme une gardienne vigilante de la prospérité du pays ; la digue coupée ou mal entretenue c’était la ruine pour tous les habitants jusqu’à la côte. Après Coilhadi, le Coléron poursuivait dans un splendide isolement son cours jusqu’à la mer, tandis que du Cavery se dégageait une multitude de bras aux noms divers, qui fertilisaient plus particulièrement le Tanjore. Le Cavery se jetait dans la mer à Caveripatnam, et les autres bras allaient se perdre à Tranquebar, à Karikal, à Negapatam et nous en passons. Ce delta, qui a conservé sa physionomie propre, produit une grande quantité de riz ; on y peut faire deux récoltes par an.



Au sud de l’île de Sriringam, s’étendait la plaine de Trichinopoly, à peu près plate et unie, sans autres aspérités saillantes que quelques rocs en pain de sucre, dont l’un domine la ville elle-même et les autres la protègent du côté de l’est et du sud, à une distance de 4 à 5 kilomètres. Tous ces rocs ont joué un rôle important dans les événements qui vont suivre. Celui de la ville, haut de 300 pieds, était un excellent poste d’observation ; avec une longue-vue, on pouvait se rendre compte des mouvements d’une armée ennemie jusqu’à une vingtaine de milles. Les autres étaient, en allant du nord-sud au sud ouest, le Roc français, Elmisseram, le Pain de sucre ou Roc d’Or, le Roc des Faquirs, les Cinq Rochers ; enfin, à l’ouest, il y avait Veyeonde. Anglais et Français passèrent leur temps à s’en disputer la possession.

« La plaine de Trichinopoly, dit Lawrence dans ses Mémoires (p. 38), à 19 milles de longueur de l’est à l’ouest, et s’étend depuis les frontières du royaume de Tanjore jusqu’à la tête de l’île [de Sriringam] qui est à l’occident. Sa largeur n’est pas la même partout, ayant depuis 7 milles jusqu’à 12. Elle est bornée au nord par la rivière de Cavery et au midi par les bois de Tondaman. » Le pays qu’elle embrasse est en général fertile et bien cultivé ; quand la paix régnait, les villages y étaient nombreux et bien peuplés.

La ville même de Trichinopoly, bâtie à moins de 500 mètres du Cavery, avait en ce temps-là la figure d’un carré oblong, dont les côtés les plus longs s’étendaient du sud au nord ; depuis elle s’est encore développée vers le midi ou toute une ville nouvelle s’ajoute à l’ancienne. Elle avait près de quatre milles de circonférence et était entourée d’un double rempart, avec des tours rondes à égale distance les unes des autres. Un fossé d’environ trente pieds de large sur quinze à peu près de profondeur, séparait les deux murs. La muraille extérieure, construite avec des pierres ayant de quatre à cinq pieds de long, avait environ dix-huit pieds de haut sur quatre à cinq d’épaisseur, sans parapet ni terre-plein. La muraille intérieure était haute de trente pieds, avec même épaisseur à la base. Le terre-plein avait dix pieds de hauteur et le parapet en avait sept à huit. Les Anglais avaient construit quelques bastions aussi réguliers que le terrain avait pu le permettre ; ils se trouvaient pour la plupart aux angles des carrés et du côté de la face occidentale, la plus désignée pour une attaque.

Encerclant la plaine de Trichinopoly, se trouvait au nord le pays que nous venions de franchir avec les souverainetés presques indépendantes de Tauréour, Arielour et Auréarpaléom, à l’est le Tanjore, au sud le Tondaman, actuellement pays de Puducotta, et le Maduré, enfin à l’ouest le Mysore. Le Maduré et Trichinopoly ne formaient qu’un seul royaume, d’une étendue considérable, puisqu’il allait jusqu’au cap Comorin.

Tel est le cadre dans lequel allaient se développer les destinées de Dupleix et celles de sa politique. Reprenons maintenant la suite des événements.

Jusqu’ici Dupleix n’a connu que les joies du triomphe (juillet 1749-septembre 1741). Bussy accumule succès sur succès et dans le Carnatic, notre territoire s’était accru de Villenour, de Bahour et de 81 aldées nouvelles à Karikal ; à la côte d’Orissa le soubab nous avait donné un territoire encore plus considérable. Dupleix avait obtenu pour son compte des titres politiques qui lui conféraient des droits à la domination du sud de l’Inde, peut-être illusoires, mais dont la vanité n’avait pas encore été révélée. Son prestige rayonnait sans le moindre nuage jusqu’à Delhy : Ambour, Trivady, Gingy et même Valconde résonnaient agréablement à nos oreilles et, malgré la lenteur des mouvements de d’Auteuil, nous touchions enfin au but poursuivi, nous étions sous les murs de Trichinopoly. Nul Français ne doutait que cette place ne dût succomber rapidement.

Mais la fortune nous en voulait sans doute de l’avoir trop ménagée. Du jour où nous passâmes le Cavery, nous n’éprouvâmes plus en cette partie de l’Inde que des revers et des infortunes, à peine entremêlés de quelques succès sans lendemain. Non seulement nous ne prendrons pas Trichinopoly, où notre armée entière sera faite prisonnière, mais en moins d’un an les Anglais nous auront réduits à nos anciennes limites. Seul Gingy nous restera comme un témoin de nos espérances déçues… Gingy et aussi le Décan.

Le 11 septembre, les Anglais nous enlevèrent Arcate, la capitale de la province et ce fut le début de nos infortunes. Arcate tomba avant même que nos troupes eussent passé le Coléron.

*

En s’attaquant à cette place, au moment où il paraissait avoir le plus besoin de ne pas diviser ses forces, Saunders, gouverneur de Madras, avait pensé nous faire renoncer au siège de Trichinopoly ; il supposait que nous nous reporterions vers le nord, lui laissant le champ libre dans le sud. Ce jeu n’était pas sans danger pour les Anglais. Que fût-il advenu si Dupleix avait fait faire demi-tour aux troupes de Law et les eût toutes jetées sur Arcate, jointes à celles qui quittèrent à cette époque Pondichéry ? Arcate eût sans doute été repris. De là à menacer les aldées de Madras, il n’y avait qu’un pas ! Qu’eût alors valu Trichinopoly pour les Anglais ?

Nous ne soulevons d’ailleurs ces perspectives qu’avec une extrême prudence ; la guerre est le champ de toutes les expériences et les calculs les plus justes se trouvent souvent, à l’exécution, être les plus défectueux. Loin de concentrer ses forces, Dupleix se crut assez puissant pour continuer de les tenir séparées et il s’attaqua tout à la fois à Arcate et à Trichinopoly. Il était convaincu que la prise de celle-ci ne serait que l’affaire d’un moment, et qu’il pourrait ensuite ramener l’armée dans le nord. Law eut donc toute latitude pour continuer ses opérations ; on lui enleva cependant quelques milliers de cipayes pour les envoyer devant Arcate. Le 25 septembre, il passa le Coléron, occupa bientôt après Coilhadi, d’où il pouvait le cas échéant faire une pression politique sur le Tanjore et arriva enfin devant Trichinopoly, la ville quasi mystérieuse où devaient finir nos peines.

Il n’y avait que deux moyens de s’en emparer, un assaut ou un siège. Étant donnée l’importance du mur d’enceinte, l’assaut était chanceux ; ces sortes d’opérations ne réussissent guère que par surprise ou quand la place est réduite à quelques défenseurs. Un siège était plus sûr, mais il fallait plus de temps : on ne pouvait aboutir que par la famine, en coupant toutes communications avec le dehors. Trichinopoly n’avait pas moins de quatre milles de circonférence ; pour en fermer toutes les issues, ou pour tenir en échec les armées qui voudraient la ravitailler, ce n’était pas trop de 20 à 25.000 hommes, disciplinés et vigilants.

Dupleix envisagea les deux solutions, et le siège lui parut préférable. Il donna donc des instructions à Law pour le commencer (4 octobre) et lui recommanda en même temps de placer son camp hors de portée du canon de la place et de s’emparer de quelques petites forteresses des environs.

Il ne repoussait pourtant pas complètement l’idée d’un assaut : seulement pas d’aventure, il fallait que l’occasion fût réellement favorable. En attendant, on pouvait toujours tenir l’ennemi sur le qui vive, par la menace ou les apparences d’un assaut effectif.

« Il convenait, ajoutait-il en la même lettre, défaire quelques remuements de terre comme si l’on avait envie d’établir des batteries. Il faudrait même faire croire que l’on veut faire deux attaques. Il faut en outre leur donner fréquemment la nuit des alertes : autre moyen de faire dépenser leurs poudres. Des pelotons de dix ou quinze hommes souvent répétés suffisent pour cela. Il faut de même faire travailler à des échelles, jeter quelques bombes le jour et jamais la nuit. Ne jamais tirer au même endroit, afin de ne point laisser l’ennemi tranquille. Un orage, une pluie, une nuit obscure peuvent nous procurer une occasion favorable pour l’escalade. Les fossés de la partie sud-est de la ville sont presque toujours à sec et l’on a même assuré que de ce même côté il se trouvait des hauteurs qui permettaient de s’approcher sans risques tout près de la place. »

Pour l’exécution de ce plan, Dupleix avait partagé les rôles. Law devait établir son camp d’européens à Sriringam, de façon à maintenir ses communications avec le nord et à l’occasion avec Karikal, où il pourrait trouver un appui et des renforts. Quant à nos alliés maures, ils devaient avec leurs cipayes et cavaliers garder les lignes du sud et de l’ouest et empêcher tous approvisionnements de venir du Tondaman ou du Maïssour. Une dernière recommandation visait le Tanjore ; s’il n’était pas possible de l’attirer dans notre alliance, il convenait d’observer une neutralité scrupuleuse à son égard, point n’était besoin d’augmenter le nombre de nos ennemis.

Toutes ces prescriptions étaient aussi sages que la théorie peut le comporter. Comment Law allait-il s’y conformer ? Ses justes critiques contre d’Auteuil lui avaient donné un certain prestige et le succès de ses opérations au Coléron et à Coilhady semblait favoriser et exalter sa renommée naissante.

Les événements ne confirmèrent pas ces heureux présages. Le siège ou l’investissement de Trichinopoly se prolongea plus de huit mois sans révéler chez lui aucune qualité éminente et se termina au contraire par un désastre.

Les trois mois qui suivirent le passage du Cavery ne furent employés à aucune opération essentielle. Nos troupes, affaiblies dès le début par le renfort qu’on avait envoyé à Arcate, étaient trop peu nombreuses pour rien entreprendre sans le concours de Chanda S., et ce prince était lui-même trop occupé à faire rentrer les contributions pour avoir le temps de faire la guerre. Une partie de sa cavalerie seulement gardait les abords de Trichinopoly et les gardait mal : du côté de l’ouest, qui est celui du Maïssour, les vivres entraient dans la place sans être sérieusement inquiétés. À la fin, Law se résolut à occuper dans cette direction la petite ville de Kistinwaram, à quelque trente milles de Sriringam et y mit une garnison. Le blocus ne fut guère plus effectif ; il y avait encore trop de jours entre nos divers détachements et les approvisionnements de la place passaient au travers comme si elle eut été ouverte au commerce. Les Anglais suffisamment nourris ne redoutaient rien derrière leurs murailles.

Le siège n’avançait donc pas. Dupleix n’en continuait pas moins d’avoir confiance en Law ; du moins il l’écrivait ; mais il en avait beaucoup moins en Chanda S. Depuis le commencement des hostilités, il l’accusait de passer son temps à former les projets les plus divers et les plus chimériques, sans en exécuter aucun, s’aliénant l’esprit de ses sujets, inquiétant sans profit ses voisins, notamment le roi de Tanjore, et perdant les uns après les autres les concours les plus utiles[47]. Comme nous n’étions que ses auxiliaires et que théoriquement nous devions conformer nos manœuvres aux siennes, c’était sur lui que Dupleix faisait retomber de préférence la responsabilité de la lenteur des opérations. Aussi, en ses jours de mauvaise humeur, parlait-il de l’abandonner à sa destinée, dût Trichinopoly être perdu du même coup.

Or, il y songeait moins que jamais. Au début de janvier 1750, il avait obtenu de Muzaffer j. la nababie d’Arcate et s’en était aussitôt dessaisi au profit de Chanda S. Les fautes ou les défauts de ce prince, exagérés peut-être avec complaisance, lui furent un heureux prétexte pour revenir sur le passé. Pourquoi n’exercerait-il pas lui-même le pouvoir qu’il avait délégué ? Il aurait plus d’autorité pour agir directement sur les événements. Le Carnatic cesserait d’être pour lui comme un pays étranger pour devenir une sorte de dépendance de la Compagnie ; ce n’est plus pour Chanda S. qu’il travaillerait, mais pour la nation. Il fit donc demander à Salabet j. par Bussy une confirmation des paravanas accordés par Muzaffer j. et la reçut dans les premiers jours de décembre. Ce fut une autre question d’en faire immédiatement usage. Chanda S., s’étant fait quelques ennemis, pouvait être déposé sans que cet acte fit beaucoup de mécontents ; mais était-il certain que les Maures accepteraient aisément qu’un Européen lui succédât ? On risquait de tout gâter en se pressant. Après réflexion, Dupleix préféra attendre que les événements de Trichinopoly eussent pris une tournure plus franche ; or il s’en fallait qu’à ce moment la situation fût nette.

Chanda S. réclamait au Tanjore sur un ton aigre-doux 200.000 rs. que le rajah s’était deux ans auparavant engagé à lui payer ; ce prince résistait en laissant entendre que si l’on exigeait trop de lui, il passerait dans le camp ennemi. Mahamet Ali sollicitait depuis plusieurs semaines le davelay ou premier ministre du Maïssour d’entrer dans son alliance et, pour prix de son concours, lui promettait Trichinopoly à la fin de la guerre. Une armée maïssourienne s’était même avancée jusqu’à Carrour, à cinquante milles à l’ouest, mais elle n’avait pas encore opéré sa jonction avec celle de Mahamet Ali et ne se pressait pas pour aller plus loin. Il n’était pas jusqu’à Morarao, le célèbre et redoutable aventurier marate, qui ne fût invité, lui aussi, à joindre la coalition. Il la servait depuis près de deux ans de façon irrégulière et très récemment, au siège d’Arcate, la présence de ses cavaliers avait jeté la panique parmi nos troupes et avait déterminé leur retraite. À présent il paraissait hésitant, irrésolu, et il pouvait aussi bien embrasser notre cause avec une égale fidélité. Enfin, dans le Maduré, un aventurier du nom d’Allem kh. s’était proclamé indépendant dès 1751. Il avait repoussé victorieusement une attaque de Cope et depuis ce jour était un ennemi déclaré des Anglais et de Mahamet Ali. Dupleix comptait beaucoup sur lui pour opérer une diversion du côté de Trichinopoly.

Ces diverses situations, plus ou moins contradictoires, décidèrent Dupleix à ne pas se prévaloir du paravana de Salabet j. Le seul usage qu’il en fit fut de prendre à sa charge la solde des cipayes et cavaliers de Chanda S. et de percevoir à son profit les revenus de la province ; encore donna-t-il pour motif l’impossibilité où se trouvait ce prince de réaliser lui-même ce double but.

L’année 1751 s’acheva sans modifier sensiblement la position respective des belligérants. Ce n’est pas qu’on n’en vînt jamais aux mains ; il y eut au contraire un assez grand nombre d’escarmouches ou de combats d’avant-postes ; mais ils se neutralisaient pour ainsi dire les uns les autres. Ni Chanda S. ou Mahamet Ali, ni les Français ou les Anglais ne disposaient de forces assez importantes pour imposer leur supériorité.

Il y eut cependant dans les derniers jours de décembre une affaire plus sérieuse engagée par le capitaine Cope, où il fut mortellement blessé et où les Anglais subirent des pertes importantes. Ce léger avantage fut compensé dans le même temps par la défaite d’une de nos compagnies, commandée par Péchard ; la témérité du chef nous fit perdre une cinquantaine d’hommes.

D’autres attaques se poursuivirent avec des fortunes diverses dans le courant de janvier. Ici, c’est Saint-Germain, un simple enseigne, qui met en déroute des partis ennemis aux environs de Sriringam et l’affaire paraît assez éclatante pour que Saint-Germain soit nommé sous-lieutenant sur-le-champ ; là au contraire c’est le lieutenant Puymorin, un vétéran du siège de Madras, qui est tué par la faute de ses cipayes ; ceux-ci l’abandonnent en pleine action et avec lui quarante des nôtres sont pris ou mis à mort.

La situation ne commença guère à se modifier que dans le courant de janvier ; mais ce ne fut pas à notre avantage. Les Anglais et Mahamet Ali étaient depuis plusieurs mois en pourparlers avec Morarao et le Maïssour et, sans que des négociations eussent encore complètement abouti, ils reçurent à ce moment un renfort de Marates, 3 à 4.000 cavaliers maïssouriens et 3.000 hommes environ de troupes irrégulières appelées colleries ou callers, espèce de brigands qui vivaient de rapines et dont la soudaineté et la diversité des attaques faisaient des adversaires dangereux.

Dupleix essaya de parer à cette inquiétante coalition. Sa femme lui représenta la nécessité de neutraliser tout au moins le Maïssour et dans les derniers jours de janvier il envoya à Seringapatam deux notables indigènes avec des présents pour le davelay qui passait pour être un ami de Chanda S. (Ananda, t. 8. p. 90). Le davelay entretenait, selon l’usage des princes de l’Inde, un vaquil à Pondichéry et il semble que, même avant la fin de janvier, on ait envisagé de part et d’autre les bases d’un accord. Dupleix n’avait pas caché au vaquil du Maïssour que la paix était entre les mains de son maître ; s’il ne donnait aucun secours à Mahamet Ali, celui-ci tomberait sûrement. Dupleix eut malheureusement le tort de ne rien offrir en échange, — comme il le fit quelques mois plus tard lorsque, instruit par l’expérience, il proposa au même davelay la cession de Trichinopoly moyennant certaines garanties. Le Maïssour désirait cette place pour son compte et Mahamet Ali la lui avait promise. S’il ne la demanda pas expressément à Dupleix au mois de janvier, il laissa entendre qu’il était tout disposé à l’acheter : peu importait qui la lui vendît. Dupleix était trop avisé pour ne pas comprendre à demi-mot, mais il mit une sorte de point d’honneur à ne pas traiter en marchand et, soit que la suggestion ne lui parût pas sincère, soit qu’il estimât au-dessous de sa valeur l’alliance du Maïssour, il rejeta la demande sous prétexte que Trichinopoly appartenait au Mogol et qu’il n’en pouvait disposer ; en réalité, écrivit-il à Law le 19 février, il trouvait la proposition déshonorante pour la Nation. Tout ne fut cependant pas rompu ; Dupleix envoya de nouveaux alcaras à Seringapatam pour maintenir le contact avec le roi et ses ministres. Ils en revinrent le 14 mars avec une lettre fort polie, mais où il n’était plus question de Trichinopoly. Le roi se contentait de demander notre amitié dans le style courant des affaires sans importance.

Les essais d’entente avec les Marates ne furent pas plus couronnés de succès. Dupleix espéra un instant s’attacher Morarao, dont le métier était de mettre sa cavalerie à la disposition du plus offrant. Il lui fit faire des ouvertures au début de février ; mais comme il avait dit et écrit de lui beaucoup de mal, il ne voulut pas se découvrir et tout se passa comme si Law et Chanda S. faisaient d’eux-mêmes les propositions. Ces pourparlers ne servirent qu’à rendre Morarao plus insolent.

Restait le roi de Tanjore. Ce souverain avait fini par verser à Chanda S. 40.000 rs., mais n’attendait qu’un renfort anglais pour refuser de payer le reste de la dette et peut-être pour se joindre à nos ennemis. Son attitude était subordonnée à celle du Maïssour, dont il lui était difficile de prendre le contre-pied ; il y risquait son indépendance. Dupleix connaissait cette situation et composant lui aussi son attitude sur celle encore mal définie du davelay, tantôt il recommandait à Law d’agir avec rigueur contre le Tanjore en le menaçant de rompre la digue de Coilhady s’il ne versait pas l’intégralité des 200.000 rs., tantôt au contraire il lui prescrivait de se désintéresser d’une façon absolue des comptes et des revendications de Chanda Sahib.

« Le roi de Tanjore, écrivait-il à Law le 9 janvier, se moque du nabab [Chanda S.], de vous et de moi ; je ne veux plus me mêler de ses affaires ; je l’ai écrit à Chanda S., et de même à Tanjore. Je serai d’une parfaite indifférence sur tout ce qui arrivera dans cette partie et vous êtes entièrement le maître d’y faire ce que vous voudrez. Chanda S. et lui ne méritent point mes attentions. »

Comme Law insistait pour aider Chanda S. à recouvrer sa créance, en ravageant le pays, Dupleix le lui interdit formellement (7 février) :

« Je vous défends qu’aucune de nos troupes n’y paraisse. Lorsqu’il plaira à Chanda S. de faire ce ravage, sa cavalerie lui suffit. Je ne veux pas que, pour complaire à cet imbécile, la nation acquière la plus mauvaise des réputations. Je vous prie d’y faire attention. »

L’incertitude des décisions définitives du davelay et de Morarao dictait seule cette attitude plus prudente que sincère. Ils avaient des troupes à Trichinopoly depuis le mois de janvier ; mais elles y étaient en observation plutôt qu’en liaison réelle avec nos ennemis et il n’était pas encore certain qu’elles prendraient part à la lutte : les négociations qui se déroulèrent au mois de février en sont la preuve. Tout se précisa au mois de mars ; les pourparlers avec Morarao n’eurent aucune suite et le Maïssour sortit de la réserve qu’il observait depuis deux mois, pour prêter un concours effectif à Mahamet Ali. Leur neutralité se fût peut-être prolongée, si Law avait remporté quelques succès ; car il n’est pas dans l’habitude des Indous de prendre le parti du plus faible, mais depuis la fin de décembre où il avait pris toutes ses dispositions pour investir la place, Law, se sentant déborder par les forces supérieures de l’ennemi, était comme paralysé. Il n’avait plus confiance en lui-même ni en personne. Il passait son temps à réfléchir et ne cherchait qu’un moyen de se débarrasser des lourdes responsabilités qui pesaient sur ses épaules. Ne demanda-t-il pas un congé pour assister aux couches de sa femme à Pondichéry[48] ? Il subissait la loi des événements plutôt qu’il ne cherchait à l’imposer.

Dupleix, on le comprendra sans peine, s’impatientait, s’énervait de ces irrésolutions que ne justifiaient, à ses yeux, ni la supériorité ni les menaces de l’ennemi. Ce n’est pas en agissant de la sorte, faisait-il savoir à Law dès le 13 janvier, que du haut du roc de Trichinopoly on criera de sitôt : Vive Law et ses officiers. N’était-il pas pénible d’avoir dépensé tant d’argent et envoyé une artillerie aussi considérable pour arriver à d’aussi piètres résultats ? On était au point mort de la lutte. Dupleix cependant expédiait à chaque moment de nouveaux renforts plus ou moins importants et vidait sa bourse pour suffire aux besoins de l’armée. Il balançait ainsi les secours qui arrivaient à l’ennemi et tout compte fait nous gardions — du moins il le pensait — la supériorité du nombre, tant en Européens qu’en cipayes ou cavaliers indigènes, 30.000 hommes environ. Law ne bougeait toujours pas. Il comptait pour peu le nombre, la vaillance et le courage de ses troupes indiennes. Quant aux Européens, il était beaucoup moins certain que Dupleix que l’avantage ne fût pas du côté des Anglais.

Aussi tout le mois de février et le commencement de mars se passèrent-ils sans actions militaires d’aucune sorte. Law se repliait sur lui-même comme un homme pris de peur devant la fatalité des événements. Loin de chercher l’ennemi en plaine ou de l’y attirer, il se bornait à surveiller tant bien que mal les routes du sud et de l’ouest, sans se douter qu’un péril plus grave le menaçait. Restant sur la défensive, il se trouva insensiblement encerclé par l’ennemi du côté de l’est et du nord et les vivres commencèrent à lui arriver à lui-même avec quelques difficultés. Dupleix, à qui n’échappait aucune manœuvre de l’armée, lui en fit sentir le danger et lui représenta qu’avec 300 cipayes et 2 pièces de canon à l’est, autant au nord, il déblaierait vite les chemins et ferait venir tous les approvisionnements dont il aurait besoin ; il importait surtout, lui disait-il, d’assurer nos communications avec Valconde, la première étape importante dans la direction de Pondichéry. Quant à rester tranquilles, c’était la pire solution, nos troupes finiraient elles-mêmes par croire à notre propre infériorité. Si l’on ne voulait rien faire, il valait mieux conclure tout de suite un mauvais accord avec Mahamet Ali ou avec le Maïssour plutôt que de perdre son temps à soutenir Chanda S. qui ne nous aidait ni de ses troupes ni de son argent.

Ces conseils, où se dissimulaient mal quelques reproches, agaçaient Law plutôt qu’ils ne stimulaient son zèle ou ne lui donnaient de l’assurance ; il semblait au contraire qu’hypnotisé par les forces de l’ennemi, il fut de moins en moins disposé à payer d’audace et à remonter le courant qui risquait de l’emporter.



§ 9. — La lettre à Saunders.

Le succès de l’affaire de Trichinopoly ne répondant pas aux espérances que Dupleix en avait conçues au moment où il l’avait entreprise, il commença à craindre que la prolongation des hostilités ne produisit en France une fâcheuse impression. C’est alors que s’adressant à Saunders, il lui envoya — 18 février 1752 — une longue lettre[49], qui lui était beaucoup moins destinée qu’elle n’avait pour but d’éclairer l’opinion en Europe et surtout l’opinion anglaise, que Dupleix ne désespérait pas de se concilier en lui démontrant toute l’injustice des procédés et de la politique de Saunders et du Conseil de Madras. En cette lettre, Dupleix passait en revue tous les événements survenus dans le Carnatic depuis trois ans, en essayant d’en rejeter toute la responsabilité sur Saunders et son Conseil. Ce simple énoncé suffit à indiquer que la lettre n’était adressée au gouverneur que pour la forme ; Dupleix ne pouvait avoir la prétention de lui apprendre des événements que l’un et l’autre connaissaient parfaitement. Mais la leçon à en tirer pouvait se retourner contre Saunders ; c’est du moins ce qu’espérait Dupleix ; c’est en tout cas ce qu’il cherchait. Aussi sa lettre n’est-elle au fond qu’un plaidoyer personnel pour sa politique.

Nous n’entreprendrons pas d’analyser cette lettre autrement qu’en disant que Dupleix expose ou rappelle successivement :

l’intervention des Anglais dans les affaires de Tanjore, qui leur procura la cession de Devicotta ;

les droits de Muzaffer j. à la succession de son grand-père Nizam oul Moulk et la guerre qui s’ensuivit contre Anaverdi kh. ;

la mainmise de l’amiral Boscawen sur S. Thomé, au mépris des droits de Chanda S. ;

la guerre contre le Tanjore ;

l’occupation de Tirouvendipouram par Floyer ;

la descente de Nazer j. dans le Carnatic, les excitations que lui prodiguèrent les Anglais pour « trancher nos jours comme on coupe l’herbe des champs », et les secours militaires qu’ils lui donnèrent ;

l’occupation de Villapouram et de Trivady comme réponse à notre expulsion de Mazulipatam et d’Yanaon ;

la prise de Gingy ;

les conseils donnés par Lawrence à Nazer j. de continuer contre nous la lutte jusqu’à notre complet épuisement ;

différentes lettres interceptées d’officiers ou fonctionnaires anglais : Lawrence, Goodère, Dalton, etc., d’où il résulte que les Anglais ne se considéraient « guère mieux qu’en guerre ouverte » avec les Français et affectaient pour nous le plus profond mépris ;

plusieurs lettres adressées par Saunders, récemment nommé gouverneur, où il assurait Nazer j. de son dévouement et lui promettait son appui militaire ;

la bataille du 16 décembre 1750 et la mort de Nazer j. ; l’affectation de Saunders à ne pas reconnaître Muzaffer j. et à ne pas répondre à ses lettres ;

les négociations entre Mahamet Ali, Dupleix et Muzaffer j. pour arriver à une entente qui mit fin aux hostilités ; les concessions faites par Muzaffer j. ;

l’emploi par les Anglais d’un faux pavillon pour empêcher un de nos officiers d’entrer dans Combakonam, en février 1751 ;

la tentative des Anglais pour s’emparer par surprise de l’île de Divy en mars 1751 ;

les négociations entre Mahamet Ali et Salabet j. et l’aveu du premier qu’il n’était plus le maître de ses actions ;

l’entrée en guerre des Anglais par la prise de Vredachalam, la marche de Chanda S. sur Trichinopoly ; les affaires de Valconde et d’Outatour ; Trichinopoly menacé ;

les propositions de paix de Mahamet Ali à Dupleix échouant, en admettant qu’elles fussent sincères, par crainte des Anglais ;

la déclaration par les Anglais que Mahamet Ali leur aurait engagé Trichinopoly dès le mois de juillet 1760, en paiement de leurs prêts et avances ;

la production par Mahamet Ali de lettres de Gaziuddin kh., se prétendant investi par le Mogol du gouvernement du Décan et investissant lui-même Mahamet Ali de la nababie du Carnatic ;

les lettres de Salabet j. à Mahamet Ali et à Saunders les informant qu’il a reçu un firman du Mogol, qui lui donnait le Décan et ses dépendances, et les invitant à reconnaître ses décisions ;

la diversion des Anglais sur Arcate et leur entente avec Morarao ; les opérations qui en résultèrent ;

les entraves apportées par Saunders aux relations personnelles et commerciales entre les Anglais et les Français ;

la responsabilité de Saunders dans l’ensemble des événements ci-dessus énumérés ;

enfin l’appel à la justice du roi d’Angleterre et de la Compagnie de Londres. {{p fin}

Tous ces articles ou presque tous, assez longuement développés, étaient accompagnés de documents justificatifs, insérés dans le corps même de la lettre et intégralement reproduits. Dupleix n’était pas assez naïf pour supposer que ces documents avec leurs commentaires produiraient le moindre effet sur son interlocuteur ; dix-huit mois de voisinage et de correspondance avaient suffi pour le renseigner sur la nature de son esprit et de ses sentiments. Bien qu’il eut quinze ans de moins que Dupleix, Saunders était doué de cette insensibilité spéciale qui, devançant l’œuvre des années, donne à certains hommes politiques la force nécessaire pour opposer un front serein à toutes les mauvaises fortunes et à tous les inconvénients de l’amour-propre. D’ailleurs Saunders n’avait pas qualité pour trancher à lui seul les questions de principe ou de politique générale que Dupleix se plaisait à soulever ; la décision était en Europe et appartenait aux ministres et aux deux compagnies.

Aussi bien est-ce à ces autorités que Dupleix prétendait en réalité s’adresser. Il n’écrivit à Saunders une lettre aussi longue que pour leur fournir ses raisons de justifier son intervention dans les affaires de l’Inde et de condamner celle des Anglais. Il sentait que du jugement porté en Europe pouvait dépendre le sort de ses projets ; suivant l’impression produite, il serait ou désavoué ou soutenu.

Convaincre les ministres et la Compagnie de France était peut-être moins malaisé qu’il ne semblait, si le succès continuait. Dupleix y employa tous ses soins ; il n’écrivit pas seulement à la Compagnie, mais encore à Machault, à Montaran, en leur signalant toute l’importance de la lettre à Saunders. « Cette pièce nécessaire et curieuse, disait-il, vous mettra au courant de bien des choses qu’il faut que la nation sache… Tout y est soutenu par des pièces authentiques et les faits sont connus de toute l’Inde. » (Lettres du 19 février. A. V. 3749, fos 14 à 19).

Il les priait en même temps — et c’est là tout le secret de sa lettre, — de la communiquer, s’ils le jugeaient bon, à la Compagnie d’Angleterre et, pour éviter toute perte de temps, il en envoya aux syndics et directeurs un exemplaire tout préparé ; cette copie fut en effet envoyée à Londres et communiquée à la Compagnie anglaise.

Il fallait à Dupleix une singulière confiance en sa cause pour affronter une pareille épreuve et s’imaginer qu’il lui suffirait de présenter les événements de telle façon que, par un respect naturel de la justice, la Compagnie anglaise et le roi fussent amenés à donner tort à leurs propres compatriotes. Il n’est pas dans les habitudes des gouvernements de condamner leurs agents sur des rapports étrangers, surtout lorsqu’il y a dans ces rapports quelque âpreté et quelque amertume ; or la lettre de Dupleix se ressent de son caractère ; elle est peut-être juste dans ses principes, mais elle n’est ni souple ni habile. Dupleix négligeait trop volontiers l’art de se concilier les sympathies.

Pour gagner sa cause auprès de la Compagnie anglaise Dupleix n’avait qu’un moyen, si tant est qu’il fût efficace, c’était de représenter ses protégés comme les souverains légitimes du pays et leurs opposants comme des rebelles. Aussi sa lettre pose-t-elle cette donnée comme un dogme intangible et sacré. Le principe de légitimité domine toute la discussion comme il inspira en fait toute la politique de Dupleix. Celui-ci ne suppose pas un instant que sa thèse puisse être contestée ; il l’affirme, il la proclame et, après l’avoir établie, il en tire les conséquences. Et ces conséquences sont que les Anglais violent à chaque instant les règles du Droit et de la Justice en soutenant contre nous des princes qui n’ont pour revendiquer le pouvoir que des titres sans valeur, fictifs, faux ou fabriqués. Chacun des articles qu’il développe n’a pour but que de faire ressortir leurs infractions soit à la morale politique soit à la morale naturelle. Ce sont des procédés indignes d’une nation civilisée et Dupleix ne doute pas que lorsqu’ils seront connus d’elle, l’Angleterre elle-même rappellera ses serviteurs aux convenances et au respect des traités, et même les rappellera de l’Inde tout simplement.

Si l’on en pouvait douter, que signifieraient des phrases comme celles-ci, qui se trouvent au cours de la lettre :

« Que voulez-vous que pensent nos maîtres, lorsqu’ils sauront la tournure que vous affectez de donner aux choses les plus simples, et qu’en pensera le public éclairé ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ce petit épisode [l’affaire du drapeau de Combaconam] ne sert qu’à prouver votre acharnement à nous contrecarrer partout où vous le pourrez et à faire connaître l’usage et le commerce que votre nation fait d’un pavillon aussi respectable que celui de Sa Majesté Britannique, que l’on ne craint point d’avilir en le vendant au premier nègre qui en veut faire usage, qui le cache et le retire aussitôt qu’il croit n’en avoir plus besoin. Ces excès et cette conduite pourront-ils jamais être approuvés de vos supérieurs ni de vos compatriotes ? les uns et les autres sont en droit de supplier Sa Majesté Britannique de châtier exemplairement les profanateurs de son autorité et de son pavillon. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Cette protection qui ne vous a jamais été demandée que par un rebelle, est extrêmement fâcheuse à ceux dont vous prétendez défendre les droits et certainement vous ne devez attendre qu’un retour fâcheux pour toute votre nation que vous compromettez un peu trop aveuglement. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Vous n’êtes pas plus frappé de la perte considérable en hommes que ces troubles occasionnent à l’état d’Angleterre ; vous oubliez le commerce et le crédit de votre nation et vous faites vos efforts pour les anéantir tandis qu’il n’a tenu qu’à vous de les rétablir sur l’ancien pied. De combien de prétextes vous, Monsieur, et vos prédécesseurs ne ferez-vous pas usage auprès de vos supérieurs pour soutenir votre conduite tant à notre égard qu’à celui des seigneurs de l’Inde ? Je suis mortifié de me voir foncé de découvrir le vrai de votre conduite, mais je ne puis m’en dispenser. Il faut que l’Europe entière soit informée de tous les ressorts dont vos prédécesseurs et vous, Monsieur, faites usage pour ne point vous conformer aux traités les plus sacrés de paix, d’alliance et d’amitié qui subsistent entre nos souverains respectifs et que vous ne négligez rien pour prouver qu’ils ne vous obligent en rien du tout, et pour irriter les seigneurs du pays contre notre nation. Combien de réflexions ne pourrais-je pas ajouter encore à toutes celles que j’ai déjà faites ! Vos supérieurs ne les feront que dans l’amertume de leur cœur ; elles ne leur représenteront que des idées bien fâcheuses. Il ne tient qu’à vous, Monsieur, de les faire cesser de ces côtés-ci et de les épargner à vos supérieurs. »

Cet appel aux supérieurs de Saunders est net et significatif. Il est presque superflu d’ajouter qu’il ne produisit aucun des effets que Dupleix en attendait. Malgré sa répugnance à toute idée d’agrandissement territorial, la Compagnie d’Angleterre ne pouvait pas admettre que les Français pratiquassent cette politique pour leur seul compte et que Saunders se désintéressât d’une révolution si contraire à ses intérêts. Aussi, dès qu’elle eut connaissance de la situation dans l’Inde au mois de février 1752, s’empressa-t-elle d’écrire à celui-ci une longue lettre, de laquelle nous extrayons les passages suivants :

« Nous avons lu avec attention cette partie de vos lettres qui a trait à vos rapports avec les Français et les gouvernements du pays et nous avons vu que les projets de M. Dupleix ne tendaient à rien moins qu’à la destruction de notre commerce à la côte Coromandel. Nous ne pouvons qu’approuver les mesures que vous avez prises pour empêcher leur exécution et comme vos derniers succès vous ont peut-être donné l’occasion de régler les affaires du pays par une paix honorable, nous espérons que vous en aurez profité.

« Nous avons de temps à autre placé sous les yeux de Sa Majesté vos avis en ce qui concerne vos rapports avec les Français et nous avons mis en telle lumière les prétentions et agissements de M. Dupleix que nous espérons la convaincre qu’il nous sera impossible d’exercer notre commerce et même de conserver un pouce de terre à la côte Coromandel si l’on ne met un obstacle à ses agissements.

« Vous nous avez informé par le Warwick que vous avez reçu de M. Dupleix au mois de février une longue lettre que, malgré le peu de temps que vous avez eu pour l’examiner, vous prétendez pleine de faussetés. M. Dupleix nous en a lui-même envoyé un exemplaire par l’entremise des Directeurs de la Compagnie française. Nous l’avons lu in extenso et si nous avions reçu vos critiques par l’Hirondelle, nous aurions vu en quoi consistent ces faussetés. Nous attendons vos observations par le prochain navire.

« Nous avons approuvé et nous approuvons votre conduite dans ces disputes avec les Français, mais quand nous considérons le risque que nous courrons et la ruine complète qui eut nécessairement suivi la désapprobation de vos mesures, nous ne pouvons que vous exprimer le désir le plus vif que ces disputes puissent aboutir à une fin honorable. Votre conduite prudente et le courage de vos soldats vous ont procuré des succès, mais les accidents inhérents à toute guerre, les différents points de vue des alliés et la trahison de ceux en qui l’on a placé sa confiance, tout tend à rendre très précaire le succès des affaires les mieux concertées et si l’on ajoute à cela la probabilité que les Français n’auraient pas montré la modération dont nous avons fait preuve, s’ils avaient réussi, il apparaîtra alors combien nous avions plus qu’eux de risques à courir.

« Le bruit court que cinq ou six navires de guerre français sont récemment partis de Brest pour l’Inde avec des munitions de guerre et des hommes. Nous ne savons sur quels fondements il repose, mais nous ne pouvons croire que les Français violeront par une attaque directe la paix subsistant entre les deux nations. Cependant nous croyons nécessaire de vous donner cette information, pour que vous vous teniez sur vos gardes[50]. »

Lorsque la Compagnie d’Angleterre écrivait cette lettre le 24 janvier 1753, elle savait depuis plusieurs jours que les troupes françaises avaient été faites prisonnières à Trichinopoly et qu’ainsi les succès des Anglais s’étaient consolidés. Il ne pouvait plus dès lors être question de contrôler les faussetés de Dupleix ; justes ou illégitimes, ses projets étaient anéantis ou paraissaient l’être. Les événements avaient répondu pour la Compagnie. Loin de désavouer Saunders ou Lawrence, elle reprit pour son compte les idées des Français et, sans plus se soucier de conclure une paix honorable, elle songea avant tout à tirer de la situation un dénoûment conforme à ses intérêts. La vue d’un empire anglais dans l’Inde lui parut dès lors aussi réalisable qu’elle le paraissait à Dupleix et, sans perdre un moment, elle s’attacha à le préparer et à le constituer sur des bases plus étendues que l’acquisition de Devicotta, St -Thomé, Trivendipouram et Ponnamalli ne semblait au premier abord l’indiquer. Dans ces conditions, toute entente entre les deux nations devenait impossible ; chacune devait aux armes la justification de ses droits et s’il fut encore question de paix au moment de certaines crises, on attendit que le mauvais pas fut franchi pour reprendre la partie, c’est-à-dire pour continuer la guerre jusqu’à épuisement de l’un des adversaires.

La lettre à Saunders eut pourtant un résultat que Dupleix n’avait pas prévu. Communiquée suivant ses désirs à la Compagnie anglaise, elle détermina en grande partie les conférences de Londres où nos rivaux discutèrent contradictoirement nos droits pour ne leur reconnaître, eux aussi, nulle valeur et nul fondement.

Il est superflu d’ajouter que cette lettre n’influa en aucune façon sur les événements militaires ; on continua de se battre autour d’Arcate et de Trichinopoly, en attendant avec une égale confiance la décision qui serait portée en Europe sur les responsabilités encourues par l’un ou l’autre des belligérants.



§ 10. — Le premier siège de Trichinopoly (Suite).
Capitulation de Law.

(Février — 12 juin 1752).

Revenons donc à Trichinopoly, où nous avons laissé à la fin de février Law perplexe, hésitant et irrésolu, avec la menace d’être pris comme dans un étau par les armées anglaises opérant à l’est et au nord. Le 8 mars, Dupleix était tout à fait pessimiste. Il semblait, écrivait-il, qu’on cherchât à le chagriner en n’exécutant pas ses ordres ; on ne faisait au contraire que le traverser dans les meilleurs arrangements qu’il pouvait prendre et il suppliait Law de lui dire une fois pour toutes ce qu’il voulait faire. À quoi bon lui envoyer des hommes s’il ne s’en servait pas ? de l’argent s’il était dépensé en pure perte ? Cependant Law avait trois fois plus de blancs que Bussy n’en avait dans le Décan ; s’il ne savait pas mieux les utiliser, il en serait de Trichinopoly comme d’Arcate qui nous avait été enlevé. Dupleix ne voyait l’avenir qu’avec inquiétude.

Autre lettre du 17 où Dupleix cherchait à relever le moral de Law et à lui donner confiance en lui-même :

« J’ai vu votre plan d’attaque sur lequel je ne puis rien vous dire de positif… Quand un général a fait un plan qu’il croit bon et qu’il a pesé les raisons pour et contre, il doit agir. Le Français, quand on le consulte, raisonne toujours assez mal et après avoir souvent dit une bande de raisons, qui n’ont ni pieds ni tête, il agit dans l’action parce que son honneur l’y engage et qu’il ne savait ce qu’il disait dans la consultation. Combien de batailles n’eussent pas été gagnées si les généraux s’en étaient rapportés aux conseils presque toujours timides d’un nombre de gens rassemblés… Il ne faut pas mépriser l’ennemi, mais aussi il ne faut pas tant lui donner… » (A. V. 3750, p. 66).

Sur ces entrefaites, Dupleix apprit que les Anglais, ayant consolidé leur situation dans le nord, se proposaient d’envoyer d’importants renforts à Trichinopoly par voie de Goudelour et de Devicotta. Il en informa Law le 15 mars et l’invita formellement à prendre toutes ses dispositions pour empêcher le convoi d’arriver à Trichinopoly : la supériorité de nos effectifs nous permettait de l’espérer. Il lui prescrivit à cet effet (22 mars) de rappeler tous les détachements qu’il pouvait avoir à droite ou à gauche, ne laisser de troupes que dans les postes autour de Trichinopoly et se porter avec le reste de ses hommes, c’est-à-dire avec la majeure partie de son armée, au devant de l’ennemi, jusque dans le royaume de Tanjore. Considération non moins importante, Law ne devait rien négliger pour assurer ses communications avec Valconde, qui lui assurait la voie libre jusqu’à Pondichéry.

Il n’entrait pas dans les idées de Law de faire ce mouvement en avant qui l’eût, à son avis, trop éloigné de sa base d’opérations, dans un pays hostile ; si l’on devait avoir affaire à des forces trop nombreuses, il préférait se cantonner dans l’île de Sriringam, d’où il observerait les mouvements de l’ennemi, et l’attaquerait à son heure sous les murs ou dans les environs de Trichinopoly.

Dupleix avait jadis envisagé lui-même que la concentration de nos troupes à Sriringam était la meilleure tactique et, disait-il, « il serait à souhaiter que l’on s’y fût toujours tenu », mais puisqu’on avait tant fait que de passer outre, il estimait qu’il serait honteux d’abandonner notre camp et de faire ce repli sans une raison valable. (Lettre du 22 mars. A. Vers. 3750). Or la situation ne lui paraissait pas comporter ce parti, au moins jusqu’à la saison des pluies, qui commence d’ordinaire en juin. Pour décourager Law d’effectuer cette retraite, il dégarnit Gingy de presque toutes ses troupes et fit partir les 23 et 24 mars deux convois de français, de cipayes et de cavaliers, avec ordre de faire toute diligence, au besoin en marchant la nuit. Il était nécessaire d’après lui que ces détachements arrivassent avant que l’ennemi fût à moitié chemin de Devicotta et de Trichinopoly ; ainsi renforcé, Law pourrait sans crainte se porter à sa rencontre.

L’annonce de ce renfort ne rendit pas à Law la confiance qui lui manquait ; il restait convaincu que Sriringam était encore le meilleur poste d’observation : c’est de là seulement qu’il croyait pouvoir agir avec le plus de sûreté. Sans résister cependant aux ordres de Dupleix, il ne paraissait pas vouloir s’y conformer sans réserves. Dupleix revint à la charge le 28 mars :

« Je m’aperçois avec peine que tout est monstre pour vous… Vous êtes retranché dans votre camp jusqu’aux dents et en même temps vous en prêtez trop à l’ennemi. Toutes vos lettres sont remplies de projets et aucun n’a lieu. Je ne suis pas surpris de voir l’ennemi si peu sur ses gardes ; notre tranquillité le rassure. Le feu de l’imagination vous présente trop d’objets[51] et vous ne pouvez vous arrêter à aucun ; aussi je ne trouve que de l’indécision dans tout ce que vous me marquez… Si après ce que je vous ai marqué sur votre cantonnement à Seringam, vous voyez qu’il n’y a pas d’autre parti à prendre, vous délibérerez avec les principaux, mais avant que d’en venir là, vous devez rappeler tout le monde que vous avez de dispersé. Peut-être que quand tout vous aura joint, vous penserez autrement. »

Dupleix ne désespérait pas encore de voir Law exécuter ses instructions ; il les lui renouvela le 29 :

« Vous avez été averti à temps ; il est de votre honneur de détruire ce convoi ; prenez à ce sujet les plus justes mesures et pour ne point vous tromper, faites compte qu’il pourra y avoir 250 blancs, mais Dieu sait quels blancs et quelle confusion de coulis il doit y avoir. C’est de ce coup que dépend la suite. Ne négligez rien pour réussir ; je vous laisse carte blanche. »

Autant d’ordres ou de conseils perdus. Law continuait de faire la sourde oreille. Il consentait toutefois à aller attendre l’ennemi à trois ou quatre lieues de Trichinopoly mais pas plus loin ; dans ses lettres, il ne parlait jamais du convoi et Dupleix pressentait bien le 2 avril qu’on ne ferait rien pour l’arrêter : « Je suis mortifié, lui dit-il, de voir que vous n’en sentez pas l’importance. Mon recours sera à l’ordinaire à Dieu. Si les hommes m’abandonnent, il me soutiendra comme il a fait jusqu’à présent. »

Le 5 avril, Dupieix était enfin résigné à voir ses projets bouleversés et ses ordres inexécutés ; mais, écrivait-il encore, personne ne comprendra jamais qu’avec 30.000 hommes[52], Law n’en ait pas attaqué 2.000.

Cependant les renforts anglais partis de Madras étaient arrivés le 23 mars à Goudelour par voie de terre après avoir contourné Gingy ; le 30 ils étaient à Devicotta et le 4 avril à Combaconam, à peu de distance de la ville même de Tanjore. Ils comprenaient 400 européens et 1.100 cipayes, commandés par le major Lawrence, revenu depuis peu de jours d’Angleterre, et, sous ses ordres, par le capitaine Clive. Ces deux hommes valaient à eux seuls une armée ; ils revenaient l’un et l’autre précédés de la réputation militaire la mieux justifiée et les succès tout récents de Clive dans le nord du Carnatic, qu’il avait balayé de toutes les forces françaises, ajoutaient encore à la force des armes anglaises. Le prestige moral était incontestablement du côté de nos ennemis ; les exploits de Bussy, beaucoup plus importants, se passaient trop loin pour faire au sud la moindre impression sur les esprits.

Quoiqu’en pensât Dupleix, ce n’était peut-être pas une faute de Law de ne pas vouloir s’aventurer loin de Trichinopoly ; avec d’heureuses dispositions, il pouvait aussi bien intercepter le convoi et battre l’ennemi aux approches de la ville ; à 130 milles environ de la côte, le désastre eût même été plus complet pour les Anglais. Encore fallait-il qu’il prit ces dispositions. Or, pour concilier ses propres sentiments avec les ordres de Dupleix, il eut le tort de diviser ses forces, risquant ainsi de n’assurer nulle part leur supériorité. Prévoyant que l’ennemi passerait à proximité de Coilhady, il y détacha 200 européens et 3 à 400 indigènes sous les ordres d’un capitaine d’origine anglaise nommé Murray, tandis que lui-même restait au camp. Égaré par ses guides, Lawrence passa en effet sous les feux de Coilhady et y fut accueilli, le 7 avril, par une volée de coups de canon qui lui fit perdre une vingtaine d’Européens et jeta le plus grand désordre dans ses bagages. Ignorant nos forces, il ne voulut pas engager une action incertaine, et préféra se dérober à l’attaque. Comme il avait plus de monde que Murray, il put se retirer sans être inquiété. Law pouvait encore l’arrêter avec la masse de ses troupes ; malheureusement il n’avait pas encore effectué leur concentration et ce fut sous les murs mêmes de Trichinopoly que, dès le lendemain, il dut engager la partie, au risque d’être pris entre deux feux, celui de la garnison et celui de l’armée de secours. Il avait disposé ses forces suivant une ligne allant du village de Chuklapolam sur le Cavery au Rocher Français, avec une oblique se prolongeant jusqu’au roc d’Elmisseram. La route du convoi passait entre ces deux positions : Lawrence ne fut pas assez fou pour s’y engager, non plus que pour attaquer aucun de nos postes ; il préféra arriver à Trichinopoly en les contournant vers le sud et ce fut au Pain de Sucre qu’il donna la main à 200 hommes que Clarke et Dalton lui amenèrent de la ville investie. Ce fut ce moment que Law choisit pour attaquer ; il déchaîna une vive canonnade et lança en avant les cavaliers d’Alem khan, l’aventurier qui venait de se tailler une sorte de royaume dans le Maduré. La mort de cet homme, survenue presque au début de l’action, fut le signal d’une débandade générale, mais n’entraîna aucun désastre. Lawrence était trop heureux d’entrer dans Trichinopoly à si bon compte pour songer à nous poursuivre[53].


