Dupleix et l’Inde française/2/9

Ernest Leroux (2p. 285-298).


CHAPITRE IX

Le siège et la prise de Madras
15-21 septembre 1746.


Le siège de Madras se réduisit à des opérations militaires sans importance : les négociations pour la reddition de la ville commencèrent dès le premier jour : conditions de la capitulation.
Des droits de Dupleix et de la Bourdonnais à pratiquer une politique différente.


Nous n’entrerons pas dans le détail de cette expédition ; elle appartient surtout à l’histoire de la Bourdonnais.

Aussi bien n’offre-t-elle rien d’intéressant au point de vue militaire. Malgré les préparatifs faits à Pondichéry et tous les bruits qui couraient, les Anglais ne s’imaginaient pas qu’on osât jamais venir les attaquer[1]. Ils n’avaient pris aucune mesure de défense un peu sérieuse et attendaient le retour de projets envoyés à Londres pour exécuter quelques travaux. La ville était défendue par un lieutenant septuagénaire du nom d’Eckman, qui avait sous ses ordres 200 blancs, quelques centaines de pions sans instruction et sans consistance, une centaine de lascars et une milice civile improvisée. Le gouverneur Nic. Morse et son conseil composé de Monson, J. Stratton, Th. Eyre, Ed. Harris, J. Savage et Ed. Fowke, étaient des hommes sans énergie et de médiocre capacité.

L’espérance et la résolution étaient au contraire de notre côté. Pendant les cinq à six jours que dura le siège (15 au soir jusqu’au 21 au matin), la Bourdonnais et ses officiers ne cessèrent de témoigner la plus grande vigilance. Ils furent constamment en éveil. Nous tenions Madras entre nos troupes de terre et celles de mer ; leur feu convergent était calculé pour hâter la chute de la ville.

Après son départ de Pondichéry dans la nuit du 12 au 13 septembre, l’escadre s’était trouvée le 14 de grand matin en vue de Coblon, à cinq lieues au sud de Madras. Suivant un programme arrêté d’avance, Paradis y descendit avec une partie des troupes, pour continuer par terre. Le lendemain à sept heures, il était à une lieue de St -Thomé. Grâce à une lettre de Dupleix à l’amaldar de cette place, il put passer sans résistance et à une heure de l’après-midi, il était à 1.500 toises de l’extrémité sud de Madras. C’était le lieu fixé pour le débarquement. La Bourdonnais, qui avait longé la côte à faible allure, descendit le premier, bientôt suivi de 1.000 hommes d’infanterie, 340 cipayes, 100 pions et une compagnie de dragons commandée par son beau-frère, Combault d’Auteuil. Il fit son premier campement à 300 toises de là, près de la grande pagode de Triplicane. Pendant tout ce temps les Anglais n’avaient pas paru[2].

À la tombée du jour, la Bourdonnais reçut la visite de M. Barneval, gendre de Madame Dupleix. Il venait lui demander pour les femmes la permission de quitter la ville, La Bourdonnais n’y voulut consentir que pour Madame Barneval elle-même et pour Madame Morse ; mais celles-ci, par un légitime esprit de solidarité, n’usèrent point de cette permission, et préférèrent affronter avec leurs compagnes les dangers du siège.

Les deux jours qui suivirent furent employés à préparer l’attaque. Le 16, la Bourdonnais transféra son camp à 800 toises à l’est de la ville et le 17 il prit possession du jardin de la Compagnie qui n’était qu’à 400 toises de la Ville blanche et 200 seulement de la Ville noire et y installa 10 canons.

Le feu commença le 18 et dura le 19, presque sans interruption. L’escadre y participa. Par la précision des coups, il en résulta une démoralisation presque complète des troupes anglaises ; les soldats, pour la plupart ivres, se mutinèrent au point que les officiers jugèrent imprudent de les employer dans une sortie. Les domestiques disparurent, laissant leurs maîtres dans l’embarras ; quant aux soldats noirs, ils avaient dès le premier jour sauté par-dessus les murailles.