Tel fut le résultat de la division de nos forces. Cet insuccès, quoique militairement peu grave, décida néanmoins du sort de la campagne. Law ne s’était pas jusqu’alors retiré à Sriringam, pour se conformer aux ordres de Dupleix ; mais celui-ci lui avait écrit le 22 mars que s’il manquait le coup contre les Anglais, il n’aurait d’autre parti à prendre que de se cantonner dans l’île (A. Vers. 3750). Rien n’empêchait plus la retraite.

Mais repasser le Cavery, c’était renoncer au blocus de Trichinopoly et, en se cantonnant dans Sriringam, on se condamnait à l’inaction. Le plus sage eût été de renoncer à l’expédition elle-même. Dupleix envisagea bien cette éventualité par lettre du 19 avril, mais quoi qu’en ait écrit le colonel Malleson, c’était une simple boutade ; le lendemain il n’y pensait plus.

La retraite à Sriringam ne suivit cependant pas immédiatement l’insuccès du 8 avril. Law hésita encore pendant quatre jours à prendre une détermination aussi grave, mais à la suite d’une manœuvre du capitaine Dalton dans la nuit du 12 au 13, il se crut trop exposé au-delà du Cavery ; malgré l’appui que lui donnaient encore les postes fortifiés du Roc Français et d’Elmisseram, il prit peur et le lendemain il donna l’ordre de repasser le fleuve. Ce fut en vain que Chanda S. le pria et le supplia de ne pas donner suite à un projet aussi pernicieux. Hanté par la supériorité des forces anglaises, Law répondit à Chanda S. que s’il ne voulait pas le suivre, il était libre de ses actes, mais alors il s’accommoderait seul avec l’ennemi comme il l’entendrait. Chanda Sahib suivit. La crainte fut si grande et le départ si précipité qu’on sacrifia une grande quantité d’approvisionnements auxquels on mit le feu, sans se préoccuper de savoir si, dans une île d’un encerclement facile, on ne risquait pas d’affamer prochainement les troupes et rendre leur situation des plus précaires et des plus misérables. Law emmena avec lui 600 européens y compris les topas et les cafres, 1.800 cipayes à notre solde et environ 15.000 Indous, tant infanterie que cavalerie ; il laissa seulement, on ne sait pourquoi, sur le rocher d’Elmisseram, un petit poste qui fut enlevé dès le lendemain par le capitaine Dalton.

Dupleix ne fut point étonné de cette retraite : il s’y attendait depuis quinze jours. Il n’en fut pas non plus indigné ; il n’était pas dans ses habitudes de montrer de la mauvaise humeur contre les faits accomplis ; il aimait mieux, en pareil cas, s’en consoler avec la Providence, c’est-à-dire préparer au plus vite une revanche. Il se borna à écrire à Law avec une résignation attristée qu’il ne comprenait pas qu’il eût pris, contre son avis formel, une résolution aussi désespérée.

« Je ne vous répondrai qu’un mot au sujet de votre retraite. Vous ne trouverez dans aucune de mes lettres que j’y aie jamais consenti ; ainsi, agissant contre mon sentiment, vous pouviez également faire cette opération quinze jours plus tôt. Vous n’étiez pas plus autorisé de la faire depuis que vous ne l’étiez alors ; vous l’avez cependant faite sans même avoir pris les précautions les plus ordinaires dans un cas semblable, car ce que vous m’avez envoyé après coup ou rien est à peu près la même chose. » (Lettre du 13 mai).

Dupleix craignait seulement que la hausse des eaux du Coléron, en lui fermant la route du nord, ne le retînt prisonnier dans l’île de Sriringam et ne l’amenât, comme on avait fait à Arcate, à capituler.

Bien que rien ne fût encore compromis et que l’affaire du 8 avril n’eût pas été pour nous une défaite réelle, puisque nous restions sur nos positions, il était difficile que Law gardât le commandement. Il ne le désirait pas lui-même ; dans la plupart de ses lettres il demandait à être remplacé et s’il était resté à la tête des troupes, c’est que Dupleix ne lui avait pas trouvé de successeur autorisé. Dans l’armée même de Law il n’y avait plus de capitaines français et les réserves de Pondichéry étaient des plus médiocres. Après avoir songé un instant à Durocher de la Périgne, que rien ne désignait pour un commandement de cette importance, Dupleix recourut encore une fois au dévouement plutôt qu’aux talents de son beau-frère d’Auteuil ; celui-ci devait au moins aux intérêts de sa famille d’accepter ce rôle sacrifié. Il fut toutefois entendu que Law garderait le commandement des troupes de Sriringam jusqu’à ce que le nouveau chef eût pu le rejoindre, et — détail à noter — qu’il le reprendrait ensuite, si cela lui convenait, après avoir rétabli sa santé à Pondichéry (lettre à Law du 22 avril).

Les événements en disposèrent autrement. L’ennemi n’eut pas plutôt délivré Trichinopoly que, comptant moins sur ses forces que sur l’effet moral produit par notre retraite, il résolut d’enfermer Law dans Sriringam et de lui couper toutes communications avec Pondichéry. Il ne perdit pas de temps : le plan fut exécuté aussitôt que conçu et, dès le 17 avril dans la nuit, Clive passait le Cavery puis le Coléron, à six milles environ au-dessous de Trichinopoly ; le lendemain, il prenait possession de Samiavaram[54], avec 400 hommes de ses meilleures troupes européennes, 1.200 cipayes et 4.000 cavaliers.

Avec un peu d’audace ou de bonheur, Law eût pu mettre les Anglais dans la situation où ils voulaient eux-mêmes le placer ; il suffisait qu’il leur coupât au sud le chemin du retour, pendant que d’Auteuil arriverait du nord avec de nouvelles forces ; pris entre deux feux, les Anglais ne pouvaient manquer de succomber. L’opportunité de cette manœuvre dictée par la disposition respective des troupes n’échappa pas à Dupleix qui, dès le 24 avril, demanda à Law ce qui l’empêchait de chasser l’ennemi de Samiavaram.

D’Auteuil était parti de Pondichéry avec 40 blancs et 2 canons ; le 25 avril il trouva à Outatour le capitaine Murray avec 60 blancs détachés de Coilhady ; d’autres renforts ne devaient pas tarder à le rejoindre tant de Gingy que de la côte. On pouvait tout espérer de la convergence de ces forces.

Dupleix eut alors une idée des plus singulières, qui, bien qu’abandonnée presque aussitôt que conçue, n’en mérite pas moins d’être signalée. Il ne s’agissait rien moins que de gagner Lawrence, en le déterminant à abandonner Trichinopoly moyennant une somme d’argent. À tort ou à raison, Dupleix croyait que l’homme n’était pas insensible au gain ; peut-être, pour accroître sa fortune, consentirait-il à se désintéresser de Trichinopoly qui, après tout, n’était pas une possession anglaise. Nous préférons citer textuellement la lettre que Dupleix écrivit à ce sujet à d’Auteuil le 30 avril :

« Le sr Lawrence est fort avide d’argent. Je crois que l’on pourrait tirer parti de son avarice. Voici ce que je pense à ce sujet. Ce serait que le nabab [Chanda S.] envoyât un homme affidé et adroit auprès de l’homme qui sert d’interprète à cet avaricieux… Il faudrait faire entendre à cet homme que si Lawrence veut abandonner Trichinopoly et amener avec lui toutes les troupes anglaises avec leurs canons, qu’on leur laisserait le passage libre par le Tanjore, que pour reconnaître ce service on lui donnerait jusqu’à 50.000 rs. Chanda S. peut ajouter à cette offre personnelle l’assurance de laisser jouir la nation [anglaise] des terres de Trivendipouram et de leur donner à rente pour moitié de sa valeur Pondemaly. S’il insistait pour qu’on leur laissât le revenu entier, il pourrait y acquiescer, en ajoutant qu’ils eussent à faire leurs diligences auprès du Mogol et de Salabet j. ; qu’il s’engagerait de plus à ne point les troubler dans leur commerce, pourvu que de leur côté ils ne se mêlassent plus des affaires de Mahamet Ali ni du gouvernement… À cet accord particulier, on peut ajouter une promesse d’un revenu annuel pour cet avaricieux de 10, 15 ou 20.000 rs. sa vie durant… Vous ne devez point paraître dans cette négociation, car ce serait le moyen de la faire manquer, si Lawrence savait que vous en aviez connaissance… Pour le mieux persuader, il faut que Chanda S. fasse semblant de se cacher de vous… »

Dupleix était convaincu que l’affaire bien menée pouvait aboutir. Moins de huit jours après, il avait changé d’avis : convaincu du danger d’une pareille proposition, il recommandait à d’Auteuil de ne rien engager. Fort heureusement, celui-ci n’avait ni écrit ni parlé. Cependant notre petite armée, partie d’Outatour, avait déjà esquissé un mouvement pour contourner Samiavaram du côté de l’ouest lorsque d’Auteuii apprit que Clive, informé de ses intentions par une lettre interceptée, avait quitté Samiavaram et se proposait de lui barrer la route. Comme il n’avait avec lui qu’une centaine d’européens et 500 cipayes, il ne se crut pas en force pour livrer bataille et se replia sur Outatour. Clive se retira de son côté à Samiavaram, où il arriva la nuit. Bientôt après il dormait dans une sécurité complète. Il se produisit alors un des faits les plus curieux de cette guerre. Law, informé de la marche de d’Auteuil, avait fait partir dans la même nuit un corps de 80 européens et 700 cipayes, pour occuper Samiavaram qu’il supposait à peu près abandonné par les Anglais. Nos soldats arrivèrent dans la place le 26 vers quatre heures du matin ; dans leurs rangs se trouvaient un assez grand nombre de déserteurs anglais, une quarantaine, dit Malleson. Au qui-vive des sentinelles, ils répondirent : amis, en leur langue, et un instant on crut que c’étaient des retardataires de l’armée qui revenaient ou des renforts envoyés par Lawrence. L’erreur ne fut pas de longue durée. On commença à être détrompé lorsque nos hommes se mirent à tirer. Clive, réveillé en sursaut, courut aux assaillants qu’il prenait encore pour des rebelles ou des mutins et leur demanda raison de leur conduite. Peu s’en fallut qu’il ne fût tué avant que l’erreur fût dissipée ; un de nos officiers lui porta un coup qu’il fut assez heureux pour parer ; l’officier français fut aussitôt abattu. Revenu de son erreur, Clive comprit le danger de la situation ; avec une admirable présence d’esprit, il rassembla son détachement et, nos hommes ayant commis la faute de pénétrer dans une pagode, il les y enferma, fit amener le canon et les somma de se rendre. En un instant la face des choses fut changée ; nos soldats, encouragés par leurs officiers, voulurent faire une sortie et restèrent en partie sur le terrain. D’autres se rendirent ; d’autres enfin purent se sauver dans la campagne où ils furent rejoints au lever du jour et taillés en pièces.

Cette affaire décida pour ainsi dire du sort de la campagne ; elle empêcha la jonction de nos forces et à partir de ce jour, nous ne connûmes plus que des revers ou des désastres. Le 2 mai, le général tanjorien Manogy reprit Coilhady sans éprouver de résistance, et, dans les jours qui suivirent, Lawrence alla lui-même investir Pitchanda, qui est presque aux portes de Sriringam, du côté du nord. Nous y avions une garnison composée de 72 européens, 49 topas et quelques cipayes. Elle était défendue par trois pièces de canon et deux mortiers.

Ces nouvelles achevèrent de jeter la consternation dans le cœur de Law et le désarroi le plus complet dans ses idées ; il ne savait plus quel parti prendre ni quelle opération effectuer : une seule chose était certaine, c’était que désormais il ne pouvait songer à rejoindre d’Àuteuil. Celui-ci de son côté, posté à Outatour, n’était pas en mesure, avec le peu de forces dont il disposait, d’essayer de faire une trouée dans la direction de Sriringam. Dupleix enfin, désorienté par la tournure des événements, n’osait plus recommander la moindre manœuvre ni à l’un ni à l’autre ; tout dépendait de leur entente, si toutefois ils pouvaient encore correspondre ensemble. Devant la gravité de la situation, Dupleix penchait pour une attitude prudente et réservée. « Je suis bien persuadé, écrivait-il à d’Auteuil le 5 mai, que vous ferez tout ce qui dépendra de vous pour rétablir nos affaires, mais je vous prie de ne point vous risquer en particulier, sans être bien sûr de votre fait. » Il était plus pessimiste encore avec Law et, s’il lui donnait toujours des avis, c’était plutôt pour lui indiquer des moyens de se dégager avec le moindre mal et le moindre déshonneur de l’étreinte qui l’enserrait de plus en plus. Il lui écrivait le 3 mai :

« Plus je fais réflexion sur le contenu de vos dernières lettres et plus j’ai lieu de craindre que vous ne soyez obligé de quitter Sriringam, puisqu’avec le monde que vous devez avoir vous ne croyez pouvoir secourir Colhéry ni aucun endroit attaqué. La présente est donc uniquement pour vous dire que, si vous prenez ce parti avant la jonction de M. d’Auteuil, que vous ayez à enclouer non seulement le gros canon, mais encore à faire casser à chacun un tourillon et même les deux et faire jeter dans la rivière les boulets. Pour les mortiers je crois que vous pouvez les conduire avec vous. Envoyez à l’ennemi ce qu’il peut vous rester de bombes ; quant aux poudres, il est aisé de les jeter à l’eau. Voilà des extrémités bien fâcheuses que nous devons au passage du convoi. Vous ferez part de cette lettre à M. d’Auteuil, lorsqu’il vous aura joint, s’il a ce bonheur. »

C’était en somme la liquidation de l’expédition que Dupleix entrevoyait ; mais telle était sa force morale et en même temps sa faculté d’illusion qu’il ne désespérait pas encore et, quelques jours après, le 7 mai, il traçait un nouveau plan d’attaque contre Samiavaram avec toutes les forces de d’Auteuil et 2 à 300 blancs de Law, l’un allant à la rencontre de l’autre. Le succès lui paraissait immanquable.

Law ne dédaignait pas systématiquement tous les ordres de Dupleix ; il essaya cette fois d’entrer dans ses vues. Ayant appris que des troupes anglaises remontaient vers le nord dans la direction d’Outatour, il pensa que c’étaient celles de Clive et que par conséquent Samiavaram restait exposé à un coup de main. Il passa donc précipitamment le Coléron ; mais il comptait sans l’excellente police de Clive. Celui-ci était informé de tous nos mouvements. Aussitôt qu’il connut la marche de nos troupes, il alla au devant d’elles. Il n’y eut pas bataille ; voyant ses projets découverts. Law ne crut pas devoir engager la lutte ; il repassa le Coléron. L’étau se resserrait un peu plus.

Les renseignements sur la marche des Anglais vers le nord n’étaient pas inexacts ; seulement c’étaient les troupes de Dalton qui opéraient. Lawrence avait résolu de profiter de la démoralisation de nos soldats et de la timidité de nos manœuvres pour porter un grand coup et mettre d’Auteuil hors d’état de se joindre jamais à Law. Dans le temps où celui-ci partait pour Samiavaram, Dalton marchait avec 150 européens, 4.000 cipayes et 2.000 cavaliers pour déloger d’Auteuil d’Outatour. Après quelques escarmouches sans importance, il trouva moyen de nous faire illusion par un habile déploiement de ses troupes et, quoiqu’il n’y eut pas eu de combat au sens propre du mot, d’Auteuil intimidé abandonna ses positions pendant la nuit et se replia sur Valconde sans être inquiété (13 mai). Peut-être exécutait-il avec trop de conscience les prescriptions de Dupleix, « de ne pas se risquer sans de bonnes précautions ».

Cette fois, c’était bien la séparation définitive des deux armées françaises ; à moins d’un miracle, elles ne pouvaient plus se rejoindre, et Law de plus en plus isolé courait risque de se voir toute retraite fermée soit du côté de Pondichéry, soit du côté de Karikal.

La prise de Pitchanda, à un mille seulement à l’est de Sriringam, qui eut lieu le 21 mai, aggrava encore notre situation ; de cette nouvelle position, les Anglais pouvaient aisément nous bombarder dans l’île elle-même, où il n’y avait plus dès lors aucune sécurité.

Les événements se succédaient avec une telle rapidité que Dupleix ne pouvait plus donner aucun ordre approprié aux circonstances. Après le 13 mai, il sentit que la partie était pour ainsi dire perdue et que, pour éviter un désastre, il fallait négocier. Il calculait que Law devait avoir encore pour un mois de vivres et que pendant ce temps tout pourrait s’arranger. Deux vaisseaux lui arrivèrent de France le 19 mai avec 450 hommes ; selon ses instructions, Bussy avait détaché de son armée une force assez importante de cipayes et de cavaliers qui s’approchait de la Quichena, sous la conduite de Coja Namet oulla kan. Avec ces renforts, dont la menace suffirait peut-être, Dupleix pensait assurer le succès de ses négociations. Il invita en conséquence d’Auteuil à se rendre à Sriringam pour conférer avec Law et Chanda S., sur les conditions de la paix. D’Auteuil avait toute latitude pour se mouvoir comme il l’entendrait au milieu des instructions générales qui lui étaient données, mais il fallait d’abord convenir d’une suspension d’armes. Comme nous n’étions pas en guerre avec les Anglais, ni eux ni nous ne devions paraître dans le traité ; il devait se passer uniquement entre Chanda S. et Mahamet Ali. Trichinopoly était laissé à ce dernier, mais restait une dépendance d’Arcate, à moins que le Mogol, suzerain de l’Inde entière, n’en disposât autrement. La paix faite, tous les alliés rentreraient chez eux. Chanda S. pourrait, s’il le voulait, laisser aux Anglais les terres dont ils étaient en possession (lettre du 21 mai).

Pour aller à Sriringam, il fallait traverser les lignes anglaises ; d’Auteuil, alors retiré à Valconde, demanda un passeport à Lawrence. Celui-ci posa à sa délivrance des conditions tellement humiliantes que d’Auteuil dût le refuser[55].

La prise de Pitchanda qui survint dans le même temps fut un nouvel avertissement qu’il était bon de se hâter si l’on voulait éviter un désastre. À la suite de cet événement, Law écrivit qu’il n’avait plus que pour six jours de vivres et que s’il n’était pas secouru, il avait l’intention de capituler. D’autre part, Dupleix venait d’apprendre que Ramdas Pendet, premier ministre de Salabet j., qui paraissait acquis à nos intérêts, venait d’être assassiné à Haïderabad ; il craignit que cette mort ne fût le signal d’une révolution, où sombrerait notre influence. Que deviendrait alors le principe de légitimité sur lequel toute notre politique était fondée ? il importait avant que le soubab ne se déclarât peut-être contre nous, de se couvrir de son autorité encore reconnue pour faire impression sur l’esprit de Mahamet Ali.

C’est alors que l’esprit inventif de Dupleix se révéla dans toute sa magnificence. Si l’homme ne se décougeait jamais, il n’était non plus jamais à court d’expédients. Il calcula fort judicieusement que la principale force de Mahamet Ali venait de la cavalerie des Marates ; pourquoi ne pas essayer, non plus de gagner Morarao à notre cause, mais d’en faire en quelque sorte, par d’habiles flatteries et des présents judicieux, l’arbitre de la situation ? Une telle proposition ne pouvait que flatter son amour propre, accroître son importance et grandir sa situation. Ce fut l’objet de la lettre que Dupleix écrivit à d’Auteuil le 26 mai, quand il connut la prise de Pitchanda.

« Tout cela me fait voir que la fortune n’est plus pour nous et que nous n’avons d’autre parti à prendre que celui de la paix, à laquelle je vous prie de travailler. C’est le seul parti que les opérations de M. Law nous permettent de prendre. Vous pouvez écrire en droiture à Mahamet Ali et lui proposer de le laisser tranquille possesseur de Trichinopoly. Enfin faites à ce sujet tout ce que vous pourrez pour que nous puissions nous retirer de là avec le moins de déshonneur qu’il sera possible… M. Lawrence n’est plus dans l’intention de vous envoyer un autre passeport… Si M. Law prend le parti de capituler, vous n’en avez pas d’autre à prendre que de vous replier à Gingy avec tout votre monde et de dire au chef de Valgonde de faire semblant de se soumettre à Mahamet Ali… »

La médiation de Morarao ne venait qu’à la fin de la lettre, comme une idée du dernier moment. Dupleix fixait à 200.000 rs. le prix de son intervention avec promesse du double si par hasard il voulait se joindre à nous.

Lorsqu’il envisageait ces négociations, Dupleix se flattait de la pensée que Law pourrait encore tenir un certain temps dans Sriringam : il ne croyait nullement que notre armée fût réduite à quelques jours de vivres et, pour lui permettre de résister, il lui fit passer en trois jours 22.000 pagodes par les voies les plus sûres qu’il put trouver. Malheureusement la situation de Law empirait de jour en jour ; depuis la prise de Pitchanda, le campement qu’il occupait dans l’île était sans cesse en butte au bombardement de l’ennemi. Le 29 mai, il prit le parti de l’abandonner et se retira avec ses troupes dans la pagode de Jambakistna, tandis que Chanda S., obligé d’épouser notre destinée, allait s’abriter avec les siennes dans la grande pagode. C’était l’investissement complet de notre armée.

Dupleix espérait toujours que Law pourrait se dégager par une retraite du côté de Tanjore et de Karikal, où les routes étaient moins bien gardées. Si cependant il était obligé de capituler, de grâce, que ce ne fût pas avec les Anglais ! Nous n’étions pas en guerre avec eux.

« Si vous êtes forcé de capituler, écrivait Dupleix le 30 mai, vous sauverez autant qu’il sera possible l’honneur de notre petite artillerie. Dans cette affaire, vous ne devez point vous adresser aux Anglais pour quelque raison que ce puisse être, à moins qu’ils ne vous déclarent formellement qu’ils nous font la guerre. À moins de cela, vous devez formellement refuser tout traité où ils voudront se mêler. Vous ne devez avoir affaire qu’avec Mahamet Ali et non avec d’autres. C’est à lui à qui vous devez vous adresser, soit pour faire la paix ou pour votre capitulation. Vous pouvez même demander que Morarao entre dans l’une et dans l’autre… J’aimerais cependant bien mieux une bonne retraite en bon ordre. »

En réponse à cette lettre, Law répliqua qu’on n’arriverait à rien, si l’on ne s’adressait d’abord aux Anglais. « Ce ne sera jamais mon sentiment, écrivait Dupleix à d’Auteuil le 6 juin, et je crois que tout bon français doit penser de même. Mais il [Law] a l’esprit anglais ». Et dans une autre lettre du même jour, adressée à Law lui-même, il lui recommandait encore une fois, quoi qu’il arrivât, de ne pas s’adresser aux Anglais, nos véritables ennemis. Le premier article de la paix à faire, lui disait-il encore, était la cession de Trichinopoly à Mahamet Ali, le second, d’obtenir une retraite honorable avec canons, munitions, et bagages.

Mais était-il possible de s’entendre sur ces conditions avec Mahamet Ali, sans recourir aux Anglais qui le tenaient sous leur dépendance ? d’Auteuil reçut bien du nabab une invitation à venir conférer avec lui ; invitation illusoire, puisqu’il fallait un passeport de Lawrence. Or, disait Dupleix (lettre du 8 juin), « chacun vous dit de venir auprès de lui, mais cependant on ne vous envoie pas les passeports : c’est une gentillesse des Anglais qui voudraient que vous vous adressiez à eux, mais donnez-vous en bien garde. Cette nation et surtout Lawrence ne mérite de nous que notre indignation ».

« Les Anglais sont gens à se moquer du droit des gens. N’êtes-vous pas informé de tout ce que fait Lawrence ? Il n’y a rien de sacré pour lui » (Lettre du 3 juin).

Quant à Morarao, d’Auteuil lui avait transmis les propositions de Dupleix, avec toutes les séductions qu’elles comportaient. Il en fut pour sa peine ; le chef marate ne refusa pas absolument de causer avec nous ; mais, avec une certaine hauteur, il demanda que Dupleix lui envoyât un vaquil pour mieux être informé de nos intentions. Sans doute connaissait-il l’état précaire de notre armée et craignait-il de s’attacher à une cause perdue d’avance. Dans ce cas, loin de tirer le moindre profit de sa médiation, il risquait de se brouiller avec les Anglais et de perdre leurs subsides. Tout lui conseillait la réserve, au moins pour le moment.


Le calcul n’était pas faux. Après les heures d’angoisse, les heures tragiques allaient sonner pour nous. D’Auteuil avait eu beau se retirer à Valconde, — en réalité à Ranjangoudy, qui est à trois milles au nord[56] ; Clive entendit le déloger encore de ce poste, bien qu’il ne fût plus guère une menace pour les Anglais. Le 9 juin, il arriva donc en vue de Ranjangoudy. D’Auteuil fit mine de vouloir lui barrer le chemin, mais soit timidité naturelle soit infériorité numérique véritable, il n’osa, tout comme Law, engager la bataille et préféra se replier. Le fort de la place lui offrait une retraite et une défense, mais le gouverneur d’accord avec les Anglais ne voulut pas l’y recevoir, et le malheureux d’Auteuil, pris en quelque sorte entre deux feux, n’eut plus d’autre ressource que de se rendre avec toutes ses troupes. On lui fit 53 européens prisonniers, dont 3 officiers, 300 cipayes et autant de cavaliers. Suivant l’usage, d’Auteuil fut aussitôt remis en liberté, après avoir promis de ne plus servir contre les Anglais durant cette guerre et il put retourner à Pondichéry.

Dupleix ne récrimina point contre le nouveau malheur qui le frappait ; à quoi bon se raidir contre les faits accomplis ? Commentant l’événement dans une lettre du 11 juin, il craignit que cette fâcheuse nouvelle ne décourageât Law tout à fait. Celui-ci venait de lui faire savoir qu’il était réduit lui-même à la dernière extrémité et qu’il avait déjà fait à l’ennemi la proposition de lui céder la moitié de ses gros canons. « C’est cependant dans de telles occurrences que la fermeté est la plus nécessaire », lui répondit Dupleix. Et il lui recommandait encore une fois de ne pas traiter avec les Anglais, de tomber sur l’ennemi et de s’ouvrir une retraite honorable.

Malgré les malheurs dont il était accablé et ceux qu’il pressentait, Dupleix pensait toujours pouvoir conjurer le dénouement fatal par ses négociations. D’Auteuil rendu à la liberté pouvait encore le servir ; au lieu de revenir à Pondichéry, il lui prescrivit d’aller à Trichinopoly et de s’aboucher avec le nabab. Lui-même avait préparé toutes les voies du côté de Salabet j., Mahamet Ali n’était plus considéré comme un rebelle mais comme un soldat heureux à qui la fortune avait souri. Citons encore cette lettre du 13 juin ; elle devait être la dernière.

« Je viens de recevoir dans l’instant des ordres de Salabet j. de faire la paix avec Mahamet Ali et qu’il ratifiera tout ce que je ferai à ce sujet. Je suis donc prêt d’entrer en négociation et d’écouter les demandes de Mahamet Ali. Je vous écris la présente pour que, si elle vous trouve en chemin pour revenir ici, vous vous en retourniez auprès de Mahamet Ali et que vous lui disiez que je suis prêt d’entrer dans tout ce qui pourra rétablir le calme dans cette partie, qu’il peut vous détailler ses demandes et vous garder auprès de lui pour me servir d’agent dans cette affaire importante. Salabet j. me marque tout ce que le vaquil de Mahamet Ali lui avait demandé et les réponses qu’il lui avait faites. Ainsi, conséquemment à ses réponses, je suis tout disposé d’agir. Il ne tient qu’à Mahamet Ali de terminer à la satisfaction du nabab Salabet j., à la sienne et à la mienne. Et pour lui donner une preuve certaine de ma sincérité, vous donnerez ordre, si Mahamet Ali y consent, à M. Law de cesser tout acte d’hostilité et même de se retirer ici, si on le veut bien, laissant à Cheringam la grosse artillerie en dépôt jusqu’à la conclusion de la paix. Les intentions du nabab Salabet j. et les miennes sont d’arrêter l’effusion du sang qui ne dure que trop. Je suis persuadé que les alliés de Mahamet Ali se porteront également à rendre la tranquillité dans cette partie de l’Inde. »

Il n’est pas besoin de faire remarquer avec quel calme apparent Dupleix sut voiler dans cette lettre les inquiétudes de son âme et dissimuler la gravité de la situation ; à la lire, on pourrait croire que c’est lui qui octroie la paix comme un acte de pure générosité. La réalité était, hélas ! toute différente : lorsque la lettre arriva à d’Auteuil, le dernier sacrifice était accompli : Law venait de capituler.

Lawrence nous dit dans ses mémoires que, réduite à la dernière extrémité par le défaut de vivres plutôt que par le manque d’hommes, une partie de notre armée indienne commença à déserter, sous l’espoir du pardon et de la protection que lui promit Mahamet Ali. Un de nos principaux chefs, dont il ne donne pas le nom, suivit cet exemple et vint trouver les Anglais avec 1.000 chevaux, un gros corps de cipayes et 14 éléphants. Que pouvait faire Law en présence d’une telle démoralisation ? Comprenant que l’heure fatale était venue, il voulut du moins sauver Chanda S., qui, s’il tombait aux mains de son rival, courait grand risque de perdre la vie. Il songea un instant à le faire sauver par le fleuve, mais les eaux du Coléron étaient trop basses pour permettre une fuite rapide jusqu’à la côte. Il s’en rapporta alors à la loyauté de Manogy et lui offrit une somme d’argent s’il voulait recevoir Chanda S., comme hôte plutôt que comme prisonnier, et le faire conduire à Karikal. Le général de Tanjore fit solennellement la promesse qu’on lui demandait mais ne voulut pas donner d’otage comme garantie de sa parole. Dans la nuit du 11 juin, un détachement vint prendre Chanda S. et le conduisit en palanquin au camp ennemi, à Chukleypolam. L’infortuné ne fut pas plutôt arrivé que, sans égard pour les serments jurés, on le considéra comme prisonnier et on le retint comme tel.

Le lendemain, Lawrence assista à une conférence où l’on discuta de son sort. Le général du Maïssour et Morarao voulaient qu’on le relâchât ; Mahamet Ali et Manogy soutinrent au contraire qu’il y avait le plus grand danger à laisser échapper un homme qui leur avait causé tant d’embarras. Lawrence garda longtemps le silence ; à la fin, voyant qu’ils ne pouvaient se mettre d’accord, il leur proposa de s’en charger et de l’envoyer dans un établissement anglais, où il serait tenu sous bonne garde. Sans contredire formellement à cette proposition, personne cependant ne s’y rallia et l’affaire fut renvoyée au lendemain, 13 juin. Ce jour-là, Manogy ayant demandé à Lawrence s’il désirait sérieusement se charger du prisonnier, le chef des Anglais répondit qu’il ne se souciait pas de prendre plus longtemps part à cette discussion. Ce fut l’arrêt de mort de Chanda S. ; un instant après, pour couper court à toute contestation entre les alliés, Manogy le fit assassiner en présence de trois de ses serviteurs, dont l’un s’offrit à sa place comme victime ; sa tête fut portée en triomphe à Mahamet Ali, à Trichinopoly[57].

Ce coup frappa droit au cœur Dupleix qui, nous dit Ananda, ne put, le jour où il apprit la nouvelle (18 juin), ni aller à l’église ni dîner. Non moins cruelle pour son amour-propre et plus fâcheuse encore pour son prestige fut la capitulation de Law, qui se produisit à peu près en même temps. Le 12 juin, ne pouvant plus résister faute de vivres, Law, passant par dessus les recommandations de Dupleix, pria Lawrence d’employer la médiation des Anglais auprès du nabab. Lawrence s’aboucha donc avec Mahamet Ali et lui communiqua ses intentions : elles étaient qu’on lui livrerait les deux pagodes de Sriringam avec tout notre matériel de guerre et les vivres qui nous restaient, — que les Européens, topas et cafres servant dans nos rangs seraient prisonniers de guerre, — que les officiers seraient laissés en liberté après avoir promis de ne plus servir contre Mahamet Ali et ses alliés, — qu’enfin on ne ferait pas de mal aux déserteurs.

Ces conditions ayant été acceptées et signées, nous remîmes à l’ennemi tout notre matériel de guerre, dont 41 canons ; nos troupes sortirent de Sriringam le 13 juin au nombre de 600 européens et 300 cipayes[58] et Dalton prit possession des deux pagodes. Les troupes de Chanda S., ayant accepté la protection de Mahamet Ali, se séparèrent et se retirèrent où bon leur convenait.

*

Law resta quelques jours prisonnier des Anglais ; remis en liberté sur parole, il revint à Pondichéry, où il fut arrêté. S’il avait véritablement trahi la cause du roi ou simplement fait preuve d’une incapacité notoire, le devoir de Dupleix était de le traduire en conseil de guerre ; mais les preuves formelles faisant défaut, Dupleix chargea simplement Maissin, un capitaine nouvellement arrivé de France, d’ouvrir une enquête.

En son mémoire de 1759, Dupleix reprocha expressément à Law d’avoir au mépris des ordres les plus formels laissé passer un convoi anglais, d’avoir tenu en cette occasion une conduite extrêmement suspecte et enfin d’avoir ouvertement livré à l’ennemi les troupes du roi (pages 74, 75, 76, et 77 du mémoire). Rien de tel en 1752 ; comme si aucun de ces faits ne lui paraissait certain, Dupleix chercha plutôt à atteindre Law en essayant d’établir contre lui un certain nombre d’actes délictueux qui le perdraient auprès de la Compagnie ; c’est ainsi qu’il voulut prouver que Law avait dérobé des objets précieux dans la pagode de Sriringam. Des témoins indiens qui avaient pris auparavant le mot d’ordre auprès de Madame Dupleix vinrent certifier l’exactitude de ces accusations. En même temps Maissin était l’objet de toutes les prévenances de Dupleix comme si l’on voulait obtenir de lui des conclusions conformes aux désirs du gouverneur. Rien n’y fit ; ces prévenances éveillèrent au contraire la défiance de Maissin qui examina avec plus d’attention les plaintes formulées contre Law et ne les trouva pas convaincantes. Dupleix aurait alors voulu forcer le secrétaire de Law et un nommé Lambert, partisan de son armée, à déposer contre lui, mais il ne put les contraindre à dire ce qu’ils ne savaient pas. Voyant qu’il n’aboutirait à rien, il ne voulut pas paraître s’être engagé dans une affaire qui pouvait le couvrir de confusion et usant de son influence morale auprès de la belle-mère de Law, Madame de Carvalho, à laquelle il était lui-même apparenté par son neveu Kerjean, il lui fit demander fort adroitement d’intervenir pour obtenir la liberté de son gendre et la clôture de l’affaire. Madame de Carvalho s’y prêta d’enthousiasme et lorsqu’elle eut obtenu pour ainsi dire la grâce de son gendre, Law fut amené devant Dupleix et devant Maissin et Dupleix lui dit : « Je vous fais sortir, Monsieur, parce qu’ayant bien examiné et pesé les bruits que la malignité et la calomnie avaient répandu, je n’ai rien trouvé dans votre conduite qui soit contraire aux lois de l’honneur et aux intérêts qui vous avaient été confiés ; j’écris en conséquence au Ministre et à la Compagnie et je les prie d’agréer mon désistement. M. Maissin pourra vous rendre le même témoignage. »

Law, qui n’était l’objet d’aucune inculpation précise, et que le P. Lavaur avait déterminé à n’élever aucune plainte contre la procédure engagée contre lui, accepta cette solution qui lui rendait la liberté et resta ensuite à Pondichéry. Dupleix parut lui rendre sans arrière-pensée son amitié et sa confiance, le nomma aide-major des troupes et rien ne troubla leurs rapports jusqu’en 1754.

Comment se fait-il qu’après cette sorte de non-lieu Dupleix ait formulé sept ans plus tard les articulations écrites que nous venons de lire ? S’imaginait-il que Law ne reviendrait jamais de l’Inde pour se défendre ni le contre-dire ?

On verra, au dernier chapitre de la vie de Dupleix, comment Law mis au courant de ces accusations lors de son retour en Europe en 1762 répondit à Dupleix par une plainte déposée au Châtelet puis par un mémoire justificatif qui fut répandu dans le public. Bornons-nous à reproduire ici les justifications qu’il donna de sa conduite devant Trichinopoly ; autant qu’elles peuvent être admises, elles comportent l’explication des événements que nous venons d’exposer et elles en dégagent dans une certaine mesure la moralité.

Law explique tout d’abord que si, après l’affaire de Valconde, d’Auteuil ne passa pas le Coléron à la suite des Anglais, c’est qu’il n’avait pas une seule grosse pièce de canon pour appuyer ses mouvements. Dupleix, qui ne pouvait souffrir de résistance à ses ordres, envoya Law pour le remplacer. En quittant Pondichéry le 8 septembre 1751, celui-ci aurait reçu l’assurance qu’il n’aurait qu’à paraître devant Trichinopoly pour que la ville lui ouvrit ses portes. Il fut au contraire accueilli par une triple décharge d’artillerie.

Dupleix ordonna alors le siège, mais on n’avait pas assez de troupes pour faire un blocus et on n’avait pas assez de gros canons pour attaquer la place. Les renforts ennemis pouvaient arriver facilement, et par leurs alliances avec Morarao et le Maïssour, Mahamet Ali et les Anglais eurent vite la supériorité du nombre : 30.000 hommes environ. L’envoi de troupes à Arcate affaiblit encore nos forces, qui se trouvèrent réduites à 6.800 hommes, et cependant Dupleix voulait qu’on prît Trichinopoly.

Après la chute d’Arcate, les Anglais se trouvèrent en mesure de porter leurs effectifs à 64.500 hommes dont 1.350 européens, tandis que les nôtres ne purent atteindre que 14.960 hommes, dont 630 blancs. Comme Law avait reçu l’ordre de bloquer la ville, il avait du disperser ses forces, ce qui avait eu pour conséquence d’affaiblir tous les points où il pouvait être attaqué. Les Anglais au contraire pouvaient disposer presque partout de masses assez compactes. Mais Dupleix avait décidé qu’on ne reculerait pas. Outre la faim qui commençait à se faire sentir, Law avait à réprimer de fréquents actes d’indiscipline. La cavalerie de Chanda S., non payée, s’insurgea.

Telle était la situation lorsque Dupleix eut avis de l’arrivée d’un convoi anglais composé de 700 blancs, 6.000 cipayes et environ 4.000 cavaliers.

Nos forces étaient alors réparties en différents postes et Law fit savoir à Dupleix par lettre du 6 avril combien, avec cette dispersion, il lui paraissait difficile d’attaquer ce convoi loin de Trichinopoly. Néanmoins il envoya Murray au-devant de l’ennemi avec un détachement : la cavalerie de Chanda S. refusa de le suivre. Le 7, à huit heures du matin, Murray était à une lieue et demie des Anglais. Allem kh. devait le soutenir, mais sous prétexte qu’on n’avait pas 100 rs. à lui donner, il refusa de marcher. Ainsi l’ennemi put arriver sans encombre devant Trichinopoly le 8 avril.

Law voulait aller à sa rencontre avec sa cavalerie, mais elle l’abandonna sous prétexte d’argent. Il ramassa alors ce qu’il put trouver des troupes et livra le 9 un combat dont l’avantage nous resta mais qui nous fut en réalité funeste, puisque le convoi put passer et rejoindre l’armée de la ville.

Dupleix, qui croyait ou feignait de croire à notre supériorité numérique, voulait néanmoins qu’on s’obstinât au siège. Il n’y avait que deux partis à prendre : ou exécuter ses ordres et risquer de se faire encercler par l’ennemi qui occuperait Sriringam ou se retirer dans cette place et y attendre des renforts de Pondichéry.

Law estima ce second parti préférable, quoiqu’il estimât qu’une retraite à la côte vaudrait encore mieux. À Sriringam, nous risquions d’être encerclés non moins que devant Trichinopoly. Plutôt que de consentir à cette retraite, Dupleix ordonna de tenir dans Sriringam, en promettant des secours de Pondichéry et du Décan.

Cependant la situation de Law devenait chaque jour plus critique. Profitant des basses eaux du fleuve, l’ennemi avait passé le Coléron et commençait à nous couper toutes communications avec Pondichéry. Les vivres manquaient. Autorisé par Dupleix, Law chercha à négocier directement avec Mahamet Ali, mais on lui fit des conditions trop humiliantes qu’il dut rejeter. D’Auteuil ne fut pas plus heureux. Dupleix se flatta alors de pouvoir conjurer le destin en s’entendant avec Morarao. Les pourparlers étaient à peine engagés que la nécessité obligea Law à capituler : d’Auteuil qui arrivait à son secours avec une nouvelle armée venait d’être fait prisonnier ; tout espoir de salut était perdu.

Après avoir repoussé deux sommations, qui l’invitaient à se rendre à discrétion, Law, vaincu par la famine autant que par l’ennemi, dut enfin céder et le 12 juin il capitula.

« Tel fut, conclut-il, l’événement de ce siège de Trichinopoly auquel le sr Dupleix a attribué la suite de nos revers, époque funeste à nos affaires, mais humiliante pour lui seul, puisqu’il est prouvé d’un côté que le siège de cette place était, dans les circonstances où il fut entrepris, la plus haute de toutes les folies et que pour moi, quelque dur qu’il fût de me trouver la victime de ce projet, j’avais eu du moins l’avantage de tenir pendant dix mois contre une armée quatre fois supérieure à la mienne. »

Tels sont les arguments qu’invoque Law pour justifier sa conduite devant Trichinopoly. Ils portent toutes les apparences de l’exactitude et de la raison : avec des forces qui furent toujours inférieures à celles des Anglais, Law ne pouvait songer ni à les vaincre en bataille rangée ni à faire tomber Trichinopoly par un siège régulier. Ce fut incontestablement une erreur de Dupleix de s’être obstiné dans une entreprise impossible. On ne peut même conjecturer la réponse qu’il eût faite à ce mémoire, s’il eût vécu quelques semaines de plus : car l’amour-propre le poussait souvent à des déterminations dangereuses ; mais un des premiers actes de sa veuve fut de publier une réponse imprimée, adressée à Law lui-même, dans laquelle on peut lire dès le début les lignes qui suivent : « … Pour ne pas différer davantage une rétractation que vous avez déjà trop attendue, je commencerai par déclarer publiquement au nom de mon mari, que jamais il n’a entendu vous accuser de trahison, de lâcheté, d’aucune action déshonorante, qu’au contraire il vous a toute sa vie reconnu pour un très brave et très fidèle sujet du roi et qu’il a toujours désavoué l’article qui vous offense dans le mémoire de 1759[59]… »

L’affaire de Trichinopoly ne nous paraît pas comporter d’autres conclusions. Quant à savoir si Law n’aurait pas pu dominer la situation par d’autres qualités que le courage ou le talent militaire, c’est une question plus difficile à résoudre. Il eût fallu qu’avec une grande liberté d’action, qui lui manqua, il eût le tempérament et la finesse de son collègue Bussy : peut-être serait-il arrivé par la diplomatie à empêcher ou à rompre la coalition des alliés. On peut regretter qu’il n’ait pas possédé ces dons qui firent notre force dans le Décan, on ne peut lui en faire un reproche. La nature dispose de ses inspirations comme elle l’entend.



§ 11. — Opérations autour d’Arcate, Conjivaram, Chinglepet et Tirnamallé.

Clive entre dans Arcate (sept. 1751). — Le siège d’Arcate par l’armée franco-indienne de Raza Sahib. — Échec de Raza Sahib (26 nov.). — Actions de détail de Brenier. — Diversion du côté de Madras. — Véry battu par Clive à Caveripacom (12 mars 1752). — La Volonté autour de Chinglepet (avril-mai). — Clive s’empare de Coblon et de Chinglepet (sept.-oct. 1752). — Triple échec devant Tirnamallé (octobre 1752 — janvier 1753). — Rapports avec Mortiz-Ali, nabab de Vellore.


On a vu plus haut qu’au moment où nos troupes victorieuses à Valconde s’apprêtaient à passer le Coléron pour investir Trichinopoly, la fortune jusque-là si fidèle se plut à nous témoigner son inconstance en nous faisant perdre Arcate, la capitale du pays, et nous engagea par ce fait malheureux dans une série d’opérations dont le plus gros inconvénient fut de diviser encore nos forces et d’empêcher ainsi toute action décisive sur un théâtre quelconque. Ce sont ces opérations un peu complexes, parfois sans lien direct entre elles, que nous allons essayer d’exposer.


La diversion anglaise sur Arcate : occupation de cette ville par Clive. — Le capitaine Gingins venait d’arriver à Trichinopoly, après une retraite qui avait démoralisé ses troupes. Mahamet Ali, qui ne manquait pas de jugement ni d’habileté, — sa diplomatie le prouve — pensa qu’une diversion du côté d’Arcate obligerait peut-être Dupleix à se désintéresser de Trichinopoly. La proposition parut raisonnable à Saunders, mais comment la réaliser ? C’est alors que parut un de ces hommes dont la mission paraît être de détourner le cours normal des événements et d’ouvrir aux peuples des destinées insoupçonnées. Cet homme était Robert Clive.

Son rôle avait été jusqu’alors très secondaire. Né en 1725, arrivé dans l’Inde en 1744 comme écrivain de la Compagnie d’Angleterre, Clive avait été fait prisonnier à Madras, puis s’était sauvé à Goudelour, où, en l’absence de tout commerce, il avait accepté une commission d’enseigne. Il assista en cette qualité au siège de Pondichéry. Après la conclusion de la paix, il reprit son emploi civil et fut nommé commissaire aux vivres, fonction propre à lui assurer rapidement la fortune. La reprise des hostilités le ramena encore une fois à une vie plus active ; bien qu’il n’eut fait aucune étude militaire, il fut nommé lieutenant, puis capitaine. L’avenir prouva que le choix était heureux ; dans l’Inde d’alors, comme dans la Rome antique, il n’était pas besoin d’avoir des connaissances spéciales pour faire la guerre ; un homme audacieux et de bon sens, de jugement et de sang-froid suffisait. Clive avait ces qualités. Ayant amené un détachement de renfort à Trichinopoly au début du mois d’août 1751, il vit la démoralisation de l’armée et connut les projets de Mahamet Ali. Ils lui plurent et, revenu à la côte, il s’offrit à Saunders pour les exécuter. On savait qu’Arcate n’avait pas de garnison française ; avec de la promptitude et de la discrétion, il n’était nullement impossible de s’en emparer par surprise. Clive fut autorisé à tenter le coup.

Telle était la faiblesse des effectifs anglais qu’on ne put lui donner que 200 européens et 300 cipayes et, après cet effort, il ne resta à Goudelour que 100 hommes et, à Madras, 50 seulement. Clive quitta Madras le 6 septembre. La distance qui sépare cette ville d’Arcate est de 160 kilomètres ; Clive la franchit en six jours, dont un jour d’arrêt à Conjivaram. Arcate comptait en ce temps-là 100.000 habitants[60], elle n’avait d’autres défenses qu’un fort aux murailles croulantes et une garnison d’environ 1.000 soldats indiens avec deux ou trois canonniers français. Cette petite troupe n’attendit même pas l’ennemi ; dès qu’elle connut son approche, elle se retira du côté de Timery, à six milles au sud, et Clive entra tranquillement dans la ville, puis dans le fort, au milieu d’une population tout à la fois curieuse et indifférente. Ce succès, où la science militaire n’eut aucune part, était à peine un échec pour les armées indiennes, habituées à tous les revers de fortune ; mais comme Arcate était la capitale du pays et que nous fûmes dans l’impossibilité de nous y rétablir, l’opinion ne tarda pas à considérer qu’on pouvait tenir tête à Dupleix ; en même temps, l’étoile de Clive commença à monter à l’horizon.

Celui-ci ne s’endormit pas sur sa victoire. Les 15 et 17 septembre, il fit deux sorties infructueuses du côté de Timery dans l’espoir d’en chasser l’ennemi ; une troisième, qui eut lieu le 25, réussit mieux, sans cependant tourner au désastre pour les Indiens. S’attendant alors à être attaqué soit par les Français, soit par Chanda S., il s’occupa d’assurer ses communications avec Conjivaram et de relever les fortifications d’Arcate.


Siège d’Arcate par les forces franco-indiennes. — Dupleix en effet ne fut pas plus tôt informé de la marche de Clive sur Arcate qu’il envoya de Pondichéry 350 cipayes au secours de la garnison et donna l’ordre à d’Auteuil de distraire de ses troupes 2.000 cavaliers, la compagnie portugaise, les cipayes d’Abd oul Kader et le détachement de Dumesnil (9 et 10 septembre) ; à aucun moment, il ne songea à renoncer à Trichinopoly. Le nabab de Vellore, Mortiz Ali, beau-frère de Chanda S., devait de son côté fournir 300 fusiliers. Si ces forces arrivèrent trop tard pour empêcher la chute de la ville, Dupleix pensa qu’elles pourraient du moins servir à la reprendre. Rassemblées à Gingy dans le courant de septembre, elles furent mises sous le commandement général de Raza S., fils de Chanda S. ; elles comprenaient environ 4.000 indigènes et 150 français ; ces derniers sous les ordres particuliers de du Saussay. L’armée se grossit en route d’environ 6.000 cipayes ou cavaliers et arriva devant Arcate le 4 octobre. Ce ne fut qu’un jeu de réoccuper la ville ouverte de tous les côtés, mais il en alla tout différemment du fort. Clive s’y était solidement retranché et y avait accumulé pour soixante jours de vivres et toutes les munitions nécessaires pour soutenir un siège.

Ce siège fut long et tout à l’honneur du génie de Clive ; au nombre des ennemis, il opposa la plus stricte discipline et une rigoureuse économie des moyens de défense. Rien ne fut abandonné à la fougue, à l’impatience et au hasard.

Clive pensa d’abord pouvoir chasser l’ennemi de la ville par une sortie en quelque sorte désespérée (5 octobre) ; il fut repoussé avec une perte de 15 blancs tués sur place ou morts de leurs blessures. Obligé de se défendre dans le fort, il n’eut pas d’attaque sérieuse à redouter pendant un mois. Raza S. n’avait pas d’artillerie de siège et en était réduit à faire tirer du haut des maisons les plus proches des feux de mousqueterie à peu près inoffensifs.

Mais ce qui manquait le plus aux chefs des assiégeants, c’étaient les qualités militaires. Ni Raza S., ni du Saussay n’avaient de plan ni ne savaient commander. L’incapacité de Raza S. était notoire et se révéla dans la suite de la façon la plus fâcheuse pour son amour-propre. Quant à du Saussay, dont la jeunesse avait été orageuse et fort indisciplinée, il n’en avait conservé ni la fougue ni l’audace souvent heureuse ; c’était maintenant un homme éteint qui accomplissait sa besogne journalière avec régularité, mais sans initiative. Il ne sut pas prendre le moindre ascendant sur Raza S., ni se résoudre lui-même à la moindre décision. Dupleix lui avait donné mission d’empêcher tout ravitaillement de la place du côté de Madras et, dans ce but, il avait placé, du côté de Conjivaram, dans le petit fort de Massurapacom, un détachement de 4 blancs, 6 topas, 130 cipayes et une dizaine de portugais sous les ordres d’un sergent nommé La Volonté. Celui-ci prit, perdit et reprit successivement Conjivaram à plusieurs jours d’intervalle. Les opérations du siège d’Arcate se prolongeant sans modifier la situation respective des belligérants, Dupleix finit par craindre que l’affaire se terminât pour nous d’une façon peu heureuse. (Lettre à Law du 21 oct.). Aussi, le 1er novembre, sous prétexte que son état de santé ne permettait pas à du Saussay de donner à l’armée des soins assez assidus, le remplaça-t-il par Goupil, qui avait déjà commandé nos troupes devant Tanjore en février 1750.

Goupil arriva à Arcate quatre jours plus tard avec deux pièces de 18 et 7 autres de plus petit calibre. Elles furent aussitôt mises en position et en moins de cinq jours, elles démolirent plusieurs pièces d’artillerie de la défense, renversèrent une partie de murs comprise entre deux tours et pratiquèrent une brèche de cinquante pieds. Quoique réparés presque aussitôt par divers moyens de fortune, ces dégâts n’en compromettaient pas moins à la longue la solidité de la place ; le nombre de ses défenseurs était réduit à 120 européens et 200 cipayes. Clive touchait à un moment critique. Pour comble d’infortune le lieutenant Innis qui amenait un renfort de 100 européens et 200 cipayes fut attaqué à Trivatore par 2.000 hommes détachés d’Arcate et forcé de se retirer à Ponnamalli (5 novembre).

Raza S., crut devoir profiter de ces circonstances pour proposer à Clive une reddition honorable, avec une somme fort importante pour lui-même, sinon le fort serait pris d’assaut et la garnison passée au fil de l’épée. Clive fut insensible à ces offres comme à ces menaces. Il savait qu’un nouveau détachement anglais allait partir de Ponnamalli sous les ordres du capitaine Kilpatrick et — ce qui valait autant — il comptait sur un prompt secours de Morarao.

Ce chef marate, dont l’épée était à louer au plus offrant, était depuis plusieurs semaines l’objet des sollicitations les plus pressantes tant de Mahamet Ali et du Maïssour que de Clive et de Dupleix. Celui-ci lui avait promis 50.000 rs. par mois s’il prenait notre parti et allait rejoindre Chanda S. à Trichinopoly. Morarao n’avait pas dit non. Pour une fois, notre diplomatie se trouva en défaut ; obligé enfin de se déclarer, Morarao ne calcula que les forces respectives des belligérants et il eut plus confiance en celles de Clive qu’en celles de Goupil ou de Chanda S. Ce fut donc pour Clive qu’il prit parti ; néanmoins, quand il se rapprocha d’Arcate vers le 15 novembre, Dupleix comptait encore que c’était pour lui qu’il venait combattre, et on le croyait également à Madras et à Goudelour. Toute illusion cessa, quand le 19 novembre Morarao nous enleva presque sous les murs de la place une trentaine de têtes de bétail et essaya de pénétrer dans la ville elle-même. Les intrigues de Clive avaient été menées avec une habileté et une discrétion consommées.

C’était un nouvel ennemi à combattre. Il ne semble pas que, dans ces circonstances équivoques, Goupil ait fait preuve de plus de clairvoyance et de plus de décision que son prédécesseur. L’approche des Marates le jeta dans la consternation et, dans un accès de découragement, il proposa de lever le siège, sans même attendre le résultat d’une nouvelle lettre que Dupleix venait d’écrire à Morarao. Le gouverneur, déjà inquiet de la marche des événements, songeait à remplacer Goupil par Brenier, commandant de Gingy, lorsque se produisit la catastrophe.

Depuis l’arrivée des Marates, Raza S. n’avait que trois partis à prendre : se retirer sans combat, aller au devant de Morarao, ou essayer d’enlever le fort d’Arcate avant l’arrivée de Kilpatrick. Ce fut au dernier qu’il s’arrêta. L’attaque fut fixée au 25 novembre, à la pointe du jour.

L’ennemi, prévenu par un déserteur, nous attendait. L’assaut, donné par deux brèches différentes, fut mené avec la plus grande vigueur par les troupes indiennes surexcitées au préalable par des boissons enivrantes ; leur courage se brisa devant les heureuses dispositions de Clive qui sut assurer la continuité du tir par des mousquets et des canons préparés à l’avance et qui se remplaçaient en temps opportun ; en une heure, il ne fut pas brûlé moins de 12.000 cartouches. Au bout de ce temps, l’offensive cessa sur les deux points comme d’un commun accord et les Indiens se retirèrent dans la ville. Ils avaient perdu 400 hommes tués ou blessés et les Anglais 4 européens seulement. Le feu continua par intermittence du haut des maisons voisines, pendant le reste du jour et une partie de la nuit, puis tout d’un coup, le 26, à deux heures du matin, il se fit un grand silence. Raza S. évacuait la ville avec toute son armée. Le même jour, Kilpatrick y entrait avec son détachement.

Clive pouvait être fier de ce succès, dû beaucoup à son obstination, sa clairvoyance et son bon sens et un peu à la timidité et l’irrésolution de nos capitaines. Dupleix remplaça alors Goupil et envoya Brenier pour lui succéder. Trois chefs en moins de trois mois ! ces mutations précipitées n’étaient pas faites pour donner une haute idée de notre commandement.


Brenier à Arni, Chettipet et Conjivaram. — Arcate pris, l’action va maintenant se dérouler depuis les bords de la mer jusqu’aux environs de Vellore et de Gingy, suivant les hasards des événements.

Après leur défaite, Goupil et Raza S. se retirèrent à Vellore, à l’ouest du pays. La manœuvre avait l’inconvénient de laisser aux Anglais la route ouverte entre Arcate et Madras. Un chef plus clairvoyant se fut retiré dans cette direction ; nous avions des troupes à Conjivaram et de ce point, avec quelques renforts venus de Pondichéry, on pouvait essayer d’interrompre les communications de l’ennemi avec la côte.

Dupleix s’en rendit compte et dans les premières instructions qu’il adressa tant à Brenier qu’à La Volonté, il recommanda au premier de se rapprocher du Grand Mont et de Ponnamaly, et au second de surveiller exactement tous les convois venant de Madras ou s’y rendant et les couper, s’il en avait les moyens.

Cependant Clive s’était mis en campagne dès le 1ercembre pour assurer la liberté de ses mouvements dans la région d’Arcate. Il occupa Timery sans difficulté. À ce moment, les Marates vinrent le rejoindre avec 6.000 cavaliers[61]. Leur but était moins de faire le jeu des Anglais que de piller le pays pour leur propre compte. Ils aidèrent cependant Clive à repousser une attaque assez sérieuse des Français qui eut lieu à Arni le 11 décembre : c’était Brenier qui, suivant les instructions de Dupleix, se rendait à la côte par Chettipet, Arni et Conjivaram, avec les troupes de Raza S. revenues de Vellore. Les Marates déployèrent leur tactique habituelle et firent un gain de 100.000 rs., toute la caisse militaire de Raza S. Ce succès obtenu, ils abandonnèrent les Anglais pour se rendre à Trichinopoly et Brenier se retira sur Chettipet.

Après quelques jours de repos, Clive entreprit de délivrer Conjivaram. La garnison, toujours commandée par La Volonté, était alors composée de 30 européens et 300 cipayes. Malgré sa faiblesse numérique, il lui eut été facile de retenir l’ennemi pendant quelques jours, pour permettre à des renforts d’arriver ; la pagode avec ses trois enceintes successives lui offrait un abri assuré. Mais soit que La Volonté ait été, dit-on, trahi par un notable de la place, soit qu’il ait pris peur de quelques coups de canon qui firent une brèche dans les murs de la pagode, il évacua la ville pendant la nuit au bout de trois ou quatre jours, et la laissa sans résistance aux mains de Clive (29 ou 30 décembre). Brenier, arrivé quarante-huit heures plus tard, en reprit possession le 3 janvier ; les Anglais l’avaient spontanément abandonnée après avoir démantelé une partie de la première enceinte.


La diversion de Vendalore. — Mais il n’était pas dans ses instructions d’y rester pour l’occuper. On se rappelle qu’au mois de mai précédent, au moment d’engager l’expédition de Trichinopoly, Dupleix avait songé à faire une diversion du côté de Madras et n’y avait renoncé que sur l’opposition de son entourage. N’était-ce pas le moment de reprendre ce projet, puisqu’aussi bien les événements nous y poussaient comme par une sorte de fatalité ?

Le 5 janvier, Dupleix, trouvant que pour l’exécution de ce plan Conjivaram était trop loin de la mer, prescrivit à Brenier de se rapprocher de la côte et de se placer, s’il était possible, à égale distance de Ponnamalli et du Grand Mont. De là, en divisant ses forces, il porterait l’alarme en différents endroits ; il empêcherait notamment les Anglais de percevoir pour leur compte le produit des récoltes, qui commencent à se faire à ce moment de l’année. Pas d’attaque directe sur Madras ni sur aucune des aldées en dépendant ; l’état de paix dans lequel nous étions avec les Anglais ne le permettait pas, mais il était loisible à Raza S. de s’emparer de Ponnamally, et il pouvait le faire avec ses cipayes, sa cavalerie et la compagnie portugaise. Il pouvait de même tenter un coup de main sur Saint-Thomé, enlever le pavillon anglais et y rétablir l’autorité nominale du roi de Portugal. « Ce coup doit se faire à la plus petite pointe du jour, disait Dupleix, rien de plus facile, si on veut bien l’exécuter. » (Lettre à Brenier du 10 janvier). Revenant sur cette idée quelques jours plus tard (18 janvier), Dupleix faisait observer à Brenier qu’à Saint-Thomé il n’y avait que 8 blancs, 8 topas et 3 pions pour garder le pavillon.

Brenier, plus docile aux instructions de Dupleix que nos autres capitaines, essaya de réaliser ces projets. Il n’alla pas, il est vrai, se poster tout de suite auprès de Madras comme Dupleix l’eut désiré ; mais de Chinglepet[62] où il s’installa provisoirement le 20 janvier, il lança divers détachements tant dans la direction de Saint-Thomé que de Trivatour et de Caveripacom, dans le but surtout de percevoir le produit des récoltes. Pour toutes ces opérations, il était obligé de s’en rapporter aux gens du pays ; on n’apprendra pas sans une certaine surprise que pour ces lieux si rapprochés de Madras et de Pondichéry nous n’avions même pas de cartes. Les Anglais, désorientés par nos divers mouvements, s’en allaient de côté et d’autre sans savoir où se fixer ; on savait seulement qu’ils faisaient de grands préparatifs à Ponnamali et c’est de ce côté qu’après avoir terminé ses opérations, Brenier se proposait de les attaquer. Il leva son camp le 28 janvier et, après quatre journées d’une marche lente, mais sûre, il arriva à Indalore ou Vendalore[63], à proximité de la mer et du Grand Mont. De la colline qui domine cette localité, on peut voir Madras au nord-est, Chinglepet au sud-ouest et Ponnamalli à l’ouest. Le jour même de notre arrivée, Raza S. partit avec sa cavalerie et alla jusqu’au Grand Mont où ses hommes firent un grand butin.

Dupleix fut informé dans le même temps que Law su déclarait impuissant à faire face avec ses seules troupes aux forces ennemies ; il se demanda un instant s’il ne vaudrait pas mieux envoyer toute l’armée de Brenier à Trichinopoly et peut-être l’eut-il fait si Law s’était trouvé en situation d’entretenir et de payer ces nouvelles troupes mais il était lui-même à court d’argent et Chanda S., n’en pouvait trouver dans le pays. L’espoir de retirer quelques fonds de la coupe des récoltes détermina Dupleix à laisser des effectifs dans le Haut Carnatic ; là du moins on pourrait vivre sur le pays et nos charges qui devenaient chaque jour plus lourdes en seraient allégées (Lettre à Law du 2 février). Depuis la prise d’Arcate qui avait enlevé à Chanda S. la majeure partie de son territoire, Dupleix était obligé de subvenir à presque toutes les dépenses. Il crut néanmoins pouvoir distraire de l’armée de Brenier 500 cipayes, 1.000 cavaliers, 2 pièces de canon et 10 blancs qu’il envoya à Trichinopoly sous le commandement de Dumesnil.

Le mois de janvier s’était en somme passé fort tranquillement. Brenier n’avait pas fait grands mouvements et Clive s’en était retourné au Fort Saint-David pour rendre compte de ses opérations. Notre installation à Vendalore semblait présager une activité plus vive. Rappelé par le danger que pouvait courir Madras, Clive revint prendre le commandement des troupes anglaises vers le 15 février. Il trouva devant lui un nouveau capitaine français, le quatrième depuis le mois de septembre. Brenier, malade depuis les premiers jours de janvier, avait demandé à revenir provisoirement à Pondichéry, et le 6 février, Véry de Saint-Roman avait pris sa succession.

Les pillages autour de Madras continuèrent : l’ennemi ne bougeait pas. C’eut été une excellente occasion pour Raza S. de faire preuve d’initiative, d’autant qu’après de nombreuses sollicitations, Dupleix venait de mettre à sa disposition plusieurs pièces de canon. « Malheureusement, comme l’écrivait Véry le 27 février, dans toute la conduite des Maures, je n’y vois que beaucoup de nonchalance et très peu de bonne volonté. » Il est vrai que le défaut d’argent n’invitait pas toujours les hommes à l’action. Les sommes envoyées de Pondichéry étaient insuffisantes pour les besoins journaliers. Les cipayes se plaignaient d’être payés en roupies n’ayant pas cours et les divers fournisseurs ou ouvriers de l’armée, ne recevant pas toujours leur compte, menaçaient de décamper.

Clive reçut sur ces entrefaites (26 février) une centaine de soldats européens du Bengale. Il put ainsi rentrer aussitôt en campagne avec 380 européens et 1.300 cipayes. Dès qu’il apprit son approche, Véry se replia sur Conjivaram. Ce recul précipité donna à penser à Clive que les Français songeaient moins à battre en retraite qu’à masquer un mouvement pour essayer de reprendre Arcate.

Il ne se trompait pas. Dupleix, qui savait ne pouvoir s’attaquer à Madras à cause des traités, n’avait envisagé la diversion de Vendalore et de Ponnamally que comme un moyen d’obliger l’ennemi à retirer ses forces d’Arcate, qu’il serait dès lors fort aisé de réoccuper. Ses prévisions s’étant trouvées en défaut, il avait jugé inutile de s’obstiner dans l’entreprise et, le 2 mars, il avait prescrit à Véry de se replier sur Caveripacom, dont l’occupation interromprait en fait toute communication entre Madras et Arcate[64] ; toutefois, pour ne pas rester sans appui à la côte, il avait décidé de maintenir cent cipayes dans Chinglepet, avec Milon pour les commander.

Clive ne connaissait assurément pas ces instructions : mais il savait que depuis trois semaines, La Volonté rôdait dans les environs d’Arcate et de Timery avec 200 cipayes. N’était-il pas là comme un éclaireur prêt à donner la main à une armée plus importante ? Sans s’attarder à Vendalore, Clive se mit donc en marche sur Conjivaram, dont il importait de s’assurer à nouveau la possession. La garnison de la pagode se rendit à la première sommation et, sans prendre de repos, Clive marcha sur Arcate.


Affaire de Caveripacom. — Le 12 mars, il arriva vers quatre heures du soir en vue de Caveripacom. L’armée française s’y trouvait depuis le 8. Clive ne se croyait pas si près d’elle ; sa présence lui fut signalée par une décharge de neuf pièces de canon à la distance de 125 toises. Un combat d’artillerie et de mousqueterie s’engagea presque aussitôt et se poursuivit jusqu’au clair de lune. Le sort se déclarait manifestement contre les Anglais, lorsque Clive apprit, à la suite d’une reconnaissance, que notre arrière-garde postée dans un petit bois s’y reposait dans une sécurité complète. Il envoya sans tarder le lieutenant Keene pour la prendre à revers. Ce mouvement tournant réussit au-delà de ses espérances. Un des enseignes de Keene parlait français ; il en profita pour entrer dans notre camp comme s’il était l’un des nôtres et sa petite troupe l’y suivit. Lorsqu’elle fut à 15 toises de nos hommes, elle fit une décharge générale, qui jeta parmi eux la plus grande confusion. La nuit augmentant la crainte, toute notre armée fut aussitôt prise de panique et ceux qui, à l’avant, servaient l’artillerie, l’abandonnèrent. L’infanterie suivit. Ce fut une débandade générale ; 60 des nôtres furent faits prisonniers et, le lendemain, on releva sur le champ de bataille un nombre égal de morts et 300 cipayes. Du côté des Anglais, il y eut 40 européens et 30 cipayes tués. Nous perdîmes d’autre part 3 pièces de campagne et 3 mortiers. Le lieutenant d’Estimauville se jeta dans le fort avec 20 français et 40 cipayes ; mais le gouverneur indien leur refusant tous vivres et toutes munitions, ils n’eurent bientôt d’autres ressources que d’aller rejoindre le reste de l’armée sur les routes de Vandischva et de Chettipet.

Et Clive entra de nouveau dans Arcate comme un libérateur.

C’est ainsi qu’une simple négligence ou une vulgaire erreur décida du sort de cette campagne. Non seulement nous ne reprîmes pas Arcate, mais il nous fut impossible de nous maintenir longtemps dans Vandischva, puis dans Chettipet, où Véry essaya de rassembler les fuyards. Les Français qui avaient échappé à la bataille revinrent tous ; les cipayes au contraire ne rejoignirent qu’en partie. Chettipet parut à son tour une place peu sûre et le 18 mars Véry se replia sur Gingy, tandis que Raza S. venait à Pondichéry.

Un résultat plus malheureux encore fut que Clive, qui tout d’abord comptait aller jusqu’à Vellore et obtenir de Mortiz Ali soit sa soumission soit des contributions, fut tout d’un coup rappelé à Goudelour avec la majeure partie de son détachement pour essayer de débloquer Trichinopoiy. Il partit aussitôt et, sans se soucier des troupes françaises de Gingy, il passa aux environs du champ de bataille où nous avions défait Nazer j. le 16 décembre 1750. Il y vit que Dupleix était en train, suivant la mode indienne, d’y faire construire une ville commémorative de sa victoire. Cette ville déjà dénommée Dupleix-Fateabad, fut immédiatement rasée : il n’en reste aujourd’hui aucune trace ; l’emplacement ne peut même pas être déterminé. Puis continuant sa marche rapide, il arriva sans encombre à Villapouram et à Goudelour. On sait le reste ; c’est ce détachement auquel se joignirent d’autres renforts avec le major Lawrence récemment revenu d’Angleterre, qui décida de la retraite de Law à Sriringam puis de sa capitulation. Telles furent les conséquences lointaines et indirectes de notre défaite de Caveripacom.

Les malheurs de Véry ne le désignaient plus pour rester à la tête des troupes ; le 22 mars, il repassa le commandement à Brenier. Notre situation à Gingy pouvant être considérée comme inexpugnable, Brenier reçut ordre de distraire une partie de ses forces pour les envoyer à Trichinopoly au secours de Law. C’était une réplique à la manœuvre de Clive et des Anglais. Notre détachement confié à Plousquellec devait passer par Valconde et Outatour ; pour qu’il allât plus vite, on ne lui donna pas d’artillerie. Ce détachement ne comprenait pas moins de 2.237 hommes, presque tous Indiens : il ne comptait que 88 blancs.

Brenier ne resta qu’une dizaine de jours à Gingy. Il y avait peu de chances qu’avec ses défenses naturelles cette place fût menacée par un mouvement quelconque de l’ennemi. Les forces anglaises laissées à Arcate, à Conjivaram et dans d’autres petites places étaient trop peu nombreuses pour tenter une offensive quelconque. Dupleix rappela donc Brenier, aussitôt que le renfort de Plousquellec fût parti et laissa la place aux ordres d’un simple sergent nommé Patte.


La Volonté tient la campagne entre Chettipet et Chinglepet. — Ce double prélèvement des forces anglaise et française pour Trichinopoly rétablissait en quelque sorte l’équilibre des deux nations dans la région d’Arcate ; nous restions cependant sous l’impression toujours déprimante d’une défaite. Mais Dupleix ne se décourageait pas aisément ; malgré ce que l’heure présente avait de trouble et de confus, il était loin de penser que tout fût perdu. S’il ne pouvait plus, actuellement du moins, inquiéter Madras ni songer à reprendre Arcate, il pouvait encore troubler les Anglais dans leurs différents postes, en les tenant sous la menace de razzias permanentes. Et c’est tout à l’honneur de son génie de voir que moins de quinze jours après notre échec de Caveripacom, il ordonnait à La Volonté non pas d’attaquer telle ou telle place devant laquelle nos forces eussent été insuffisantes, mais de se porter dans toutes les aldées depuis Vandischva jusqu’à Conjivaram, où les ennemis avaient planté leur pavillon, de les en chasser et de les harceler de telle façon qu’ils fussent obligés de se tenir enfermés dans leurs forts. Il fallait que La Volonté restât le maître de la campagne et gênât sans cesse l’ennemi par ses marches et contre-marches ; il ne devait jamais rester plus d’un jour dans le même endroit. Étendant ensuite son action, Dupleix lui prescrivit (6 mai) de s’en aller jusqu’à Vendalore, en prenant Chinglepet comme base de ses opérations. La Volonté devait éviter tout siège en règle et toute bataille rangée.

Pour l’exécution de ces divers mouvements, on rassembla une nouvelle armée de cipayes et, en moins de six semaines, La Volonté en eut 800 à sa disposition. Il ne put exécuter à la lettre toutes les recommandations de Dupleix ; les lourdes chaleurs de l’Inde qui commencent en mai sont des plus déprimantes et paralysent toute activité ; il les exécuta pourtant en partie et, tel un batteur d’estrade, il tint en alerte tout le pays entre Chettipet et Chinglepet. Il n’était pas toujours heureux en ses opérations ; un jour, vers le 6 mai, il se fit étriller à Musurpacom en voulant prendre le fort ; à la suite de cet événement, il se tint tranquille pendant près d’un mois à Outremalour. Actif mais légèrement hâbleur, il promettait à Dupleix beaucoup plus qu’il ne pouvait tenir. Il est vrai que le défaut d’argent qui revient en toutes ses lettres comme en celles de nos autres capitaines avec une répétition désespérante, paralysa plus d’une fois ses opérations ; il est vrai encore que les cipayes n’étaient pas toujours de bonne foi dans leurs réclamations ; leurs chefs portaient souvent comme présents des hommes qui n’existaient pas ou qu’on empruntait à d’autres compagnies et ils prétendaient néanmoins se faire payer leur solde. C’était avec notre arombaté ou payeur des troupes des discussions sans fin.

Une nouvelle période d’activité semblait devoir s’ouvrir pour le mois de juin. La Volonté manœuvrait dans la région de Permacoul et Milon, qui avait mis Chinglepet sur un bon pied, devait aller réduire un chef indigène, Villam Raja, qui inquiétait nos communications avec Coblon, dans une région montueuse et accidentée.


Tout d’un coup se produisirent les graves événements de Trichinopoly : la mort de Chanda S. et la capitulation de Law. Tous les plans de campagne en furent modifiés. Par suite de cette catastrophe, la guerre allait se trouver pour un temps transportée sur trois théâtres différents, quoique d’inégale importance :

Les Anglais et Mahamet Ali victorieux vont venir nous attaquer jusqu’aux limites de Pondichéry. Villenour et Bahour seront d’abord le centre de leurs opérations avec Gingy comme point extrême vers le nord. La partie y sera rude et, après quelques revers, elle finira par tourner à notre avantage ;

Au nord de Gingy, Mahamet Ali tentera sans résultat décisif quelques petites opérations du côté de Chettipet et de Vellore ;

Enfin, dans la région côtière, Clive complétant ses succès nous enlèvera les derniers postes que nous occupions, Chinglepet et Coblon, et affranchira définitivement Madras de toute menace.

Nous achèverons d’abord le récit des entreprises côtières auxquelles La Volonté avait été détaché.


Prise de Coblon et de Chinglepet par les Anglais. — Dès la nouvelle de la reddition de Law, La Volonté fut invité à revenir à Valdaour. Dupleix y installait un camp et au besoin un centre de résistance sous les ordres de Véry. Quant à Milon, il fut dès le 19 juin invité à prendre officiellement possession de la forteresse de Chinglepet et à y arborer le drapeau blanc, comme si cet insigne respectable devait suffire à mettre la place à l’abri d’une attaque des Anglais.

C’est merveille de voir avec quel sang-froid et quelle résolution Dupleix conjurait les crises où il était réduit. Alors qu’il avait lieu de tout craindre pour les limites mêmes de Pondichéry, qu’il constituait un camp à Valdaour, qu’il envoyait à Gingy des hommes et des munitions, il trouva encore le moyen d’envoyer par mer 30 canons à Coblon et 100 cipayes à Chinglepet. Cette dernière place étant appelée selon toute apparence à jouer un rôle important, il y plaça pour la défendre (4 juillet) deux officiers d’un grade plus élevé que Milon : Saint-Germain et de Willesme. Milon, dont les services étaient appréciés, resta pour assurer le paiement des hommes et leur approvisionnement. Nous eûmes alors dans la ville 313 portugais, français, topas et cipayes armés. Grâce à la vigilance déployée par Milon depuis quatre mois, Chinglepet était en parfait état de défense. Dupleix prévoyait pourtant que si la garnison ne pouvait y tenir, elle devait se replier sur Gingy, devenu le pivot de toutes nos opérations. Coblon reçut de son côté un renfort de 100 cipayes à la fin de juillet.

Les Anglais ne paraissant pas, Saint-Germain fut invité à se concerter avec Hoyt, notre commandant à Coblon, pour tomber sur Villam Raja. Le concours des deux chefs produisit, peu de jours après (vers le 12 août), le résultat désiré ; mais comme l’affaire avait été conduite avec trop de précipitation, les gens de Villam Raja revinrent à la charge et reprirent presque aussitôt leur montagne. Elle fut d’ailleurs réoccupée par Hoyt vers le 26 août, sans que ces diverses opérations puissent être considérées comme des faits importants.

Les Anglais, retenus à ce moment aux alentours de Pondichéry où se livrèrent plusieurs combats, s’étaient d’abord désintéressés de Chinglepet, mais cette ville était trop près de Madras pour qu’ils pussent s’accommoder longtemps de son voisinage. Vers le milieu de septembre, Clive reparut sur le théâtre des opérations. Il s’y comporta avec sa résolution accoutumée ; avant que Dupleix, informé de son retour, eût eu le temps de faire parvenir 200 cipayes de renfort à Chinglepet, il était déjà devant Coblon (19 septembre). Après deux jours d’observation mutuelle, le commandant français livra la place sans résistance. Il avait cependant avec lui 400 hommes, topas et cipayes, des canons, des munitions et il savait que Saint-Germain était parti de Chinglepet pour venir à son secours.

Celui-ci arriva en effet devant Coblon dans la nuit même qui suivit la capitulation. Ignorant ce qui s’était passé, il attaqua dans la matinée. Accueilli contre son attente par le feu de l’armée ennemie, il ne tarda pas à lâcher pied et fut fait prisonnier avec 25 européens et 250 cipayes. Ceux qui purent se sauver regagnèrent Chinglepet où ils jetèrent l’alarme.

La facilité avec laquelle Hoyt s’était rendu indigna Dupleix et, dans une lettre qu’il écrivit le surlendemain à Véry, il lui dit que s’il se trouvait jamais en pareil danger, il devait s’ensevelir sous les ruines de la place plutôt que de la livrer à l’ennemi. La lâcheté de Hoyt, lui disait-il, « m’engage à vous prévenir que si le cas arrivait que vous fussiez assiégé, que vous eussiez à faire venir devant vous les cipayes et leur dire que votre intention est de vous enterrer sous les murs de votre place, que le premier d’eux ainsi que des blancs qui viendrait vous faire la moindre proposition de lâcheté que vous lui casserez la tête, que ceux qui ne voudront pas se soumettre à cette idée peuvent dès ce moment se retirer où ils voudront, mais qu’une fois les portes fermées ils n’en sortiront plus. » (A. Vers, 3751).

Clive poursuivit les fuyards jusque devant Chinglepet. La place défendue pendant quatre jours par Willesme et Milon résista avec des forces inégales. Clive avait placé son artillerie à 250 puis à 100 toises des murailles : le quatrième jour une brèche assez large fut pratiquée dans le mur extérieur. En cette circonstance critique, Dupleix oublia la recommandation désespérée qu’il venait d’adresser à Véry ; il prescrivit à Willesme, s’il ne pouvait tenir tête à l’ennemi, de sortir de la place la nuit avec ses armes et bagages et d’allumer une mèche qui mettrait le feu aux remparts une heure après son départ. Mieux valait tenir ; Chinglepet entouré d’un grand lac du côté du nord et de l’est n’était prenable que d’un côté ; moyennant une gratification promise aux cipayes, peut-être serait-il possible d’obtenir d’eux qu’ils voulussent bien consentira porter de ce côté tous leurs efforts.

Willesme et Milon se rendirent malheureusement compte que ces plans n’étaient pas exécutables et ils offrirent à Clive de se rendre moyennant les honneurs de la guerre. Clive accepta leurs propositions : la ville fut remise aux Anglais le 1er octobre et la garnison française se retira à Pondichéry. Dans les jours qui suivirent on démolit les fortifications de Coblon et l’autorité de Mahamet Ali fut reconnue sans conteste depuis Coblon et Sadras jusqu’à Arcate sur les deux rives du Paléar. Le drapeau français n’y devait plus flotter qu’au temps de Lally-Tollendal.


La défense de Gingy. — Affaires de Chettipet. — Reportons maintenant nos regards du côté de Gingy et vers le nord de cette place. On a vu comment La Volonté s’en était insensiblement écarté pour se rapprocher de Chinglepet et de la côte où, sur les indications de Dupleix, il avait été créé un nouveau champ d’opérations militaires.

Nous sommes au mois d’avril et Patté vient de remplacer Brenier. Il n’a pas à s’occuper d’améliorer les fortifications de la place, — elles imposent d’elles-mêmes le respect, — ni à craindre une attaque de Mahamet Ali ou des Anglais — ils sont trop occupés à Trichinopoly[65]. Lorsque, les 9 et 12 juin, la double capitulation de d’Auteuii et de Law eut ouvert à l’ennemi la route de l’est, il parut peu probable que les Anglais voulussent profiter de leurs succès pour venir nous attaquer dans Gingy, mais à tout hasard Dupleix crut devoir prescrire à Patté de garnir de tous les moyens de défense non seulement le haut mais encore le bas du Rajaguiri et il détacha 200 cipayes du corps de La Volonté pour renforcer la garnison. Puis il envoya Brenier reprendre possession du commandement. Celui-ci arriva à Gingy le 22 juin ; Patté resta chargé du paiement des troupes.

La ville extrêmement forte par sa situation était cependant hors d’état de résister à une escalade ; elle avait trop peu de monde et elle manquait de bouches à feux. Brenier ne perdit pas un instant pour la mettre à l’abri d’un coup de main. Il commença par démolir des maisons et abattre des arbres trop rapprochés des murailles et qui bouchaient la vue. Avec les renforts qu’il reçut, il put en moins de six semaines assurer la défense avec 65 blancs et quatre compagnies de cipayes, dont 200 hommes armés de fusils et 200 de caïtoques. Huit nouvelles pièces de canon furent amenées de Pondichéry ; en raison de la nature montagneuse du terrain, ce fut pour les mettre en place un travail très dur et très long. Il ne fallait pas moins de 51 canons pour défendre les différents postes des trois montagnes[66]. La surveillance se relâchait un peu le jour, mais était fort vigilante la nuit, où les blancs eux-mêmes montaient la garde dans 25 petites tours accrochées au mur d’enceinte. On fit des provisions de riz pour deux mois et chaque jour 200 cipayes étaient détachés de la place pour couper les récoltes et assurer des réserves à la garnison. Des mesures furent prises contre les marchands qui voulaient vendre le riz plus cher tout en diminuant les quantités. Les services d’hôpital furent améliorés, bien que les malades, ayant peu de confiance dans leur médecin, aimassent mieux en général rester dans leurs cahutes que de tomber entre ses mains ; les plus souffrants étaient d’ordinaire renvoyés à Pondichéry.

Grâce à ces dispositions, la place se trouva en état de faire bonne contenance lorsque l’ennemi se présenta devant elle le 6 août. Comme cette attaque se rattache au mouvement général des armées qui opéraient dans le sud du côté de Villapouram et de Trivady, nous en renvoyons le récit à l’exposé de ces opérations. Qu’il nous suffise de dire ici qu’après cette démonstration qui avorta, ni les Anglais ni Mahamet Ali ne songèrent à la renouveler.

Brenier put alors reporter son attention du côté du nord. Nous n’y possédions plus que le fort et la ville de Chettipet, avec un gouverneur dont la fidélité était douteuse. Les cipayes qui y tenaient garnison se plaignaient de ne pas être payés, et se mutinèrent vers le 12 juillet. Il fallut qu’un de nos officiers du nom de Legris vint de Gingy pour rétablir la discipline ; il les chassa du poste qu’ils occupaient et fit arrêter leurs chefs. Une situation plus grave se produisit vers le 15 août par la défection d’un brame, du nom de Govindrao qui partit avec environ 400 cipayes : Chettipet resté pour ainsi dire sans défense risquait de tomber aux mains des partisans de Mahamet Ali. Legris fut renvoyé pour rétablir les affaires. À son arrivée, le gouverneur lui remit le fort sans résistance, puis, comme pour se disculper de toute complicité dans la défection du brame, il vint à Gingy d’où Brenier le renvoya à Dupleix. Legris jugea que la place était très propre à la préparation d’opérations du côté d’Arcate et proposa en conséquence à Dupleix d’y installer en permanence un officier avec 20 blancs et 2 bons sergents, 2 canonniers et 2 soldats d’artillerie, 100 cipayes armés de fusils européens, 6 canons et 500 boulets pour chaque pièce, quelques charpentiers et forgerons. Sans attendre la réponse à ses propositions, il réorganisa les cipayes qui se trouvaient répartis en 5 compagnies dont aucune n’était au complet et les remplaça par deux compagnies réduites l’une à 100 et l’autre à 80 hommes, dont il confia le commandement à de nouveaux chefs, le dévouement des autres lui ayant paru très suspect. Puis il repartit pour Gingy le 26 août après avoir remis le commandement de la place au quelidar et avoir fait jurer aux nouveaux chefs cipayes de lui rester fidèles.

Dupleix ne donna aucune suite aux propositions de Legris : l’état de ses effectifs ne lui permettait pas un nouvel éparpillement de nos forces. Chettipet resta donc sous la garde du quelidar assisté de nos cipayes. Avec des troupes aussi faibles, on ne pouvait songer qu’à rester sur la défensive ou se risquer peut-être à couper quelques convois de Mahamet Ali.


Les trois premiers sièges de Tirnamallé. — L’attention de Brenier fut alors attirée vers un autre objet. Depuis quelque temps il était séduit par l’idée d’occuper Tirnamallé. Cette place lui paraissait une garantie pour notre sécurité et surtout pour nos ravitaillements : des partis d’indiens venant de ce côté entravaient souvent le recouvrement des contributions et la coupe des récoltes. Dans la lutte que nous poursuivions contre Mahamet Ali, il n’était pas non plus sans utilité de posséder au-delà de Gingy[67] un autre point qui gênât les communications de l’ennemi entre Arcate et Trichinopoly ; or Tirnamallé était sur la ligne droite qui relie ces deux villes.

Tirnamallé est encore aujourd’hui une place d’une certaine importance, bâtie en plaine aux pieds d’une colline assez abrupte. Elle était renommée par un temple fameux, qui est resté en grande vénération. Brenier entretenait dans les environs 200 cipayes pour surveiller le pays. Vers la mi-septembre, quelques chefs des troupes de la ville lui firent dire que s’il voulait les prendre à son service, ils lui remettraient la pagode et par elle on tiendrait la place. Quelques jours après, un chef paliagar à notre service, Pichecoupa, lui proposa de s’emparer de la pagode par composition. Brenier ne voulut rien faire sans l’avis de Dupleix ; il inclinait cependant pour l’expédition. Se bornât-on à faire sauter une partie des murs d’enceinte, sans y laisser garnison, faute de monde, on arriverait du moins à empêcher que l’ennemi ne s’en servit comme d’une retraite. Dupleix accepta ces propositions et l’affaire fut résolue.

Le 13 octobre, Pichecoupa partit avec trois sergents blancs et des cipayes. Malheureusement ce n’était pas lui qui avait des intelligences dans la place, c’était l’ennemi. Nos projets furent éventés et nos hommes trouvèrent une résistance inattendue : ils furent repoussés avec perte et nos trois sergents furent blessés. Si l’on avait mis à leur tête un officier blanc avec une vingtaine d’européens, le succès eut été plus assuré ; mais, disait Dupleix avec philosophie, « l’ennemi est plus heureux que nous ; il n’a qu’à se présenter et tout se soumet… Je ne sais d’où vient le guignon qu’il y a sur toutes nos entreprises qui tournent toujours à notre honte ». (B. N. 9156, p.63 et 65).

Il ne se découragea pourtant pas, et laissa Brenier libre de reprendre l’expédition sur nouveaux frais. Brenier préféra attendre : en prévision d’une nouvelle surprise, l’ennemi venait de jeter quelques centaines d’hommes dans Tirnamallé et, loin de pouvoir attaquer, ce fut au contraire Pichecoupa, dont les troupes continuaient à rôder à quelque distance de la ville, qui fut assailli le 5 novembre par un millier d’hommes avec deux pièces de quatre. On dut lui envoyer des renforts de Gingy.

Tout un mois se passa sans mouvements d’aucune sorte ; enfin, le 3 décembre, Dupleix écrivit à Brenier :

« Ce serait le temps de faire une tentative sur Tirnoumallé. Si nous étions saisis de cet endroit, vous pourriez compter sur quelques revenus ; c’est à quoi je vous prie de penser et de prendre les plus justes mesures pour réussir. Ce poste nous est absolument nécessaire et je ne crois pas, si l’on veut bien s’y prendre, que l’on y trouve beaucoup de résistance, d’autant mieux que la montagne commande tout à fait cette pagode. »

Des préoccupations fiscales plutôt que militaires paraissaient dicter les décisions de Dupleix ; mais était-il possible de faire la guerre sans argent ? Ce sera la constante obsession de Dupleix de chercher les moyens d’y pourvoir. Il comptait d’ailleurs tellement sur le succès que dès le 13, il écrivait à Brenier que, l’affaire de Tirnamallé étant vraisemblablement terminée, il le priait de rappeler tout son monde pour l’affecter à une autre entreprise : les gens de Papiapoullé suffiraient à garder la place. Or, à cette date, l’expédition était à peine commencée et elle dura deux mois, pour se terminer par un nouvel insuccès.

Le détachement, commandé par un sergent, était parti le 9 avec 300 noirs, 24 blancs, 4 topas ou cafres, une pièce de quatre, des pétards et des échelles. Morarao se rendait à ce moment à Pondichéry ; bien qu’il ne fut encore lié avec nous par aucune convention, il détacha 500 cavaliers et 300 cipayes pour empêcher les secours qui pourraient venir d’Arcate. Notre sergent s’empara assez aisément de la montagne qui commandait la pagode et il tenait ainsi sous notre feu la ville tout entière ; lorsqu’il voulut tenter l’escalade, les cipayes ne nous suivirent pas ; ils déclarèrent qu’ils n’avaient pas à se faire tuer pour les blancs. On attendit qu’ils eussent changé de sentiment et pendant plusieurs jours on resta dans l’inaction. Le 26, un autre sergent, Patté, quitta Gingy avec quelques blancs et une pièce de huit : le quelidar de Chettipet envoya de son côté 200 hommes.

Avec ces renforts on tenta un nouvel assaut et l’on parvint à établir une brèche dans le mur d’enceinte. Nous perdîmes tous ces avantages en un instant (29 au 30 déc.) : soit sommeil, soit négligence, les capitaines et officiers cipayes se laissèrent surprendre et nous étions, semble-t-il, 1.400 hommes contre 300. « C’est peut-être l’affaire la plus honteuse qui soit encore arrivée », écrivit Dupleix le 6 janvier. Il fut établi ensuite que deux capitaines avaient lâché pied, tandis que les autres furent abandonnés par leurs hommes, qui n’étaient à vrai dire que des coulis. Brenier fît arrêter les deux capitaines. Quant à Patté, il dut battre en retraite jusqu’à Ponnatour, d’où il écrivit à Dupleix que s’il était toujours dans l’intention d’enlever la pagode de Tirnamallé, il lui faudrait, avant que la brèche fut réparée, envoyer une cinquantaine de blancs et quelques cipayes de l’armée.

Il répugnait à Dupleix, disposant de peu d’Européens, d’en détacher un pareil nombre pour emporter ce qu’il appelait « une telle bicoque » ; il en avait plus besoin ailleurs. Il se résolut néanmoins à continuer l’attaque : ce fut la troisième.


Nos troupes revinrent donc devant Tirnamallé. C’était toujours Patté qui les commandait et le quelidar de Chettipet continuait de l’assister avec ses 200 hommes. La place fut rapidement investie et l’ennemi réduit à ne pouvoir en sortir. Patté décida alors de faire une brèche dans le mur d’enceinte ; elle n’était pas terminée que l’ennemi fit à l’improviste une sortie avec 200 hommes. À quoi tient le destin des batailles ! Ces hommes se ruaient à la brèche non pour se battre, mais pour fuir, et en fuyant ils nous laissaient la place sans combat ; les nôtres crurent qu’on menait les attaquer et, malgré la supériorité de leur nombre, ce furent eux qui tournèrent le dos, leurs chefs y compris. L’ennemi reprenant aussitôt de l’assurance, se mit à leur poursuite et Patté lui-même faillit tomber entre leurs mains (31 janvier). Il se retira encore une fois à Ponnatour « fort triste et bien fatigué. » — « Vous voyez, écrivit-il à Dupleix, par la perte que nous faisons, que l’ennemi est fort et qu’il n’est pas possible de l’attaquer sans un bon appareil. » Et il concluait à l’envoi de 100 français : en quinze jours, on pourrait tout réparer.

Malgré sa résistance devant la mauvaise fortune, Dupleix, ne s’obstina pas. Quelqu’importance que pût avoir à ses yeux Tirnamallé, il avait à ce moment recommencé ses opérations contre Mahamet Ali et il ne pouvait distraire aucun homme pour une autre entreprise. L’affaire de Tirnamallé fut provisoirement abandonnée. Loin d’être blâmé, Patté qui l’avait conduite, fut fait sous-lieutenant quelques jours après. En lui accordant cette faveur, peut-être Dupleix voulut-il, à la façon romaine, rendre hommage au courage malheureux ; peut-être reconnut-il plus simplement qu’on ne pouvait demander un grand effort ni beaucoup de discipline à des hommes mal recrutés et mal instruits, qui n’étaient pas assez puissamment encadrés par des Européens. Quoi qu’il en soit, les trois attaques contre Tirnamallé, réplique de celles de Goudelour quelques années auparavant, prouvaient que Dupleix ne savait pas s’emparer des places fortifiées. Pour employer sa propre expression, il avait « le guignon ».


Dupleix prête assistance à Mortiz Ali, nabab de Vellore. — Nos divers échecs devant Tirnamallé n’avaient pas trop affaibli notre prestige. Ce n’étaient que des opérations secondaires et on sentait bien que la grande partie se jouerait ailleurs. Nous en fumes quittes pour veiller plus strictement à Gingy, demeuré notre poste le plus avancé vers l’ouest, comme Chettipet l’était du côté du nord, au delà, ce n’étaient cependant pas nos ennemis qui étaient partout les maîtres. Si Mahamet Ali commandait à Arcate, Mortiz Ali, beau-frère de Chanda S., dominait toujours dans Vellore et bien que ce prince habile et peu scrupuleux jouât un rôle assez effacé, c’était par prudence plutôt que par insouciance qu’il ne voulait pas se déclarer. On a vu qu’il avait prêté quelque appui à son neveu Raza S. au moment du siège d’Arcate. Après leur défaite, ce fut chez lui que Goupil et Raza S. trouvèrent un refuge provisoire. La mauvaise conduite de nos affaires le tint pendant un an dans l’inaction, mais quand les Anglais furent à Vandischva, — ainsi qu’on le verra plus loin, — il prit peur pour ses propres états et, après leur départ il songea à se rapprocher des Français ; notre amitié lui parut une sauvegarde. Vers la mi-octobre 1752, il fit demander à Dupleix une dizaine d’hommes sachant manier le canon. Dupleix lui envoya Legris avec une cinquantaine de soldats[68]. Cet officier avait pour instructions de ne rien exiger de trop du nabab, de façon, disait Dupleix, à ne pas dégoûter ces gens-là de nous appeler à eux : « Vous pouvez lui donner des avis sur ce qui sera convenable de faire pour la garde de son fort, mais vous ne devez pas exiger qu’il les exécute à la lettre. Il est le maître chez lui et ces gens-là n’aiment point à faire des dépenses qui sont souvent inutiles. »

Mortiz Ali promit de nous donner deux laks de roupies et Dupleix lui laissa entrevoir la nababie du Carnatic, mais il ne fut pris sur ce dernier point aucun engagement ferme. En acceptant ouvertement la nababie, Mortiz Ali se serait exposé à entrer en lutte ouverte avec les Anglais, et il était trop prudent pour courir l’aventure.

Cette politique eut eu besoin d’être maniée par un agent habile et souple, très au courant des habitudes et de l’esprit des indigènes. Legris, qui sortait du rang, prit au contraire à l’égard du nabab un ton dominateur qui déplut et, dès le 2 janvier, il fallut le rappeler. Garaudel, son successeur, était un simple caporal. Autant qu’on en peut juger par les lettres de Dupleix, il n’était pas maladroit et jusqu’au moment où il réclama à Mortiz Ali les deux laks qu’il avait promis, tout se passa sans heurts ni contretemps.

On verra un peu plus loin comment se terminèrent ces relations. Jetons maintenant les yeux sur un nouveau théâtre des opérations.



§ 12. — Opérations autour de Pondichéry. — Accords avec Morarao et avec le Maïssour.

Les Anglais et Mahamet Ali occupent Trivady et Villapouram, mais échouent devant Gingy. — Succès de Kerjean à Vicravandy (9 août 1752). — Lawrence et Kerjean face à face au Grand Étang d’Oussoudou (1er sept.). — Victoire des Anglais au Chounambar (6 sept.). — Pondichéry menacé. — Dupleix négocie une double alliance avec Morarao et le Maïssour (août 1752-février 1753).


La division entre les alliés après la capitulation de Sriringam. — Après la capitulation de Law, il était logique que les troupes alliées revinssent à la côte pour nous y attaquer et déjà les Anglais étaient à Outatour. Ils virent alors que personne ne les suivait. Ils en eurent vite l’explication. Au temps où la partie lui semblait perdue, Mahamet Ali s’était ménagé le concours des Maïssouriens en leur promettant Trichinopoly ; le moment était venu de tenir sa promesse ; or c’était son moindre désir. Pour expliquer aux Anglais son inaction, le général du Maïssour dut leur révéler cette situation. Mahamet Ali en convint ; mais, en fin manœuvrier, il demanda aussitôt un délai de deux mois pour s’exécuter, le temps, prétendait-il, de lever en ses autres possessions les revenus dont il avait besoin pour subsister. Simple supercherie ! ainsi qu’il le fit savoir aux Anglais, il entendait bien, ce délai passé, garder tout de même Trichinopoly. Sachant à quoi s’en tenir sur les intentions des deux parties et ne tirant de l’incident que ce qui convenait à la politique anglaise, Lawrence affecta de croire que les nouvelles propositions de Mahamet Ali étaient sincères et fit demander aux Maïssouriens si, en attendant ce délai de deux mois, ils ne se contenteraient pas des revenus de l’île de Sriringam, dont ils jouiraient immédiatement. Ce projet concilierait tout le monde, au moins pour un temps. Les Maïssouriens y virent un moyen de ne pas quitter le pays ; en restant sur place, ils seraient plus à portée de se saisir d’un gage qui peut-être ne leur avait pas été donné sans arrière-pensée. Ils acceptèrent donc le compromis. Ces dispositions prises, Lawrence se remit en marche le 9 juillet avec 500 hommes et 2.500 cipayes. Mahamet Ali l’accompagnait avec 2.000 cavaliers, ses seules forces. Toutefois, par mesure de précaution contre les Maïssouriens, Lawrence laissa dans Trichinopoly 200 européens et 1.500 cipayes sous les ordres du capitaine Dalton.

Ces quatre semaines de retard furent très préjudiciables aux Anglais. Pendant ce temps Dupleix reçut de France un renfort suffisant pour tenir l’ennemi en échec s’il s’avisait de pousser jusqu’à nos limites.

Les contestations au sujet de Trichinopoly avaient d’autre part brisé l’élan des alliés, détruit leur confiance mutuelle et peut-être préparé leur rupture. Non seulement Nandi Raja ne suivit pas Lawrence, mais Morarao, imitant son exemple, se réserva de conformer son attitude aux circonstances. Plus ambitieux que réellement puissant, il avait essayé de profiter des difficultés entre Mahamet Ali et le Maïssour pour jouer un rôle de médiateur et se faire donner Trichinopoly dans des conditions assez équivoques ; ces habiletés n’avaient servi qu’à éveiller la méfiance des Anglais ; aussi ne tenaient-ils plus autant à un concours aussi inquiétant. Il n’est pas enfin jusqu’au Tanjore qui ne rappela ses troupes et ne se désintéressa de toutes opérations hors de son territoire : le raja, satisfait de la chute de Chanda S., ne se souciait nullement d’accroître la puissance de Mahamet Ali.

Les Anglais réduits à leurs seules forces et à celles de Mahamet Ali pouvaient encore nous incommoder, mais il leur était impossible de nous anéantir. Aussi, comme le dit fort bien Orme, le grand historien de ces événements, « leurs derniers succès bien loin de leur inspirer de la joie ne servaient qu’à leur faire sentir avec plus de peine l’impossibilité d’en retirer aucun avantage. Ils marchèrent plutôt avec l’abattement de troupes vaincues qu’avec la vivacité de gens qui ont remporté la victoire. Sans avoir de plan déterminé pour leurs opérations futures, ils suivirent la grande route qui conduit à Valgondapouram. » Le gouverneur de cette place refusa de leur remettre le fort où il pouvait encore se considérer comme indépendant, mais il prêta serment de fidélité à Mahamet Ali et lui paya 80.000 rs. de tribut arriéré.


Prise de Trivady et de Villapouram par les Anglais ; ils sont défaits à Vicravandy. — Le nabab envoya alors son frère Abdoul wahab kh. à Arcate avec un millier de cavaliers et s’en alla lui même avec les Anglais jusqu’à Trivady, où il y avait une petite garnison de cipayes français. Suivant les instructions de Dupleix, le sergent qui les commandait se borna à protester par écrit contre l’attaque d’une ville appartenant au roi, puis il se retira sans opposer la moindre résistance (17 juillet).

Lawrence, malade depuis quelque temps, remit le commandement à Gingins et se retira à Goudelour, puis à Madras[69]. Sa retraite n’interrompit pas les hostilités. Quelques jours après l’occupation de Trivady, les Anglais se présentèrent devant Villapouram, que défendait un sergent du nom de Le Comte. Comme son collègue de Trivady, il avait reçu de Dupleix (21 juillet) un premier ordre de ne pas résister et de se retirer à Valdaour, après avoir remis aux Anglais un inventaire des objets laissés dans la place et qui appartenaient au roi ; huit jours après, il en reçut un second lui prescrivant au contraire de tenir et de ne se replier sur Valdaour qu’après avoir épuisé toutes ses provisions. La ville, d’une défense fort difficile, se rendit le 4 août, au major Kineer, nouvellement arrivé d’Angleterre.

Sans perdre de temps, les Anglais se dirigèrent aussitôt sur Gingy qu’ils espéraient enlever de vive force. Kineer avait avec lui 200 européens, 1.500 cipayes et 600 cavaliers du nabab ; c’étaient de bien faibles effectifs contre une place de cette importance. Arrivé devant la ville le 6 août, Kineer somma Brenier de se rendre. Celui-ci avait avec lui 1.200 hommes ; il déclina l’offre avec infiniment de politesse. Kineer comprit qu’il n’avait pas assez de monde pour tenter soit une attaque soit un siège et, après être resté deux jours seulement devant la place, il battit en retraite.

Dupleix, est-il besoin de le dire ? avait suivi ses mouvements avec beaucoup d’attention ; il vit, au petit nombre de ses troupes, qu’il était mal engagé, et qu’on pouvait lui couper le chemin du retour. Il reconstitua vite une armée avec les renforts arrivés de France et quelques troupes rappelées du nord du Carnatic, mit à leur tête Kerjean récemment revenu du Décan et le dépêcha d’urgence à Vicravandy avec 300 européens, 500 cipayes et 7 pièces de canon : là il devait rencontrer La Volonté qui battait la campagne depuis trois jours, prêt à se porter au point d’attaque nécessaire. Dupleix avait donné à Kerjean des instructions sur la façon dont il devait conduire ses opérations :

« Choisissez un camp dont la situation puisse être avantageuse et vous mettre à portée de communiquer avec la place et de gêner l’ennemi dans ses opérations et dans ses convois, enfin faites en sorte d’éviter des pareils échecs à ceux que nous avons eus en dernier lieu… Ne tombez pas dans l’erreur du sr Law en faisant détruire son armée par de petits détachements, faute essentielle qui a tout perdu… Suivre autant qu’il sera possible la méthode des Anglais qui est de ne faire agir que leurs cipayes et de se tenir toujours derrière avec leurs blancs pour les soutenir sans trop les exposer au feu. Tenez aussi votre pièce toujours dans le corps des blancs et couvrez-en la volée afin qu’on ne puisse en connaître le calibre. » (A. Vers. E. 3751).

Dupleix ne se souciait pourtant pas de livrer bataille : malgré la bonne volonté des officiers, il n’avait pas confiance dans les troupes et, disait-il, a il y a bien du risque avec de tels gens. » Aussi désirait-il surtout que Kerjean empêchât la liaison des forces adverses, en réglant ses marches sur celles de l’ennemi (lettre du 9 août). Mais, déjà, à ce moment, la bataille était engagée avec Kineer et l’ennemi était complètement battu. La rencontre eut lieu le 9 août à Vicravandy et fut assez vive : pour la première fois on en vint à la baïonnette et les cipayes anglais prirent la fuite dans le plus grand désordre. Le major Kineer, blessé au cours de l’action, guérit de ses blessures, mais mourut peu de temps après du chagrin d’avoir essuyé par de mauvais calculs un échec aussi mortifiant.

Les Anglais qui, d’après Dupleix, avaient perdu dans cette affaire 150 blancs tués, blessés ou déserteurs[70], se retirèrent à Trivady, pendant que les Français, restés maîtres du terrain, reprenaient Villapouram dont ils démolirent les fortifications. Ignorant les forces qui restaient à l’ennemi, Kerjean ne sut alors quel parti prendre et, trompé par ses espions il revint à Valdaour au lieu de poursuivre ses avantages, puis, sur de nouvelles indications, il reprit sa marche en avant et revint camper à Mattour, à mi-chemin de Valdaour et de Villapouram. Dupleix, devenu prudent, lui recommandait de ne rien livrer au hasard et de se replier sur Valdaour si, à Mattour, il se trouvait trop exposé.


Les Anglais pris en rade de Pondichéry. — Les Anglais n’étaient pas moins timides. L’échec de Vicravandy les avait affaiblis et, avant de rien entreprendre, ils attendaient des renforts de Madras. Ces renforts, au nombre de 80 hommes seulement, partirent sur des chelingues le 15 ou le 16 août ; le 17, ils passèrent à Cobion, où ils voulurent mettre à terre. Le Blanc, qui commandait pour nous la place, leur envoya 3 boulets de canon, qui leur firent prendre le large. Le 17 ils mouillèrent à Sadras et le 21, à une heure de l’après-midi, ils se trouvèrent au large de Pondichéry. Le vaisseau l’Anson les y attendait au nom de Dupleix et les ramena fort poliment à terre au nombre de 86 hommes, dont six officiers. La paix existant en Europe entre les deux nations ne permettait pas cette arrestation ; mais les Anglais n’avaient-ils pas donné l’exemple de la violation des traités en s’emparant eux-mêmes de Trivady et de Villapouram, sans prendre la peine de faire faire l’opération par leurs alliés ? Il était bien permis à Dupleix d’en faire autant. Sa seule déception fut de ne trouver que 80 soldats — pour la plupart des Suisses — alors qu’il avait espéré en prendre 200. L’événement fut, comme on devait s’y attendre, L’objet d’une protestation très vive du gouvernement de Madras. Dupleix n’en tint aucun compte et retint tous ces hommes, moins comme des prisonniers que comme des otages qu’il se déclarait disposé à rendre, si les Anglais voulaient faire un échange avec ceux des nôtres qu’ils retenaient indûment. Ils ne furent rendus qu’en août 1754 par Godeheu.


Mouvements divers de Kerjean et des Anglais. Kerjean battu et fait prisonnier. — Dupleix crut trop vite que cette capture dérangerait les projets de nos ennemis et que Mahamet Ali tout au moins prendrait la fuite, abandonnant les Anglais. Il donna en conséquence à Kerjean l’ordre de se porter en avant dès le lendemain au point du jour et d’aller camper à Maradour en se rapprochant de Trivady, et trois ou quatre jours plus tard il l’autorisa à aller jusqu’à Bahour, à proximité du territoire anglais de Goudelour ; mais dans les deux cas, Dupleix continua de lui recommander d’éviter tout contact avec L’ennemi, dont les forces devaient être encore supérieures aux nôtres, et s’il lui arrivait de pénétrer dans les aldées de Trivendipouram, d’y respecter le pavillon anglais.

L’ennemi ne lit d’abord aucun mouvement : la capture du 21 l’avait privé d’un concours sur lequel il comptait. Son inaction fut de courte durée. Aussitôt qu’à Madras on connut l’événement, le major Lawrence, revenu à la santé, reprit la mer non plus sur des chelingues, mais sur un navire avec une nouvelle compagnie et débarqua à Goudelour le 27 août. Le lendemain, il reprit le commandement de toute l’armée qui se composait de 400 européens, 1.700 cipayes, 4.000 cavaliers du nabab et 8 pièces de canon. Dupleix ne pouvait disposer que de 313 blancs.

À cette distance de Pondichéry, il était possible de suivre les opérations presque heure par heure. Dès qu’il connut le renfort arrivé aux Anglais, Dupleix invita Kerjean à revenir à Maradour. Sur ces entrefaites, le bruit courut que les Anglais, sortant de leurs limites, se proposaient de venir nous attaquer jusque dans Bahour et d’y établir leur camp et, comme pour confirmer ce bruit, on vit en effet quelques cavaliers de Mahamet Ali pénétrer dans nos aidées et y enlever le bétail. Dupleix, de moins en moins confiant dans la solidité de ses troupes, invita Kerjean à se retirer plus loin encore, jusqu’à Villenour, à repasser en cet endroit la rivière de Gingy et à prendre une position, d’où il put se porter à droite ou à gauche suivant les occurrences. L’endroit choisi fut une petite éminence allongée qui borde au sud-est le grand Étang d’Oussoudou. Le même jour, (29 août), des renforts furent envoyés à Ariancoupom. La guerre se rapprochait ainsi de nos limites, puisque Villenour n’est qu’à 10 kilomètres de Pondichéry et Ariancoupom à 5 seulement.

Le lendemain, les Anglais occupèrent effectivement Bahour, en dépit d’une protestation de Kerjean. D’après Lawrence, Bahour et Villenour n’étant pas compris dans les anciennes limites de la Compagnie, les Anglais avaient le droit de s’y établir. Quand les Français se furent retirés au Grand Étang, Lawrence leva son camp de Bahour et vint s’établir à Tiroucangy. Dupleix ne doutait nullement qu’il dut en sortir pour nous attaquer : « Mettez-vous en tête, écrivit-il à Kerjean le 31 août, que là où est Lawrence, les lois les plus sacrées sont avilies. »

En prévision de cette attaque, Dupleix fit en hâte passer des hommes et des munitions à Kerjean. Le choc se produisit en effet le 1er septembre, mais sans vigueur ni fermeté. On eut dit que Lawrence cherchait plutôt à tâter nos forces qu’à les éprouver véritablement. Aussi, après quelques heures de combat, se décida-t-il à repasser la rivière de Gingy et nous pûmes nous attribuer les honneurs de la journée. Vu les faibles pertes éprouvées par l’ennemi, c’était surtout un succès moral que nous pouvions revendiquer. Dans la nuit, il tomba une forte pluie qui gêna singulièrement les mouvements de l’ennemi.

Kerjean abandonna à son tour la position qu’il avait si heureusement défendue. L’ennemi s’étant rapproché de la côte, comme s’il voulait s’abriter derrière le Chounambar[71], Kerjean s’en rapprocha également. Les Anglais en se retirant avaient tout incendié sur leur passage : Dupleix pria formellement Kerjean de ne pas imiter leur exemple : « le pauvre peuple, disait-il, ne doit pas être la victime de leur mauvaise humeur, qui est poussée à l’excès. »

Cependant Kerjean était fatigué d’exercer un commandement qu’il n’avait pas sollicité. Revenu du Décan avec l’idée de repasser en France par l’un des vaisseaux d’octobre ou de novembre et voyant ce délai approcher à grands pas, il n’avait accepté de se conformer au choix de son oncle que par l’impossibilité où celui-ci s’était alors trouvé de faire accepter le pouvoir à Brenier retenu dans Gingy par un siège que l’on prévoyait. Mais maintenant Gingy était dégagé de tous les côtés. Dupleix offrit à nouveau à Brenier de prendre la succession de Kerjean (4 septembre). Mais à peine lui avait-il fait cette proposition qu’un événement malheureux remit tout en question.

Lawrence ne s’était pas retiré au-delà du Chounambar avec l’intention de s’y arrêter ; il était allé jusqu’à Bahour, comme s’il voulait nous attirer loin de notre base d’opérations et nous manœuvrer plus facilement. Si tel fut son dessein, son plan réussit au delà de ses espérances. Malgré tous les conseils de prudence que put lui donner Dupleix, Kerjean se flatta trop de l’idée que cette retraite le dégageait lui-même des nécessités d’une stricte surveillance et il s’en alla au devant de l’ennemi avec une pleine confiance dans l’heureux destin qui l’avait déjà servi à Vicravandy et, plus récemment encore, au Grand Étang.

Les Anglais, instruits de notre négligence par leurs espions, prirent aussitôt toutes leurs dispositions pour nous attaquer et le 6 septembre ils se mirent en marche à trois heures du matin et nous surprirent dans un demi-sommeil en avant d’Ariancoupom. On se battit en rassemblant ses forces du mieux que l’on put et quoique mal engagée, la bataille se poursuivit dans des conditions honorables. Néanmoins nous dûmes abandonner le terrain et il vint un moment où, voyant tout perdu, les cipayes prirent la fuite en jetant leurs armes dont un grand nombre tomba dans le Chounambar, où on les recueillit le lendemain. Dans ce désarroi, les Anglais nous firent 112 prisonniers européens dont 14 officiers, parmi lesquels Kerjean grièvement blessé au ventre ; notre artillerie, nos munitions et nos bagages tombèrent également au pouvoir de l’ennemi. Par contre peu de tués ou blessés. Les Anglais accusent de leur côté 4 officiers et 78 soldats tués ou blessés.

Ce désastre — car c’en était un — eut peut-être fait tomber Pondichéry au pouvoir des Anglais s’ils avaient osé venir nous y attaquer ; mais s’ils étaient peu respectueux de nos nouvelles acquisitions qui, à leurs yeux, n’étaient pas couvertes par les traités, ils se souciaient beaucoup moins de pénétrer dans nos anciennes limites où les pactes conclus entre les deux nations conservaient leur valeur. On doit assurément le salut de Pondichéry à cet hommage à la légalité.

Mais ce scrupule même rendait à peu près inutile la victoire des Anglais, comme il rendait possibles toutes les espérances nouvelles de Dupleix et l’on sait qu’il ne se laissait jamais abattre. La malheureuse affaire du 6 septembre troubla peut-être son âme, mais n’ébranla pas ses résolutions.

L’affaire la plus urgente était de pourvoir au commandement. D’Auteuil se trouvait à ce moment à l’armée ; Dupleix ne pouvait songer à lui, puisque depuis l’affaire de Valconde, il était prisonnier sur parole des Anglais ; du moins le pria-t-il, en attendant la désignation d’un nouveau chef, de passer la revue des cipayes, compagnies par compagnies, de façon à ce qu’on pût se rendre compte de leurs nouveaux effectifs et distribuer les crédits d’après leur nombre[72]. Quant à faire un choix entre les officiers disponibles, ce n’était pas aisé ; la plupart s’étaient fait connaître par leur incapacité et ce ne fut certainement pas en raison de ses services passés que le choix de Dupleix se porta sur du Saussay ; l’année précédente on avait éprouvé sa valeur au moment du siège d’Arcate ; mais c’était celui qui avait le plus d’années de service Du Saussay prit possession de ses nouvelles fonctions le 9 septembre. Comme il paraissait peu qualifié pour les bien remplir, Dupleix lui adjoignit quelques jours après comme major des troupes un officier arrivé de France peu de mois auparavant et sur lequel on fondait les plus brillantes espérances, le capitaine Maissin. Sur les indications de Dupleix, du Saussay revint dès le 18 septembre camper au-dessus du Grand Étang et la guerre fut virtuellement suspendue de part et d’autre.


Dupleix investi par le Grand Mogol de la nababie d’Arcate. — Ce fut au milieu de ces circonstances que le Grand Mogol envoya à Dupleix un messager pour lui remettre un firman qui ratifiait les droits spéciaux sur le Carnatic dont Muzaffer j. et Salabet j. l’avaient successivement gratifié. Dupleix fit aussitôt venir de l’armée quelques soldats et s’en alla lui-même avec tout son conseil et plusieurs hauts seigneurs jusqu’au delà de la porte de Madras pour recevoir le messager. Des coups de canon furent tirés et des pièces d’or distribuées aux pauvres de la ville. Dupleix et sa femme reçurent de leur côté les présents assez considérables des marchands, des notables indiens et même de quelques européens (Ananda, t. VIII, p. 211-213). Dupleix avait tenu à donner à la fête le plus d’éclat possible, afin que personne ne mit plus en doute qu’il avait seul qualité pour régler les affaires du Carnatic.


Mahamet Ali à Vandischva. — Dans les jours qui suivirent, on fut fort préoccupé de Mahamet Ali. Irait-il rejoindre les Anglais, dont l’effort actuel consistait à nous chasser de Coblon et de Chinglepet, ou tenterait-il quelque autre expédition pour son compte personnel ? La question tint quelque temps en haleine Brenier à Gingy, Very à Valdaour et du Saussay au Grand Étang, et dans chacun de ces postes on prit à tout hasard des mesures défensives. On ne tarda pas à être fixé : Mahamet Ali, négligeant ces différentes localités, remonta tout droit vers le nord dans la direction de Vandischva, accompagné de Lawrence. Vandischva était sous le gouvernement de Taki Sahib, un autre beau-frère de Chanda S. et de Mortiz Ali : ce prince n’avait d’ailleurs aucune ambition et n’avait joué aucun rôle dans les évènements du Carnatic. On pouvait penser que Mahamet Ali venait pour se débarrasser de ce représentant toujours suspect de la famille de Dost Ali kh., restée populaire dans le pays. Il n’en était rien ; Mahamet Ali ne venait que pour rançonner la ville et y faire reconnaître ses droits. Taki Sahib, heureux d’en être quitte pour un simple tribut, versa incontinent 320.000 rs, et Mahamet Ali, satisfait de sa campagne, se retira tranquillement à Trivady, pour y prendre ses quartiers d’hiver. Cette année, la saison pluvieuse fut plus dure que d’habitude ; les pluies tombèrent longtemps et en abondance et un grand nombre de soldats du nabab qui n’étaient pas habitués à servir dans ces conditions, préférèrent retourner chez eux. Pratiquement, il fut impossible à Lawrence comme à Dupleix de recommencer la guerre avant que les pluies n’eussent entièrement cessé.


Négociations de Dupleix avec le Maïssour et avec Morarao. — Ce ne fut pas du temps perdu pour Dupleix. Jamais sa diplomatie ne fut plus active, jamais ses intrigues ne furent plus serrées. Il employa cette fin d’année à reconquérir sur le terrain des négociations ce que le sort des armes lui avait fait perdre et il y réussit parfaitement. Le Maïssour et Morarao étaient bien entendu les seules forces avec lesquelles il eut intérêt à s’entendre. Non seulement il parvint à les détacher de l’alliance anglaise, — ce qui n’était pas malaisé après la contestation qui suivit la mort de Chanda S., mais — et c’était mieux — il les amena à épouser sa propre cause, et à joindre leurs troupes aux siennes. C’était la coalition renversée. Voyons comment il manœuvra.

Le Maïssour s’était détaché lui-même de la coalition parce qu’il n’avait pas obtenu les satisfactions sur lesquelles il comptait, mais il n’avait pas non plus rompu avec Mahamet Ali et les Anglais et pendant les premiers temps son attitude, tout en étant suspecte, ne fut pas inquiétante. Dupleix ne songea pas d’abord à entrer en pourparlers avec lui, pour des motifs qui tenaient surtout au Décan, mais il n’en fut pas de même avec Morarao.

Ce chef n’avait encore aucun grand domaine qui lui appartint en propre ; il ne possédait qu’une armée qu’il payait en pillage ou en argent. Que pouvait lui importer de s’attacher aux Français s’il y trouvait son compte ? La chose fut moins aisée qu’il ne semblait. Morarao avait été impressionné par la capitulation de Law et il se demanda avec inquiétude si, en passant à notre service, il ne jouerait pas le mauvais jeu. Il fallut plusieurs semaines pour l’amener à changer de sentiment, et pendant ce temps il erra un peu à l’aventure à travers le Carnatic, pillant indifféremment les aldées. Dupleix lui fit valoir qu’il dépendait en partie de lui de rétablir la partie compromise, et qu’au surplus il pouvait sans déshonneur suivre l’exemple du Maïssour qui, vraisemblablement, ne tarderait pas à se déclarer contre Mahamet Ali. Les deux anciens alliés continueraient ainsi de marcher d’accord.

Le 12 août, les pourparlers étaient en bonne voie et Dupleix écrivait à Kerjean qu’on ne tarderait pas sans doute à avoir des nouvelles de Morarao. Bien, cependant ne fut encore conclu. La défaite d’Ariancoupom que nous essuyâmes sur ces entrefaites ne pouvait contribuer à hâter la solution désirée, mais elle ne la retarda pas sensiblement. À la mi-septembre, les Marates encouragés par le Maïssour étaient occupés à piller Chilambaram, Vredachalam, Porto-Novo et autres lieux de la dépendance de Mahamet Ali ; il est vrai que par une équitable compensation ils nous enlevèrent dans le même temps 2.200 têtes de bétail dans les environs de Gingy : nous les leur reprîmes d’ailleurs quelques jours après. Le 20 du même mois, on attendait à Villenour dix cavaliers marates que leur chef envoyait à Dupleix. Celui-ci ordonna à du Saussay de les recevoir avec certains égards :

« Vous donnerez ordre à La Volonté, lui dit-il, de les envoyer ici tout de suite avec quelques-uns de vos cipayes pour leur servir d’escorte. Ils les feront entrer par la porte de Villenour, où j’aurai soin de faire tenir bien du monde. »

Morarao était lui-même à ce moment à Trichinopoly où il traitait avec Nandi Raja des ouvertures qui lui étaient faites. Tout porte à croire qu’ils étaient parfaitement d’accord, puisque le 7 octobre, Dupleix leur fit porter une lettre par laquelle il promettait à Morarao pour prix de son concours deux lacks comptant et deux autres à la chute de Mahamet Ali ; le raja de Maïssour devait de son côté recevoir Trichinopoly et nous payer en retour 30 lacks.

Le bruit courut que Nandi Raja et Morarao s’étaient entendus pour attaquer ensemble Trichinopoly et même que l’attaque était déjà commencée. La nouvelle était prématurée : du moins est-il vrai que Morarao rappela à ce moment les quelques troupes qu’il entretenait encore auprès de Mahamet Ali et qui étaient sous les ordres d’un de ses généraux nommé Innis khan.

C’était le prélude de la rupture définitive, et le 23 octobre, Dupleix la considérait comme accomplie, lorsqu’il écrivait à Brenier que maintenant la paille était absolument rompue entre le Maïssour et Morarao d’une part, les Anglais et Mahamet Ali de l’autre et qu’il attendait prochainement la jonction des premiers. Il ne s’agissait plus que d’apposer les signatures.


Accords avec Morarao. — Ce fut encore l’affaire de deux mois avec Morarao et de plus de quatre avec le Maïssour. Dans l’Inde, tout se fait avec une certaine lenteur. Le 12 novembre, il vint à Pondichéry un vaquil de Morarao, nommé Suba Rao, qui arrêta les termes généraux de l’accord à intervenir entre son maître et Dupleix : mais Morarao lui-même ne vint qu’un mois après. Lorsqu’il fut près de Gingy, Dupleix recommanda à Brenier de lui faire autant d’honnêtetés qu’il était possible et même de lui faire visiter la forteresse, si tel était son désir. Toute une petite armée fut envoyée à sa rencontre jusqu’à Villapouram ; enfin, le 20 décembre il arriva à Valdaour, où plusieurs hauts personnages de son entourage l’avaient précédé. Il y fut reçu par trois envoyés de Dupleix, du Bausset, Albert et Aubert qui l’y retinrent pendant quatre jours pour arrêter et signer les derniers termes de l’accord. Les conventions essentielles furent les suivantes :

Un présent lui avait été remis à son arrivée ; lorsqu’il aurait la permission de partir, il lui en serait donné un autre digne d’un homme de distinction (art. 1).

Papiapoullé, receveur général des finances du Carnatic, lui paierait tous les mois 125.000 rs (art. 2). Dupleix obtiendra pour lui de Salabet j. le paravana d’Ascotte, Colar, Goutti, Percunda et les jaguirs ordinaires de ces quatre forteresses (art. 4).

Morarao et Dupleix partageront par moitié le butin qu’ils pourront faire soit en bataille soit dans les forteresses (art. 5).

Dupleix a déjà donné un lack à Morarao, Papiapoullé lui en donnera un autre dans deux mois. Deux autres lacks lui seront encore remis lorsqu’il obtiendra la permission de s’en aller (art. 6).

Dupleix lui remboursera les chevaux tués. Quant à ceux qui seront pris par les Français ou les Marates, chacun gardera ses prises (art. 7).

Si Salabet j. venait du côté de Pondichéry, Dupleix lui ménagera une audience pour Morarao (art. 8).

Morarao restera à notre service avec son armée jusqu’à ce que les affaires du pays soient terminées, et — paragraphe qui eut plus tard son importance — jusqu’à ce que Dupleix lui eut donné la permission de s’en aller (art. 9).

La paie de l’armée de Morarao commencera ce même jour 20 décembre (art. 10)[73].

On remarquera qu’il n’est pas question du nombre d’hommes que Morarao devait nous fournir ; mais on sait d’autre part qu’il fut fixé à 4.000 cavaliers et 2.000 fantassins.

Ces conventions arrêtées, Morarao entra dans Pondichéry le 25, moins comme le chef d’une bande que comme un souverain. Ananda nous dit qu’on s’apprêtait à le recevoir avec les mêmes honneurs rendus jadis Muzaffer j. ; malheureusement son récit nous manque pour les journées du 23 au 28. Nous savons seulement que Morarao parut enchanté de l’accueil qu’il reçut. Il resta à Pondichéry jusqu’au 31 au matin, date fixée pour la reprise des hostilités. Que se passa-t-il au cours des conversations qu’il eut avec Dupleix durant ces quatre jours ? il est vraisemblable que diverses éventualités furent envisagées ; en tout cas, ce qui fut résolu, c’est qu’on essaierait d’abord de couper les vivres et les communications de l’ennemi, tant du côté de Trivady et de Goudelour que du côté de Chilambaram, Bonneguiry et Porto-Novo. La prise ou la reprise de possession de ce pays devait précéder la marche sur Trichinopoly.


Entente avec le Maïssour. — Nos négociations avec le Maïssour furent plus longues.

On a vu plus haut la quasi-rupture qui eut lieu entre Nandi Raja et Morarao d’une part, les Anglais et Mahamet Ali de l’autre, au lendemain de la capitulation de Law. Lawrence ne l’avait évitée que par un compromis qui avait permis à Nandi Raja de rester sous les murs de Trichinopoly sans participer aux opérations militaires de la côte. Mais peut-être les Maïssouriens n’avaient-ils été si conciliants que dans l’idée de s’emparer de la ville de vive force, lorsque les Anglais se seraient éloignés. Aussi, flairant ce danger, Lawrence avait-il laissé dans la place le capitaine Dalton avec des troupes assez nombreuses pour repousser une attaque. Nandi Raja n’attaqua pas ; mais un projet qu’il fit pour entrer dans la ville par une trahison ouvrit tout à fait les yeux des Anglais sur les dispositions de leurs anciens alliés. Lawrence voulait profiter de l’incertitude qui régnait encore sur leurs desseins pour faire arrêter Morarao et Nandi Raja, avec qui ils avaient des conférences assez fréquentes : La Présidence de Madras fut d’un autre avis.

Cette équivoque ne pouvait durer longtemps. Ayant enfin acquis la certitude qu’il n’aurait ni Trichinopoly ni indemnité en tenant lieu, Nandi Raja se déclara à la fois contre les Anglais et Mahamet Ali, et les assaillit brusquement dans Sriringam dont il s’empara (vers le 20 décembre). Il ne put s’y maintenir, mais deux jours après il attaqua un autre parti anglais commandé par Dalton lui-même, à l’ouest de la ville, sur les bords du Cavery, s’empara de la place et y resta. Les Anglais pris de panique furent poursuivis jusqu’aux portes de Trichinopoly, non sans avoir subi des pertes sensibles.

C’était le moment de donner suite aux propositions de Dupleix. Elles n’avaient jamais été écartées par une fin de non recevoir ; seulement Nandi Raja ne voulait rien conclure avant de savoir à quoi s’en tenir avec Mahamet Ali. La rupture était maintenant complète ; s’entendre avec Dupleix n’était plus qu’une formalité, encore fallait-il qu’elle fût remplie. Le 7 décembre, Dupleix faisait savoir au vaquil du Maïssour près du nabab de Vellore, que son maître aurait notre amitié quand il le voudrait ; il attendait ses gens depuis plus d’un mois pour causer avec eux ; tous les jours ils devaient venir et il ne paraissait personne. Enfin, le 24 février 1753, Nandi Raja, agissant au nom de son frère le régent, fit à Dupleix les promesses qui suivent[74] :

Art. 1. — Je me comporterai [Deva Raja] en bonne intelligence et amitié avec celui que vous [Dupleix] nommerez naïb [ou lieutenant] dans la province d’Arcate ;

Art. 2. — Pour la conquête de Trichinopoly, vous fournirez les boulets, les canons, la poudre, etc. conformément à ce que vous m’avez fait dire et pour mériter votre amitié je paierai 15 lacks de roupies, à savoir : 4 lacks d’avance et les 11 autres après que vous me remettrez ladite forteresse et les paravanas de la cour de Salabet j. et ces 15 lacks de rs. je les donnerai à la Compagnie de France ;

Art. 3. — Pour la donation de Trichinopoly et pour me procurer les sanads du nabab Salabet j., je lui paierai ce que mon vaquil qui est dans sa cour aura convenu avec lui pour son nazer et pour les dépenses de son dorbar, aussitôt que je serai en possession de cette forteresse ;

Art. 4 — Conformément, le tribut que l’on payait du temps de Vizierangen Choque nakanaïguen[75], je le paierai aussitôt que j’obtiendrai le sanad du seigneur Salabet j., et je paierai le tribut que l’on payait du temps de Vizierangen ; en outre je paierai aux gouverneurs de Pondichéry trois lacks de rs. par an pour la Compagnie de France ;

Art. 5. — Pour l’affaire de Trichinopoly, je paierai aux soldats, cafres, barcaras, cipayes et les autres gens que vous envoierez la paie que vous aurez réglé par mois et que vous m’avez écrit, après que j’en aurai fait la revue ;

Art. 6. — Je donnerai Karbbander à la Compagnie de France ;

Art. 7. — Si lorsque vos troupes et les miennes attaqueront la forteresse de Trichinopoly, Mahamet Ali intimidé m’offrait de me la remettre, je la prendrai mais sans être de ses amis, parce que je veux toujours mériter votre amitié. Vous dans la forteresse et le pays d’Arcate, moi dans la forteresse et le pays de Trichinopoly, nous devons être liés d’amitié. Soit Mogols ou Marates qui viendront assiéger Cheringapatam et Trichinopoly, vous me donnerez des secours et si Arcate ou Pondichéry est attaqué, je vous envoierai des secours ;

Art. 8. — Après que je serai en possession de Trichinopoly, j’agirai conformément à vos ordres pour les affaires de Tanjaour ;

Art. 9. — Tant que nous serons amis, je considérerai les vôtres comme les miens et vos ennemis comme mes ennemis et je rappellerai les vaquils que j’ai auprès de vos adversaires.

Je prends Dieu à témoin que j’exécuterai les présents accords et j’en fais serment.

En résumé, Dupleix reprenait avec Nandi Raja la politique qu’il avait suivie au début avec Chanda S. ; il lui prêtait des troupes à titre auxiliaire pour le mettre en possession de Trichinopoly, et Nandi R. devait les payer. Aucun autre avantage apparent, mais il n’est pas douteux qu’il était dans la pensée de Dupleix de garder Trichinopoly pour son compte, si la chance le favorisait.



§ 13. — Dupleix reprend l’offensive
Le siège de Trivady
.

Affaire indécise de Trivady (9 janvier 1753). — Seconde affaire de Trivady (1er avril). — Astruc se porte sur Trichinopoly (fin avril). — Siège et prise de Trivady par Maissin (7 mai). — Occupation de Chilambaram. — Morarao opère pour son compte. — Projet de diversion sur Arcate.


Les accords avec Morarao et Nandi Raja dépassaient en importance tout ce que Dupleix pouvait légitimement espérer ; ils lui donnaient en principe l’argent et les troupes nécessaires pour vaincre les Anglais. En moins de huit mois, il avait rétabli la situation la plus compromise et, après avoir été lui-même sur le bord de l’abîme, il pouvait maintenant compter y précipiter ses adversaires. La coalition qu’ils avaient formée contre lui se retournait contre eux ; en réalité, rien n’était plus honorable pour sa diplomatie, rien n’était plus rassurant pour le succès définitif de sa politique. Tous les espoirs étaient de nouveau permis. Seulement les armées de Nandi Raja vaudraient-elles mieux que celles de Chanda S. ? il était permis d’en douter.


Reprise des hostilités : la question du commandement. — Pour engager la partie, il ne restait plus qu’à pourvoir au commandement. Dupleix le réservait à La Touche, alors en France et qui ne tarderait pas à arriver[76] ; en désespoir de cause, il l’offrit à Brenier, le plus ancien capitaine.

Brenier était toujours à Gingy où il était occupé à compléter les travaux de défense : monter de l’artillerie, faire des logements dans tous les postes, finir un parapet, crépir des merlons, surélever les murs, dresser des palissades. Prudent et modeste, il commença par refuser. Dupleix insista (26 octobre) ; il considérait Brenier comme le seul capitaine ayant quelque expérience du pays et des Indiens. Pour le décider à accepter, il lui proposa, si le fardeau lui paraissait trop lourd de le faire aider par Maissin, major des troupes, et dont le zèle inspirait toute confiance. Brenier tergiversa plus de trois mois : sans le dire expressément, il craignait d’être inférieur à sa mission, comme il le fut en effet[77].

Tant que les négociations avec Morarao furent en cours, Dupleix n’insista pas pour avoir une réponse catégorique ; il ne pouvait encore reprendre les hostilités, mais quand fut conclu l’accord du 20 décembre et que l’entrée en campagne fut fixée au 31, il fallut bien se décider. Et c’est du Saussay qui resta chargé du commandement. La prolongation de l’affaire de Tirnamallé empêcha Dupleix de tirer parti de la garnison de Gingy, en même temps qu’elle immobilisa Brenier[78].


Du Saussay puis Maissin devant Trivady. — La lenteur du siège. — Au moment d’engager les opérations, Dupleix n’avait à sa disposition que 500 européens dont 150 lui étaient arrivés par le Bristol le 11 octobre, environ 2.000 cipayes et les 4.000 cavaliers promis par Morarao. Les Anglais disposaient au contraire de 700 européens, 2.000 cipayes et 1.500 cavaliers au service de Mahamet Ali ; ils avaient donc la supériorité. Aussi Dupleix, tout en escomptant le succès, ne s’avança-t-il dans le pays ennemi qu’avec la plus grande circonspection et ne voulut-il pas marcher sur Trichinopoly avant d’être assuré du concours des Maïssouriens. Ce fut d’abord contre Trivady qu’il dirigea ses efforts.

Les Anglais y étaient retranchés. Après avoir donné quelques recommandations à du Saussay sur le passage du Ponéar, la nécessité des veilles et des surprises, et même l’utilité de mettre le feu à quelques villages[79], il lui conseilla de s’installer provisoirement à Caréambouttour, non loin du fleuve ; de là on pouvait être renseigné sur les moyens de défense de la place ennemie, sans être en contact immédiat soit avec les Anglais, soit avec Mahamet Ali. Mais pas de retranchements derrière lesquels on s’immobilise. « Vous n’ignorez pas, écrivait Dupleix, que toute armée retranchée se croit plus en sûreté que celle qui ne l’est pas et que l’on y veille moins. D’ailleurs le moindre retranchement pris, l’armée est sur le champ en déroute. » Il invitait au contraire du Saussay à profiter de la sécurité dans laquelle se croyaient les Anglais pour leur donner la nuit les plus vives alertes. S’il lui arrivait des renforts, il devait en décupler le chiffre, suivant en cela l’exemple de nos adversaires, qui avaient ainsi le talent de fasciner les yeux de bien des gens.

Une première rencontre avec l’ennemi eut lieu le 9 janvier. Nos Marates attaquèrent avec un train d’artillerie et ils commençaient à canonner Trivady, lorsque Lawrence lançant ses grenadiers en avant jeta parmi eux la confusion et s’empara de leur batterie. Il poursuivit même leur cavalerie l’espace de deux milles avec quelques pièces de canon ; mais par un habile mouvement tournant, Morarao trouva le moyen de lui couper la retraite. Craignant d’être investi Lawrence rentra dans son camp avec la batterie dont il s’était emparé. Pour lui comme pour nous, ce n’était ni une victoire ni une défaite. L’affaire parut néanmoins assez sérieuse à Lawrence pour qu’il proposât à Saunders d’abandonner toutes les places du nord et lui demandât toutes les troupes qu’elles occupaient, sans quoi il ne répondait pas de nous tenir tête pendant longtemps.

À la suite de cette affaire, Dupleix invita du Saussay à redoubler ses attaques nocturnes pour tenir l’ennemi en haleine et favoriser les désertions. Attaquer au besoin dans deux ou trois endroits à la fois ; les mouvements nocturnes déroutent les espions ; d’autre part, « il est à peu près certain qu’à ce moment les officiers anglais et leurs soldats sont pleins de fumées bacchiques. »

Si Dupleix donnait des indications si précises, trop précises peut-être, parce qu’à la longue elles devenaient agaçantes, c’est qu’il était renseigné pour ainsi dire heure par heure de tous les mouvements de nos troupes ; mais il n’aimait pas qu’on le leurrât de simples espérances. Mieux alors valait le silence.

« J’ai toujours été dans l’attente de la réussite qu’aurait eue l’opération plus sérieuse que vous me promettiez. Je vous dirai même que cette espérance m’a causé des inquiétudes et des insomnies que je vous prie de m’éviter autant qu’il sera possible. J’aime mieux n’apprendre les choses qu’après qu’elles sont faites que d’être dans les inquiétudes où me jette cette connaissance. Ainsi dispensez-vous de me prévenir sur ces sortes d’opérations et ne m’en faites part que lorsqu’elles sont exécutées, vous laissant à ce sujet le maître de faire tout ce que vous croirez pour tenir l’ennemi en alarmes et le gêner dans les vivres. » (Lettre à du Saussay, du 23 janvier).

Malheureusement, depuis son échec d’Arcate, du Saussay était plus irrésolu que jamais ; il n’osait faire aucune attaque de nuit, sous prétexte que son camp était trop éloigné de l’ennemi. Quand il eut été autorisé à le rapprocher de trois quarts de lieue, il ne fit pas mieux. Sa pusillanimité paralysait son jugement. D’autre part, il s’entendait mal avec Morarao, avec qui il devait concerter ses mouvements.

Le 1er février, ayant manqué plusieurs occasions favorables de couper les vivres à l’ennemi, Dupleix le remplaça par Maissin, major des troupes. Le nouveau commandant eut ordre de se rapprocher de Trivady et d’établir son camp à Rampacom, d’où il devait détacher à Panrutti 100 blancs[80] et 300 cavaliers marates, de façon à prendre Trivady entre deux feux, l’un à l’ouest, l’autre au nord. Pendant ce temps, un second corps de cavalerie menaçait d’interrompre les communications à l’est du côté de Goudelour, tandis que d’autres cavaliers opéreraient au sud, dans la direction de Chilambaram et de Bonneguiry. Trivady serait alors investi de tous côtés et c’était peut-être la prise de Mahamet Ali, qui s’y trouvait enfermé.

Maissin ne manquait pas de talent ; dans une lettre du 26 octobre précédent à Brenier, Dupleix vantait son zèle et sa connaissance du service ; mais c’était un esprit peu flexible et peu disposé à accepter a priori toutes les suggestions de Dupleix. Il commença par prendre la défense de du Saussay et justifier son attitude ; dans d’autres circonstances il montra encore l’indépendance de son caractère en n’exécutant pas à la lettre tous les ordres qu’on lui donnait. Quoiqu’il eut reçu en février des renforts, qui portèrent son armée à 4.200 hommes, non compris les Marates, il ne fit ce mois-là aucun mouvement appréciable pour inquiéter lui-même l’ennemi. Un de ses lieutenants, Lambert, fut assez heureux avec 700 hommes pour s’emparer de Tricolour, ce qui nous donna de nombreux champs de riz mûrs pour la récolte et nous ouvrit l’accès de Bonneguiry et de Chilambaram. Dupleix recommanda de s’emparer d’abord de Bonneguiry.

Le mois de mars tout entier se passa sans modifier la situation. Dupleix s’impatientait autant de notre inaction que des frais qui couraient en pure perte. Il avait beau recommander à Morarao de s’entendre avee Maissin, à Maissin de s’entendre avec Morarao ; ils causaient ensemble, mais ne concluaient pas.

« Je suis extrêmement surpris de notre indolence, écrivait Dupleix à Véry, le nouveau major des troupes ; j’ai beau renforcer la troupe, tout cela n’aboutit à rien et l’on ne me propose pas la moindre idée ; l’on fait même la sourde oreille à celles qui sont proposées : l’ennemi est d’une tranquillité admirable ; serait-il assuré que nous ne formons aucun dessein ? » (10 mars).

Cependant, si faibles que fussent nos attaques, l’investissement de Trivady ne laissait pas que d’ébranler la place. Harcelés par les Marates, inquiétés dans leurs limites elles-mêmes, les Anglais rencontraient les plus grandes difficultés pour la ravitailler et les vivres y devenaient fort rares. Fin mars, on était réduit à l’extrême détresse ; prévoyant une issue fatale, Mahamet Ali prit le parti de se sauver et de retourner, s’il le pouvait, à Trichinopoly.

Enfin Morarao, Maissin et Dupleix tombèrent d’accord sur une action, qui fut fixée au 1er avril. Ce jour-là, comme Lawrence revenait de Goudelour avec un convoi, il fut assailli par toute notre armée à trois milles de Trivady. Ce ne fut pas une grave défaite pour les Anglais ; ils nous tinrent en respect, mais perdirent une partie de leur convoi qui tomba entre nos mains. Si notre artillerie avait été placée comme elle eût dû l’être, l’affaire tournait entièrement à notre avantage. Morarao perdit son frère, qui fut tué ; nous eûmes pour notre part 5 tués et 11 blessés ; les Anglais, d’après Dupleix, auraient perdu 53 blancs dont quelques-uns moururent subitement en chemin tant par la chaleur que faute d’eau. Dupleix envoya 1.000 rs. pour être remises aux cipayes blessés, ainsi qu’aux sergents et soldats qui avaient montré un peu de fermeté. « Il faut espérer, disait-il, que la troupe nous secondera mieux une autre fois ; les récompenses données pourront faire effet. »

« Lorsqu’il est question de marcher, écrivait-il quelques jours plus tard (21 avril), promettez de ma part une récompense de 20.000 rs. à la troupe et aux cipayes, mais surtout n’oubliez pas d’avoir 300 Marates à une certaine distance de votre troupe, derrière, avec ordre de sabrer les premiers coquins qui fuiront. »

Les Marates s’étaient bien comportés dans cette journée ; mais elle n’avait rien décidé. Trivady continuait de nous résister et les Anglais tenaient toujours la campagne avec leurs détachements légers et mobiles. D’autre part, malgré les recommandations de Dupleix, Maissin et Morarao étaient loin de s’accorder. Tandis que celui-ci ne parlait que de tomber sur l’ennemi, l’autre, comptant aussi peu sur la fidélité des Marates que sur la valeur de ses propres troupes, ne voulait rien aventurer. Aussi, soit humeur soit découragement, parlait-il de tout abandonner et de se replier sur Valdaour.

« Au nom de Dieu, lui dit Dupleix (7 avril), éloignez autant que vous le pourrez cette idée ; il est de votre honneur et de celui de la nation de ne point abandonner ce camp ; un peu de patience, je vous en supplie… Si vous étés forcé de vous replier, ne le faites, je vous en supplie, que lorsque Morarao vous en priera, afin qu’il n’ait aucun sujet de reproches à nous faire, mais aussi je vous prie de ne vous y point conformer sans une nécessité absolue. »

Dupleix essaya de démontrer à Maissin que si nos troupes n’étaient pas toujours excellentes, celles des Anglais ne valaient pas mieux.

« Je crois m’apercevoir, lui écrivit-il le 19, que ce qui [les renforts] vient de vous joindre est regardé comme rien ou peu de chose, puisqu’au lieu de m’en dire quelque chose, vous concluez par souhaiter l’arrivée des vaisseaux pour être plus eu force. Serait-il décidé qu’il faudra dorénavant deux Français pour battre un Anglais ? C’est ce que je puis penser de tout ce que vous me marquez. Cependant combien pourrai-je vous citer d’exemples du contraire dans l’Inde. J’ai meilleure opinion de ma nation ; elle se pique d’honneur et elle est capable d’en avoir, mais il ne faut point l’accabler de reproches comme ont trop fait les jeunes gens que la raison ne domine pas encore. Ôtez à l’ennemi une centaine de Suisses qui lui restent, tous les autres ne sont qu’un ramassis de canailles de l’Inde et de l’Europe. Les derniers venus de cette partie ne savaient pas distinguer leur droite de leur gauche ; on en fait aujourd’hui des soldats sans pareil et on en augmente le nombre. Pourquoi ces braves n’ont-ils pas accablé La Volonté, quand seul avec sa troupe il a été à leur poursuite ? »

Les événements qui se traînaient péniblement depuis plus de trois mois prirent tout d’un coup une autre allure le 20 avril.


Lawrence appelé au secours de Trichinopoly. — Dupleix envoie contre cette ville une nouvelle armée. — Ce jour-là, Lawrence apprit par un messager de Dalton que Trichinopoly vivement pressé par les Maïssouriens, installés à Sriringam, n’avait plus que pour trois semaines de vivres. Sa décision fut vite prise ; il partit le 22, laissant à Trivady le capitaine Chace avec 150 Européens et, 500 cipayes, traversa le Tanjore, où le roi lui fit un accueil aimable mais ne lui donna aucun secours et arriva le 5 mai à Trichinopoly. Il avait avec lui 500 hommes disponibles et 2.000 cipayes, tandis que Nandi Raja avait 10.000 cavaliers, 6.000 fantassins et environ 100 européens. Celui-ci avait donc la supériorité numérique et Lawrence l’éprouva à ses dépens deux jours plus tard, lorsqu’il voulut attaquer Sriringam ; il fut repoussé par la cavalerie maïssourienne.

À la nouvelle de ces mouvements, Dupleix, sans se désintéresser du siège de Trivady, crut lui aussi que le sort de Trichinopoly importait plus que tout le reste et dès le 28 avril, il décida la formation d’un détachement qui devait être de 100 blancs, 230 topas, 690 cipayes de nos troupes, 300 cipayes et 1.000 cavaliers de Morarao[81]. Astruc, promu capitaine depuis le mois de février, en eut le commandement. Ses premières instructions furent de poursuivre Lawrence, tandis que Maissin devait attaquer les Anglais jusque dans leurs limites de Goudelour, raser au besoin cette ville et détruire le jardin de la Compagnie à Mangicoupom. Dupleix espérait par cette diversion obliger Lawrence à revenir sur ses pas et laisser ainsi Trichinopoly à la discrétion de Nandi Raja, Comme Lawrence continua sa marche, Astruc eut ordre de le devancer, si possible, à Trichinopoly et Maissin de s’acharner à sa poursuite. On l’eut pris entre deux feux. Morarao fit échouer la poursuite. Il commençait déjà à jouer le rôle équivoque qu’il tint jusqu’au bout, et qui consistait a se faire acheter soit son concours soit son inaction. Dans le cas particulier, il attendait une grosse somme d’argent des Maïssouriens, et ne voulait pas se mettre en marche avant de l’avoir reçue. Il opina pour que l’on continuât le siège de Trivady et Dupleix dut y consentir : seul Astruc partit pour Trichinopoly.


Fin des opérations contre Trivady : chute de cette place. — Voici donc deux opérations militaires assez différentes qui vont se dérouler ; la principale autour de Trichinopoly et l’autre autour de Trivady et dans la région environnante, Chilambaram et Bonneguiry. Maissin en aura la direction générale, mais en réalité elles n’ont d’autre lien entre elles que la communauté de l’effort et Astruc sera le plus souvent obligé d’agir sans attendre des instructions. Pour la clarté de cette histoire, achevons d’abord le récit des événements qui s’accomplirent dans la zone maritime, où la guerre se traînait péniblement depuis neuf mois.

Le départ précipité de Lawrence avait privé Trivady d’une bonne partie de ses défenseurs, et il paraissait facile de s’en emparer de vive force. Pas de retour offensif à redouter ; à la fin du mois d’avril, il n’était plus douteux que Lawrence continuerait sa marche sur Trichinopoly. Maissin hésitait encore à livrer l’assaut.

« Je ne vois pas le risque que vous courez de presser cette opération, lui écrivait Dupleix le 30 ; l’ennemi où il est ne peut venir à vous que par trois jours de marche et il en a mis cinq pour s’y rendre… Il se rira de nous de n’avoir pas su profiter de son absence et il aura bien raison. Vous pouvez vous contenter de porter d’abord vos deux pièces de 24 et celle de 18 et les deux mortiers. Vous verrez l’effet que ces pièces feront ; elles en feront beaucoup si on le veut bien. »

Maissin, stimulé par ces critiques et renforcé de 300 coulis, lascars et macouas, se décida enfin à l’attaque. Toutefois une première escalade tentée le 2 mai ne réussit pas ; un peloton de cipayes céda, puis les autres. On fit cependant quelques prisonniers et ceux-ci rapportèrent qu’il n’y avait plus dans la ville qu’une trentaine de topas et très peu de cipayes. Dupleix pressa ses recommandations :

« Je n’avais point d’ingénieurs pendant le siège [de Pondichéry] et mes batteries étaient faites dans une nuit… dans tout siège le plus difficile, une batterie est en état de tirer dans les 24 heures et perfectionnée la nuit suivante. Je vous prie, Monsieur [Maissin], d’ordonner à ces messieurs de retrancher un peu de certains usages anciens dont on est revenu. Le temps presse et nous avons affaire ailleurs. »

Entrant dans des détails qui prouvent avec quelle conscience et en même temps avec quelle étude des questions militaires Dupleix dictait et suivait les opérations, il ajoutait quelques lignes plus loin : « La distance du mortier à la place n’étant pas grande, on peut le pointer à 13 degrés, ce qui donne à la bombe une élévation double et la rend infiniment plus puissante dans sa chute » (4 mai).

Enfin Trivady succomba le 7 mai. Ce jour-là les soldats anglais se mutinèrent, s’emparèrent de l’arraque (ou eau-de-vie indigène faite avec du jagre ou de la canne à sucre) et après s’être enivrés, obligèrent leur commandant à capituler. Désespéré de n’avoir pu empêcher cette mutinerie, Chace mourut plusieurs jours après de chagrin.

Une fois maître de la place, Dupleix envoya des maçons pour la démolir, des doulis et des hamacs pour ramener à Pondichéry les malades et les blessés et donna une bonne récompense à Innis kh., lieutenant de Morarao. Puis il prescrivit l’occupation immédiate de Chilambaram. La démolition de Trivady, confiée à l’ingénieur Sornay, se fit avec une extrême lenteur ; Dupleix comptait qu’en dix jours tout serait terminé ; un mois après, on y travaillait encore. Sornay rejetait la faute sur les gens de Morarao qui ne voulaient pas travailler.

Leur commandant nous secondait-il beaucoup mieux ? On en peut douter ; ses cavaliers, quoique plus nombreux que ceux des Anglais, avaient prolongé le siège de Trivady, en n’interceptant pas comme il eut convenu les convois de l’ennemi ; lui-même n’avait mis aucun zèle à poursuivre Mahamet Ali ; maintenant encore il semblait mesurer ses mouvements aux gains qu’il en espérait. Plus que jamais Dupleix déplorait l’obligation où il s’était trouvé de prendre « ce voleur » à son service. Maissin ferait bien de s’en défier[82].


Occupation de Chilambaram. Difficultés avec Moudamia. — Les opérations contre Chilambaram se ressentirent d’un concours si mesuré. Chilambaram, à 45 kilomètres au sud de Trivady, est un gros bourg au milieu duquel se dresse une pagode à triple enceinte, célèbre dans toute l’Inde du Sud. Il était administré par un amaldar du nom de Moudamia, homme riche, bien apparenté, et ami des Anglais. Les premières forces que nous envoyâmes contre la place sous les ordres d’un officier du nom de Saint-Julien, furent insuffisantes. Une escalade échoua par la faute d’un sergent. Pour sa punition, Dupleix ordonna de le promener sur un âne, le casser et le renvoyer ensuite à Pondichéry. Mais Chilambaram n’était pas comme Trivady, elle n’avait pas de mur d’enceinte et la pagode constituait sa seule défense. Après une seconde escalade, elle se rendit le 26 mai. Il ne s’y trouva que 5 à 6 blancs que Moudamia laissa évader et un certain nombre de cipayes au service des Anglais.

Maissin conclut avec Moudamia un accord en vertu duquel celui-ci garderait 600 cipayes et continuerait de jouir du produit de ses terres ; de notre côté, nous entretiendrions dans la place 25 blancs et 50 cipayes. Dupleix trouva ces conditions trop avantageuses pour l’ennemi, « parce que, disait-il, dans tout pays 600 hommes renfermés dans la même enceinte sont infiniment supérieurs à 7, les premiers ne fussent-ils armés que de bâtons. » Dut Maissin passer pour parjure, Dupleix lui ordonna de laisser dans la place 25 blancs, autant de topas et 300 cipayes avec deux officiers[83].

On vit alors que l’autorité de Dupleix sur les officiers qu’il mettait à la tête de ses troupes était moins grande qu’on ne se l’imagine généralement. Il déplut tout à fait à Maissin de passer pour parjure et il le laissa nettement entendre. Contrairement à son habitude, Dupleix se fâcha et parut décidé à le remplacer brutalement. Le 7 juin, il lui adressa une lettre où il résumait contre lui ses griefs, qui tous ne se rapportent pas à l’affaire de Moudamia. Énumérons-les :

« Ce débarquement de 600 ennemis, Cet essieu d’un affût qu’il faut quatre jours pour rétablir, ces cartouches qui ne portent pas les balles à dix pas, ces murs de cinquante pieds, ces cipayes qui meurent de faim, ces mêmes cipayes qui ne dépensent point quatre roupies par mois et qui en ont neuf, ces Tanjoriens qui étaient à dix lieues et qui devaient venir vous attaquer, tous ces articles et bien d’autres que je pourrais vous citer ne me laissent aucun lieu de douter de votre façon de penser à mon égard. Je ne suis pas moins présomptueux que le reste des hommes pour ne point sentir qu’on ne doit pas me la faire connaître dans des matières aussi essentielles que celles que je traite avec vous. Je sais qu’il est dur à l’homme de dire qu’il s’est trompé, mais je pense qu’il suffisait de me dire que vous aviez cru bien faire, quoique vous eussiez accordé les articles dont je ne vous avais jamais parlé, que vous voulez traiter de bagatelles, que vous ne connaissiez pas et qui cependant sont de la dernière importance…

« Voilà ma réponse à ce grand ami de la nation [Moudamia] ; elle est décisive. S’il ne veut pas recevoir la garnison que je vous ai prescrit d’y mettre, il n’y aura rien de terminé. Si vous voulez rendre service à cet homme, vous devez lui conseiller de la recevoir. »

Quelques jours auparavant, Dupleix avait prescrit à Maissin de se porter sur Vredachalam, où il devait rencontrer Véry. « Si, continua-t-il en la même lettre, lorsque vous aurez rejoint M. Véry, votre mauvaise humeur continue, vous pouvez lui remettre le commandement de l’armée ; peut-être que la bile moins en mouvement vous laissera la liberté de faire quelque autre réflexion, au moins vous en donnerai-je le temps. »


Une diversion avortée sur Arcate ou Madras. — La leçon porta ; Maissin vint à Pondichéry, eut avec Dupleix une explication dont Morarao fit tous les frais et retourna à l’armée. Ce fut sans doute au cours de ces conférences que Dupleix reprit pour la troisième fois l’idée qui lui tenait tant à cœur de faire une diversion dans le nord. Il sentait d’instinct que c’était à Arcate qu’il fallait frapper ; l’ennemi l’ayant perdue rassemblerait sans doute ses troupes à la côte pour protéger Madras menacé à son tour et ce ne serait plus qu’un jeu de s’emparer de Trichinopoly. Il convint donc avec Maissin que celui-ci, dissimulant son projet par des manœuvres quelconques, marcherait ostensiblement vers le Cavery, comme s’il voulait attaquer le Tanjore, puis se replierait brusquement sur Villapouram, Vicravandy et Conjivaram. Pendant ce temps Morarao avec sa cavalerie dirigerait un raid sur Chinglepet. On donnerait ainsi l’illusion aux Anglais qu’on en voulait à leurs postes de la côte et pendant qu’ils rappelleraient des troupes pour les défendre, Maissin tournerait tout d’un coup du côté d’Arcate, dont il lui serait aisé de s’emparer.

Godeheu ne raisonnera pas autrement l’année suivante, lorsque désespérant de faire la paix avec les Anglais, il songea un moment à rappeler toutes nos troupes de Trichinopoly pour les porter contre Arcate ; seulement il n’envisageait pas qu’il put mener les deux opérations de front. Esprit plus vaste mais aussi plus chimérique, Dupleix se rendait moins compte des difficultés.

Ce projet conçu vers le 15 juin n’eut d’ailleurs que la durée d’un feu de la Saint-Jean. Morarao commit des indiscrétions ; d’autre part l’état de nos troupes devant Trichinopoly ne permit pas à Maissin de laisser Astruc trop à découvert du côté de l’est ; il resta donc à Vredachalam.

De ce point situé à peu près à égale distance de Goudelour et de Sriringam, il pouvait observer tous les mouvements de l’ennemi du côté du sud, et ce fut pour un temps l’objet principal de sa mission. Depuis que nous occupions Trivady, Chilambaram et Vredachalam, l’ennemi ne pouvait plus espérer ravitailler Trichinopoly par le nord du Coléron, mais la voie de Devicotta-Tanjore restait ouverte. Il appartenait à Maissin d’essayer de la fermer s’il apprenait qu’un convoi de vivres ou un détachement militaire dussent s’y engager. Et déjà Dupleix songeait à s’entendre avec le Tanjore et même avec le Tondaman pour les faire sortir de la neutralité.


Indépendance effective de Morarao. — Cependant Morarao continuait de n’agir qu’à sa guise ; il marchait quand il lui plaisait et ses gens, quoique payés par Dupleix, en faisaient autant. On eut dit que c’était nous qui étions à son service. Ses actes démentaient constamment ses paroles toujours soumises et déférentes. Il entretenait contre nos ordres un vaquil auprès de Mahamet Ali, et, malgré la neutralité du Tanjore, il en faisait ravager le territoire par sa cavalerie ; il est vrai qu’elle ne pillait pas moins les aldées de Chilambaram, que nous venions d’acquérir. Maissin passait son temps à lui faire des représentations ; à la fin il dut lui déclarer, sur l’ordre de Dupleix, que, si ces pillages continuaient, nos hommes tireraient sur ses cavaliers comme sur des ennemis. C’était à croire parfois que Morarao voulait nous abandonner ; de peur qu’il ne retournât au service des Anglais, Dupleix continua à le supporter.



§ 14. — Le second siège de Trichinopoly.

Affaire du 10 mai 1753. — Démêlés financiers de Dupleix avec son allié Nandi Raja. — Astruc fait l’assaut du Roc d’Or (26 juin). — Les versements de Nandi Raja. — Astruc lève le camp et repasse le Cavery (21 juillet). — Dupleix le remplace par Brenier. — Inquiétude de Dupleix sur l’attitude de Morarao et du roi de Tanjore. — Lawrence vainqueur au combat du Roc d’Or (9 août). — Maissin remplace Brenier. — Astruc se fait battre au Roc d’Or (21 septembre). — Maissin remplacé par Mainville. — Essai d’entente avec le Tondaman. — Échec de Mainville dans l’assaut de Trichinopoly (28 novembre).
Opérations contre Tirnamalé (août-septembre 1753) ; Patté échoue, par la lâcheté des cipayes. — Mortiz Ali se retire à Vellore. — Perte de Chettipet (25 décembre).


Les opérations de l’armée de Trivady-Chilambaram pouvant être considérées comme terminées[84], voyons ce que fit la seconde armée, celle de Trichinopoly. Ici les événements furent plus importants.


Astruc commandant des troupes. — Astruc, placé le 28 avril à la tête des troupes, devait essayer de devancer Lawrence, sous les murs de Trichinopoly, mais comme il lui fallait en même temps surveiller les mouvements de Mahamet Ali et qu’on ne savait au juste si ce prince regagnerait Trichinopoly ou se retirerait à Goudelour ou à Devicotta, cette incertitude paralysa notre marche. Toutefois le plus grand retard provint de la pléthore des munitions. Trop chargés, plusieurs chariots rompirent leurs essieux et l’on dut les réparer sur place. Enfin on arriva à Sriringam le 8 mai, trop tard pour arrêter Lawrence ; il venait d’entrer dans Trichinopoly.

Dupleix reçut alors 450 recrues qui débarquèrent de l’Auguste et du Lys les 9 et 23 mai et il lui en arriva 100 autres par le St -Priest le 23 juin. Ces renforts nous auraient peut-être assuré la victoire si dès le premier jour Dupleix ne s’était trouvé aux prises avec des difficultés financières qui jusqu’à la fin vont rendre tous ses efforts à peu près inutiles. D’après nos conventions avec le Maïssour, nous n’étions entrés en campagne que pour lui assurer la possession de Trichinopoly ; il convenait donc que Nandi Raja, son général, assurât régulièrement la solde de nos troupes ; sinon il y avait quelque chance qu’elles ne se battraient pas ou se battraient mal. Or, à peine Astruc était-il arrivé à Sriringam que Nandi Raja lui déclara qu’il n’avait pas d’argent. Peu habitué encore à ce genre de réponse, Dupleix laissa entendre à Astruc par lettre du 13 mai que si les subsides promis par l’accord du 23 février ne nous étaient pas remis, il recevrait vraisemblablement l’ordre de se retirer.

Un premier engagement eut néanmoins lieu dès le 10 mai ; il est vrai que ce fut Lawrence qui attaqua, dans l’intention de nous attirer hors de Sriringam. Après une canonnade qui dura onze heures, sans grandes pertes de part et d’autre, il se retira pour aller camper au Bois du Derviche ou Tope des Faquirs, trois milles au sud de Trichinopoly et pendant cinq jours il resta dans l’inaction.

Après cette affaire, Dupleix fit passer de nouvelles munitions sous l’escorte de 200 cipayes et le 17, il envoya Le Gris par la route de Valconde et d’Outatour avec un détachement de 204 blancs et 300 autres cipayes. C’est assez dire que la menace d’abandonner la partie n’était nullement dans sa pensée.

Nandi Raja ne nous versa encore rien. Suivant les instructions de Dupleix, Astruc lui fit observer que, depuis le 23 avril, date où notre armée s’était constituée, il devait 235.000 rs. tant pour la solde de nos hommes que pour celle des gens de Morarao, dont nous avions la charge.

« Vous direz à Nandi Raja, écrivit Dupleix, qu’il n’a rien à démêler avec Morarao ni à lui donner. Il pourrait bien arriver que Nandi Raja fit quelque difficulté pour ces paiements ; en ce cas, vous lui direz que vos ordres sont de vous en revenir, mais cependant d’exiger auparavant le premier paiement [celui du premier mois] de force ou de gré. Ce premier paiement reçu, vous lèverez votre camp et ferez semblant de passer la rivière pour venir à Pentacoïl. Cette démarche aura son effet. Si elle n’en faisait point, vous resteriez à Pentacoïl, où sans doute les pourparlers iront et viendront, mais il ne faut pas absolument se rétracter du second paiement et ne retourner à Cheringam que lorsque vous l’aurez reçu ou des assurances certaines de l’avoir… »

Comme suite à cette lettre, Nandi Raja versa 50.000 rs. dans les derniers jours de mai, mais, après ce versement, un nouveau mois était échu et le 3 juin il nous était dû 285.000 rs. La dette s’accroissait au lieu de diminuer.

Les menaces de Dupleix n’avaient produit qu’un très médiocre effet. Était-il d’ailleurs, bien certain ! qu’il tint à être très exactement payé ? L’insolvabilité de Nandi Raja lui donnait une sorte d’hypothèque sur Trichinopoly et le droit de ne remettre la place qu’après l’apurement de tous les comptes ; or plus la dette augmenterait, plus le règlement serait difficile ; plus aussi nous aurions un prétexte honnête de garder pour nous la conquête. Comme l’écrivait Dupleix à Astruc le 11 juin, on pourrait ainsi faire « chanter » les Maïssouriens. Il importait cependant que Nandi Raja donnât parfois des acomptes plus ou moins élevés, pour ne pas nous mettre dans la nécessité de subvenir seuls aux frais de la guerre. Les ressources de Dupleix n’étaient pas inépuisables.

L’Inde est le pays des combinaisons subtiles. En même temps qu’il cherchait, assez faiblement encore, à faire pression sur Nandi Raja pour obtenir de lui de l’argent, Dupleix songeait, dans le cas où son espoir serait déçu, à s’entendre avec Mahamet Ali. Sur la fin de mai ou dans les premiers jours de juin, Astruc, reçut une lettre destinée éventuellement au nabab. Cette lettre n’était point du gouverneur mais de sa femme.

Ce n’était pas la première fois que Mme  Dupleix s’occupait des affaires générales du pays ; à vrai dire elle ne cessa jamais d’y participer depuis son arrivée à Pondichéry et surtout depuis les grands événements qui accompagnèrent et suivirent la prise de Madras ; elle y prenait manifestement un plaisir extrême, et son mari l’y autorisait. Il savait qu’il pouvait avoir en elle toute confiance tant à cause de son intelligence que de sa connaissance des gens et de la langue du pays et que nul mieux qu’elle ne pouvait l’aider à débrouiller les fils toujours emmêlés de la politique indienne. Elle était en rapport avec presque tous les hauts personnages de l’Inde du Sud ; depuis leur visite à Pondichéry, elle s’était liée avec leurs femmes ou avec leurs mères. Lorsqu’il survenait un événement de quelque importance elle leur écrivait, et son intervention était généralement opportune. Elle fut moins bien inspirée le jour où elle se mit à traiter avec des hommes qu’elle n’avait jamais vus, comme Saunders, le roi de Tanjore, Mahamet Ali ; Saunders lui fit assez brutalement sentir qu’elle sortait de son rôle. Quant à déterminer si, dans l’ensemble, son influence fut plus utile que funeste, la question paraît insoluble. Il était dans les principes de Dupleix de provoquer des conseils avant de prendre une décision : il n’était pas dans son caractère de les suivre, autrement qu’en engageant sa pleine et entière responsabilité.

La lettre qui devait être remise à Mahamet Ali dans le plus grandi mystère était tout à fait conforme au génie de l’Inde. On faisait entendre à ce prince que s’il voulait se contenter de Trichinopoly, retirer son monde de la province d’Arcate, rendre nos prisonniers et nous donner sur tous ces points des gages assurés de sa parole, on donnerait l’ordre à Astruc de revenir avec toutes ses troupes et Nandi Raja s’arrangerait de la paix comme il l’entendrait. La lettre ne devait toutefois être remise à Mahamet Ali que s’il était établi que le général maïssourien ne cherchait qu’à nous amuser. Il ne paraît pas qu’elle ait jamais été envoyée au destinataire. Soit qu’on se fût contenté du premier versement de Nandi Raja, soit qu’après réflexion la démarche ait paru inopportune ou dangereuse, il ne fut fait au nabab aucune proposition.

Les opérations militaires continuèrent donc comme si nulle difficulté financière ne les traversait et Dupleix envoya de nouveaux renforts. Le 2 juin, il fit partir de Pondichéry 200 blancs commandés par Saint-Aulas, un jeune officier fort appuyé à Paris, plein d’entrain et de décision, mais qui ne tarda pas à se révéler comme présomptueux et peu docile et qu’il fallut renvoyer en France. Ce renfort devait porter à 500 hommes nos effectifs européens ; sur la simple annonce de son départ, Astruc passa le Cavery (9 juin), pour venir, comme Law vingt et un mois auparavant, se poster devant Trichinopoly.

Il prit position au lieu dit les Cinq Rochers, à six milles environ au sud-ouest de la place ; seulement il n’avait pas, comme Law, mission de procéder à un siège régulier mais simplement de profiter de toutes les occasions favorables pour détruire en détail l’ennemi. Faute d’armée de secours la ville finirait bien un jour ou l’autre par succomber. Des Cinq Rochers, Astruc gênait surtout les communications avec le Tondaman, d’où les Anglais tiraient presque tous leurs approvisionnements. Solidement établi en ce poste, il entreprit de s’emparer du Roc d’Or qui n’est plus qu’à trois milles de Trichinopoly et il en fit l’attaque le 26 juin dès l’aube. Il repoussa aisément les quelques cipayes qui le défendaient et, parvenu au faîte, se croyait assuré du succès lorsque, par un mouvement de retour fort audacieux, Lawrence reprit l’attaque sur le versant opposé, réoccupa le faîte et en chassa les Français pris de panique. Nos officiers trop jeunes et trop inexpérimentés ne surent pas retenir leurs hommes ; rien, pas même l’intervention de la cavalerie marate qui arrêta l’ennemi, n’empêcha la débandade. Les troupes de Nandi Raja ne nous furent d’aucun secours. Les Anglais n’ayant pas poursuivi leur succès, nul parti ne put expressément s’attribuer la victoire. Refoulés par les Marates, ils jugèrent prudent de rentrer dans Trichinopoly. Comme le Sénat romain honorant un consul malheureux, Dupleix écrivit à Astruc :

« Je sens au mieux toute la peine que cette déroute vous a fait, mais vous devez d’autant mieux vous en consoler que vous avez fait tout ce qui a dépendu de vous pour que l’affaire se tournât à votre avantage. Bon courage. Monsieur, Dieu a voulu vous éprouver ; notre soumission à sa volonté nous le rendra propice… il ne nous abandonnera pas[85]. »

L’affaire, si vive qu’elle eût été, n’avait pas coûté de grosses pertes aux deux armées ; cependant Lawrence put écrire que s’il remportait encore une ou deux victoires de ce genre, il laisserait tous ses soldats dans les plaines de Trichinopoly. Sentant ses forces diminuer, il résolut avec Mahamet Ali d’aller à Tanjore pour essayer d’entraîner franchement le roi dans leur parti. Il partit donc le 2 juillet et s’en vint camper à Canandercoil, à moitié chemin de Trichinopoly et de Tanjore ; là, il apprit que le roi s’était décidé en sa faveur et allait lui envoyer Manogy avec 3.000 cavaliers et 3.000 cipayes. Ces troupes arrivèrent en effet une dizaine de jours plus tard.

Après l’affaire du Roc d’Or, Dupleix avait décidé d’envoyer à Astruc un renfort de 100 blancs, 500 cipayes et 3 pièces de canon de campagne[86] ; mais quand il sut que Lawrence avait quitté Trichinopoly, il pensa qu’ils seraient mieux employés à surveiller ses mouvements et les mit à la disposition de Maissin qui continuait à Vredachalam d’observer l’arrière-pays. Quelques jours après, II lui donna encore 258 blancs et 50 matelots, avec plusieurs officiers. Mais au fond Dupleix, pas plus qu’Astruc, ne connaissait rien des intentions ni des manœuvres réelles de Lawrence. Aussi, dans l’incertitude, donnait-il des ordres ou des instructions en apparence contradictoires. Tantôt il conseillait à Astruc de poursuivre Mahamet Ali ou de profiter de son départ pour tenter un assaut contre Trichinopoly ; et tantôt il prescrivait à Maissin et aux Marates dépasser le Coléron, ce mouvement devant être appuyé de chelingues qui remonteraient la rivière aussi loin qu’elles le pourraient. Mais voici que, brusquement, tout se trouva remis en question.

Nandi Raja continuait à ne rien payer. Les menaces de Dupleix, non suivies d’effet, lui avaient appris ou qu’elles n’étaient pas sincères ou que volontairement elles resteraient sans effet. Aussi avait-il pris l’habitude de les écouter avec respect mais de n’en tenir aucun compte. En les réitérant sans les faire suivre d’aucune sanction, Dupleix avait peu à peu usé son autorité. Aussi vint-il un jour où, pour la rétablir, il fallut en arriver aux moyens extrêmes. Fatigué de n’obtenir que de bonnes paroles et de vagues promesses, Dupleix donna enfin à Astruc le 11 juillet l’ordre ferme de se retirer avec ses troupes blanches, noires et marates, de repasser le Cavery et de ramener avec lui toutes les munitions, à moins que dans les deux jours Nandi Raja ne se fût exécuté.

« Ce que je vous marque est très sérieux, lui écrivait-il, et je vous ordonne au reçu de la présente d’avertir tous vos postes de se tenir prêts à marcher aussitôt que vous leur en donnerez l’ordre et vous ne manquerez pas de m’informer en toute diligence du parti auquel vous aurez été obligé de vous conformer… J’attendrai avec impatience la réponse à la présente. »

Il confirmait ces ordres le lendemain :

« Il n’y a, je crois, d’autre parti à prendre que celui de se retirer ; j’avoue que les choses étant en si bon train, il serait fâcheux d’en venir à cette extrémité, mais dans des cas forcés et lorsqu’on s’aperçoit que l’on est joué, il faut se décider. »

Sitôt ces ordres reçus, Astruc fit commencer les préparatifs de départ (16 juillet) ; toutefois, suivant les instructions de Dupleix, il donna deux puis quatre jours à Nandi Raja pour tenir ses engagements. Celui-ci se rendit compte que la partie était plus sérieuse qu’il ne le pensait, mais, comme il n’avait réellement pas de fonds disponibles, il remit à Astruc une certaine quantité de bijoux en gage et promit de lui fournir une lettre de change de deux laks. Astruc avait été tant de fois berné qu’il considéra cette remise comme insuffisante et réunit aussitôt ses officiers pour leur demander leur sentiment. La réunion eut lieu le 21 un peu après minuit.

Tous furent d’avis qu’il fallait partir : ni les bijoux ni la promesse ne valaient rien, la promesse surtout. En conséquence on leva le camp le jour même à trois heures du matin et à quatre on était en marche. Douze heures après, on arriva au bord du Cavery et on commença à le passer. Nandi Raja, comprenant enfin qu’il avait perdu tout crédit, fit remettre à Astruc vers les sept heures du soir la lettre de change dont il avait parlé ; Astruc n’en continua pas moins sa retraite et le lendemain il ne restait plus, sur la rive droite du Cavery, que Nandi Raja avec ses Maïssouriens.

Le mieux, dit-on, est souvent l’ennemi du bien. Dupleix n’avait jamais supposé que ses ordres seraient exécutés à la lettre ni si rapidement et, depuis le 12, il en avait envoyé d’autres par lesquels il invitait Astruc à se contenter des bijoux.

« Je crois que vous auriez pu les accepter, lui écrivit-il le 21 en une réponse à une lettre du 18, d’autant mieux que vous avez dû penser que tout ce que je vous ai dit de faire n’était que pour amener ce paiement d’une façon ou d’une autre et pour connaître les intentions de Nandi Raja sur sa bonne ou mauvaise volonté ;… il serait honteux à vous de l’abandonner dans les circonstances présentes ; aussi j’apprendrai avec plaisir que vous vous soyez contenté de ce qu’il a pu faire. »

Aussi fut-il atterré quand il apprit que tout était consommé : ses nouvelles instructions étaient arrivées trop tard. Il espéra un instant qu’Astruc, satisfait de la remise de la lettre de change, serait revenu sur ses pas. Mais lorsqu’il sut toute la vérité, il cria au déshonneur qu’un tel abandon faisait rejaillir sur nos armes. Nandi Raja n’avait-il pas commencé à tenir ses engagements ; il fallait au moins en attendre la suite. Mais non ! Astruc n’en avait fait qu’à sa tête et n’obéissait qu’autant qu’il lui plaisait. Une telle conduite était intolérable.

« Il est aisé de conclure, lui écrivait Dupleix le 26, que je me suis trompé en vous chargeant du commandement de nos troupes, que vous ne faites aucun cas de mes ordres et de mes lettres, que vous ne me faites part que de ce qui vous plaît, malgré mes prières répétées de me laisser ignorer de rien, que vous vous êtes arrogé une autorité et des pouvoirs que vous n’aviez pas, qu’enfin vous avez agi dans toutes les affaires depuis que vous êtes là suivant vos idées, sans vous inquiéter des suites ; et moi je finis la présente par vous dire que quiconque ne sait obéir ou ne le fait qu’à contre-cœur n’est point capable de commander, ce qui m’a fait prendre le parti d’envoyer à l’armée une personne à qui vous remettrez le commandement aussitôt son arrivée. »

Ces paroles étaient dures et injustes. Astruc ne pouvait deviner que dans les instructions qu’il recevait depuis deux mois, il fallait entendre le contraire de ce qu’elles contenaient. Les énigmes ne décident pas du sort des batailles. Si Dupleix voulait simplement intimider Nandi Raja, encore fallait-il qu’il laissât comprendre à Astruc d’une façon assez claire qu’il ne s’agirait que d’une épreuve. La retraite au nord du Cavery n’était pas en elle-même une mauvaise affaire si elle eût été mieux expliquée. Comme elle aboutit au désaveu d’Astruc et que dans la suite Nandi Raja ne fut pas plus exact à verser les subsides qu’il devait, elle ne servit qu’à souligner l’impuissance de Dupleix à exécuter ses menaces et son autorité ou son prestige n’en furent nullement consolidés.


Brenier succède à Astruc. — Le successeur d’Astruc partit de Pondichéry le 27 juillet ; c’était Brenier dont la modestie, l’esprit de discipline et la prudence étaient connus. Ce n’étaient peut-être pas des qualités suffisantes pour entraîner des troupes et en imposer à Nandi Raja. Lorsqu’il arriva au camp, nos troupes avaient déjà repassé sur la rive droite du Cavery. Dupleix n’avait pu se résigner à notre retraite et, dès le 25 au soir, il avait écrit à Astruc :

« Il ne faut pas abandonner la partie ; l’ennemi serait trop satisfait. Agissez donc et si vous ne pouvez passer le Cavery dans le même endroit à cause de la proximité de la place [Trichinopoly], plus bas ou plus haut, comme vous le jugerez le plus convenable, mais il faut le passer. »

Et Astruc l’avait repassé le 27 juillet.

Ce mouvement d’aller et retour, qui immobilisa nos forces pendant huit jours, n’eut sur les évènements aucune répercussion. Lawrence était loin et n’eut pas le temps de profiter de notre désarroi pour jeter des troupes ou des vivres dans Trichinopoly. Après le 28 juillet, si les forces de Brenier pouvaient combiner leurs mouvements avec celles de Maissin, la place pouvait de nouveau se trouver en danger. Dupleix aurait voulu qu’une partie de nos troupes restât devant Trichinopoly pour en faire le blocus tandis que l’autre serait occupée à poursuivre l’ennemi ; mais en se tenant toujours à deux lieues de lui, n’avançant ou ne reculant que d’après les mouvements qu’il ferait.

« Les deux objets peuvent se concilier, écrivait-il à Brenier le 31 juillet, je vous prie que ce soit là votre attention. Laissant au surplus à votre prudence de profiter de toutes les occasions qui se présenteront pour parvenir au point essentiel qui est de détruire l’ennemi partout où vous le pourrez et d’obliger le roi de Tanjore à se comporter autrement qu’il ne fait. Il serait bien à souhaiter qu’on put parvenir à lui faire payer la plus grande partie des frais de la guerre. »

Maissin devait de son côté essayer de passer le Coléron au sud de Chilambaram et marcher dans la direction de Tanjore, de façon à prendre l’armée anglo-indienne, entre deux feux, et lui couper par surcroît ses communications avec la mer.

La réalisation de ce programme supposait une unité de commandement. Ce fut naturellement à Brenier, le plus ancien capitaine, qu’il fut dévolu. Afin toutefois de ménager la susceptibilité de Maissin, habitué depuis plusieurs mois à ne dépendre de personne, Dupleix décida qu’il continuerait de commander les troupes actuellement sous ses ordres et qu’il camperait à part. Brenier devait le consulter sur toutes les opérations à entreprendre.

Cependant Morarao continuait de ménager le Tanjore, comme s’il voulait se faire payer sa neutralité et Dupleix ne voyait aucun moyen de faire cesser l’équivoque. Il ne le pouvait qu’en menaçant de rompre le contrat qui le liait avec les Marates ; il commença d’y songer. « Si, écrivait-il le 11 août à Maissin, Morarao ne veut pas vous y [le Tanjore] suivre, je ne suis plus tenu à rien à son égard. Tous ses ménagements le perdent. »

Ainsi les destinées de Morarao et celles du Tanjore risquaient de se trouver associées. Dupleix n’envisageait pas cette éventualité sans une certaine inquiétude, d’autant plus qu’il savait par ses espions que le roi, cédant à la pression des Anglais, s’apprêtait, comme il le fit en effet, à mettre quelques troupes à leur disposition. Pour conjurer ce danger, il conçut un projet quelque peu rigoureux.

Comme l’Égypte avec le Nil, le Tanjore est un présent du Cavery, dont les eaux retenues par de puissants barrages au sortir de Trichinopoly, se répandent ensuite à travers le pays par d’innombrables canaux qui donnent aux récoltes l’élément humide sans lequel elles ne se développeraient pas. Détruire ces barrages, c’était rendre aux eaux leur cours naturel dans la rivière, sans féconder les terres. Pour la première fois, le 8 août, Dupleix entrevit le parti qu’il pourrait tirer de cette mesure. « Il ne faut pas, écrivit-il à Brenier, épargner la digue que les gens du pays appellent anacatty ; la destruction de cet ouvrage est la ruine de tout le pays. »

Il n’eut pas le temps de réaliser ses menaces. Lawrence avait déterminé le roi à lui donner 3.000 cavaliers et 3.000 cipayes et comme il avait reçu lui-même le 3 août un renfort de 170 Européens, nouvellement arrivés d’Europe, il s’était décidé avec toutes ses forces à conduire à Trichinopoly un convoi de plusieurs milliers de bœufs pour ravitailler la place. Le 9, il fut en vue de la ville. Les Français lui en barraient l’accès par une série de postes qui s’échelonnaient depuis Weyconde à l’ouest, jusqu’au Roc Français au nord-est, en passant par le Roc d’Or ou Pain de Sucre : ce dernier formant la clef de voûte de notre position. Nul doute que Trichinopoly eût été pris le thème jour si Lawrence s’était brisé devant cette barrière. Il fut assez habile pour masquer sa manœuvre et, par un mouvement tournant heureusement dissimulé, il s’empara du Roc d’Or que nous avions dégarni. La perte de ce poste ouvrit une brèche dans la défense de Trichinopoly : on se battit en rase campagne, homme contre homme, cipaye contre cipaye. La cavalerie maïssourienne qui aurait pu nous secourir ne donna pas. Nous fûmes battus et nos troupes coupées en deux se retirèrent les unes à Weyconde et les autres à Allatour ou Allitoré, à la tête de l’île de Sriringam. L’affaire nous avait coûté une centaine d’Européens et aux Anglais une quarantaine.

Cet échec incombait sans nul doute à Brenier, qui avait été dupe des mouvements de l’ennemi. Dupleix n’eut pas le courage de l’accabler de trop de reproches : Brenier n’avait point désiré ce commandement, il le plaignit plutôt, mais en même temps décida de le remplacer par Maissin. Encore le fit-il avec une extrême délicatesse.

« … J’ai écrit à M. de Maissin pour presser sa marche, lui fit-il savoir le 15 août, à minuit ; donnez-lui de vos nouvelles, tant sur l’endroit où il doit passer les rivières que sur ce qui se passe. Je vous préviens aussi de ne rien faire sans le consulter pendant qu’il sera auprès de vous. Vous connaissez tout ce qu’il vaut et ce qu’il sait ; les Marates ont toute confiance en lui ; il la mérite et si je ne craignais pas de vous chagriner, je vous prierais de lui faire offre du commandement pendant son séjour ; il vous le laisserait à son départ. Vous imiteriez en cela le Duc de Noailles qui, sans difficulté, servit sous le maréchal de Saxe, son cadet. Je laisse cela à votre opinion. On ne peut qu’apprendre beaucoup de lui ; voyez si le bien général peut exiger de vous ce sacrifice. »


Le pouvoir partagé entre Brenier et Maissin, puis Maissin seul commandant. — Brenier souscrivit de bonne grâce à cette proposition, et il fut d’abord entendu que tout en étant subordonné à Maissin, il garderait le commandement des troupes qu’il avait actuellement et qu’ensuite il resterait devant Trichinopoly pour le bloquer, tandis que Maissin irait à la poursuite de l’ennemi.

« Tout cela, lui écrivit Dupleix, ne préjudiciera en rien à votre rang. Soyez tranquille à ce sujet ainsi qu’à votre petite fortune. »

Maissin fut moins conciliant ; il éleva des objections lorsqu’on lui offrit un pouvoir partagé et peut-être n’avait-il pas tort. Avec une abnégation rare, Brenier leva ses scrupules par une abdication complète ; mais, même alors, il fallut des ordres formels et réitérés de Dupleix pour décider Maissin à accepter le commandement : il ne lui plaisait nullement de prendre la suite d’une affaire qui paraissait mal engagée. Pour flatter son amour-propre autant que pour exciter sa confiance, Dupleix lui écrivit le 26 août :

« Votre présence, Monsieur, va changer toutes nos affaires. Toute ma confiance est en vous ; vous seul pouvez réparer notre honneur ; ainsi agissez en conséquence… Toutes mes espérances sont en vous, la gloire du roi et celle de la nation. Puis-je mieux les placer ? Chacun se rejette la pierre sur toutes les mauvaises manœuvres que l’on a faites. Dieu sait qui a raison, mais je sais que Ton ne peut plus mal opérer. »

Au nombre de ces manœuvres, Dupleix ne comptait sans doute pas ses vaines menaces contre Nandi Raja et cependant il n’est pas douteux que les embarras financiers qu’elles révélèrent trop ouvertement n’aient enlevé à nos troupes, aussi bien blanches que noires, une partie de leur confiance et de leurs moyens d’action, en leur laissant craindre qu’elles poursuivaient une œuvre éphémère sans lendemain assuré. D’autre part les sentiments parfois contradictoires de Dupleix, dictés par des considérations politiques sans doute fort légitimes, n’en avaient pas moins quelque chose de déconcertant pour les chefs chargés de les interpréter. Enfin, quelque initiative qu’il laissât à ses officiers, il les gênait souvent par des instructions impératives, mal appropriées aux circonstances et qu’il était quelquefois obligé de modifier quelques jours et même quelques heures après.

La défaite du 9 août n’avait pas relevé notre prestige aux yeux de Nandi Raja ; il nous accusait ouvertement de l’avoir abandonné dans cette journée et sans la présence d’esprit et de courage d’un nommé Edernaïquen ou Andrenek, il se fut trouvé, disait-il, en mauvaise posture[87]. Aussi fut-il moins pressé que jamais de payer ses dettes. Par délicatesse, Dupleix lui avait fait rendre les bijoux qu’il avait donnés en gage à Astruc ; il ne fut pas payé de retour. Nandi Raja ne lui versa que des sommes insignifiantes et, comme s’il se désintéressait désormais de la partie, parla de se retirer dans le Maïssour. Résolu néanmoins à continuer la guerre au besoin avec ses seules forces, Dupleix envoya à l’armée à la fin d’août une lettre de change de 100.000 rs. pour le paiement des troupes.

Sans être inquiétante, notre situation n’était pas heureuse. Nos troupes de Weyconde en avaient été chassées dès le 11 août par le général tanjorien Manogy et avaient dû se replier sur Montichellinour, sur le Cavery, à trois milles au nord-ouest de Trichinopoly. Tout le pays entre la ville et la mer était ainsi dégagé et les Anglais pouvaient y faire passer librement leurs convois. La réunion des forces de Maissin et de Brenier, qui s’effectua à Sriringam, le août, loin de les gêner, accrut au contraire leur sécurité, puisqu’ils n’avaient plus rien à craindre sur leurs derrières. Les quelques troupes qui restaient à Chilambaram, et les cavaliers marates ou maïssouriens, qui opéraient parfois dans la plaine environnante, étaient trop loin pour les incommoder.

Lawrence en profita pour s’installer solidement le 1er septembre au Roc Français, où il reçut quelques jours après un renfort assez important de 150 européens et 300 cipayes. Dupleix envoya de son côté à Maissin 102 hommes de Pondichéry et une partie du détachement de Chilambaram. L’équilibre des forces en présence se maintenait et le succès restait comme auparavant une affaire d’habileté ou d’audace, mais Maissin ne bougeait pas. Dupleix persistait à ne rien comprendre à ces hésitations : il écrivait le 9 septembre à Legris, chargé de l’hôpital de Sriringam :

« Je ne puis rien vous dire sur les raisons qui empêchent notre armée de donner et ne comprends pas non plus ce que veut dire Morarao sur ce qu’il ne faut que deux heures pour détruire l’ennemi. S’il pense de même, pourquoi reculer et laisser à l’ennemi le temps de faire des réflexions ? » [88] « Il ne faut pas, écrivait-il trois jours plus tard, laisser sans mouvements une armée aussi considérable que la nôtre ».

Mais il était écrit que la fatalité s’attachait à notre armée. Brenier ne voulant plus accepter de commandement d’aucune sorte rentra à Pondichéry. Astruc, qui le remplaça, demanda également à revenir sous prétexte de maladie : on le lui refusa ; Maissin enfin tomba malade de la dysenterie et se retira à Sriringam laissant provisoirement à Astruc la direction des opérations. Se sentant mieux au bout de cinq à six jours, il reprit le commandement, mais pour l’abandonner de nouveau vers le 18 septembre. Tout concourait à jeter le désarroi dans l’esprit de nos troupes et à enlever à nos affaires l’unité et la continuité de vues dont elles avaient besoin.

On le vit bien à la nouvelle action qui s’engagea le 21 septembre. Astruc avait réoccupé le Roc d’Or que nous avions perdu le 9 août et y avait placé 100 européens, 600 cipayes et deux pièces de canon, avec des retranchements sur trois côtés. Dans la plaine évoluait la cavalerie marate et maïssourienne. C’était un nouveau blocus de Trichinopoly qui se préparait ; les Anglais le rompirent comme le précédent avec la même décision.

Dans la nuit du 20 au 21, Lawrence prit toutes ses dispositions de combat et le 21, à quatre heures du matin, il lança contre le Roc d’Or une première division. Cette surprise le rendit en un instant maître de la position ; nos canons ne tirèrent même pas. Le jour commençait à poindre ; dans les brumes incertaines de l’aurore, nos troupes désemparées luttèrent en désordre et en un instant l’affaire fut décidée. Réduites à fuir, elles se retirèrent en toute hâte dans l’île de Sriringam, laissant aux Anglais onze pièces de canon et 111 prisonniers, dont neuf officiers parmi lesquels Astruc. Le désastre eut été plus grand encore si la cavalerie tanjorienne nous avait poursuivis ; elle préféra se livrer au pillage.

Les Anglais ne profitèrent pas de leur succès pour nous poursuivre au delà du Cavery ni essayer de nous réduire aux extrémités auxquelles Law s’était trouvé accumulé quinze mois auparavant ; ils préférèrent s’assurer de tout le pays au sud du fleuve et jeter pour trois mois de vivres dans Trichinopoly ; puis, pour ne pas augmenter le nombre des bouches à nourrir, ils se retirèrent à Coilhady. Trichinopoly continua d’être gardée par le capitaine Dalton avec une garnison suffisante pour résister aux premiers chocs.

Cette troisième défaite de nos troupes en moins de trois mois jeta la consternation dans l’âme de Dupleix mais ne le découragea pas. « Il faut autant que possible, disait-il, faire bonne figure à mauvais jeu. » Et avec plus de confiance peut-être qu’il n’en avait au fond du cœur, il recommanda à Maissin réintégré à la tête des troupes, de ne point songer à la retraite comme son entourage l’y encourageait, et de se maintenir fermement dans l’île de Sriringam, en paraissant croire aux protestations de dévouement de Morarao et aux bonnes intentions de Nandi Raja. Pendant ce temps, on verrait à négocier avec le Tanjore, où Manogy seul nous était notoirement hostile ; mais dans l’intérêt même de ces négociations, il ne fallait rien abandonner. Autrement, il n’en résulterait pour nous que de la honte et la perte de notre crédit. Et, ajoutait Dupleix avec une certaine tristesse :

« Je ne vois point de commandement de rechange ; il semble que tout conjure à me chagriner dans le temps qu’on devrait au contraire faire ses efforts pour me seconder… Je mets tout aux pieds du Seigneur ; c’est en lui que j’ai mon recours ; il ne m’abandonnera pas, soyez-en bien convaincu. (Lettre à Very des 26 septembre et 1er octobre.)[89]

Pour le surplus, il s’en remit complètement à Maissin pour effacer dans l’esprit de Morarao et de Nandi Raja les traces des reproches qu’il avait pu leur adresser, et les déterminer à s’entendre ensemble pour la suite des opérations. Provisoirement, on ne devait rien réclamer à Nandi Raja.

Cette attitude dictée par les circonstances vis-à-vis d’hommes qu’hier encore Dupleix chargeait de ces récriminations déconcerta quelque peu Maissin. Il n’avait jamais cru que Dupleix eut de grandes qualités militaires et, depuis Trivady et Chilambaram, il avait pu suivre la courbe de ses instructions politiques. Celles relatives à Morarao n’étaient pas les moins déconcertantes ; Dupleix et Maissin l’avaient eu successivement en horreur ou tenu en confiance, mais jamais en même temps. Actuellement, Maissin l’accusait presque ouvertement de trahison. L’espèce d’obligation imposée par Dupleix de ne rien faire que d’un commun accord lui parut une atteinte à sa dignité ou à ses pouvoirs, et comme il semblait avoir peu de foi dans le succès final de nos opérations, il se mit à ergoter sur les ordres reçus et finit par offrir sa démission. Dupleix hésita quelques jours avant de l’accepter ; il savait que Maissin n’était pas un officier sans valeur et qu’envoyer un quatrième chef à l’armée en moins de cinq mois n’était pas un fort bon signe ; enfin, le 14 octobre à la suite de nouvelles demandes de Maissin, qui lui parurent un dégoût de son commandement, il se décida à le remplacer par Mainville.


Mainville nommé commandant des troupes. — Mainville fut le dernier capitaine dont Dupleix utilisa les services contre Trichinopoly ; il était encore à son poste lorsqu’arriva Godeheu. Ce n’était pas un inconnu ; au début de 1748, Dupleix l’avait chargé de la dernière de ses opérations contre Goudelour et, s’il n’avait pas réussi, l’échec ne lui était pas imputable. Depuis la reprise des hostilités, en 1749, il avait passé la plus grande partie de son temps en France, en congé ; revenu dans l’Inde, il avait été envoyé dans le Décan, où il remplit un instant pendant l’intérim de Goupil les fonctions de major des troupes. Lorsque Bussy reprit possession de son commandement au cours de l’été de 1753, Mainville repassa à Pondichéry : il venait d’y arriver, quand Dupleix lui demanda de prendre le commandement de l’armée du sud. Nul ne sait ce qui se passa entre les deux hommes ;  ; mais il est vraisemblable que Dupleix dût fournir au nouveau chef des explications raisonnées de sa politique et lui inspirer une certaine confiance en ses projets ; car au contraire des trois capitaines auxquels il succédait, Mainville entra complètement dans les vues de Dupleix et le servit en général avec fidélité et résolution. L’exemple de Bussy dont il avait vu l’œuvre féconde n’était-il pas là pour échauffer son cœur et surexciter son imagination ? Si cependant il ne réussit pas à déterminer le succès qui eut fait tomber Trichinopoly entre nos mains, il fit du moins oublier la honte des rencontres malheureuses de ses prédécesseurs et, à part un premier échec où l’honneur fut sauf, il infligea plusieurs fois à l’ennemi des défaites sérieuses et restaura dans une certaine mesure notre prestige affaibli. Mais il était écrit que la Fatalité s’acharnait à la ruine de Dupleix ; pendant neuf mois, Mainville roula consciencieusement le rocher de Sisyphe, qui retombait constamment sur ses épaules. Ce fut vraiment alors que s’engagea la lutte de Dupleix contre le Destin ; malgré des faveurs passagères, la Fortune n’eut pour lui que des sourires décevants. Les embarras financiers de Nandi Raja et l’attitude toujours équivoque de Morarao, personnifications réelles du Destin, ne cessèrent de traverser nos conceptions les mieux étudiées et ruiner tous nos projets.

Mainville arriva à Sriringam le 18 octobre au matin presque en même temps qu’un renfort de 225 hommes parti de Pondichéry le 9. Il reçut le commandement des mains mêmes de Maissin qui le quitta le lendemain soir. Ce fut la transmission de pouvoirs habituels, sans éclat et sans incidents : Maissin avait perdu toute mauvaise humeur depuis qu’il était déchargé de toute responsabilité[90]. Mainville fut satisfait de ses premières entrevues avec Nandi Raja et Morarao ; il s’appliqua à panser leurs blessures d’amour-propre et à faire cesser dans l’armée les commentaires déprimants qui résultaient du peu d’entente apparente entre les alliés ; bien plus, de peur d’indiscrétions regrettables, il interdit aux officiers d’écrire quoi que ce soit à Pondichéry. « Si je voyais quelqu’un de suspect, écrivait-il le 29 à Dupleix, je vous donne ma parole qu’il ne resterait pas vingt-quatre heures ici ». Se conformant à la politique du gouverneur, qui s’appuyait autant sur la diplomatie que sur les armes, il entra mystérieusement en rapport avec le Tondaman, dont le chef se proposait, lui disait-on, de nous livrer Mahamet Ali moyennant un lak de jaguir et deux laks de pagode en argent. Il écouta encore des propositions qui lui furent faites de Trichinopoly où quinze compagnies de cipayes faites prisonnières au temps de Law et obligées de servir avec les Anglais demandaient, semble-t-il, à nous revenir : dans une de ces compagnies, il y avait trente déserteurs français.

Rien n’aboutit. Les propositions du Tondamar communiquées à Dupleix reçurent son assentiment et des pourparlers qui se prolongèrent jusqu’en février 1754 s’engagèrent par l’intermédiaire de brames ou de vaquils agissant dans lé plus grand secret. Mais, comme le Tanjore auquel il était contigu, le Tondaman craignit de s’engager à fond dans un accord qui eut pu attirer sur lui les forces anglaises et, après l’avoir lui-même provoqué, il l’écarta peu à peu par des réticences et des réserves et, finalement, il resta fidèle à la cause de Mahamet Ali.

Quant aux compagnies de Trichinopoly soi-disant désireuses de nous revenir, il semble qu’on ait fait entrevoir à Mainville des espérances sans fondements ; aucune compagnie ne déserta en masse ; il ne nous vint que quelques hommes et plusieurs officiers cipayes, à qui Mainville accorda une amnistie.

Les pluies qui commencèrent à tomber le 23 octobre et durèrent sans discontinuer jusqu’au 20 novembre paralysèrent nos opérations ; Morarao, qui avait passé le Cavery pour ravager le Tanjore, dut revenir camper à trois lieues de Sriringam[91]. Une autre cause, toujours la même, le manque d’argent, acheva de jeter Mainville dans les embarras les plus terribles. Impossible de rien obtenir du raja. Le 28 octobre, celui-ci envoya bien à Dupleix des bijoux qu’il estimait deux laks et que les experts ramenèrent ensuite à 120.000 rs. et même à 60.000 rs., mais avant que la contre-partie en numéraire ne revint au camp, il se passa près d’un mois, et, pendant ce temps, les soldats murmuraient, les cipayes refusaient de marcher et les Marates menaçaient de se retirer.

Mainville n’attendait que cette arrivée de fonds pour réaliser un projet qu’il avait conçu dès le 29 octobre et qui, dans sa pensée, devait sûrement lui livrer Trichinopoly. Ce jour-là, deux laboureurs vinrent lui dire qu’on pourrait pénétrer dans la ville pas une poterne du mur extérieur, à l’ouest de la place, poterne qui n’était bouchée que par des pierres superposées les unes sur les autres. Devant ce mur il y avait un fossé ; une roche permettait de le franchir sans difficulté. La poterne passée, on se trouvait devant un second fossé et le mur intérieur. En glissant au sud le long de ce mur, on arrivait à la porte de l’Est défendue par un gros canon. Cette porte n’était gardée que par des gens du pays qui, d’ordinaire, ne veillaient pas, non plus d’ailleurs que le reste de la garnison. D’un coup de levier et avec des pétards on pouvait la forcer et se rendre maître de la ville. Outre des espions, cinq prisonniers serviraient ensuite de guide à Mainville.

Celui-ci jugea la proposition réalisable, en fit part à Dupleix et se mit aussitôt en mesure de l’exécuter. Les pluies et le manque d’argent nécessaire pour rémunérer des concours indispensables l’empêchèrent d’agir jusqu’à la fin de novembre ; enfin le 26 il reçut l’argent, et le 27, il ordonna l’escalade pour la nuit suivante, avec des échelles préparées d’avance.

Godart, mis dès le premier jour au courant de ces desseins, devait commencer l’attaque avec 185 grenadiers ou soldats de marine, formant trois compagnies sous les ordres de Valgras, du Passage et Jakanowski. Chacune des compagnies avait trois échelles pour escalader, s’il était nécessaire, la première muraille. Celle-ci occupée, Godart descendait avec six échelles dans la seconde enceinte, les posait contre le mur intérieur et l’escaladait immédiatement. Nos forces réunies et supposé que nos mouvements n’eussent pas été aperçus par l’ennemi, Godart poussait jusqu’à la place d’armes et s’emparait de la batterie qui s’y trouvait ainsi que des casernes.

Léveillon et Liaulté, lieutenants de grenadiers, devaient attaquer l’un la première porte du Maduré avec 90 hommes et l’autre la première porte de Trichinopoly avec un pareil effectif. Parvenus dans l’enceinte, ils unissaient leurs mouvements, en veillant à ce qu’aucun soldat ne s’écartât, 445 hommes se tenaient prêts à les suivre dans l’intérieur de la place, dont le pillage était autorisé. Ainsi 810 hommes, s’appuyant les uns les autres, étaient destinés à ce coup de main.

C’étaient de beaux calculs. La réalité fut tout autre. Nos troupes franchirent silencieusement le Cavery durant la nuit et le 28, à trois heures du matin, elles passèrent sans difficulté le fossé extérieur qui était presque sec, plantèrent leurs échelles sur le premier mur et y montèrent, au nombre de 600 hommes, sans que la garnison s’en aperçut : les défenseurs étant profondément endormis. C’était la perte de la ville, si nous avions continué d’opérer sans faire le moindre bruit ; mais contrairement aux prescriptions formelles de Mainville, nous ne sûmes résister au désir de saluer ce premier succès par des démonstrations tapageuses et nos officiers donnèrent l’ordre de tourner contre la ville deux canons anglais de douze qu’ils trouvèrent sur le rempart et d’ouvrir le feu. En même temps, nos soldats se mirent à crier : Vive le roi ! puis ils descendirent dans le fossé compris entre les deux murailles et arrivèrent devant la porte précédemment indiquée par les laboureurs. Nul doute qu’ils ne l’eussent emportée suivant le programme tracé, si les Anglais réveillés par le bruit du canon et par nos clameurs n’avaient couru aux armes, au lieu d’être pris de panique comme on pouvait y compter. Kilpatrick, qui commandait la place en remplacement de Dalton, eut assez de présence d’esprit pour songer à la porte de l’Est ; il sentit que là pouvait être le danger et il y envoya aussitôt un grand nombre d’hommes avec des munitions et l’ordre de tirer continuellement, qu’ils vissent l’ennemi ou non. On tua ainsi les pétardiers qui s’apprêtaient à faire sauter la porte. Cependant nos hommes, ne sachant trop ce qui se passait, avaient dressé leurs échelles contre le mur intérieur qui protégeait directement la place. Le premier de nos officiers qui monta sur le rempart fut blessé et fait prisonnier ; les hommes qui voulurent le suivre furent précipités de leurs échelles par l’artillerie de l’ennemi et les échelles elles-mêmes furent brisées et renversées dans le fossé. Nos troupes se trouvèrent ainsi entre les deux murs, sans pouvoir en escalader aucun. Le jour naissant éclaira leur pénible situation ; ils étaient sans abri et sans défense, exposés à tous les feux de l’ennemi qui pouvait, s’il le voulait, les exterminer. Il ne leur restait qu’à s’en remettre à sa merci ; ce suprême sacrifice fut consommé.

L’affaire nous avait coûté 40 hommes tués et 350 prisonniers, 7 officiers prisonniers, 9 tués et un lieutenant, Janakowski, tué. « Tout cela ne sera rien, s’il plaît à Dieu, écrivit Mainville à Dupleix, nous serons plus heureux en plaine. » Celui-ci ne fut pas consterné par ce désastre ; il voulut y voir avant tout que Mainville par son attaque audacieuse avait rétabli la gloire du nom français, il l’en remercia et lui écrivit que l’affaire lui faisait un honneur infini. Il se plaisait à constater que Mainville n’avait pas perdu courage et, le 4 décembre, il lui envoyait un renfort de 50 hommes, en le priant de répandre le bruit qu’ils étaient 200. Plus que jamais il sentait que pour conserver nos alliés, il fallait ne pas paraître atteint par la mauvaise fortune et, dans le temps même où celle-ci le desservait avec tant de rigueur, il laissait entendre à Morarao, toujours indiscipliné, que s’il lui plaisait de se retirer, c’était surtout affaire à Nandi Raja, pour qui se faisait réellement la guerre.


Nouvelles et dernières opérations contre Tirnamallé. — Au fond, Dupleix était loin d’être aussi rassuré sur le succès final qu’il ne cessait de l’annoncer. Malheureux à Trichinopoly, il l’avait été encore sur des terrains moins importants, où il nous faut maintenant le suivre un moment, si l’on veut se rendre compte des causes profondes et diverses qui allaient le déterminer quelques jours plus tard à engager des pourparlers avec les Anglais en vue de la conclusion de la paix.

On a vu plus haut comment il avait su conjurer les conséquences de la capitulation de Law par des négociations avec divers princes de l’Inde, dont le nabab de Vellore, Mortiz Ali. Dans sa pensée, ce prince, quoique fuyant et insaisissable, devait être entre ses mains une menace contre les Anglais du côté d’Arcate et un auxiliaire précieux du côté de Gingy et de Tirnamallé. Il ne nous avait rendu aucun service au cours de nos attaques contre cette dernière place en décembre 1752 et janvier 1753 ; la nature de ses rapports avec Le Gris, notre premier agent auprès de lui, en fut sans doute cause. Lorsque Garaudel remplaça Le Gris, nos nouvelles opérations contre Tirnamallé devaient encore se terminer par un insuccès.

La guerre se poursuivait plus ou moins dans toute la région jusqu’à Conjivaram où un frère de Mahamet Ali, nommé Abdoulwahab khan, tenait la campagne. Des troupes isolées et peu nombreuses croisaient le fer çà et là sans jamais s’engager à fond. Aussi, peu d’actions véritablement importantes. Glatignat, successeur de Brenier, centralisait pour ainsi dire à Gingy toute la résistance française comme le commandant anglais cristallisait à Arcate celle de nos ennemis. Tous les efforts des combattants convergeaient autour de ces deux places qui, paraissant défier toute attaque, rendaient quelque peu illusoires les succès que chacun des partis pouvait remporter hors de leur rayon. C’est ainsi qu’un léger avantage que Garaudel remporta le 19 janvier à Chittour n’eut aucune conséquence effective[92]. Le siège de cette place qu’il voulut ensuite entreprendre ne réussit pas ; il le leva le 6 février. Que pouvait-il faire de décisif avec les 17 soldats, les 2 caporaux et le sergent qui composaient son effectif européen ?

Le mois qui suivit s’écoula sans modifier nulle part la situation. Patté remplaça Glatignat à Gingy. Le 7 mars, le Nabab de Vellore s’en vint rendre visite à Dupleix à Pondichéry et resta trois semaines auprès de lui. Dupleix mit tout en œuvre pour le faire sortir de l’attitude expectante qu’il observait depuis plusieurs mois et le détermina à participer éventuellement à une nouvelle attaque contre Tirnamallé ; en attendant, Mortiz Ali promit de lui donner 300 cipayes et 200 cavaliers pour les opérations qui se déroulaient alors autour de Trivady.

Dans le même temps, Garaudel partit avec une partie des forces du nabab, dans le dessein de surprendre un détachement ennemi venu d’Arcate. Il le rencontra à trois lieues de Vellore. Garaudel avait avec lui 12 blancs, 5 topas et trois petites pièces de canon. L’ennemi avait au moins autant de noirs que nous et une quarantaine de blancs. Le combat commença à cinq heures du soir et finit à sept ; il se termina à notre avantage ; Garaudel fit prisonnier un officier anglais et deux soldats (21 avril). Comme celui de février, ce léger succès n’eut aucune influence sur les événements.

Cependant Dupleix se plaignait que Mortiz Ali ne tint pas ses promesses financières ; au début de juin, il n’avait encore versé que 50.000 rs. sur les deux laks dont on avait convenu huit mois auparavant. Agissant avec lui comme avec Nandi Raja, Dupleix recommanda à Garaudel de lui dire expressément qu’à moins de paiement immédiat il avait ordre de se retirer avec tout son monde. Nous ne savons comment Garaudel s’acquitta de sa mission ; Mortiz Ali était un homme infiniment moins traitable que le général du Maïssour ; nous savons seulement qu’à la fin de juin, Dupleix trouvait admirable l’insolence du nabab et, suivant son expression favorite, le traitait de « coquin » (B. N. n. acq. 9156, p. 209). Mais ce n’était pas la rupture.

C’est précisément vers ce moment que se décida la nouvelle attaque contre Tirnamallé. Le nabab accepta d’y participer et envoya plusieurs détachements du côté de cette ville, mais il semble que ce fut beaucoup moins dans l’intention de nous aider que de piller le pays. Patté, qui commandait à Gingy, menaça de tirer dessus s’ils s’approchaient trop près de nos aldées. En fait nous fîmes l’expédition avec nos seules forces.

Le 31 juillet, Dupleix proposa à Patté de prendre la direction de l’affaire avec ses gens et deux pièces de 12 et de 18 et lui promit, s’il s’y résolvait, de lui envoyer immédiatement un renfort de 300 cipayes sous les ordres d’Ali khan, un capitaine réputé. On verrait ensuite ce que ferait Mortiz Ali.

Patté accepta, reçut les 300 cipayes promis et partit le 5 août de Gingy ; le 7 il était à Pennatour et le 12 à Tirnamallé. Il comptait trouver à Pennatour un brame du nom de Govindrao, qui lui avait annoncé un secours important de Mortiz Ali ; il n’y vit que des cipayes mécontents qui refusaient de marcher faute de paiement. Patté conseilla à Govindrao d’aller lui-même à Vellore demander de l’argent au nabab.

Mauvais début. La suite valut mieux. Le jour même de son arrivée devant Tirnamallé, Patté s’empara de la pagode qui domine le fort. Chacun fit son devoir. Le surlendemain, les canons furent mis en batterie et commencèrent à chauffer la place, défendue par un millier d’hommes sous les ordres d’un nommé Marcossi. Patté croyait que 300 coups de canon suffiraient pour démonter les batteries ennemies et faire une large brèche dans la muraille ; le 21, les batteries seules étaient démontées et la brèche n’avait encore que 15 pieds de large, 20 à 25 de haut et 3 de profondeur ; huit hommes pouvaient y passer de front et nous n’en étions qu’à une distance de 180 toises. Marcossi songeait à se rendre et, en secret, il nous avait fait part de ses intentions, mais ses capitaines eurent des soupçons et le retinrent prisonnier. Patté se résolut alors à livrer l’assaut qui fut fixé le 22 août au matin. Tout était prêt et les échelles distribuées, lorsque les cipayes s’avisèrent de demander qui nourrirait leurs familles s’ils étaient tués. Il fut impossible d’obtenir d’eux un autre raisonnement. On dut renoncer à donner l’assaut et, pendant ce temps, l’ennemi répara la brèche, malgré le feu continuel de notre mousqueterie et de nos canons : il fit même une sortie de 50 hommes qui mit en fuite 600 de nos cavaliers.

Cependant Patté ne fut pas découragé ; il fit monter sa pièce de 12 sur la petite montagne qui domine le fort, et sa pièce de 18 resta à foudroyer la muraille. Les cipayes, contre qui il avait été impossible de sévir, dirent alors, ironie suprême ! qu’ils consentaient à entrer dans la ville si on abaissait les murailles au raz du sol, de façon à pouvoir se passer d’échelles. Patté calcula que pour arriver à ce résultat il eut fallu 1.000 coups de canon ; il demanda néanmoins à Dupleix la permission de pratiquer une brèche par où cent hommes pussent passer de front.

Mis au courant de ces incidents, celui-ci prescrivit de ne point abandonner l’entreprise et envoya un renfort de 50 blancs, suffisant, pensait-il, pour réduire la place en une demi-heure. Une nouvelle brèche de 30 pieds de large fut rétablie avec 600 coups de canon et 50.000 cartouches. Malheureusement, les cavaliers qu’on avait placés en vedette sur le chemin de Vatevalom laissèrent passer dans la journée du 25 un renfort de 200 cavaliers et 300 cipayes venus d’Arcate. Pour comble d’infortune notre pièce de 18 se brisa en morceaux, et il ne nous restait que la pièce de 12 avec 40 boulets. Patté continua de s’en servir et maintint la brèche du mieux qu’il put ; elle était presque aussitôt rebouchée avec des fascines et de la terre.

Le renfort des 50 hommes annoncé par Dupleix arriva le 28 sous la conduite de Morau. Chek Assem qui avait une grande autorité sur les cipayes le suivit le lendemain ; il trouva, lui aussi, que la brèche était trop étroite et qu’il fallait l’agrandir. Telle était aussi l’opinion du nabab de Vellore.

Pour les satisfaire, on fit venir de Gingy, avec de nombreuses munitions, une nouvelle pièce de siège ; quand elle fut arrivée, les Indiens demandèrent un mortier. Chek Assem, dont on escomptait le crédit, essaya de se ménager des intelligences dans la place : on lui répondit qu’on ne rendrait le fort que sur l’ordre de Mahamet Ali. Et pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, l’ennemi se livra à des sorties vigoureuses qui nous obligèrent à consommer une quantité effroyable de cartouches. Aussi, sur l’ordre pressant de Dupleix que tous ces contre-temps impatientaient, Patté résolut-il un nouvel assaut pour le 4 septembre.

Le coup manqua encore une fois. Les blancs se lancèrent à la brèche avec intrépidité, mais ils ne furent pas soutenus : devant la ferme résistance des défenseurs de la place, nos cipayes prirent la fuite. Néanmoins, nous n’eûmes dans l’affaire que six blancs tués ou blessés. Patté, découragé par tant de lâcheté et souffrant tout à la fois de la goutte et de la dysenterie, demanda à être relevé de ses fonctions ; pourtant, ajoutait-il, si Dupleix voulait qu’il restât, il resterait, dût-il lui en coûter la vie.

Dupleix le remplaça par Patrice qui prit le commandement le 9 septembre. D’après des bruits que propageait le nabab de Vellore, l’ennemi attendait d’Arcate un renfort de 7 à 800 cavaliers et de 500 cipayes avec quatre pièces de canon. Ce renfort parut en effet quelques jours plus tard aux environs de Vatevalom et une partie entra dans Tirnamallé.

« Je vous supplie, écrivit alors Patté à Dupleix, de vouloir bien examiner sans vous fâcher que presque toutes les forces de la province sont toutes rassemblées à Tirnoumalé et on nous a toujours déguisé ce qui en était. C’est un coup de partie à présent de faire tous nos efforts pour prendre ces gens-là prisonniers… Le faible secours que je pourrai mener n’est pas capable de grand chose… C’est présentement un nouveau siège et une toute autre place à prendre… Il s’agit de faire une ligne de circonvalation pour empêcher l’ennemi de sortir du fort et une de contrevalation pour empêcher nos gens de s’enfuir. »

Il est possible qu’avec un siège en règle on eût pu prendre la ville par la famine ; encore eut-il fallu que les cipayes fussent régulièrement payés ; or l’arombatté faisait mal son service ; s’il payait dix cipayes, vingt ne l’étaient pas. Les troupes de Vellore, de leur côté, ayant perdu leur chef, prirent la fuite. Patrice, désespérant à son tour de rien obtenir d’hommes aussi mal en train, leva le siège le 26 et, le 29, il était de retour à Gingy.


L’affaire de Tirnamallé était terminée : elle ne portait pas un préjudice grave à nos intérêts ; elle prouvait pourtant qu’avec de la ténacité l’ennemi pouvait tenir en échec la politique de Dupleix. Sans doute l’indiscipline et la lâcheté de nos cipayes avaient tout fait échouer et le départ in extremis des troupes de Vellore avait encore accru nos difficultés, mais Dupleix n’avait-il pas aussi un peu sous-estimé la valeur de l’ennemi et ses moyens de défense ? Il s’imaginait qu’avec trois ou quatre bonnes attaques on viendrait aisément à bout de la place. Cet optimisme qu’on retrouve en la plupart de ses actes ne fut pas une des moindres causes de ses insuccès ; il lui masqua souvent les difficultés réelles des entreprises.

L’échec de Tirnamallé eut pour conséquence immédiate la retraite définitive de Mortiz Ali ; sans rompre avec Dupleix comme sans se lier avec les Anglais, il rentra sans éclat dans la neutralité et de son joli palais de Vellore entouré de toutes parts d’eaux profondes, il se borna à surveiller avec une sorte d’indifférence la marche des événements. Il fut assez sage pour ne pas poursuivre le titre dangereux de nabab d’Arcate et gagna en sécurité ce qu’il perdit en honneur et en vanité.

Si faible, si peu régulier qu’eut été le concours de ce prince, sa retraite n’en accroissait pas moins nos embarras, en attirant sur nous seuls et sur nos postes toutes les forces de l’ennemi. Faisant face aux nouvelles difficultés qui pouvaient se présenter, Dupleix donna l’ordre à Pichecoupa d’aller ravager le pays de Vatévalom, d’où les gens de Tirnamallé tiraient des vivres, et à Ali Khan de balayer le pays de Triquelour et de Calcourchy, avec 300 cipayes (fin septembre 1753). Ali Khan ayant été désigné peu de jours après pour conduire un convoi à Sriringam, Abdoulnabibek, un de nos capitaines cipayes, prit sa succession, (26 octobre), seulement au lieu d’aller à Triquelour ou à Calcourchy, il alla à Chettipet.

Là commandait un quelidar, nommé Isart Mohamed Khan, qui inspirait peu de confiance. Tiraillé entre des influences contraires, il était manifeste qu’il se rallierait à la plus forte, Abdoulnabibek vint et le maintint quelque temps en respect avec sa compagnie ; mais, sur la fin de novembre, son attitude parut tellement louche, que Dupleix se résolut à envoyer auprès de lui un européen, Morau, avec des munitions et quelques troupes, sous couleur de prendre sa défense contre des bandes qui se rassemblaient dans le pays. Le quélidar était vraisemblablement d’accord avec elles ; on savait qu’il entretenait des correspondances avec Trivatour, Conjivaram et Arcate. Dans quel but et quelles intentions ? Il fut difficile à Morau de les déterminer ; l’attitude ondoyante du quélidar autorisait tour à tour la confiance et le soupçon.

La confiance l’emporta chez Dupleix ; au bout de quelques jours il jugea que la présence de Morau était incommodante et il le rappela. La situation fut alors dénouée ; le quélidar laissa entrer dans la place les bandes qui erraient dans la campagne et la trahison fut provisoirement consommée (25 décembre). Mais, dans l’Inde, il est rare qu’une trahison soit définitive et nous verrons au bout de quelques semaines le quélidar se réclamer à nouveau de l’amitié de Dupleix et mettre sa défection de décembre sur un malentendu. En attendant, la place de Chettipet, sans passer directement au pouvoir des Anglais, cessa d’être soumise à notre influence. Sa perte, en isolant de plus en plus nos troupes, les privait d’un point d’appui ou d’une retraite.

Les incidents de Chettipet comme l’affaire de Tirnamallé et même la quasi rupture de nos relations avec Mortiz Ali n’étaient ni isolément ni en bloc des événements d’une grande gravité. Si Dupleix n’eut connu que ces déconvenues, il eut pu considérer qu’elles n’entamaient ni son prestige ni sa puissance ; mais elles correspondirent à nos trois insuccès devant Trichinopoly et il lui fallut bien se rendre compte qu’il serait peut-être prudent de conjurer le Destin par quelques sacrifices au moins apparents à l’esprit de paix et de conciliation.



§ 15. — Les Conférences de Sadras.

Dupleix propose à Saunders la réunion d’une conférence (28 septembre 1753). — La reconnaissance des droits de Mahamet Ali sur le Carnatic exigée par les Anglais. — Dupleix propose d’en référer au soubab du Décan, Salabet j. et même au Mogol. — La discussion s’engage à Sadras (22 janvier 1754). — Les propositions du P. Lavaur, chef de la députation française. — Intransigeance des Anglais sur les droits de Mahamet Ali. — Refus de Saunders de produire les titres authentiques. — Dupleix produit les siens. — Rupture des pourparlers (6 février 1754).

On a vu avec quelle fermeté d’âme Dupleix avait résisté à la mauvaise fortune après la capitulation de Law. Loin de vouloir conclure avec Saunders une paix qu’il considérait comme déshonorante, il avait fait arrêter deux mois après en rade de Pondichéry tout un convoi de soldats anglais qui se rendaient de Madras à Goudelour. Ce n’était pas l’indice de sentiments pacifiques.

Toutefois, comme il craignait que la continuation des hostilités ne produisit en France une mauvaise impression, il avait envoyé à Paris Amat et d’Auteuil pour faire aux ministres et à la Compagnie un tableau aussi peu déplaisant que possible de La situation. Mais, même alors, il ne songeait pas à la paix et ne la désirait qu’autant qu’elle eut servi ses intérêts. Il était convaincu que les Anglais ne maintiendraient pas leurs succès et ne tarderaient pas à tomber dans l’état misérable où ils voulaient nous précipiter.

« Ainsi, écrivait-il à Montaran le 15 février 1753, si la paix n’a pas encore eu lieu, c’est que la Providence le veut ainsi, et que malgré la Compagnie et tous nos compatriotes, elle veut me fournir les moyens d’assurer à la Nation un état certain et immuable qu’elle n’a jamais eu dans ces parties et qui lui assure des colonies et des retours immenses qui ne lui coûteront rien. Voilà jusqu’à présent l’effet de la rage de nos ennemis ; peut-on me blâmer d’en avoir profité ? » — (A. V. E. 3749, f° 88-92)[93].

Lorsqu’il écrivait cette lettre, Dupleix venait de repousser l’ennemi de nos limites et attaquait Trivady. Il comptait s’en emparer bientôt et ensuite reprendre l’offensive contre Trichinopoly, peut-être aussi contre Arcate. Le succès lui paraissait certain.

Tout n’alla pas aussi bien qu’il l’avait calculé. Trivady succomba après un siège qui ne dura pas moins de quatre mois : mais il lui fallut renoncer à Arcate et le nouveau siège de Trichinopoly ne lui réserva que des déboires. La place ne se rendit pas et à la fin de l’année 1753, la situation, sans être inquiétante, était redevenue assez critique pour que Dupleix se résolut enfin à obéir aux ordres de la Compagnie et à céder aux lettres pressantes de sa famille et de ses amis, qui lui recommandaient d’entrer en accommodement avec ses adversaires. Il n’en était plus au temps où il pouvait écrire à Brignon (15 février 1753) : « La conduite des Anglais dans l’Inde est toujours poussée au delà des bornes. Si on veut me croire et me laisser faire, je les réduirai autant qu’ils le méritent. » (B. N. 9151, p. 28-29). Les événements l’avaient amené à moins d’intransigeance : le rêve et la réalité ne s’accordaient pas. Dupleix et Saunders avaient bien échangé quelques lettres, d’ailleurs assez peu courtoises[94], après la capitulation de Law, mais elles ne concernaient que l’échange des prisonniers. Avant notre défaite, Dupleix avait rendu aux Anglais ou à Mahamet Ali ceux qu’il leur avait faits du temps de Chanda S. ; après l’affaire de Sriringam, Saunders n’entendit nullement nous payer de retour. Non seulement il ne voulut rendre aucun de ceux qu’il gardait lui-même, mais il obligea Mahamet Ali à être aussi intraitable et l’on sait que ce prince n’était pas tout à fait le maître de ses volontés. Dupleix menaçait en vain Saunders de l’opinion et du jugement de leurs monarques respectifs ; le gouverneur anglais commençait à être habitué à ce langage.

Dédaignant cette question secondaire, Saunders considérait que le seul moyen d’en finir était l’abandon respectif par les Français et par les Anglais des partis qu’ils soutenaient, pourvu toutefois que Mahamet Ali restât maître du Carnatic suivant le paravana qui lui avait été donné par le soubab du Décan (lettres des 31 juillet et 21 septembre). C’était en fait ouvrir la voie à des négociations. Sans y entrer encore d’une façon officielle, Dupleix répondit cependant aux suggestions de Saunders. Il contesta l’existence du paravana, mais, dit-il, en admettant qu’il fût authentique, il ne pouvait provenir que de Nazer j. ou de Gaziuddin kh., tous deux disparus. Leur mort avait entraîné la nullité de leurs actes. Salabet j., leur successeur, était trop notoirement notre allié pour avoir pu accorder à Mahamet Ali l’investiture de Carnatic. N’était-il pas d’ailleurs de notoriété publique qu’il l’avait donnée à Mortiz Ali ?

« Vous n’ignorez pas, ajoutait Dupleix, que Salabet j. m’a accordé tous ses pouvoirs pour cette partie. Ils m’ont été confirmés par le Grand Mogol. Je dois donc veiller aux intérêts de l’un et de l’autre et sans chercher à faire le moindre tort à ceux de votre nation, vous ne devez pas être surpris que je vous fasse remarquer que les propositions que vous me faites ne tendent nullement à ramener la tranquillité dans cette partie. Vouloir exiger le tout, c’est imposer le joug. Le Grand Mogol, Salabet j. et moi non plus que Mortiz Ali ne sommes pas encore dans le cas de le recevoir et nous n’avons pas également l’intention de vous l’imposer. La voie de conciliation peut faire arriver au but désiré ; c’est celui qui a toujours le plus contribué à terminer les plus grands différends, Je m’y prêterai au nom de tous ceux que j’ai l’honneur de représenter et vous verrez que je sais donner aux ordres supérieurs que je reçois toute l’étendue qu’ils peuvent avoir ; ils tendent à la paix, mais non au déshonneur. »

Et Dupleix concluait : si tels étaient également les sentiments de Saunders, il voudra bien se prêter à quelque autre arrangement convenable à toutes les parties. Ils ont chacun des alliés à ménager ; or les propositions actuelles des Anglais ne tendent pas à ce but ; tout l’avantage n’est que d’un côté. Si Saunders croit devoir entrer dans la voie de la conciliation, il sera bon de préparer le terrain par une conférence. (Lettre du 28 septembre. B. N. 9161, p. 113-116).

Saunders répondit le 11 octobre ; il ne rejetait point l’idée d’une conférence, mais il ne s’y attachait pas comme à une planche de salut. Les événements ne tournant pas au préjudice des Anglais, il lui importait peu que les difficultés fussent réglées au plus vite ; le temps travaillait pour lui. Pressé par sa Compagnie de faire cesser les troubles, Dupleix devait au contraire paraître plus désireux d’en finir, dussent les négociations aboutir à un échec, et c’est sur un ton très conciliant qu’il répondit à Saunders le 23 octobre :

« Les mêmes sentiments que vous montrez pour la tranquillité m’animent également ; ainsi je suis tout prêt à faire ce qui convient pour contenter toutes les parties, telles qu’elles soient. Si vous jugez à propos de donner ordre au Fort St -David de m’envoyer une personne, je lui dirai de bouche mes propositions ; si vous ne le jugez pas à propos, la personne que vous nommerez et celle que je désignerai pourront se rencontrer à moitié chemin de Fort St -David et de cette place. Si cette conférence vous convient, elle pourra se tenir jusqu’à conclusion que je souhaite avec autant d’ardeur que vous. Je crois même que pour l’abréger, Sadras conviendrait mieux parce qu’on y recevrait en même temps vos réponses et les miennes : la distance étant presque égale. »

Saunders accueillit ces propositions (2 novembre) dans le même esprit de conciliation et il fut entendu de part et d’autre que les conférences s’ouvriraient à Sadras avec des députés de chaque nation. Seulement il fut évident dès le premier jour que ces conférences avaient peu de chance de succès ; à la façon dont Dupleix et Saunders avaient déjà traité, en leur correspondance, et continuaient de traiter des droits de Mahamet Ali, nul terrain d’entente n’était possible. Dans une lettre préliminaire du 18 novembre, Dupleix était parfaitement résolu à reconnaître aux Anglais d’assez larges satisfactions financières, commerciales et territoriales ; il acceptait même qu’en raison de l’intérêt qu’ils témoignaient à Mahamet Ali, on fit à ce prince un état convenable ; mais il lui semblait impossible qu’on le conservât dans le Carnatic ; ce serait y entretenir un feu qui ne s’éteindrait pas ; on ne pouvait d’autre part lui accorder aucune autorité dans cette province ; il n’avait pas de pouvoir régulier pour l’exercer.

« Il ne suffit pas, disait-il, de dire qu’il faut travailler à la tranquillité du pays ; il faut en même temps trouver un moyen de satisfaire ceux qui ont les droits à réclamer. La tranquillité ne sera véritablement rétablie que lorsqu’on aura pu les contenter. C’est, suivant moi, le plus difficile à terminer. On peut vous assurer ce qui est particulièrement dû à votre Compagnie, ainsi que la possession de Ponnamally et de Trivendipouram. Je me porterai de tout mon pouvoir à vous satisfaire sur ces articles et sur la sûreté de votre commerce dans cette partie ; mais comment faire pour le reste ? quels moyens ? quelles ressources ? et où sont les pouvoirs de Mahamet Ali pour y parvenir ? Ce sont là les articles qu’il faut traiter, ceux pour lesquels vous pouvez donner vos instructions à ceux qui seront chargés de votre part de cette négociation, dont les difficultés se présenteront à mesure que l’on discutera chaque article et d’autant plus grandes que l’on ne pourra jamais statuer l’autorité de Mahamet Ali, autorité absolument nécessaire pour donner à un traité toute la force qu’il exige pour l’exécution. » (B. N. 9161, p. 118).

Sans vouloir entrer dans la discussion où Dupleix cherchait à l’entraîner, Saunders se borna (27 novembre) à le renvoyer à Mahamet Ali, comme si les droits de ce prince étaient incontestables et ne pouvaient ni ne devaient faire l’objet d’un compromis.

Dupleix fut un peu décontenancé par cette riposte. Il n’avait consenti à parler de Mahamet Ali que par considération pour les Anglais, mais il n’avait nullement entendu reconnaître ses droits. En les considérant comme acquis, Saunders avait pris le parti le plus court et le moins embarrassant ; mais ce n’était pas le moyen de parvenir à un accord. Dupleix espérait encore une autre réponse ; il n’était vraiment pas possible de mettre de pair la légitimité du titre de Salabet j. et de celui dont se prévalait Mahamet Ali. (Lettre du 8 décembre).

Comme il l’écrivait à Bussy le 30 novembre, Dupleix était convaincu qu’en soulevant avec cette ténacité les droits de Mahamet Ali, les Anglais ne songeaient qu’à tirer les affaires en longueur et ne désiraient nullement arriver à une entente. Son appel à Saunders tomba dans le vide ou plutôt le gouverneur anglais persista, dans une nouvelle lettre du 18 décembre, à vouloir mettre hors de toute discussion les droits de Mahamet Ali. Si Dupleix n’avait été tenu par les ordres de la Compagnie, il est vraisemblable qu’il s’en fût tenu à ses premières déclarations sans les soumettre à une conférence qui ne pouvait aboutir, mais on n’eut pas compris en France qu’il ne courût pas la chance de ces négociations. Il se résolut donc à écrire à Saunders une dernière lettre où c’étaient toujours les mêmes arguments qui revenaient sous des formes à peine différentes :

« J’ai reçu, écrivit-il à Saunders le 28 décembre, l’honneur de votre lettre du 18 du courant. Depuis que vous avez mis sur les rangs Mahamet Ali pour l’opposer à un nabab légitime, ami de votre nation et de la nôtre, quel a été le sujet et l’objet de la guerre ? N’est-ce pas de votre part de rendre maître du pays — au moins en partie — celui que vous protégez et, de la nôtre, d’empêcher qu’il ne le soit ? Peut-on donc regarder sérieusement comme un préliminaire de l’accord que nous devons faire la proposition de reconnaître votre protégé pour maître absolu de tout le pays ?… Et ne pourrais-je pas vous imputer avec fondement que votre désir de conclure quelque chose court plus après l’apparence qu’après la réalité ?

« Le pouvoir que Mahamet Ali vous a donné, dites-vous, se borne à poser pour base du traité son ferme établissement dans le souba du Carnatic. Il me semble qu’il reconnaît bien mal tout ce qu’il vous doit en vous mettant si fort à la gêne. Comment un homme qui n’a d’autre pouvoir que celui que vous donnez pour faire la guerre, ose-t-il vous en donner si peu pour faire la paix ? Mais le procédé de Mahamet Ali à votre égard ne sera pas un obstacle à ce que nous allions en avant si vous le voulez.

« J’aime encore mieux, pour garant de nos conventions, le pouvoir que vous avez de votre chef que celui que vous pouvez recevoir de lui. On ménagera ses intérêts pour le moins autant qu’il le mérite et son accession à ce qui aura été réglé entre nous ne peut être douteuse… Pour vous faire voir de plus en plus, Monsieur, que ce n’est aucune animosité qui me fait contester les droits de ce dernier, j’accepte que l’examen en soit fait. Donnez-vous la peine d’instruire là-dessus Messieurs vos commissaires et s’ils montrent à ceux que j’enverrai de mon côté la validité de ces droits, j’y souscris d’avance.

« Je vous offre encore plus. Je dis qu’au cas même où le droit de Mahamet Ali ne se trouverait pas recevable, il n’a qu’à faire expliquer en sa faveur le prince du Décan, à qui personne ne peut disputer le droit de nommer tel gouverneur du pays du Carnate qu’il voudra. Alors je ferai céder tout autre intérêt à la légitimité de son titre. Vous me marquez que ce prince se réjouira de voir Mahamet Ali dans la place en question. Voilà l’ouverture la plus naturelle et la plus aisée pour terminer tout définitivement et sans grand délai. J’accepte donc ce moyen et je ne m’en dédirai pas ; pourvu que de votre côté vous vous soumettiez à ce que le maître du Décan décidera…

« L’occasion vous est favorable pour faire un traité avantageux à votre nation. Vos prédécesseurs en commençant de brouiller dans ce pays n’eussent osé espérer tout ce qu’on vous offre. Le sort des armes est journalier ; il dépend de bien des incidents qui peuvent se tourner contre vous comme ils ont été pour vous… Je ne vous cacherai pas que Salabet j. pourrait bien venir et bientôt remettre l’ordre dans ce pays-ci…

« Au sujet du doute que vous affectez sur le pouvoir que Salabet j. m’a donné pour traiter en son nom des intérêts du Carnate, si vous n’ajoutez pas foi à ce que j’ai eu l’honneur de vous en marquer, je suis en état et prêt de le justifier. Vous pouvez encore donner cette commission à vos députés ou m’adresser telles personnes que vous voudrez pour que je lui montre les pièces originales. Après m’être soumis à cet examen, vous ne sauriez trouver mauvais que je me présente avec un pouvoir que je tiens du maître du Décan, vous qui êtes si délicat sur celui que vous avez reçu de Mahamet Ali que vous ne pouvez ou ne voulez traiter qu’en conséquence. Soit, je ne refuse pas que vous le fassiez sans reconnaître pour cela le titre que vous lui donnez jusqu’à ce qu’il me soit justifié…

« J’espère que tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous marquer vous fera du moins voir mes droites intentions pour la paix. Je profite autant qu’il m’est possible de toutes les ouvertures que je puis entrevoir dans votre lettre pour trouver des voies de conciliation qui vous conviennent. Si malgré cela vous n’en goûtiez aucune en persistant dans ce que vous appelez vos premières propositions et en prétendant que votre volonté, sans autre examen, soit un titre pour Mahamet Ali et une loi pour nous, je crois devoir vous déclarer, Monsieur, que je regarderai ce langage comme un refus de traiter avec nous ou une défaite pour vous en dispenser. Je ne doute pas un moment que nos deux cours respectives en jugeront de même… » (B. N. 9161, p. 120).

Si l’on devait s’en rapporter aux termes de cette lettre, Dupleix paraissait désirer sincèrement une entente avec Saunders et comme gage de sa bonne volonté il se déclarait prêt à faire à Mahamet Ali beaucoup de sacrifices d’amour-propre, puisqu’il consentait à discuter ses titres et même à les reconnaître, si le soubab du Décan les reconnaissait également ; mais en réalité il était aussi intransigeant que Saunders lui-même, car il savait fort bien que Salabet j. n’aurait d’autre volonté que la sienne. Se référer au jugement du soubab était un simple trompe-l’œil et Dupleix n’était rien moins que décidé de conseiller à Salabet j. de faire des concessions. Il considérait que si les conférences de Sadras aboutissaient, ce serait peut-être la paix rétablie dans le Carnatic, mais du même coup les Anglais se trouveraient libres de manœuvrer contre Bussy. La lutte serait simplement transportée sur un autre terrain ; or à tort ou à raison, Dupleix estimait que le maintien de notre prestige dans le Décan nous était encore plus utile qu’un succès diplomatique ou militaire dans le Carnatic. N’était-ce pas du Décan que nous tirions tous nos titres et la source même de notre puissance ?

Ainsi de part et d’autre on ne se souciait guère d’arriver à un accord ou du moins nul n’en prenait les moyens. C’est ce que Dupleix exprimait à Bussy dans une lettre du 31 décembre :

« Je crois, si vous voulez que je vous dise vrai, que les conférences avec les Anglais n’aboutirent à rien, à moins que je ne prenne le parti de nous déshonorer. J’ai proposé à ce gouverneur de laisser la décision de toutes les affaires d’ici à Salabet j. qui dans le vrai est le parti le plus juste et le plus convenable. C’est sur quoi j’attends sa réponse, mais je sais qu’il n’y acquiescera pas. Cependant vis-à-vis de sa cour il se met dans son tort s’il n’accepte pas cette proposition. Je vous écrirai aussitôt que je saurai de quoi il sera question ; mais ne pensez pas que les Anglais soient gens sur la probité desquels on puisse compter. Vous pensez que de finir ici avec eux serait une bonne affaire[95]. Je pense que non et tandis qu’ils seront ici occupés, ils ne porteront par leur attention dans le nord où il convient que nous nous établissions tout doucement avec le moins de difficultés qu’il sera possible. Ils nous en susciteraient sûrement s’ils n’étaient occupés ici. » (A. Vers. E. 3754).

Dupleix se trompait assurément en pensant que la cour d’Angleterre désapprouverait Saunders, s’il n’acceptait pas sans réserves l’autorité ou la médiation de Salabet j. Nous avons déjà, à propos de la lettre à Saunders du 18 février 1752, signalé la singulière illusion qu’il nourrissait à cet égard : nous n’y reviendrons pas.

On s’en alla donc à Sadras moins pour y plaider un procès que pour s’y disputer sur des questions de procédure préjudicielle qui devaient empêcher tout débat sur le fond.

Les députés anglais furent les premiers prêts ; ils arrivèrent à Sadras le 30 décembre. Ils auraient dû s’y rencontrer avec les nôtres, mais Saunders avait négligé de se concerter avec Dupleix sur le moment où les députés respectifs devraient se rendre au lieu désigné ; il avait fait partir les siens sans en informer Dupleix et ne lui en avait donné avis qu’après leur départ en le priant d’envoyer les nôtres. Dupleix se demanda si ce n’était pas un piège pour rompre tout de suite sur une question d’amour-propre ; comme ce motif eût peut-être été mal compris en France, il se contenta de signaler à Saunders ce que le procédé avait d’insolite et, après avoir obtenu le 4 janvier les passeports nécessaires pour la sûreté des routes, il fit partir ses députés le 20 du même mois.

S’il les avait encore retenus quinze jours, c’est qu’il attendait une réponse de Saunders aux propositions qu’il lui avait faites le 25 décembre d’accepter éventuellement la médiation de Salabet j. ; or cette réponse n’arriva à Pondichéry que le 11 ou 12 janvier. Comme on devait s’y attendre, Saunders contestait que Salabet j. fut assez libre pour rendre une décision impartiale et en revenait toujours à poser comme base des négociations la reconnaissance de Mahamet Ali comme légitime maître du Carnatic.

Dupleix comprit parfaitement que, par son obstination à maintenir son point de vue, Saunders laissait clairement entendre qu’il ne voulait pas arriver à une entente ; toutefois, comme les choses étaient tellement engagées qu’il y avait plus d’inconvénients à provoquer dès ce moment une rupture qu’à l’attendre des événements eux-mêmes, il se borna à envoyer à Saunders une nouvelle et dernière lettre (16 janvier), où il ne lui dissimulait pas son peu d’espoir de voir la conférence aboutir à un heureux résultat.

Parlant de la liberté de Salabet j., Dupleix convenait que ce prince nous était entièrement dévoué, mais entre une nation qui lui avait rendu les plus grands services et un sujet désobéissant, était-ce un crime, était-ce même une faiblesse que de prendre parti contre un rebelle ? Saunders aurait, semble-il, l’intention d’en appeler au Mogol ; Dupleix n’y voyait aucun inconvénient, mais avant d’arriver à cet arbitre suprême, il faudrait commencer par s’entendre avec les hauts dignitaires qui l’assistaient de leurs conseils et, pendant ce temps, ce serait la ruine totale du pays.

« Je sens bien, disait-il autre part, que tout ce que j’ai l’honneur de vous dire ne servira pas beaucoup à tenter une conclusion, mais vous me faites comme une nécessité de vous suivre dans les différents plans de défense que vous mettez en œuvre, ainsi que dans les obligations dont vous les accompagnez pour nous surprendre…

« Puisque vous en revenez toujours à poser pour base de notre négociation que Mahamet Ali soit reconnu pour légitime maître du Carnatic, je vous répète aussi qu’il reste évident par là que vous ne voulez point traiter. Cela ne m’empêchera pas de faire partir nos députés ; ils seront prêts dans deux ou trois jours. » (B. N. 9161, p. 121-124).

Nos députés partirent en effet de Pondichéry le 20 et se trouvèrent à Sadras le lendemain. On avait choisi cette place comme siège de la conférence parce qu’étant sensiblement à égale distance de Madras et de Pondichéry, les deux gouverneurs pouvaient en quelques heures recevoir des rapports de leurs députés ou leur adresser de nouvelles instructions.

Les négociateurs anglais étaient Palk et Vansittart, le premier, ministre de l’Église réformée ; dans la suite tous deux furent gouverneurs, l’un de Madras et l’autre de Calcutta.

Quant à Dupleix, il avait fait choix du P. Lavaur[96], supérieur des Jésuites, de Kerjean, son neveu et du conseiller du Bausset. Le P. Lavaur était, pour employer une expression moderne, le chef de la mission. Il n’avait nullement sollicité cette charge ou cet honneur ; loin de là, il avait tout fait pour déterminer Dupleix à faire une autre désignation, mais dès qu’il sut que Saunders avait mis un ministre protestant à la tête de la délégation anglaise, il ne balança plus à se charger des négociations.

Les conférences commencèrent le 22 et occupèrent trois séances, le 22, le 23 et le 25. Elles furent ce que présageaient les lettres de Dupleix et de Saunders ; les députés, reflétant la pensée de leurs gouverneurs, n’apportèrent dans la présentation de leurs thèses et dans les débats qui suivirent aucun désir de conciliation ; la volonté de ne pas aboutir parut toutefois beaucoup plus forte chez les Anglais. Ils élevèrent les objections que l’on pouvait prévoir sur les pouvoirs de Salabet j. et de Mahamet Ali, écoutèrent à peine les raisons que nous essayâmes de leur présenter, et suivant la coutume de leur nation, ils éludèrent les questions embarrassantes en ne répondant pas.

Dans la première conférence, nos députés voulurent d’abord produire les titres de Dupleix à disposer des affaires du Décan suivant les pouvoirs qu’il avait reçus de Muzafer j. et de Salabet j. Ces titres, rappelons-le, consistaient : en deux paravanas de Mouzafer j., l’un nommant Dupleix commandant de toutes les provinces du sud de l’Inde depuis le Quichena jusqu’au cap Comorin et l’autre établissant Chanda S. nabab du Carnatic ;

quatre paravanas de Salabet j. dont deux confirmant les précédents, le troisième conférant les pays d’Arcate et de Trichinopoly à Dupleix nabab après la mort de Chanda Sahib et le dernier nommant Mortiz Ali, nabab du Carnatic ;

enfin un firman du Mogol, confirmant tout ce que Salabet j. avait donné à Dupleix et à ses alliés.

Sans vouloir entrer dans leur discussion ni leur examen, les commissaires anglais commencèrent par déclarer qu’ils ne pouvaient entendre aucune proposition avant que nous n’ayons reconnu Mahamet Ali comme le seul maître du Carnatic et accepté que le roi de Tanjore fut conservé dans la pleine et entière possession de son royaume.

Il ne pouvait y avoir de discussion sûr ce second point, d’autant plus qu’à ce moment Dupleix était en négociations suivies avec le roi et ne désespérait pas de conclure avec lui une alliance. Mais il était tout à fait impossible d’accepter la première condition. Dupleix n’avait cessé de soutenir et d’écrire que le soubab du Décan ayant seul qualité pour nommer le nabab du Carnatic et n’ayant jamais désigné Mahamet Ali, ce prince n’avait aucun droit à régner. Se ralliant en principe à cette opinion, puisque Saunders avait reconnu le soubab comme souverain légitime du Décan, les députés anglais soutinrent que, contrairement aux dires des Français, Mahamet Ali avait bel et bien reçu des lettres patentes du soubab légitime, qui l’établissaient gouverneur du Carnatic. C’étaient sans doute des lettres envoyées du temps de Ramdas Pendet et de Sayed Lasker et contre lesquelles Dupleix avait protesté en son temps ; mais portaient-elles bien la signature et le cachet du soubab ? étaient-elles réellement authenthiques ? Nos commissaires demandèrent à les voir et, comme gage de leur bonne foi, ils remirent à nos adversaires des copies collationnées de tous les titres sur lesquels nous nous appuyons. Les Anglais s’excusèrent de ne pouvoir nous payer de retour, en disant qu’ils n’avaient pas apporté leurs pièces, mais ils en indiquèrent le sens ; c’étaient des patentes de Nazer j. de Gaziuddin et du Grand Mogol Ahmed-Cha, investissant Mahamet Ali de la nababie du Carnatic. Ne pouvant les produire, ils promirent formellement de les envoyer chercher à Madras, et ils écrivirent en effet le jour même pour les obtenir.

En attendant le retour du courrier, on tint une nouvelle conférence le lendemain. Revenant sur leurs prétentions de la veille et comme si les justifications demandées ne devaient avoir aucune importance, les commissaires anglais remirent aux nôtres l’écrit suivant :

« Le nabab Mametalikhan sera reconnu pour nabab du Carnatic dans une manière aussi pleine qu’ayent été aucuns autres nababs de la province.

« Le roi de Tanjaour sera compris dans le traité et la possession tranquille de son pays lui sera garantie par les parties contractantes. »

Les commissaires ajoutèrent que si nous ne commencions pas par souscrire à ces deux articles, il leur était défendu de passer outre. C’était en réalité clore la conférence. Toutefois, avec une certaine inconséquence, ils demandèrent en même temps à nos commissaires quelles étaient leurs propositions. Le P. Lavaur, qui les tenait toutes prêtes, les leur communiqua sur le champ, comme ayant l’agrément du soubab lui-même, sans l’autorité duquel on ne pouvait rien terminer. Elle portaient que :

1°. — La ville de Madras serait déchargée du tribut annuel de 1200 pagodes qu’elle devait au gouvernement du Carnate et de tous les arrérages échus et désormais elle serait libre et indépendante.

2°. Le territoire de Ponemaly et ses dépendances (de 100.000 écus de revenus et plus) serait concédé pour appartenir irrévocablement à la Compagnie anglaise.

3°. On assurerait également à la Compagnie le territoire considérable de Trivendipouram près Goudelour, dont elle s’était mis en possession sans aucun titre.

4°. La Compagnie anglaise serait remboursée de tous les frais de la guerre et de toutes les sommes qu’elle avait avancées à Mametalikhan et sur les revenus de la province du Carnate et sur la garantie de la Compagnie française.

5°. La Compagnie française donnerait à la Compagnie anglaise toutes les sûretés nécessaires pour la liberté de son commerce.

6°. En conséquence des articles ci-dessus, la Compagnie anglaise évacuera les places et pays dépendant du Carnate dont elle s’est emparée pendant les troubles.

7°. Il sera formé pour Mametalikhan un gouvernement honorable dans telle partie du Décan dont conviendront les parties contractantes ; dans la jouissance duquel gouvernement il sera maintenu sous la garantie des Compagnies anglaise et française.

8°. Le dit Mametalikhan sera déchargé et demeurera quitte de toutes les sommes dont il est redevable au cazena du Décan et moyennant les articles ci-dessus, il évacuera toutes les places, terres et pays du gouvernement du Carnate.

9°. À l’égard du roi de Tanjore, il sera maintenu et conservé dans la possession de ses états sous la garantie des deux Compagnies.


Les commissaires anglais reçurent cette déclaration sans donner aucun signe d’approbation ou de désapprobation et la séance fut levée.

Une troisième conférence s’ouvrit le 25. Le courrier de Madras était revenu, mais contrairement aux promesses faites par les députés, il n’apportait aucune des patentes de Nazer j., de Gaziuddin et du Grand Mogol. Saunders avait jugé inutile de les produire, convaincu, dit Orme, que leur examen multiplierait les discussions sans détruire les soupçons et les objections qu’on pourrait faire des deux côtés sur la validité des titres, mais il envoya des interprètes pour examiner les nôtres et en prendre copie. Aux observations que leur présenta à ce sujet le P. Lavaur, les Anglais répondirent tranquillement qu’ils n’avaient rien à communiquer et qu’au surplus toute communication était inutile tant que nous n’aurions pas souscrit aux articles préliminaires qu’ils nous avaient notifiés le 22 et laissés par écrit le 23.

Nos députés n’en assistèrent pas moins à la conférence, tout au moins pour connaître la suite donnée à nos propositions. Sans y répondre point par point, Saunders n’avait cependant pas fui toute discussion ; il eut voulu que les Anglais et les Français fussent mis en possession de terrains d’égale valeur en différentes parties du pays, de façon à pouvoir prévenir toutes disputes à venir, — que le commerce des deux compagnies dans le Carnate fût établi sous des conditions égales avec des avantages pareils, — qu’il fût donné des sûretés aux Maïssouriens pour la somme d’argent qui pouvait leur être due, — qu’il fût assigné une pension à Raza S., fils de Chanda S., et que les prisonniers français fussent relâchés, — le tout à condition que Mahamet Ali fût reconnu comme nabab du Carnatic.

Tandis que les députés étaient occupés à discuter ces propositions, les Anglais firent remarquer que la lettre du Mogol à Dupleix manquait de la signature ordinaire et que le cachet imprimé sur la cire de l’enveloppe paraissait remonter à 33 ans en arrière et être par conséquent d’un autre empereur que celui qui aurait pu signer la lettre. Orle document produit n’était qu’une copie où le secrétaire de la chancellerie de Delhi avait cru inutile de mettre la signature et par une semblable négligence, celui qui avait fermé l’enveloppe y avait mis le premier cachet qui lui était venu sous la main. Mais nous avions l’original à Pondichéry et ce document avait la signature en tête, datée de la première année du règne de Mahamet-Cha, et la lettre elle-même était datée de la cinquième année du même règne.

Telle fut du moins l’explication que donna Dupleix lorsqu’il connut l’incident. Au moment où il se produisit, nos députés, ne sachant où les Anglais voulaient en venir, préférèrent interrompre le travail de leurs interprètes et le P. Lavaur fit retirer toutes les pièces que nous avions communiquées, mais il déclara en même temps à Palk et Vansittart que lorsqu’il leur plairait de tenir leur parole, nous leur remettrions à nouveau tous nos titres et nous leur permettrions d’en tirer telles copies ou d’en faire telles traductions qu’ils jugeraient à propos. Les Anglais se jugèrent offensés de ce qu’on voulut les traiter comme ils nous traitaient nous-mêmes et, sans rompre officiellement les négociations, ils ne les continuèrent pas. « Saunders et les députés anglais, dit Orme, jugèrent sur ce qu’ils avaient vu et entendu, qu’ils avaient des preuves suffisantes pour croire que la copie était supposée et ils portèrent le même jugement de l’original et du reste des papiers des Français. »

Tout n’était cependant pas rompu et, après cet incident, les députés anglais restèrent encore douze jours à Sadras et les nôtres deux jours de plus. Mais les esprits étaient tellement surexcités de part et d’autre que nul ne chercha la voie d’une conciliation. Il se pouvait fort bien que nos titres n’eussent pas tous l’authenticité désirable ; mais on pouvait faire le même reproche à ceux qu’auraient produits les Anglais, et leur obstination à ne pas les montrer ne préjuge pas en leur faveur. D’autre part l’entêtement de Dupleix à vouloir rester sur le terrain du droit l’empêcha de compter avec les réalités autant qu’il l’eût fallu. Les propositions de Saunders, en admettant qu’elles fussent sincères — et elles l’étaient peut-être, — tendaient à un partage du Carnatic ; on nous laissait le Décan et tous les territoires de la côte d’Orissa. Après nos échecs répétés devant Trichinopoly, ce n’étaient pas des conditions inacceptables, et, à tout prendre, il n’y avait pas de raison de penser qu’on ne s’entendrait pas avec Mahamet Ali aussi bien qu’avec tout autre prince indien. La mort de Chanda S. et la retraite de Mortiz Ali l’avait débarrassé de ses concurrents, et nous n’avions pas de candidature sérieuse à lui opposer. En le faisant reconnaître par Salabet j., on donnait satisfaction aux Anglais, sans avoir l’air de céder à leurs injonctions. Le tort de Dupleix fut de trop compter avec l’amour-propre et de ne vouloir rien céder des avantages qu’il avait en partie perdus, mais qu’il espérait reprendre par un heureux retour de fortune. C’est le moment où Bussy venait d’obtenir la cession des quatre circars. L’éclat de Décan l’empêcha de voir les ombres du Carnatic.

Par suite du départ des commissaires anglais et français (6 et 8 février), les négociations se trouvèrent en fait terminées, mais elles ne furent pas rigoureusement closes. De même qu’elles avaient été précédées de longues lettres entre les gouverneurs où les questions fondamentales de la conférence avaient été exposées et même résolues, elles furent suivies de nouvelles lettres entre Saunders, Dupleix et nos députés, où les mêmes questions furent encore une fois reprises, comme si l’on sentait de part et d’autre qu’on n’avait pas fait le nécessaire à Sadras pour donner aux compagnies en Europe l’illusion d’une sincérité parfaite. Ce fut Saunders qui ouvrit le feu par une lettre adressée à nos députés le 15 février, moins de huit jours après leur retour à Pondichéry. En cette lettre fort longue, qui rappelle un peu celle de Dupleix du 18 février 1752, Saunders reprenait à peu près tous les arguments qu’il avait fait valoir en faveur de Mahamet Ali ou qui avaient été exposés à la conférence ; il rejetait sur nous la faute initiale de la guerre qui troublait le pays, puis comme s’il voulait rendre nos députés responsables de l’échec des négociations, il leur faisait un grief d’avoir manqué de prévenance pour leurs collègues anglais en les faisant attendre tout un mois à Sadras ; il leur reprochait d’être retournés à Pondichéry sans que les titres établissant les droits de Mahamet Ali fussent arrivés de Trichinopoly, il les accusait enfin d’avoir accepté trop facilement comme avérés des faits dont ils ne pouvaient avoir aucune certitude.

Les députés, après avoir consulté Dupleix, décidèrent de répondre, 7 mars, pour que Saunders ne put rien arguer de leur silence. Que pouvaient-ils dire qui n’eut été dit mille fois ? Ils reprirent donc les arguments que nous connaissons, sans même songer à les rajeunir par quelques traits nouveaux. Un point cependant retint leur attention. Dans ses propositions pour régler le sort du Carnatic, Saunders disait que, malgré l’établissement de Mahamet Ali comme souverain du pays, les Français seraient aussi libres que les Anglais de faire du commerce et que leur liberté serait garantie par le chef des Marates, par le roi de Tanjore et par les Maïssouriens, tous princes plus ou moins tributaires du Décan. Que devenait en cet arrangement le souverain même du pays ? il n’était même pas question de lui. Les députés n’eurent pas de peine à faire ressortir que c’était une singulière façon de sauvegarder les lois fondamentales de l’empire mogol et qu’en réalité Saunders aspirait à dominer souverainement le Carnatic avec un prince qui n’eut qu’une autorité nominale.

Sur les faits qui leur étaient personnellement reprochés, il leur fut aisé de répondre que sans les passeports qui tardèrent à venir ils seraient arrivés beaucoup plus tôt à Sadras, que s’ils n’avaient pas attendu les titres de Mahamet Ali, c’est que les députés anglais leur avaient eux-mêmes donné l’exemple en partant le 6 février, alors qu’eux-mêmes étaient restés jusqu’au 8 ; quant aux opinions sciemment erronées qu’ils auraient émises et qui se se rapportaient surtout à la promesse de Trichinopoly faite par Mahamet Ali aux Maïssouriens et cautionné par les Anglais, toutes les lettres, tous les témoignages parlaient en leur faveur.

Les députés relevaient enfin non sans quelque vivacité des accusations d’empoisonnement et d’assassinat que Saunders avait articulés contre Dupleix. De quel côté était le plus d’animosité ?

« Le même esprit, lui dirent-ils, qui a conduit le fer et le feu pour opérer, a conduit aussi la plume pour écrire ; on peut voir dans les écrits des deux chefs de quel côté les paroles dures, les reproches les plus vifs et les invectives offensantes règnent principalement. Nous ne nous aviserons pas de répondre à celles dont votre dernière lettre est remplie contre M. notre gouverneur ; si d’un côté nous y sommes sensibles, d’un autre côté nous ne saurions blesser le moins du monde le respect que nous voulons toujours avoir pour votre place. »

Et sans mettre personnellement en cause Saunders, les députés lui parlèrent de la mort de Chanda S. qui avait eu la tête tranchée au sortir d’un conseil où Lawrence assistait.

Suivant l’exemple de leur gouverneur, les députés français ne doutaient pas que la lettre de Saunders, une fois connue en France, loin de desservir la cause de Dupleix, ne produisît au contraire une impression qui lui fût favorable. Leur réponse se terminait par trois conclusions précises :

« La première conclusion est qu’il s’en faut que vous vouliez une parité de traitement pour les deux nations et que vous ayez pris pour règle de vos prétentions et de vos propositions une égalité de justice. La parité de traitement serait qu’il n’y eut pas plus de faveur pour une nation que pour l’autre. Vous voulez cependant de votre aveu avoir autant que les Français (et même incomparablement plus, comme vous le faites voir sans l’avouer), lorsqu’il faut pour cela que les Français se dépouillent des droits qu’ils ont et vous investissent de ceux que vous n’avez pas. L’égalité de justice demande qu’on accorde à chacun selon ses droits. Ceux des Français sont réels et bien établis et votre refus de les reconnaître ne saurait les affaiblir non plus que vos protestations les anéantir.

« La deuxième conclusion sera que vous avez sans aucun titre une ambition plus réelle et plus démesurée que celle que vous cherchez à induire des titres de M. le marquis Dupleix. Vous vous récriez sur ce que les légitimes maîtres du Décan l’ont associé pour lui faire honneur au gouvernement d’une partie de leur pays, comme s’il n’aspirait qu’à tout usurper. Quel exercice et quel usage a-t-il fait jusqu’ici de cette autorité ? montrez-les nous, et justifiez par quelque trait légitime la crainte que vous feignez. Il ne veut pas que vous rendiez maître de Carnate un homme qui vous est asservi, qui est rebelle à Salabet j. et à qui il est comptable ainsi qu’à nous du sang de Chanda S. Voilà le sujet de vos cris contre lui. Les maîtres du pays lui ont donné nommément le pays d’Arcate avec celui de Trichinopoly ; il voit volontiers le gouvernement du premier entre les mains de celui que Salabet j. a choisi pour le gouverneur et il s’emploie pour faire avoir légitimement le second aux Maïssouriens à qui vous l’aviez promis et que vous en avez frustrés ; à sa place en useriez-vous comme lui ? Il est bien évident que non, puisque vous tâchez d’usurper le royaume de Trichinopoly sur un titre aussi frivole que la cession d’un homme qui n’y a aucun droit et ne peut jamais avoir celui de l’aliéner. Laissez, Monsieur, reprendre au pays sa tranquillité et M. le Marquis Dupleix étonnera par de nouveaux traits de désintéressement et de modération ceux qui en ont moins que lui.

« La troisième conclusion doit être que vous êtes bien éloigné de vouloir la paix comme il la désire ; il s’y est prêté tout autrement que vous n’avez fait, soit du côté du procédé soit du côté des offres. L’affectation qu’on peut appeler peu mesurée avec laquelle vous cherchez à rejeter sur lui la rupture des conférences qu’il vous avait proposées montre bien que vous n’y avez cherché qu’à sauver les apparences et à les tourner contre lui, si la chose vous était possible. » (A. Col. C2 85. f° 167-168).

Ainsi se terminèrent ces fameuses conférences qui furent engagées moins dans un désir mutuel de conciliation que pour apaiser en Europe l’opinion émue et inquiète de la prolongation des hostilités. Sur les événements militaires eux-mêmes, elles eurent cependant pour résultat d’amener entre les belligérants une sorte de trêve pendant laquelle, sans accord officiel, on évita de part et d’autre d’en venir aux mains jusqu’à la mi-février.



§ 16. — Le second siège de Trichinopoly (suite).

Nandi Raja ne peut payer les sommes dues à Dupleix. — Le roi de Tanjore et Dupleix négocient sans réussir à s’entendre (février-mars 1754). — Mainville s’empare d’un important convoi anglais à Coutapara (15 février). — Embarras financiers de Dupleix. — Tentative de Lawrence pour traiter avec Nandi Raja — Les Anglais parviennent à ravitailler Trichinopoly. — Mainville mal soutenu par Morarao et Nandi Raja. — Les Anglais réussissent à faire passer un gros convoi (13 mai). — Mainville entre dans le Tanjore et s’empare de Coilhady. — Dupleix fait rompre les digues du Cavery (3 juin) et menace le Tanjore. — Son manque d’argent et de soldats. — Morarao, retiré au nord du Coléron, traite avec Mahamet Ali sans rompre avec Dupleix. — Négociations du P. Costas, envoyé par Dupleix, avec le ministre de Nandi Raja : le Maïssour promet de l’argent. — Arrivée de Godeheu à Pondichéry (2 août 1754).


Dupleix employa ce temps à élaborer différentes combinaisons avec Nandi-Raja et avec le Tanjore.

Nandi-Raja continuait à ne nous verser que des sommes insignifiantes ; sur 126.953 rs. que Mainville toucha du 19 octobre au 12 décembre, il ne reçut du raja que 2.999 rs. en argent et 14.454 en nelly. Le 23 décembre, il eut enfin avec lui une explication catégorique qui dura une demi-journée. Nandi-Raja dut enfin avouer que s’il ne donnait pas d’argent, c’est qu’il n’en recevait pas lui-même de Seringapatam et n’en recevrait probablement pas. Loin de lui envoyer des fonds, on lui donnait au contraire le conseil de revenir et de renoncer à l’entreprise. Par cette perspective à peine voilée d’un abandon éventuel, Nandi Raja retournait assez habilement à Dupleix les menaces qu’il en avait reçues. Nous ne croyons pas cependant qu’on puisse l’accuser de duplicité ; il n’était pas de mauvaise foi en ne tenant pas ses promesses. Si Dupleix éprouvait des difficultés à se procurer des fonds, les ressources des princes indiens n’étaient pas non plus inépuisables. C’est seulement dans les contes et fictions que la source de leurs richesses ne tarit jamais. Dupleix s’en rendit compte et comme il ne voulait cependant pas renoncer à l’entreprise de Trichinopoly, il conçut un projet en vertu duquel les 11 laks que les Maïssouriens devaient nous donner au moment de la chute de la ville nous seraient dès maintenant versés sous forme de terre en nantissement. Dupleix ne perdait jamais de vue l’agrandissement territorial de la Compagnie. Pour les dettes actuelles, il eut désiré que Nandi Raja lui remit une lettre de change payable en deux mois correspondant à leur valeur, et lui versât ensuite régulièrement 250.000 rs. par mois pendant la durée des hostilités.

Ces projets que nous ne connaissons que par une lettre adressée à Mainville le 12 janvier 1754, ne furent pas suivis d’effet ; car nous voyons quelques jours après Dupleix poursuivre une autre idée qui, chez un chef de gouvernement, ne laissait pas d’être audacieuse et risquée. C’était de provoquer une sorte de sédition parmi les cipayes et les pousser à se rendre auprès du Raja pour lui demander de l’argent, sous peine de le mettre en pièces (lettre du 20 janvier). On devine avec quelle facilité peuvent se retourner de pareils arguments.

« Les raisons que Nandi Raja vous a données, ajoutait-t-il le 28, sont des plus bêtes et m’ont déterminé à mettre fin aux tromperies de ces misérables qui ne cherchent qu’à nous tromper (sic). Veillez exactement sur cet homme. » — « Nandi Raja nous prendra pour des sots si nous ne le faisons pas payer ; il doit, il faut qu’il paye… Menacez, paraissez vouloir partir et faites savoir que l’on est fatigué d’être dupe », disait-il encore en d’autres lettres des 5 et 14 février.

Les pourparlers, relatifs aux propositions contenues dans la lettre du 12 janvier, ne furent cependant abandonnés que le 19 février, comme il résulte de la lettre suivante adressée à Mainville :

« Si la Providence voulait que Trichinopoly nous tombât dans les mains, donnez-vous bien garde de la remettre à ce misérable et empêchez qu’il ne soit fait à ce sujet aucune convention avec lui qu’en votre présence et au nom de Salabet j. et au mien. Vous devez autant vous défier dans cette affaire de Nandi Raja que de l’ennemi, Ne soyons pas la dupe de ces gens-là et parlez en maître dans tout cela. »

Parler en maître… il était facile de l’écrire ; il était plus malaisé de le réaliser. Chacune des menaces de Dupleix, non suivies d’exécution, était un affaiblissement de son autorité.

Si l’on interprète exactement des textes assez obscurs, il semble que, pour se tirer d’embarras, Nandi Raja ait alors proposé à Dupleix de faire en commun une opération contre le Maduré pour en tirer de l’argent. Le Maduré, c’est-à-dire la région même de Madura et de Tinnivelly dépendait politiquement de Trichinopoly, mais en fait était devenu indépendant depuis la chute de la dynastie régnante en 1736 ; en essayant de les faire contribuer à nos dépenses, on ne faisait que rappeler à leurs devoirs des sujets qui les avaient oubliés. Dupleix, accepta l’idée avec enthousiasme et se déclara même prêt à soutenir encore à ses dépens le raja pendant trois ou quatre mois. Il prescrivit à Mainville de lui fournir un détachement : « Pressez, lui dit-il, ces opérations ; on en tirera pieds ou ailes ». (B. N. 9.157, p. 392-394). On ne tira rien du tout. La guerre reprit vers ce moment avec les Anglais et avec Mahamet Ali et Mainville n’avait pas assez de forces pour les partager entre deux entreprises.

Dupleix fut plus heureux avec le Tauréour, une petite agglomération moins éloignée de Trichinopoly, d’où il tira 60.000 rs. Nabab d’Arcate, il opérait comme les souverains du pays ; il recouvrait les contributions à main armée. Il espérait éventuellement plus d’argent encore d’Ariélour et d’Auréarpaléom. Opérations d’ailleurs assez équivoques et qui paraissaient dictées par la nécessité d’argent plutôt que par stricte justice.

En même temps qu’il négociait avec Nandi R. pour tirer le meilleur parti possible de l’accalmie produite par les conférences de Sadras, Dupleix cherchait également à s’entendre avec le Tanjore. Mais c’était toujours les mêmes difficultés qui se présentaient. Le Tanjore était aussi peu désireux de lier sa fortune à celle de l’Angleterre qu’à celle de la France ; seulement le voisinage de Devicotta l’inquiétait plus que celui de Karikal, et les Anglais avaient dans leur façon de discuter une constance de raideur et d’autorité qui faisait plus d’impression que nos menaces ou notre patience.

Le 4 décembre, c’est-à-dire presque au lendemain de l’échec de Trichinopoly, Dupleix avait écrit à Mainville de faire savoir au roi que s’il abandonnait la cause de Mahamet Ali, il aurait en retour l’amitié française plus solide et plus sûre et l’on empêcherait les Marates de ravager ses terres. Le roi connaissait ce langage pour l’avoir entendu plusieurs fois ; il ne l’effrayait plus. La rupture des digues du Cavery lui paraissait douteuse ; quant à Morarao, ses sentiments étaient connus ; on savait qu’il se souciait beaucoup plus de ses intérêts personnels que de ceux de Dupleix. En lui donnant de l’argent au bon moment, le roi pouvait neutraliser notre politique comme il pouvait empêcher les Anglais d’occuper son pays, en leur fournissant des vivres et quelques troupes. C’est en vain que Dupleix avait prescrit à Mainville d’empêcher Morarao d’avoir avec lui le moindre rapport. Ce n’est que dans le royaume d’Utopie qu’il est possible de supprimer les négociations secrètes.

Le roi répondit à Dupleix à la façon indienne, en termes fuyants et insaisissables. Sans recourir encore au moyen suprême de la rupture des digues, qui eut atteint du même coup nos sujets de la côte, Dupleix essaya pourtant de frapper le roi dans une partie sensible de ses États, en le faisant attaquer par Karikal ; malheureusement nos effectifs étaient trop faibles pour une opération de grande envergure, et Barthélemy, commandant de la place, n’était pas comme son prédécesseur Leriche homme à suppléer à l’infériorité de ses troupes par une initiative quelconque. À la demande de Dupleix, Morarao lui fit passer quelques centaines de ses cavaliers ; mais ils ne s’entendirent pas avec Barthélemy, et quelques jours après Morarao leur donna l’ordre de revenir sans avoir rien tenté en commun contre le Tanjore. C’était dans les premiers jours de janvier. Leur retour fut un véritable désastre. Le général tanjourien, Manogy, informé de leurs mouvements, leur tomba dessus avec une poignée d’hommes au moment où ils étaient engagés dans un chemin boueux, les tailla en pièces et mit le reste en fuite. Dupleix ne les plaignit pas : leurs services lui coûtaient cher et ne lui rapportaient rien ; la cupidité de Morarao continuait de lui arracher des soupirs et même des imprécations :

« Il n’y a rien de si avide que ce marate, écrivait-il à Mainville le 30 janvier ; je ne sais, si la paix se fait, si l’on ne sera pas obligé de lui tomber sur le corps à lui et à sa troupe pour exterminer cette maudite race qui est le fléau de ce pays. »

La défaite des gens de Morarao délivrait momentanément le Tanjore d’un gros souci. Loin d’en profiter pour rompre tout contact avec Dupleix, le roi nous fit au contraire quelques avances qui furent bien accueillies, ainsi qu’en témoigne cette lettre de Dupleix du 25 janvier :

« J’ai reçu la nouvelle que vous souhaitiez que je me réconcilie avec vous et que vous travailliez à terminer vos accords avec Nandi Raja et que vous promettez que vous ne donnerez point de secours à Mahamet Ali, que vous ne permettrez point aux Anglais de passer sur vos terres, que vous ne leur fournirez point d’argent et que vous vouliez que je vous promisse que je n’envoierai point de troupes dans votre royaume ; qu’en cas que vous soyez attaqué par vos ennemis je dois vous envoyer des secours et que vous me priez de faire toutes ces promesses par écrit. On me marque toutes ces nouvelles. Si vous agissez comme vous le promettez, je vous tiendrai tous les articles des accords que vous passerez avec Nandi Raja et je vous envoierai des secours en cas que vous soyez attaqué par vos ennemis. Vous pouvez être tranquille à ce sujet et parce que c’est vous qui faites ces accords, je les approuve. Fiez-vous à tout ce que je vous écris que j’ai signé, outre mon cachet qu’on y a mis à l’ordinaire. » (B. N. 9159, p. 376).

Dupleix pensait qu’un accord ne tarderait pas à intervenir et parlait d’y comprendre bon gré mal gré Morarao. Si celui-ci n’y accédait pas, on le chasserait à grands coups de canon ou même on s’en saisirait s’il était possible. « C’est bien là tout ce que ce coquin méritait de nous et des Anglais qui ne se seraient pas fâchés de cette étrille. »

La conférence de Sadras se terminait à peine lorsque Dupleix caressait de si belles espérances. Il estimait, non sans raison, que si les Anglais avaient paru si peu disposés à conclure la paix, c’était parce qu’ils comptaient sur le Tanjore pour les soutenir en leurs nouvelles opérations ; aussi attachait-il le plus grand prix à s’entendre au plus vite avec le souverain de ce pays ; sans soutien étranger, les Anglais n’étaient plus des ennemis inquiétants. « Prenez cependant avec le roi les plus justes précautions, recommandait-il à Mainville le 3 février, toute cette race est bien trompeuse. »

Le 3, la conférence avait échoué, mais les négociateurs étaient encore à Sadras. « Les députés anglais, écrivait Dupleix, ne disent aux nôtres que des injures. Une bonne étrille les rendrait plus polis. Ne négligez rien pour leur tirer le roi de Tanjore. »

Pour faciliter un accommodement, Dupleix eut l’idée de lui faire remise du billet de 70 laks jadis consenti à Chanda S., à condition toutefois qu’il nous donnât cinq laks comptant et qu’il abandonnât l’alliance de Mahamet Ali. Dupleix s’imaginait que cette remise presque totale de sa dette tirerait au roi une grosse épine du pied (Lettre à Mainville du 10 février).

Prapat Sing lui répondit en termes aimables et continua de nous traîner en longueur. Dupleix soupçonna que tous ces retards pouvaient bien n’avoir d’autre but que de permettre au Tanjore de terminer ses récoltes, qui se font d’ordinaire en février. Aussi prescrivit-il à Mainville de fixer un délai très court pour la conclusion de l’accord.

Mais il n’entrait pas encore dans les desseins de Dupleix de précipiter les événements. Il comprenait qu’en reprenant les hostilités sans l’appui du Tanjore, il se privait de beaucoup de chances de succès. Aussi laissa-t-il passer le délai fixé sans provoquer la moindre rupture. Les pourparlers continuèrent. Pour obtenir le concours de Prapat Sing, Dupleix était allé jusqu’à lui offrir Coilhadi, qui commande tout le système des irrigations du Tanjore. Le raja demanda en outre qu’on lui rendit un certain nombre d’aldées de Karikal et invoquait à ce sujet une lettre de Mme  Dupleix. Une enquête rapide permit d’établir que cette lettre n’avait jamais été écrite, et l’incident tourna à la confusion des ministres du raja, plus ou moins complices de la manœuvre. Aussi Dupleix était-il décidé, si l’affaire se terminait par un accommodement, à reprendre Coilhadi sur un prétexte quelconque.

Les récoltes finies, il fallut bien se rendre à l’évidence. À moins d’y être contraint par la force ou déterminé par la peur, le Tanjore ne se rangerait jamais de notre côté. Tout au plus pouvait-on compter qu’il resterait neutre entre les belligérants. Dans cette vague espérance, Dupleix ne se résolut pas encore (début de mars 1754) à remplacer les vaquils et les négociateurs par un général et des soldats.


Cependant, depuis la rupture des conférences de Sadras, les hostilités avaient repris autour de Trichinopoly. La grande affaire pour les Anglais était toujours de ravitailler la place, comme la nôtre était de s’y opposer. Dans un pays épuisé par quatre ans de guerre presque ininterrompue, il était devenu nécessaire d’aller chercher les vivres toujours plus loin et c’est ainsi que le Tanjore avait été amené à jouer dans la guerre un rôle important ; c’était de là surtout que nos ennemis tiraient du riz, du bois et du bétail. Pendant les conférences de Sadras, de petits convois mal surveillés passèrent assez facilement, mais dans le courant de février, il fallut faire un plus grand effort et Lawrence fit partir de Killahcottah, à douze milles environ de Trichinopoly, un convoi considérable escorté de 180 européens et 800 cipayes. Mainville en fut informé par des espions et disposa aussitôt la majeure partie de ses troupes, sous le commandement de Morarao, dans un terrain broussailleux, qui précédait le village de Coutapara, un peu au-dessous d’Elmisseram. L’ennemi, à qui le mouvement avait échappé, s’engagea avec confiance dans ce fouillis de verdure : les charrettes et les bêtes de somme marchant à la file entre deux rangs de soldats. Il atteignit ainsi et dépassa même le point principal où Morarao avait assemblé ses troupes. Ce fut le moment choisi pour l’attaque ; à un signal donné, tous nos hommes, sortant des fourrés, tombèrent sur les Anglais, qui succombèrent en un instant, presque sans défense. On leur fit 134 européens prisonniers, dont 100 blessés ; tous les autres, soit quarante-six, furent tués. La compagnie de grenadiers fut taillée en pièces. Sur huit officiers, quatre furent tués et trois blessés ; le huitième se sauva[97]. On lui prit 4 pièces de canon et 7000 livres. D’après Lawrence, nous aurions attaqué les Anglais avec 80 Français et 6000 cipayes, sans compter les Marates et les Maïssouriens qui arrivèrent à la fin de l’action pour partager le butin.

C’était un réel succès ; il n’eut aucun résultat appréciable. Dupleix espéra vainement qu’il serait suivi de la prise de Trichinopoly ; nos troupes et nos alliés passèrent leur temps à se disputer le butin. Les Marates et les Maïssouriens avaient tout pillé et Dupleix ne toucha rien des 7000 livres tombées entre nos mains. Nos alliés ne voulurent même pas nous attribuer un canon que nous avions pris.

« Il faut encore, conclut tristement Dupleix, avoir recours aux expédients et faire de nouveaux efforts. Il est cependant assez fâcheux que toutes les pertes soient pour mon compte et que je n’entre pour rien dans les bénéfices. Il n’est pas possible de soutenir longtemps de cette façon. »

Un autre souci non moins grave vint assombrir la joie du triomphe. Mainville voulut abandonner le commandement, presque au lendemain de la bataille (18 février) ; il avait été découragé par la rapacité de nos alliés et l’inutilité finale de la victoire. Dupleix refusa sa démission et lui parlant en ami et non comme chef, il le pria plutôt qu’il ne lui ordonna de rester à la tête de l’armée et il lui renvoya sa lettre pour la déchirer.

Par fidélité autant que par reconnaissance d’un procédé aussi gracieux, Mainville se laissa convaincre. Et pourtant il savait que les embarras financiers continueraient sans doute de paralyser ses efforts et de rendre sa tâche déplaisante et difficile. Malgré notre succès du 15 février, Dupleix restait en effet aussi gêné d’argent que par le passé, et quand on en réclamait à Nandi Raja, c’était toujours la même réponse : il ne recevait rien de Seringapatam. Dupleix envisagea alors les moyens de faire contribuer à nos dépenses les paliagars d’Ariélour et d’Auréalpaléom.

« Vous voyez, écrivit-il à Mainville le 27 février, que j’emploie le vert et le sec pour vous satisfaire et ceux que vous commandez. Voilà à quoi se réduisent pour moi les affaires de l’Inde. Il m’en coûtera ma dernière chemise. Si l’on faisait quelque réflexion sur mes efforts, je crois que l’on serait moins disposé à me chagriner et à m’écrire comme vous l’avez fait dans votre lettre du 18. Je ne donne rien au particulier ; je le sacrifie pour le général : cette façon de penser me fait avaler bien des couleuvres, mais je ne jette point le manche après la cognée et je ne demanderai point mon rappel tandis que je croirai pouvoir être utile à ma patrie. »

En dépit de ces derniers mots, on sent comme une lassitude de Dupleix à lutter contre toute espérance. Qu’il fut victorieux ou vaincu, c’était toujours la même pente à gravir, une pente qui ne finissait pas. Le but reculait sans cesse comme dans un mirage. La paix seule pouvait mettre un terme à ce calvaire, mais était-elle encore possible ? Elle venait d’échouer à Sadras par la faute de nos ennemis escomptant notre fatigue ; le roi de Tanjore, véritable arbitre de la situation, penchait peut-être de notre côté, mais Palk, l’agent anglais résidant auprès de lui, opposait ses intrigues aux nôtres et si elles étaient plus rudes, elles étaient aussi plus convaincantes. En fait, par crainte de prendre un parti également plein de menaces, le roi ne se décidait à rien.

Le hasard voulut qu’à ce moment Lawrence fit directement à Nandi Raja des ouvertures, comme pour rétablir la paix sous la pression des alliés des deux nations. Dupleix ne crut pas qu’on dût laisser passer une occasion, si faible fut-elle, de raccommoder les affaires ; seulement il y apporta l’intransigeance qui le caractérisait. Dans la réponse qu’il suggéra à Nandi Raja et qu’il pria celui-ci de transmettre à Lawrence, il reprit les mêmes conditions qu’à Sadras :

rembourser aux Anglais sur les revenus de la province d’Arcate les sommes qui pouvaient leur être dues,

reconnaissance à leur profit des terres de Ponnamali et de Trivendipouram,

exemption pour la ville de Madras de toute redevance au nabab d’Arcate,

pas d’augmentations de droits pour le commerce anglais.

En revanche :

Les Anglais devraient retirer leurs troupes de Trichinopoly, Arcate, Ghinglepet et autres lieux,

ils ne donneraient à l’avenir aucun secours à Mahamet-Ali ;

ils reconnaîtraient enfin comme nabab celui que désignerait Salabet j.

Dans le cas où les Anglais seraient disposés à accepter ces conditions, Mainville et St -Aulas, major des troupes, étaient autorisés à signer le traité, sous la garantie respective de Nandi Raja et de Morarao, mais Dupleix ne se faisait aucune illusion sur le refus des Anglais. Les ouvertures de Lawrence, autant qu’on peut les considérer comme sérieuses, n’eurent aucun résultat. L’Inde est, avons-nous dit plus d’une fois, le pays des négociations subtiles, contradictoires, avortées et sans cesse renaissantes. Les suggestions de Lawrence étaient à peine écartées par la nature des conditions de Dupleix que Nandi Raja nous faisait des propositions d’un autre caractère. Il demanda qu’on lui remit Trichinopoly aussitôt la prise de la ville, sans attendre l’exécution de toutes les stipulations financières prévues, c’est-à-dire le paiement intégral des 11 laks. Dupleix y consentit à condition que tout ce qui lui était dû à ce jour lui fut payé comptant en lettres de change ; quant aux 11 laks il acceptait qu’ils lui fussent payés après la chute de la place mais seulement deux mois après et pour garantie de cette somme, il voulait que les saocars donnassent des lettres de change. Autant de paroles inutiles ; Dupleix n’était pas plus décidé à se dessaisir de Trichinopoly que le Maïssour n’était désireux de verser d’avance la moindre contribution. Le 29 mars, Dupleix recommandait à Mainville de ne pas rendre Trichinopoly avant que toute l’artillerie ne nous fût remise. Dans les premiers jours d’avril, la défiance mutuelle fit de nouveaux progrès. Sur le bruit que Nandi Raja voulait se retirer dans son pays sans nous avoir payé, Dupleix songeait à le faire arrêter, comme un simple débiteur en faillite, et il comptait sur Morarao non moins que sur Mainville pour s’opposer à son départ.

Tout est singulier et contradictoire dans la période que nous traversons. Comme des voyageurs égarés la nuit dans une forêt, chacun cherche sa voie, et les fourrés épais succèdent aux éclaircies. Dupleix exalte ou rabaisse successivement ses alliés suivant les convenances du moment ; il n’est qu’aux Anglais qu’il voue des sentiments invariablement hostiles, mais parfois peu clairvoyants. Comment par exemple put-il supposer un moment que, fatigués de nos attaques, ils finiraient par capituler ? C’est pourtant ce qu’il écrivit à Mainville le 10 avril et il lui recommanda, en cette éventualité, de ne pas se prêter à d’autre capitulation que celle qu’ils nous avaient eux-mêmes imposée à Sriringam, à moins qu’ils ne s’engageassent à évacuer toutes les places qu’ils tenaient dans la province d’Arcate.

« Alors, en demandant pour otages de leurs promesses les sieur Lawrence et deux autres principaux officiers, vous leur promettriez de se rendre dans leur colonie avec leurs armes, mais sur le pied de prisonniers de guerre jusqu’à l’échange de la paix. Vous prendrez alors le nom de tous les officiers et même des soldats, afin de les empêcher de nous tromper dans l’occasion. Vous stipulerez que Mahamet Ali ne pourra jouir de la même liberté et qu’il vous sera remis comme prisonnier de guerre avec sûreté pour sa vie. »

Rien cependant, au moment où Dupleix écrivait ces lignes, n’autorisait une pareille confiance dans le succès. Trichinopoly tenait toujours avec la même fermeté, et l’on a vu ce qu’il fallait penser du concours de Nandi Raja et de Morarao.

Nandi Raja ne fut point arrêté, suivant une boutade plutôt qu’une menace effective de Dupleix ; mais on plaça auprès de lui un officier français comme pour lui faire honneur, en réalité pour l’empêcher de fuir. L’interprète dont se servait Mainville et qui le trahissait fut remplacé par un missionnaire, le P. Costas. Ce père acquit la certitude que si Nandi Raja n’était pas lui-même en coquetterie avec Mahamet Ali, il n’en était pas de même de son divan. Ainsi renseigné, Dupleix fit savoir au raja que s’il faisait la paix avec le nabab sans son assentiment, on le traiterait en ennemi et il serait gardé comme prisonnier. « C’est le cas où nous met cet imbécile… Que de fourberie dans la tête de tous ces gens-là et que l’on est malheureux d’être lié avec de sales gens. » (Lettre du 23 avril à Mainville).

Rien à espérer non plus de Morarao. Il ne se souciait nullement que Trichinopoly succombât ; c’eut été pour lui la fin des subsides. Aussi préférait-il faire traîner les choses en longueur et rester dans l’inaction. À la fin, Mainville dut lui faire sentir au nom de Dupleix qu’à la rigueur on pourrait se passer de son concours, et que s’il ne nous suivait pas, on serait délié à son égard de tout engagement. Dupleix ne lui pardonnait pas de nous faire payer près de 5000 cavaliers, alors qu’il n’en avait pas plus de 2000 sous les armes. Et quels hommes ! Des figurants de théâtre plutôt que des soldats. Mais, même à ce titre, ils jouaient encore un rôle utile ; sans eux on aurait eu l’impression du vide ou de l’isolement.

Quant à Mahamet Ali, si désireux que fut Dupleix d’arriver avec lui à une entente en lui garantissant un établissement dans le Décan, il se rendait compte que rien ne serait possible tant qu’il resterait sous le joug des Anglais et il n’y avait nulle apparence qu’il put s’y soustraire. En réalité, lorsqu’il jetait les yeux autour de lui, Dupleix ne voyait qu’un homme qui put l’assister, Andrenek, le futur Haïder Ali. Mais Andrenek, encore confondu dans l’armée maïssourienne, pouvait être fort utile dans un coup de main : il n’avait ni qualité ni autorité pour déterminer ni modifier l’ensemble d’une coopération militaire.

On atteignit ainsi la date du 11 mai, où Dupleix apprit par voie d’Alep et de Bassora que Godeheu était envoyé en mission pour s’aboucher avec lui et prendre un parti sur les affaires de l’Inde. Il en fut plutôt satisfait. Godeheu « est un bon français et qui pense juste » écrivait-il le 12 mai à Durocher, commandant à Chilambaram. Il considéra qu’il venait pour appuyer ses projets plutôt que pour les contrarier ; dix-huit ans de fidèle amitié ne lui répondaient-ils pas de l’avenir ? Aussi ne fit-il rien pour modifier sa politique et il laissa se développer et courir les événements, sans chercher à leur imprimer une direction plus hâtive ou plus précipitée. Il ne songea pas que, Godeheu étant envoyé par le Ministère et la Compagnie, il risquait de se trouver en présence, non plus d’un ami, mais d’un homme revêtu d’une consigne et que, la prudence était de tout terminer, soit par une attaque brusquée soit par une paix précipitée.

Après les négociations, tractations et fluctuations que nous venons d’exposer, la paix était manifestement impossible. Restait la guerre.

Mainville avait assez de monde pour tenir tête aux Anglais, mais non pour les battre ou les écraser. On le vit bien à la nouvelle action qui s’engagea le 13 mai au sud de Trichinopoly. Lawrence attendait un convoi qui lui venait du Tondaman. Le détachement qu’il envoya à sa rencontre sous les ordres du capitaine Gaillaud était composé de 120 européens, 500 cipayes et 2 pièces de canon. Nous lui barrions la route. Un premier engagement qui eut lieu dans la matinée tourna à notre avantage ; nous fûmes sur le point de couper la retraite aux Anglais, mais l’ennemi, ayant trouvé le moyen de gagner un poste plus avantageux, fit halte et nous tint tête. Il reçut alors quelques renforts qui portèrent ses effectifs à 360 européens et 1500 cipayes. D’après Lawrence, nous avions de notre côté 500 européens, 5000 cipayes et toute la cavalerie maïssourienne. Nous avions donc la supériorité numérique. Mainville se conduisit bravement et entraîna son détachement, mais ses autres officiers et notamment Aumont, neveu de Dupleix, n’eurent pas la même ardeur. Quant à la cavalerie de Nandi Raja et aux autres forces indigènes, elles restèrent suivant leur habitude dans une inaction à peu près complète ; même les gens d’Andrenek ne nous soutinrent pas. Les canons ennemis, heureusement postés, arrêtèrent notre marche et mirent un certain désordre dans nos rangs. Les Anglais en profitèrent non pour nous attaquer franchement, mais pour rentrer tranquillement dans leur camp, en sorte que l’action dans son ensemble ne fut suivie d’aucun résultat appréciable. Les Anglais revinrent à Trichinopoly sans être inquiétés ; leur convoi entra dans la ville par un détour et si, dans l’endroit même où s’était livré le combat, nous restâmes maîtres du terrain, ce fut le seul avantage de la journée.

Mainville se résolut alors à des actes plus décisifs, tout à la fois contre le Tondaman et le Tanjore, dont la complaisance sinon le concours effectif favorisait à chaque instant les ravitaillements de l’ennemi. Dès le 15 mai, il partit pour le Tondaman avec ses européens, Andrenek[98] et 2000 cavaliers de Morarao. Il ne rencontra ni bêtes ni gens ; les habitants avaient emmené leurs troupeaux et s’étaient eux-mêmes sauvés au loin. Aussi dut-il se borner à brûler quelques villages et, après avoir poussé jusqu’à Pudducotta, il revint sur ses pas au bout de trois jours. Ce fut pour se tourner presque aussitôt contre le Tanjore. Il y avait assez longtemps qu’on le menaçait sans jamais agir ; le dernier appui donné aux Anglais avait enfin ouvert les yeux de Dupleix. « Nos lenteurs ou plutôt nos bontés pour ce raja ont été la cause de tous nos malheurs », écrivait-il le 28 mai.

Mainville s’empara aisément de Killicottah, d’où il menaçait de très près Coilhady et la digue du Cavery. Morarao, résolu enfin à nous donner son concours, sortit de sa réserve et se précipita avec sa cavalerie dans le Tanjore qu’il commença à ravager ; Govindrao, qu’on lui opposa au lieu de Manogy en disgrâce, fut taillé en pièces avec ses troupes et laissa aux Marates un butin qui les indemnisait largement de leurs pertes du mois de janvier.

Peu de jours après, Mainville prenait Coilhady. En coupant la digue, et en faisant couler dans le Coléron les eaux du Cavery on ruinait et on affamait le Tanjore. Dupleix espéra que cette perspective effraierait enfin le raja et le jour même où il reconnaissait que nos bontés étaient cause de tous nos malheurs, il lui laissa entendre, dans un suprême appel, que son attitude pourrait bien être la cause de tous les siens. Il écrivait d’autre part à Mainville trois jours plus tard :

« Je vous ai déjà marqué que sans l’arrivée des vaisseaux d’Europe, j’étais hors d’état de vous faire passer de l’argent. J’ai cherché inutilement depuis quelques jours ; j’en suis à la vérité bien mortifié, mais je ne peux qu’y faire. À l’impossible nul n’est tenu. Je me suis épuisé et j’ai proposé des moyens de tirer de l’argent du raja, l’occasion de la digue vous en présente un nouveau. Si aucun de ces moyens ne peut réussir, je ne vois pas d’autre parti à prendre que celui d’abandonner… et celui de vous en revenir avec la troupe. Vous sentez bien qu’il m’est bien fâcheux de tenir ce propos, mais que puis-je dès qu’on est persuadé que l’on n’a rien à espérer de Nandi Raja. Je suis bien fatigué de lui écrire et vous de lui parler. Il me paraît qu’il sait cela et j’ai lieu de soupçonner qu’on lui a fait entendre que quelque refus qu’il nous fasse d’argent, nous n’abandonnerions point l’entreprise de Trichinopoly. »

L’attitude de Nandi Raja était sagement quoique tardivement interprétée ; il est certain que ce prince sentait depuis longtemps que quoiqu’il fît, nous ne renoncerions pas à Trichinopoly ; toutefois tel n’était pas actuellement l’objet principal de la lettre de Dupleix ; pour des motifs financiers plutôt que militaires, l’affaire de la digue lui tenait beaucoup plus à cœur. Il s’imagina que la crainte de voir son pays ruiné et les habitants réduits à la misère toucherait le cœur du monarque ; malheureusement il avait compté sans Palk, le conseiller anglais, et c’est encore une réponse évasive qu’il reçut.

C’en était trop ; Dupleix ne pouvait plus attendre sous peine de perdre tout crédit. L’ordre fatal fut enfin donné et le 3 ou le 4 juin les digues du Cavery furent rompues en plusieurs endroits et il ne coula plus dans les canaux d’irrigation que de minces filets d’eau, insuffisants pour alimenter les récoltes.

Les Anglais n’attendaient que ce moment pour asseoir définitivement leur influence. Lawrence, arrivé en toute hâte de Trichinopoly, profita de l’affolement produit par ce cataclysme pour représenter au roi que les Anglais étaient ses seuls alliés, qu’il ne gagnait rien à ménager les Français et il lui persuada de rappeler au pouvoir Manogy et de lui confier à nouveau le commandement des troupes. Il en fut ainsi fait et Dupleix compta un ennemi de plus. Il faut rendre à Dupleix cette justice qu’il avait tout fait pour éviter cette éventualité : sa patience, mise à la plus dure épreuve, avait duré cinq mois.

Sans être très redoutable en elle-même, l’hostilité du Tanjore n’en était pas moins pour nous des plus déplaisantes ; elle libérait les Anglais du côté de Devicotta en assurant leur contact avec la côte et elle leur donnait ouvertement toutes les ressources nécessaires pour ravitailler Trichinopoly. Si nous voulions isoler cette place, c’était une conquête nouvelle à envisager et à entreprendre. Nous n’en avions pas les moyens. Dupleix ne manquait pas seulement d’argent, mais encore de soldats. Il en attendait il est vrai 2000 à 2500, mais ces hommes n’étaient partis qu’à la fin de décembre et au lieu d’arriver dans l’Inde au mois de mai, comme il était d’usage, ils n’arrivèrent que fin juillet et dans les premiers jours d’août. Il lui était militairement impossible de terminer la guerre avant l’arrivée de Godeheu.

Et tel Sisyphe, il continua de soulever un rocher qui retombait sans cesse. Tandis que Nandi Raja affichait une sorte d’indifférence sur l’issue de la lutte et continuait de nous refuser des fonds, Morarao, devenu plus exigeant depuis ses succès, affectait de ne plus nous connaître et traitait plus ou moins ouvertement de puissance à puissance avec le roi de Tanjore et avec Mahamet Ali.

Cet esprit d’indépendance n’échappa pas à Dupleix, mais il n’en fut pas ému. Il lui sembla difficile que nos ennemis attachassent beaucoup d’importance aux propositions d’un homme qui les avait successivement servis et trahis. Aussi ne chercha-t-il ni à le retenir, ni à le pousser à une rupture effective, en dénonçant le contrat qui les unissait. La guerre étant devenue une affaire d’argent, il était las de payer des hommes qu’on lui passait en compte mais qu’il supposait, non sans motif, ne pas exister : Morarao s’étant toujours refusé à ce qu’on fit une revue de ses troupes. Jusque là, malgré ses doutes, il avait tenu à payer la solde des effectifs promis comme s’ils étaient au complet et, même à cette heure où le manque de fonds l’autorisait à un contrôle plus rigoureux, il ne l’exigea pas. Par scrupule mais surtout pour éviter les risques d’une rupture effective, dont les conséquences pouvaient être graves, il fit au contraire offrir à Morarao les bijoux et l’argenterie de sa femme, pour lui tenir compte d’une partie des sommes qu’il lui devait (18 juin). « S’il le faut, disait-il, je me dépouillerais jusqu’à ma dernière chemise pour le contenter. »

Il eut assez convenu à Dupleix que Morarao prit lui-même l’initiative de la retraite ; l’indemnité de licenciement prévue parle contrat du 22 décembre 1752 tombait ipso facto ; mais Morarao n’était pas moins désireux que Dupleix de réserver l’avenir, en ne sacrifiant pas le présent à un coup de tête qu’il regretterait. Il n’était nullement certain de retrouver auprès des Anglais les avantages qu’il eut perdus. Depuis le début de juin, il s’était retiré au nord du Coléron dans une attitude qui ne laissait préjuger de sa part ni un refus de retour ni une rupture définitive[99]. Sachant qu’il était indispensable au succès commun des alliés, il attendait les propositions qui pourraient lui être faites tant par Dupleix que par Nandi Raja, intéressés l’un et l’autre à la prise de Trichinopoly. Obligé de composer avec lui, à cause de la faiblesse de ses propres effectifs, Dupleix oscillait entre la colère et la tristesse :

« Il est fâcheux, écrivait-il le 26 juin, que l’on fasse tant connaître à cet homme que l’on a besoin de lui. Les Anglais ne l’ont point ménagé et ils n’ont pas paru fort inquiets de l’abandon qu’il a fait d’eux. Il serait bien à souhaiter que nos troupes voulussent penser comme eux. Nous serions débarrassés d’un grand misérable et d’une dépense bien inutile. Si le raja voulait toujours se tenir avec nous, l’ennemi n’aurait que des dessous et on lui ferait connaître qu’aussi bien que lui nous pouvons nous passer de Morarao. »

Mais tel était son désir ou plutôt son intérêt de ne pas rompre le premier avec le Marate que Dupleix aimait mieux feindre d’ignorer ce que la situation avait de pénible pour son amour propre et le 9 juillet, alors que la scission était effective depuis plus d’un mois, il recommandait encore à Mainville de continuer à ménager Morarao tout en lui faisant comprendre qu’il restait libre d’agir comme il l’entendrait.

S’il faut en croire Lawrence (Mémoires, t. I. p. 164), Morarao était alors en pourparlers avec Mahamet Ali pour passer à son service moyennant trois laks de roupies. Le nabab les demanda au roi de Tanjore, qui en prêta tout de suite une partie. Morarao tint toutefois à mettre Nandi Raja au courant de ces tractations, comme pour provoquer une surenchère et celui-ci lui aurait donné une somme assez importante, qui était moins une avance qu’un à compte sur l’arriéré de ses dettes. Morarao, par une duplicité fort commune dans l’Inde, n’en aurait pas moins conclu son accord avec Mahamet Ali[100].

Dupleix connut ces négociations, mais pas d’une façon suffisamment précise pour perdre tout espoir de retenir Morarao. Le 23 juillet, il considérait encore comme peu vraisemblable qu’il passât au service de nos ennemis. Si cependant cette éventualité se réalisait, Mainville devait essayer de retirer des troupes marates le plus de monde qu’il pourrait et les prendre à notre service.

Huit jours plus tard, il appartenait à Godeheu de débrouiller une situation aussi compliquée.


Par suite de la défection à peu près consommée de Morarao, Nandi Raja restait notre seul allié ; mais quel allié ! Ni ses troupes ni son argent ne nous servaient à rien ; on ne les trouvait jamais au moment opportun. À la fin, Dupleix prit le parti de s’adresser au dalavay lui même, comme au dispensateur souverain de tous les fonds. Celui-ci promit 200.000 pagodes pour commencer. La somme était trop importante pour que Dupleix ne désirât pas la confirmation d’une aussi heureuse nouvelle par un témoignage digne de foi, et, comme il avait peu de confiance dans les vaquils, même les plus sûrs, il envoya le P. Costas[101] à Seringapatam pour s’entendre directement avec le dalavay, dont le titre équivalait à celui de premier ministre.

Le Père mit quatorze jours au lieu de huit pour se rendre à la capitale. Dupleix attendait avec une nervosité légitime le résultat de sa mission ; elle fut ce qu’on en devait attendre, vague, indécise et flottante. Le Père ne fut reçu en audience que le 12 juillet, six jours après son arrivée. Conformément à ses instructions, il exposa que Dupleix se plaignait que son alliance avec le Maïssour fut la cause de sa ruine. Lorsque l’an dernier, au mois de mai, nous avions envoyé des troupes à Trichinopoly, c’était uniquement dans l’intérêt de ce pays ; le nôtre était de marcher sur Arcate dont les revenus nous auraient dédommagés de tous les frais de la guerre. Pour être restés fidèles à la parole donnée, nous avions perdu 50 laks. Il était légitime qu’on nous en tint compte. Nous ne faisions la guerre que pour mettre le Maïssour en possession de Trichinopoly ; à lui donc incombaient tous les frais. S’il renonçait à l’entreprise, qu’il nous remboursât au moins nos avances, sinon Dupleix serait obligé de rappeler ses troupes et de les envoyer dans le nord où nous avions des intérêts plus importants.

Le dalavay répondit qu’il était exact que Nandi Raja avait manqué d’argent, mais c’était la faute à Balagirao, premier ministre des Marates, à qui il avait fallu tout donner pour empêcher l’invasion du pays. Le dalavay ne contestait pas d’ailleurs les avances que nous avions faites[102], mais quand il avait traité avec nous, il croyait que l’affaire ne durerait pas trois mois et elle se prolongeait depuis plus de quatorze. Il n’en ferait pas moins le possible pour nous satisfaire, car il n’entendait nullement abandonner la partie : il était disposé à poursuivre Mahamet Ali et les Anglais jusqu’à ce qu’on vint à bout de Trichinopoly.

Ces déclarations, si formelles fussent-elles, manquaient cependant de vigueur ; le possible n’est pas le réel, et le P. Costas, interprétant sans doute les sentiments de Dupleix, fit valoir que si celui-ci n’obtenait pas satisfaction, il serait obligé de retirer ses troupes, qu’alors Trichinopoly resterait définitivement aux Anglais et que, maîtres de cette place, il fallait s’attendre à ce qu’ils s’emparent de toute la partie sud du pays jusqu’au Canara, tandis que Morarao occuperait Bangalore et les villes voisines. Ce serait la fin du Maïssour.

Ces considérations parurent faire quelque impression sur le dalavay ; mais quand la nuit fut passée, il était déjà dans d’autres sentiments. L’avenir ne lui paraissait plus aussi sombre :

« Le dalavay, écrivait le P. Costas le 5 août, est un homme qui paraît avoir autant de duplicité que son frère a de la droiture : il y a grande différence de l’un à l’autre. Celui-ci est droit, parle peu et avec bon sens ; l’autre est un grand harangueur ; beaucoup de compliments, de déclarations, de respect, d’amitié, beaucoup d’emphase asiatique et puis c’est tout. »

Le P. Costas ne put rien terminer d’une façon précise ; il ne rapporta aucuns fonds. Il ne semble pas cependant que sa mission ait été tout à fait vaine. Lorsque, malade et désabusé, il quitta Seringapatam au bout de douze jours, le dalavay lui dit dans une dernière entrevue que nous pouvions compter sur son amitié et qu’il se rendait caution de tous les traités que son frère avait passés avec nous. On levait à ce moment dans le pays l’argent nécessaire pour couvrir nos dépenses et un premier envoi était prêt lorsque le Père Costas partit.

Rien n’était donc irrémédiablement compromis du côté du Maïssour non plus que du côté de Morarao en cette fin de juillet 1754, qui mit aussi un terme aux rêves de domination de Dupleix. Les Anglais n’étaient nullement acculés à une capitulation prochaine de Trichinopoly, ainsi que Dupleix se plaisait à le dire, mais ils ne pouvaient non plus compter nous vaincre en rase campagne. Sans être un homme de génie, Mainville avait quelques qualités du vrai chef et depuis huit mois il balançait heureusement la fortune : il avait fait oublier les revers subis par ses prédécesseurs. Lorsque nos renforts seraient arrivés de France, on pouvait espérer qu’il redresserait complètement la situation.

Après la rupture de la digue de Coilhady, il s’était avancé assez loin dans le Tanjore et menaçait la capitale. Dupleix reçut alors une singulière proposition. Deux brames qu’il continuait d’entretenir à la cour lui rapportèrent de la part du raja que si nous lui donnions des secours contre les Anglais, il était résolu à arrêter Mahamet Ali et à le garder prisonnier. Faute de pouvoir lire dans l’âme humaine, il est difficile de dire jusqu’à quel point cette proposition était sincère. Dupleix la prit ou affecta de la prendre au sérieux et n’hésita pas à donner la promesse qu’on lui demandait. Il écrivit au roi (19 juin) :

« Gardez bien le secret sur cette affaire ; si vous la divulguez, vous aurez bien de la peine à l’exécuter… Je suis surpris que vous seul, rejetant mon amitié et agissant avec moi en ennemi, vous favorisiez tant un homme qui n’est point de votre caste[103], et que vous dépensiez tout votre bien pour un maure et ruiniez votre royaume par rapport à lui. » (B. N. 9159. p. 378-379).

Ce projet n’eut aucune suite. La retraite de Morarao non moins que les embarras financiers de Dupleix, donnèrent à entendre au raja qu’il ne lui était pas nécessaire d’engager une partie aussi dangereuse. Il apprit d’autre part, peu de jours après, qu’un renfort anglais d’une certaine importance allait quitter Madras et se proposait de gagner Goudelour puis Dévicotta par voie de terre. Jointes à celles de Lawrence, ces nouvelles forces pouvaient tenir les nôtres en échec. Le moment n’était vraiment pas venu de se déclarer en notre faveur. Après avoir trop parlé, le raja fit la sourde oreille.

Le détachement anglais, conduit par Mafous Kh., frère du nabab, quitta en effet Madras dans les derniers jours de juin ; il comptait environ 200 blancs, 50 topas, 4 à 500 cipayes, et quelques cavaliers. Dupleix se demandait si son objectif était Goudelour ou Trichinopoly. À tout hasard, Patté, qui commandait à Gingy eut ordre de se tenir, sur ses gardes et de le poursuivre, s’il le pouvait, avec toutes ses troupes. Le 9, Mafous Kh. n’était encore qu’à Conjivaram et le 12 devant Chettipet. Contournant Gingy où Dupleix avait envoyé d’urgence quelques renforts pris à Chilambaram, il passa vers le 20 à Tirnamallé ; puis, dévoilant ses desseins et précipitant sa marche, il se dirigea à toute vitesse sur Goudelour où il arriva le 26.

Dupleix fut à ce moment entre la vie et la mort pendant trois jours. Revenu à la santé, son premier soin fut d’envoyer 6.000 rs. à Chilambaram, pour mettre Durocher en état de paralyser la marche éventuelle de l’ennemi du côté de Porto Novo (1er août).

Ce fut son dernier acte de commandement. Le même jour, l’escadre qui amenait Godeheu, arrivait en rade de Pondichéry et le lendemain, Dupleix écrivait à Mainville, — et presque dans les mêmes termes à Durocher et à Patté :

« M. Godeheu est arrivé et c’est avec lui dorénavant que vous correspondrez pour toutes les affaires de votre armée et autres. Vous lui enverrez des états de vos troupes blanches et noires sur le montant de ce qui peut être dû tant aux cipayes que pour les dépenses. Je donne le même avis à Morarao et à Nandi Raja. Je lui ai présenté les vaquils de ces deux personnes ; ainsi ils ne tarderont pas d’être informés de l’arrivée de ce monsieur. Entretenez-les dans les sentiments où ils sont pour la nation et vous, de votre côté, conservez le même zèle qui vous a animé jusqu’à présent. Envoyez-moi, s’il vous plaît, un compte général de tout ce que vous avez reçu de moi, de Nandi R. et des diverses contributions que vous avez reçues. Ce compte doit être la suite de celui que vous m’avez envoyé et arrêté aux huit mois derniers, afin que je puisse avoir des pièces justificatives des prises. Je suis bien aise de vous avertir que je ne passerai plus ni lettres de change, ni rescription sur moi. »

Ainsi se termina, en pleine période de négociations, d’incertitude et d’attente le rôle de Dupleix dans les affaires du Carnatic. Le moment n’est pas venu de les apprécier dans leur ensemble ; cependant on peut dire que l’expédition de Trichinopoly ne correspondait à rien d’essentiel à nos intérêts et que ce fut pour avoir divisé ses forces entre le Carnatic et le Décan que Dupleix compromit l’établissement de l’empire qu’il voulait constituer. Sans doute, au début, l’erreur fut légitime ; à ce moment toutes les espérances étaient permises ; mais dans la suite, lorsque survinrent des malheurs ou des désillusions qui ne finissaient pas, il devint évident qu’on sacrifiait la proie pour l’ombre. L’aveuglement ou l’obstination de Dupleix fut la principale cause de sa chute.


  1. Sabder Ali, 1740-1743 ; Seyed Mohamed, 1743-1744.
  2. Il est à noter que cet accord fut conclu dans les mêmes conditions que celui de Dupleix avec Chanda S. Le Conseil de Goudelour se réunit officiellement le 21 avril pour examiner les propositions de Sahaji, mais une entente secrète était déjà intervenue avec ce prince depuis un mois ; l’abandon de Devicotta était convenu depuis le 28 mars et les forces de terre étaient parties dans le plus grand mystère dès le 19 avril, deux jours avant la délibération publique. Deux conseillers refusèrent d’approuver la convention.
  3. Les Topas étaient des soldats noirs chrétiens, vêtus à l’Européenne.
  4. « La cavalerie et les cipayes de Chek Ibrahim et ceux de Mouzaffer k. sont à la solde du nabab ; ainsi il est le maître de les envoyer où il voudra. Tout ce que vous pouvez exiger de leur chef par pure honnêteté, c’est de vous dire où ils vont ; je crois à la vérité qu’ils feraient encore mieux de vous consulter, mais ils ne se croient plus sous mes ordres et ils ont une espèce de raison de le croire. Ne marquez sur tout cela aucune mauvaise humeur et laissez-les agir comme il voudront. » (B. N. 9156, Lettre à d’Auteuil du 22 août 1749).
  5. « Un peu plus d’attention sur le manger et le boire pourrait peut-être éloigner ces attaques trop fréquentes », lui écrivait Dupleix.
  6. C’est sur les bases de ces concessions qu’ont été conclus avec les Anglais tous les traités qui, de 1763 à 1815, ont consacré la reprise de nos établissements, après leur perte successive. Comme les aldées qui nous furent cédées en 1749 ne se joignaient pas toutes les unes les autres, l’échiquier qui en résulta a subsisté jusqu’à nos jours. C’est ce qui explique le paradoxal enchevêtrement actuel de nos territoires et des territoires anglais. En allant de Pondichéry à Counitchampet, notre aldée la plus éloignée du côté de l’ouest, (27 kil.), on sort trois fois du territoire français.
  7. Il en tira autant — 250.000 — d’Elvanassour, Valgonde et Ranjangoudy.
  8. Les détails de ce siège ne se trouvent dans aucune correspondance ni rapport. — On sait seulement que le 19 février, dans une attaque assez sérieuse, Law reçut une blessure grave qui lui fit perdre un œil.
  9. ( « Muzaffer j. et Chanda S.) ne se sont sauvés que parce que nous étions là pour leur porter secours ; autrement ils seraient morts le jour où ils ont appris que Nazer j. avait franchi les passes. Jugez de leur courage ! » — Latouche à Dupleix, 11 mars. — V. Ananda, t. 6, p. 385.
  10. Cette distinction entre auxiliaires et partie principale, moins subtile qu’elle ne peut le sembler au premier abord, donna lieu ultérieurement entre les Français et les Anglais à de multiples dissertations où ne régna pas toujours la bonne foi et où chacun des partis s’efforça de couvrir ses opérations d’une légalité certaine, en se réclamant l’un et l’autre de l’autorité des princes indiens dont il avait épousé la cause.
  11. Ces treize officiers, au nom profondément oublié aujourd’hui, sont : St -Cyr, Dor, Justaucourt, Dargy, de la Raudiaire, Chaslon, Laurant, Dumorin des Vaux, Des Vaux l’aîné, Schonamille, Mirvault, Gassonville et Guerrier. — Schonamille était neveu de Madame Dupleix.
  12. Dans sa lettre à la Compagnie du 3 oct. 1750, dans laquelle Dupleix raconte tous ces événements avec grand détail, il cite comme s’étant spécialement distingués Villéon, d’Heramburg, Degrez, Vincent, de Cair, Véry de St -Roman, Legris, Garanger, Bock, Rufflet et deux signataires de la mutinerie, des Essards et Ste -Colombe, qui tinrent à racheter leur conduite. On retrouvera plusieurs de ces noms au cours de cette histoire.
  13. Dupleix fit donner le même jour une gratification de 1.500 rs. aux officiers et soldats qui avaient pris part à l’action.
  14. Malgré l’état de guerre existant en fait entre les Anglais et les Français, leurs rapports en campagne étaient loin d’être inamicaux. Ils se faisaient mutuellement des civilités toujours bien accueillies. Le 26 juillet, Latouche envoya à Cope quelques bouteilles de vin ; Cope lui fit passer en retour plusieurs bouteilles de bière et de vin du Rhin, avec le regret que la situation présente ne leur permit pas de se voir. « J’avoue que je souhaite beaucoup et j’espère que les affaires tourneront bientôt à nos souhaits à tous les deux, lui écrivait-il le 28 juillet ; à présent il est impossible puisque les Maures ne sont point susceptibles des notions que nous avons, nous autres européens, et même cette manière ouverte se de traiter ensemble leur paraît incompréhensible. »
  15. D’après Amanda, nous n’aurions eu qu’un européen tué et quelques cipayes ; du côté de Mahamet AJLi, il y aurait eu 150 morts. Les Anglais auraient perdu 10 européens et 50 cipayes.
  16. Les Anglais n’attendirent pas l’octroi de ces paravanas, qui n’eut lieu que le 5 janvier 1751 pour hisser leur drapeau sur Ponnamalli ; se contentant de la parole de Mahamet Ali, ils prirent possession de cette aldée le 5 août.
  17. Gingy n’est plus aujourd’hui qu’un modeste village de 525 habitants avec des restes de murailles et de monuments encore fort imposants.
  18. Le pic le plus élevé de Gingy est à environ 295 mètres au-dessus du niveau de la mer et se trouve lui-même de 125 mètres au-dessus du massif montagneux dont il se détache.
  19. Au moment où Nazer j. arriva dans le Carnatic, le quélidar de Gingy lui remit la ville sans la moindre difficulté et Saint-Marc fut invité avec beaucoup de courtoisie à retourner à Pondichéry où il arriva le 18 mars avec tout son détachement et 3.000 pagodes. Il ne fut nullement inquiété sur le chemin du retour.
  20. Voici ce récit, malheureusement trop court, que signèrent conjointement au lendemain de l’action, comme une sorte de procès-verbal, d’Auteuil, Bussy, Law et Latouche :

    « Je (d’Auteuil) distribuai les troupes et je fis border en dehors la place par les cipayes. Je fis placer l’artillerie et les deux mortiers qui furent servis par M. Galland avec toute l’activité imaginable. Mrs  de St -Georges, Véry et Lenormand furent commandés pour donner l’escalade à un des forts [le Raja Guiri] au coucher de la lune, ce qu’ils exécutèrent avec beaucoup de valeur. Puymorin et les dragons étaient destinés à soutenir ceux qui devaient attacher les pétards aux portes du fort principal, et que je devais forcer avec de la Touche et Bussy. Pendant ce temps, l’ennemi faisait grand feu de mousqueterie et de canon et jetait quantité de fouguettes. Nous avions déjà 6 hommes de tués et quelques blessés lorsque j’envoyai M. de Rouvray reconnaître la porte. Ce brave officier en se retirant reçut un coup de fusil au travers du corps dont il est mort le lendemain.

    « M. Law n’ayant rendu compte des dispositions, nous restâmes dans cette situation jusqu’au coucher de la lune qui était le signal pour agir de tous côtés. Cependant M. Galland accablait l’ennemi de grenades. Vers les 4 heures du matin j’entendis crier « Vive le roi ! » sur une des montagnes. C’était Mrs  de St -Georges, Véry et Lenormand qui avaient exécuté ce dont ils avaient été chargés.

    « Je fis pour lors pétarder les portes de la citadelle principale qui renferme une assez belle ville. L’ennemi prit l’épouvante et, après quelques mousquetades, la fuite. Dans moins d’une heure nous fûmes maîtres de tout. Les fuyards se retirèrent dans leurs forteresses placées sur deux hautes montagnes [le Chrischnaguiri et le Chandra Dourgam] que nous avions à dos et se défendirent encore quelque temps… Mais M. Law avec les dragons obligea bientôt ce reste d’ennemis à fuir et nous fûmes tranquilles possesseurs de Gingy et de tous ses forts… ».

  21. En principe, Nazer j. devait être tué au premier contact avec nos troupes et dans la confusion du début de la bataille.
  22. L’homme chargé d’exécuter l’ordre était un des conjurés ; il ne se pressa pas et pendant ce temps ce fut Nazer j. qui fut tué.
  23. Godeheu, enquêtant trois ans plus tard sur le partage de ces trésors, se demandait comment et pourquoi après avoir remis à Muzaffer j. argent et bijoux, on fut obligé de lui prêter quinze jours après, lorsqu’il quitta Pondichéry, une somme de 200.000 rs. ou 480.000 livres. — Il est vrai qu’au préalable Muzaffer j. avait remboursé à Dupleix toutes les avances qui lui avaient été faites et peut-être aussi celles faites à Chanda S., — mais ces avances ne dépassaient guère 1.200.000 livres.
  24. Dupleix au Comte d’Argenson, 15 oct. 1752. A. Vers. 3749, f° 43).
  25. Dupleix à Latouche, 4 avril 1750. A. Vers. 3746, f° 43.
  26. Dupleix à Iman Sahib après la prise du Mahmet Cha en 1745. B. N. 9159, p. 383.
  27. Mémoire de 1759, p. 135-136. — Lettre à Saunders du 18 février 1752.
  28. Il s’agit de la capture en pleine paix de l’Alcide et du Lys sur les côtes de l’Acadie, en juin 1755.
  29. Réflexions de Dupleix à propos de la Convention Godeheu. B. N. 9161, p. 143.
  30. Mémoire de Dupleix, de 1759, p. 132.
  31. Dupleix fait ici allusion à des événements qui ne se passèrent qu’en 1755.
  32. Ed. Dicey. — Fortnightly Review, février 1896, p. 330.
  33. Dupleix à Montaran, 9 novembre 1753. B. N. 9151, p. 70.
  34. Dupleix à son neveu, 15 février 1753. B. N. 9151, p. 39.
  35. Dupleix à St -Georges, 25 janvier 1754. B. N. 9151, p. 145.
  36. Dupleix à Montaran, 9 nov. 1753. B. N. 9151, p. 75.
  37. Lettre du 20 janvier 1753. Arch. Vers. 3749, f° 53.
  38. Lettre du 9 novembre 1753. B. N. 9151, p. 74.
  39. À cette opinion de Dupleix sur les Anglais, nous croyons devoir ajouter celle de quelques-uns de ses correspondants ou contemporains, engagés dans la même lutte avec nos rivaux. La similitude de leurs sentiments est frappante et ce n’est pas toujours du côté de Dupleix que se trouvent les expressions les plus vives. — Nous ne procéderons que par citations sans lien entre elles.

    « M. de Leyrit connaît les Anglais et par conséquent s’en défie. Il est dans vos principes à cet égard. » — (Le P. Lavaur à Dupleix, 1755. B. N. 9165, p. 10).

    « Que puis-je dire de l’action des Anglais ? Cette nation ne veut pas se corriger et se croit être en droit de violer impunément le droit des gens ». — (Bussy au marquis de Lavora, gouverneur de Goa, B. N. 9161, p. 160).

    « Rien n’est respectable pour les Anglais quand ils pensent que leurs démarches pourront améliorer leur commerce ; ils en ont donné assez de preuves pour justifier cette idée. » — (Mémoire de d’Espréménil du 18 septembre 1753. B. N. 9155, p. 321).

    « Tout prouve que les Anglais sont éloignés de cette bonne foi et de la franchise avec lesquelles nous cherchons à terminer nos différends ». — (Duval de Leyrit à Montaran, 5 oct. 1755. B. N. 9161, p. 33).

    « Jamais les traités n’empêcheront les Anglais de satisfaire leur esprit de prédomination. » — (Duval de Leyrit au comité secret, 16 oct. 1755. B. N. 9161, p. 68).

    « Les Anglais nous donnent pour des vérités ce qui n’a jamais existé. » — (Duval de Leyrit au comité secret, 15 janvier 1756. B. N. 9161, p. 69).

    « L’expérience nous prouve tous les jours que toutes nos condescendances ne servent qu’à les [les Anglais] rendre plus durs et plus difficiles et ne font que les exciter à augmenter leurs prétentions. » — (Duval de Leyrit au Comité secret, 12 février 1756. B. N. 9161, p. 75).

    Après avoir renversé le gouvernement maure de Surate, en 1748. « cette nation (l’anglaise) était devenue si arrogante qu’elle méprisait généralement toutes les autres ; leurs serviteurs semblaient être encore plus impertinents que leurs maîtres. Tous les jours ils insultaient de parole et quelquefois de fait les gens du nouveau gouvernement qui ont tout souffert avec patience, espérant que les Anglais rentreraient en eux-mêmes… Je croyais bien qu’il y avait des hommes fourbes, mais je ne pensais pas que deux conseils et deux chefs de nation le puissent être à tour de rôle. En se perdant eux-mêmes ils ont perdu le respect des autres nations. » — (Le Verrier à Dupleix, 11 décembre 1751. A. C. C2 83, p. 82 et 84).

    « La Compagnie devrait faire là-dessus les plus sérieuses réflexions (sur la lenteur des Anglais à négocier avec Godeheu). Cette nation jalouse au suprême degré de tout ce qui touche le commerce, entend trop bien ses intérêts pour ne pas nous tenir dans cette espèce d’oppression le plus qu’elle pourra. Craignons d’un autre côté que pour nous en tirer il ne s’ensuive une guerre nationale. » — (Barthélemy à de Salles, cité par Godeheu en son mémoire de 1764, p. 334).

    « La ressource à cet inconvénient (d’avoir contre soi les Maures et les Marates) est, dit-on, une union intime entre les deux nations (anglaise et française). Pour compter là-dessus, il ne faut pas connaître nos rivaux. On oubliera à dessein toutes leurs manœuvres passées ; quand ni Maures ni Marates ne penseraient à nous, ils les enverraient solliciter sous main, avec la promesse qu’ils garderaient fidèlement de ne point se mêler de nos affaires, peut-être même à les seconder s’ils voyaient jour à nous accabler sans retour. » — (Le P. Lavaur à Dupleix, 4 mars 1755. B. N. 9365, p. 17).

    « En remontant à la source des dernières démarches qui ont eu lieu de la part des Anglais, personne n’ignore qu’un excès de jalousie des avantages dont nous jouissons a seul occasionné leurs vives représentations. Elles ont été écoutées et certaines considérations ont prévalu au point que nous nous sommes déterminés à marcher avec eux d’un pas égal par tout ce qui peut établir entre les deux nations la tranquillité qui leur est si nécessaire. De pareilles dispositions de notre part ne pouvaient qu’annoncer un parfait retour du côté des Anglais et des vues aussi pacifiques que désintéressées devaient non seulement arrêter les progrès de leur jalousie, mais encore les amener à tout ce qui peut tendre à une sincère réconciliation. Cependant j’ai lieu de m’apercevoir aujourd’hui qu’ils sont éloignés de ce but et que loin d’agir en conformité de ce qu’on doit leur avoir prescrit, ils cherchent au contraire à profiter d’avance de cette prochaine égalité au point qu’on peut les soupçonner de vouloir s’agrandir et s’élever dans la suite même à notre préjudice. » — (Duval de Leyrit à Montaran, 5 octobre 1755. B. N. 9161, p. 29).

    « Si nous abandonnons nos concessions, nous serons exposés indubitablement au mépris des peuples et nous recevrons des avanies partout où nous garderons quelque établissement… Les Anglais n’omettront rien pour animer contre nous ceux qui seront déjà disposés à nous faire des avanies. Leur conduite régulière à notre égard partout où nous avons des établissements est une preuve incontestable de celle qu’ils auront dans la suite, sans égard à aucuns traités ni à aucune promesse, quelque solennels qu’ils puissent être. Je dis plus, notre relâchement et nos sacrifices les fortifieront dans l’espérance de nous expulser tout à fait de l’Inde et dès lors ils emploieront tout leur art et toutes leurs intrigues pour y parvenir. » — (Moracin à Godeheu, 20 novembre 1754. B. N. 9160, p. 118).

    « Écrivez d’un ton ferme à M. Pigot [gouverneur de Madras] ; c’est la façon dont les Anglais veulent qu’on corresponde avec eux. Il ne faut ni invectives ni mollesse dans le style. » — (Instructions de Godeheu à Duval de Leyrit. Mémoire de 1764, pièces justif., p. 7).

    « Vous avez bien raison de dire que notre espérance aujourd’hui est dans l’insolence des prétentions anglaises. Il y a apparence qu’ils en proposeront de si extravagantes qu’ils nous forceront à les rejeter. » — (Moracin à Bussy, 22 septembre 1754. Mémoire de Dupleix de 1759, p. 109).

    « Dans la position où je me trouve, je souhaiterais bien avoir des ordres pour agir contre les Anglais. Je puis dire, sans trop me vanter, qu’ils seraient bientôt expulsés des établissements qu’ils ont sur nos domaines du nord. Si cette nation trouvait jour à nous prévenir avec la moindre apparence de réussite, elle ne se piquerait pas, comme nous, d’une délicatesse dont les suites sont souvent préjudiciables. » — (Bussy à Dupleix, 20 janvier 1757. B. N. 9158, p. 350).

    « Si malgré cette attention de M. Dupleix (à régler les choses correctement avec les Anglais), Mrs les Anglais veulent nous chercher chicane, j’ai trop bonne opinion de la fermeté du ministère pour croire que leur humeur sur cela nous arrêtât en si beau chemin. Je connais assez cette brave et estimable nation pour être certain que s’ils avaient une aussi belle balle à la main, ils la pousseraient jusque là où elle pourrait aller, sans s’embarrasser que cela déplut à leurs voisins. J’ai appris à estimer beaucoup Mrs les Anglais mais non pas à les craindre. C’est, je crois, celles de toutes les nations de l’Europe à laquelle, lorsqu’on a la raison et le droit de son côté, il est plus aisé de faire entendre raison, lorsqu’on y emploie beaucoup de fermeté, de résolution et qu’on leur montre les dents de bonne grâce, et au vrai ils ne sont jamais plus à craindre que lorsqu’on paraît les craindre. » — (Mémoire de St -Georges, de 1752. B. N. 9150, p. 185).

    Il est impossible de conclure avec plus de justesse.

  40. Dans une lettre du 8 décembre 1749. la cour des Directeurs à Londres recommandait au Conseil de Goudelour de ne pas faire à Nazer j. de présents « extravagants ». Le présent s’était élevé exactement à 20.518 pagodes. — « L’expérience, disait-elle, nous a appris qu’on doit avoir peu de confiance dans les puissances de l’Inde. » — (Public. From England. Vol. 53).
  41. Floyer croyait encore si peu à cette époque au succès des Français, qu’à propos de cette retraite, il écrivait à Nazer j. : « Il ne leur [aux Français] reste présentement d’autre ressource que d’implorer votre protection. »
  42. Tiruvendipouram est aujourd’hui une localité de 3.500 habitants.
  43. Mahamet Ali avait lui-même demandé et obtenu de Muzaffer j. qu’il promît de ne point lui demander compte non plus qu’à ses frères des revenus dus par sa famille pour le passé — et ils ne s’élevaient pas à moins de 80 millions de livres, — lui garantît sa mansbdarie et lui donnât des emplois honorables, à lui et à ses fils. Dupleix s’était porté garant que ces promesses seraient tenues. « Je ne puis, lui écrivait Mahamet Ali, être persuadé de la réalité des promesses que le nabab me fait qu’autant que voulez bien en être caution, parce que je me fie plus à une seule de vos paroles qu’à toutes les promesses et assurances de la Cour et que j’estime infiniment plus les lettres que je reçois de vous que tous les écrits de cette cour. » (V. citation dans la lettre à Saunders du 18 février 1752).
  44. Est-il besoin de dire que Mahamet Ali s’était engagé à payer toutes les dépenses des Anglais ; au mois d’avril il leur avait déjà versé 1572 pagodes.
  45. Vredachalam, place sans grande importance au xviiie siècle, est aujourd’hui une agglomération plutôt qu’une ville de plus de 9.000 habitants.
  46. Cette lettre fut reçue à Goudelour le 17-28 octobre.
  47. « Chanda Sahib prend toujours le faux et jamais le vrai ; aussi toutes les affaires vont de travers. Cet homme fera tant à la fin que je me dégoûterai. Sa conduite avec Tauréour est indigne ; aussi perd-il la confiance de tout le monde et c’est une des raisons pourquoi les paliagars ne viennent pas le joindre. » — Dupleix à Law, 6 décembre 1749.
  48. Les maris, lui répondit Dupleix, ne se prêtent pas d’ordinaire à des spectacles aussi dégoûtants.
  49. Cette lettre vient d’être publiée par nous à Pondichéry, sous ce titre : La Politique de Dupleix, d’après la lettre à Saunders et le Mémoire du 16 octobre 1753.
  50. Ar. Mad. Public. From England. Vol. 56.
  51. On ne sait à quels objets plus ou moins imaginatifs de Law, il est fait allusion. Nous voyons cependant dans une lettre de Dupleix à Law du 31 mars, que pour empêcher l’arrivée du convoi de Devicotta, celui-ci aurait formé le projet d’envoyer sa cavalerie dans le Maïssour, c’est-à-dire dans la direction opposée. C’était sans doute par manière de diversion. Dupleix avouait ne rien comprendre à cette idée.
  52. En y comprenant bien entendu tous les hommes qui, à divers titres, accompagnaient ou servaient l’armée ; le nombre réel des combattants ne devait guère dépasser 5 à 6.000 hommes, dont les 900 blancs sous les ordres directs de Law.
  53. Malleson dit que dans cette affaire nous aurions perdu 40 européens et 300 indigènes ; les Anglais n’auraient perdu que 21 des leurs, dont 7 morts d’insolation.
  54. Samiavaram est aujourd’hui un village de 1.200 habitants à 8 milles au nord de Trichinopoly.
  55. Lawrence aurait manifesté l’intention de faire fouiller les effets personnels de d’Auteuil.
  56. Valconde est à 17 milles d’Outatour et 34 milles de Trichinopoly.
  57. L’assassinat de Chanda S. est l’un des faits qui ont été le plus reproché à Lawrence. Dupleix l’accusa expressément de ce meurtre ; mais du récit que nous venons de faire d’après Orme et Malleson, il semble bien que Lawrence n’ait eu qu’une complicité morale dans ce triste événement. Il suffisait qu’il dît un mot pour sauver Chanda S., ce mot, il ne le dit pas, il ne voulut pas le dire.
  58. Tels sont les chiffres que donne Lawrence. Orme parle de 35 officiers, 780 soldats et 2.000 cipayes.
  59. On sait que l’article visant Law, comme tout le mémoire lui-même, fut rédigé par de Gennes, l’avocat de Dupleix. Celui-ci ne se rendit compte de l’erreur commise qu’après l’impression du volume : il eût voulu dès ce moment faire une rétractation qu’il jugeait nécessaire, mais il n’osa contrister de Gennes en la lui imposant, puis l’amour propre s’en mêla, les années passèrent et le mal devint irréparable.
  60. Elle n’en a plus aujourd’hui que 11.000. — Le chiffre de 100.000 donné par Orme pour l’année 1751 n’est sans doute pas exact ; la ville devait être infiniment moins peuplée. Arcate avait remplacé comme capitale Gingy devenu trop insalubre.
  61. Dupleix écrivait encore le 3 décembre à Law : « Ne soyez point inquiet des Marates ; ils sont à nous. Ce sont les dernières nouvelles que j’ai de Vellour. » (A. Vers. 3747). Peu de jours après, il reconnut qu’il avait été la dupe de négociations oiseuses et, le 13, il ne parlait que de faire pendre Morarao, si l’on parvenait à se saisir de ce « misérable ».
  62. Chinglepet est à 40 milles au sud de Madras.
  63. Vendalore est à 22 milles au sud de Madras et à 11 du Grand Mont.
  64. Caveripacom est à 9 milles d’Arcate et 15 de Conjivaram. C’est aujourd’hui une agglomération d’environ 6.300 habitants.
  65. Patté aurait été fort heureux dans Gingy si Dupleix n’avait eu l’idée de faire transporter à Pondichéry les colonnes d’un temple indou pour en décorer un nouveau palais du gouvernement dont il rêve la construction. Patte doit surveiller ce travail délicat et c’est présentement son seul travail. Il y prend une peine réelle ; il ne faut pas que les colonnes se cassent, soit en les arrachant du sol, soit en les transportant sur les trinqueballes de l’administration. C’est pour lui un souci constant, car Dupleix est très strict pour la parfaite exécution de ces transports, à la fin desquels il voit s’élever un beau monument qui perpétuera sa gloire et son nom. C’est un événement quand une colonne part de Gingy ; c’en est un autre quand elle arrive à Pondichéry. On récompense grassement les convoyeurs quand tout va bien ; on les punit si, par une maladresse quelconque, une faute dans le chargement ou un heurt dans le chemin, une colonne tombe à terre et se brise.

    Les transports commencés en mars se poursuivirent activement en avril et se continuèrent dans les mois qui suivirent jusqu’à ce qu’elles fussent toutes arrivées à Pondichéry. Combien y en eut-il ? On ne sait au juste, une vingtaine au moins. Ces colonnes dont quelques-unes décorent aujourd’hui l’entrée du pier de Pondichéry en un hémicycle gracieux, ont eu une singulière destinée. Le palais projeté par Dupleix ne fut jamais achevé, et les colonnes demeurèrent sur le sol pendant de longues, de très longues années. Les Anglais qui détruisirent Pondichéry en 1761, ne sachant qu’en faire les respectèrent. Plus tard on les enterra — pour les conserver — sur la place actuelle du gouvernement. Un peu avant 1870, on en exhuma quelques-unes pour en faire l’ornement du pier en construction et servir d’encadrement à la statue de Dupleix qu’on allait inaugurer. Ce sont celles que l’on voit encore aujourd’hui ; elles sont légères et élégantes et ont fort grand air ; mais il en reste probablement d’autres dans le sol et comme la place s’est rétrécie depuis le dix-huitième siècle et que sur ce retrait on a bâti des maisons, elles ne verront sans doute jamais le jour.

  66. Une lettre de Brenier du 16 juillet nous donne les noms des batteries et postes de Gingy, avec le détail des effectifs chargés de les défendre. — L’état-major de la place comprenait 1 commandant, 1 officier à la porte de Gingy, 1 à la batterie royale, 1 à la porte du diable, 1 officier-major, 1 chirurgien.
  67. Tirnamallé est à 35 kilom. à l’ouest de Gingy.
  68. Legris devait être payé sur le pied de 300 rs ; les sergents et caporaux 36 et 30, les soldats 25.
  69. À ce moment, Goudelour n’était plus le chef-lieu des établissements anglais à la côte : deux mois auparavant tous les services avaient été transférés à Madras, qui avait repris son rang de capitale.
  70. D’après Orme, ils n’auraient eu que 40 européens tués ou blessés.
  71. En se rapprochant de la côte, à environ 6 kilomètres de la mer, la rivière de Gingy se divise en deux bras. Celui du nord s’appelle la rivière d’Ariancoupom et celui du sud, le plus important des deux, le Chounambar.
  72. Dans une lettre adressée à d’Auteuil par Dupleix le 7 septembre, nous y relevons ce curieux passage où la pureté de la forme est quelque peu sacrifiée à la vivacité de l’expression : « Ma femme craint de donner ses espions ; on n’ajoute point foi à ce qu’ils disent ; on les menace quand ils disent vrai, on les amarre. Ils avaient averti de l’alerte à laquelle l’ennemi se préparait ; on leur a donné du pied au cul. Le premier coulis et surtout ceux des cipayes est toujours préféré ; ce qui fait un cacafouis du diable. »
  73. B. N. 9159, p. 347.
  74. A. Col. C2 84, p. 59.
  75. Ancien roi de Maduré et de Trichinopoly.
  76. La Touche ne devait jamais revenir dans l’Inde. Le Prince, qui l’y ramenait avec des troupes, fut brûlé en mer entre l’île de France et Pondichéry avec tous ses passagers et tout l’équipage.
  77. « Je suis confus des instances que vous me faites pour prendre le commandement de l’armée, écrivait-il à Dupleix le 28 octobre. Je vous prie de croire que si je croyais pouvoir répondre à vos intentions, je ne me ferais pas prier. Je vous avoue que je serais charmé de voir un autre chargé de cette armée, mon peu d’expérience me faisant trembler. Si malgré mes représentations vous êtes toujours dans les mêmes intentions, je serai forcé d’accepter. »

    Il n’était pas encore décidé le 24 novembre : « Je préférerais, disait-il, mille fois labourer la terre plutôt que de commander dans ce pays ; le corps d’officiers est si peu uni et si rempli de jalousies qu’il est difficile de pouvoir commander sans se faire des ennemis. L’on ne cherche qu’à se détruire les uns les autres. »

    Fin décembre, il hésitait toujours : « Je me ferai toujours une gloire d’être soumis à vos ordres, mais les mêmes raisons que j’ai eu l’honneur de vous représenter subsistent toujours. Je crains de me charger de plus que je ne pourrais porter. Je croirais manquer à la confiance que vous voulez bien me témoigner si je ne vous avouais mes forces. Il faut un détail pour un commandement de cette nature dont je ne me crois point capable. »

  78. Un autre motif de l’indisponibilité de Brenier fut la mort de sa femme survenue le 29 décembre. Il en éprouva pendant plusieurs jours une douleur qui le rendit impropre à tout service. Pour le distraire de son chagrin, Dupleix voulut lui confier une petite expédition du côté de Vredachalam ; il la refusa.
  79. « On ne fera pas cette opération deux fois sans que l’Anglais fasse les plus sérieuses réflexions. » (Lettre du 5 janvier).
  80. « Lorsque vous enverrez à Panrutti, il faut faire paraître le corps de blancs considérable et faire revenir le soir le surplus de ce que vous avez dessein d’y laisser. Il faut aussi que le corps de cipayes paraisse nombreux ; les ruses sont nécessaires dans la guerre et je vous prie d’en faire usage autant qu’il sera possible. » (Lettre à Maissin, du 2 février).
  81. Le détachement fut en réalité de 100 blancs, 2.000 marates, 1.600 cipayes et 300 topas.
  82. « Il me paraît que Morarao vous fait croire tout ce qu’il veut ; il vous faut encore quelques années d’expérience pour vous mettre au fait des tours et fourberies des gens du pays et surtout de cette race marate. » (Lettre du 23 mai).
  83. Il semble que dans cette affaire, Innis kh. ait épousé les intérêts de Moudamia ; il venait, disait-on, de recevoir de lui un serpeau de 500 rs. sans compter 5.000 rs. (Lettre du 3 juin, à Maissin).
  84. Après la prise de Chilambaram, le commandement de la place fut confié à un capitaine polonais, Dzierzanowski, nouvellement arrivé. Cet officier, dont les mérites étaient faibles et la probité douteuse, eut tout de suite avec Moudamia de sérieuses difficultés. L’amaldar se réclamait de l’accord conclu avec Maissin et Dzierzanowski invoquait les ordres de Dupleix. L’affaire se termina comme toutes celles de cette nature ; le plus fort eut raison, Moudamia fut arrêté (fin juillet) et déporté à Pondichéry où il mourut. On considéra généralement que des motifs plus financiers que politiques avaient déterminé son arrestation ; on accusa même Dupleix de ne lui avoir tenu tant de rigueur que pour lui extorquer une forte rançon. Godeheu se fit l’écho de ces bruits et, malgré la partialité dont il fit souvent preuve, il est possible qu’en cette circonstance il ne se soit pas complètement trompé.
  85. Il semble aussi que notre échec ait été dû en partie à un désaccord entre Astruc et Saint-Aulas, les seuls capitaines de l’armée. Ils avaient chacun un projet différent pour l’attaque. Astruc ayant accepté sans conviction celui de Saint-Aulas, lui fit ensuite des reproches sur son insuccès. Saint-Aulas, fort susceptible, quitta l’armée. Dupleix employa toute sa diplomatie à apaiser le différend et à les réconcilier. Il écrivit à Astruc : « Votre vivacité dans cette explication [avec St -Aulas] aura été poussée trop loin ; vous n’ignorez pas celles que vous avez eues quelquefois avec moi, à plus forte raison pouvez-vous les avoir eues avec lui. Vous vous êtes repenti des premières et je vous ai donné des marques certaines que je les ai oubliées. » À la prière de Dupleix, Astruc fit un simulacre d’excuses et Saint-Aulas revint à l’armée.
  86. La question si importante de nos effectifs est un problème difficile à élucider. Les chiffres concordent rarement. Voici par exemple une lettre du 17 juillet de Dupleix à Astruc, où l’on relève entre les chiffres de l’un et ceux de l’autre un écart de 100 unités sur 732. « Vous aviez à la fin de mai 332 blancs ; je vous en ai fait passer depuis 400, ce qui fait 732, que vous réduisez à 440. La différence est un peu trop forte, quand même je vous passerais les 150 malades ou blessés [à l’hôpital de Sriringam] et les 40 morts ou désertés. Il en manquerait au moins 100. »
  87. Notons en passant ce nom d’Andrenek ; il n’est autre que le célèbre Haïder Ali.
  88. Cette opinion de Morarao était-elle sincère ? Il est permis d’en douter et moins que jamais Dupleix avait confiance en lui : « Je ne sais que trop penser de la conduite de Morarao, écrivait-il à Maissin le 10 septembre ; cet homme ne répond point du tout à la confiance qu’on lui accorde. Je n’ignore point que, sous prétexte de vouloir accommoder le Tanjaour avec nous, il a demandé à ce prince 100.000 rs. qui lui ont été refusées. Ce refus pourra-t-il faire effet sur lui et ne sera-t-il jamais rassasié d’argent ? S’il n’a pas voulu passer le Coléron lorsqu’il le pouvait, c’est qu’il comptait par cette manœuvre que le raja de Tanjaour reconnaîtrait ce service. L’avidité de cet homme ne sert qu’à ruiner nos affaires. »
  89. Very était alors major des troupes de Trichinopoly.
  90. D’un inventaire auquel Mainville fit procéder le lendemain, il résulta que nous avions à Sriringam 6 pièces de bronze, 1 pièce de fer, 1 mortier, des gargousses, 48.000 cartouches, 123 bombes, 1600 boulets de plomb ou de fer et 100 grenades. À l’hôpital il y avait 120 malades.
  91. Il est à noter, bien que n’intéressant pas directement l’histoire de Dupleix, qu’à ce moment Andrenek, considéré déjà comme le chef le plus brave et le plus capable des Maissouriens, fut sur le point de quitter l’armée, à la suite de quelques observations du raja. Déjà il avait passé le Coléron pour aller sans doute rejoindre Mahamet Ali, lorsque Mainville l’envoya chercher par son interprète Balagipendet, le ramena au camp, et le raccommoda avec Nandi Raja (19-24 novembre).
  92. Garaudel était parti de Vellore le 18 janvier avec 10 blancs, un détachement de 600 indiens et une pièce de canon. Le 19, il se trouva comme par surprise en présence de l’ennemi ; il le battit à plate couture et lui prit une pièce de canon.
  93. Citons encore cette fin de la lettre : « Je ne puis finir la présente sans vous dire que les lettres écrites [de France] au Conseil Supérieur sont écrites dans un style peu décent tant pour la direction que pour lui. Je connais le fabricateur de ces lettres [sans doute Duvelaër] ; il est aisé de s’apercevoir qu’il a pris son éducation au milieu des flots. » — Les boutades ne déplaisaient pas à Dupleix ; il est vrai que la lettre à Montaran avait un caractère tout privé.
  94. « Je ne trempe point ma plume dans le fiel lorsque j’ai l’honneur de répondre à vos lettres. Serait-il dit que les vérités que je vous présente ne peuvent être repoussées que par des imputations aussi fausses qu’elles se trouvent hors de propos ? Il en résultera toujours un plus grand lustre pour ces vérités dont l’évidence aura lieu de frapper et quoique je sois très en état de riposter à ces imputations, je me contente de laisser au public le jugement entre vous et moi. » (Lettre à Saunders du 10 septembre 1753). B. N. 9151, p. 112-113.
  95. Bussy n’avait jamais été partisan de l’expédition de Trichinopoly, aussi la paix lui paraissait-elle très désirable. Seulement, il ne paraissait pas très fixé sur les meilleurs moyens de l’obtenir : « Je trouve un peu de contradiction dans vos lettres au sujet des affaires de ce pays, lui écrivait Dupleix le 16 janvier 1754. Vous voulez dans quelques-unes que je les termine ; celle du 28 octobre me conseille de traîner en longueur ; les dernières disent de conclure et me marquent à peu près les conditions. Reste à savoir si les Anglais voudront y acquiescer. » (A. Vers. E. 3754).
  96. François-Louis de Lavaur était né à Céré (Lot) le 20 juin 1700. Reçu dans la province de France le 18 octobre 1732, il partit pour l’Inde en 1741. Sa carrière y fut particulièrement brillante et rapide. Affecté à la mission télougou, il servit ensuite à Ponganour (1742) et à Vencataguiri (1743). En 1751, il succéda au P. Cœurdoux comme supérieur général de la mission et occupa ce poste pendant dix ans jusqu’à la chute de Pondichéry. Fait prisonnier, il fut mené en Angleterre. Rendu à la liberté, il revint en France et mourut subitement aux environs de Poitiers en juin 1763.
  97. Dupleix donna l’ordre à Mainville de renvoyer les officiers, mais après leur avoir fait signer un engagement de ne plus servir contre nous, analogue à celui que les Anglais exigeaient de nos officiers. Il recommanda toutefois de garder en prison le commandant et un lieutenant jusqu’à ce que deux de nos officiers, Pascaud et Le Maintier, qui étaient détenus dans les mêmes conditions à Arcate depuis quinze mois, fussent élargis. Quant aux soldats, il les fit venir à Pondichéry, attachés deux à deux dans la journée pour éviter toute fuite.
  98. En fait, Andrenek ne participa pas à cette expédition ; il perdit sa mère dès le début, et selon la coutume des Indiens, il se retira avec ses troupes pour observer dans le silence et dans la retraite un deuil rigoureux.
  99. Dupleix lui fit observer, par lettre du 10 juin, qu’en agissant ainsi, il lui donnait de justes motifs pour ne plus le payer et que s’il ne rejoignait pas immédiatement nos troupes, tous les accords passés avec lui seraient considérés comme inexistants. Morarao ne répondit pas.
  100. D’après des comptes de Dupleix, Morarao aurait dû toucher de nous depuis le 22 décembre 1752, date de son accord avec Dupleix jusqu’au 22 juin 1754, 2.250.000 rs., sur quoi il lui avait été effectivement payé 1.939.000 rs., dont 300.000 fournies directement par Nandi Raja. Il lui restait dû par conséquent 361.000 rs. S’il abandonnait notre parti, Dupleix estimait qu’il fallait défalquer cette somme de notre compte, attendu qu’elle représentait des avances faites à Pondichéry en décembre 1752. (Lettre à Mainville du 18 juillet).
  101. Le P. Louis Costas, de la province d’Aquitaine, était né à Agen le 20 février 1710. Admis au noviciat le 4 novembre 1728, il partit pour l’Inde en 1739. En 1743 il était à Panchpaguiri, au sud de Vellore. Il mourut à Pondichéry le 4 janvier 1784.
  102. D’après les comptes remis par Dupleix à Godeheu au mois de septembre suivant, Nandi R. aurait dû nous avoir payé au 1er août 1754 3.275.000 liv. ; il ne nous en avait versé que 1.333.000, dont 300.000 remises en deux fois à Morarao les 8 mars et 13 mai ; il nous redevait donc 1.942.000 rs. (A. C. C2 84. p. 61-62).
  103. Le raja était brahmanique et Mahamet Ali musulman.