La position de la place devint rapidement intenable et dans la journée du 18, un topas nommé Francisco Pereira, ancien médecin du nabab d’Arcate et mêlé dans le passé à diverses négociations, vint au nom du gouverneur pressentir la Bourdonnais sur ses intentions. Sans lui donner de réponse précise et surtout sans le charger d’aucune commission, la Bourdonnais parut incliné à un accommodement. Le terrain étant ainsi déblayé, Morse décida Madame Barneval à écrire à la Bourdonnais pour le prier de lui faire savoir à lui-même quels étaient ses sentiments.

Nulle lettre n’était plus opportune. Dupleix venait d’écrire (lettre du 17 reçue le 19) qu’il avait vu des vaisseaux venant du sud et la Bourdonnais en avait conclu que c’était peut-être l’escadre anglaise qui venait au secours de Madras. L’information était d’ailleurs erronée et Dupleix la rectifia le même jour ; mais elle donna lieu à la Bourdonnais de penser qu’il convenait de brusquer les événements. Il répondit donc à Madame Barneval qu’on pouvait lui envoyer des députés.

Morse en désigna deux : Monson, second du conseil et un nommé Hallyburton, ancien chef de Madapolam, qui savait le français. Munis d’un sauf-conduit, ils sortirent de la ville le 20 à 8 heures du matin. La Bourdonnais fit aussitôt cesser le feu et envoya Paradis à leur rencontre. La conversation dura près de deux heures. Les députés proposèrent d’abord de racheter la prise et l’occupation de Madras moyennant une contribution, mais la Bourdonnais tenait à en prendre possession. Ils lui demandèrent alors de fixer le prix d’une rançon. La Bourdonnais leur répondit à peu près en ces termes : « Vous rendrez votre ville et tout ce qu’elle renferme et je vous promets sur mon honneur de vous la remettre moyennant une rançon ; fiez-vous à ma parole. Quand à ce qui concerne l’intérêt, vous me trouverez toujours raisonnable.

— Mais, reprirent les négociateurs, qu’appelez-vous raisonnable ? »


Plan de Madras pour le siège de 1746, dressé en 1730 par Moithey.
(D’après le dépôt des Cartes et plans du Ministère des Colonies.)

Pour leur faire comprendre sa pensée, il prit le chapeau de l’un d’eux et dit : « Je suppose que ce chapeau vaut six roupies ; vous m’en donnerez trois ou quatre et ainsi du reste. »

Un autre gendre de Madame Dupleix, M. de Schonamille, traduisit cette explication.

Les députés demandèrent alors que tous les articles du rachat fussent arrêtés et que le prix en fut fixé avant la remise de la ville. Un pareil compte eut exigé beaucoup de temps. La Bourdonnais qui appréhendait toujours de voir arriver l’escadre anglaise et ne craignait guère moins que le nabab d’Arcate ne vint au secours de la place, ne pouvait ni ne voulut entrer dans de pareils arrangements ; il signifia aux députés qu’il fallait se soumettre ou se résoudre aux pires extrémités, et il leur montra ses canons prêts à tirer pour préparer l’assaut.

Les négociateurs, voyant qu’il était inébranlable, retournèrent chez eux, avec une lettre pour Morse où la Bourdonnais lui faisait une vive peinture des horreurs dont Madras allait être menacé, s’il ne souscrivait à ses propositions.

Après leur départ, le feu recommença avec une extrême vivacité, en même temps que la Bourdonnais arrêtait avec sa flotte les dispositions pour un assaut général dans la nuit du 21 au 22. Le feu dura jusqu’à 3 h. 1/4. À ce moment un palanquin sortit de la place précédé d’un pavillon blanc ; ce n’étaient ni Monson ni Hallyburton qui revenaient ; le gouverneur leur avait substitué Francisco Pereira. Celui-ci venait prier la Bourdonnais de prolonger la trêve pendant toute la nuit, pour donner aux assiégés le temps de se déterminer. La Bourdonnais fut quelque peu surpris du choix de ce messager et le renvoya aussitôt dire à Morse que le feu ne cesserait que le lendemain matin de six heures à huit heures et que, si les députés n’apportaient pas une parole décisive, il n’écouterait plus aucune proposition. Après quoi le feu reprit et dura toute la nuit.

Au lever du jour, on entendit dans Madras un roulement de tambour ; enfin à six heures, au moment où la Bourdonnais étudiait de nouvelles dispositions pour l’attaque, Monson et Hallyburton parurent avec un pavillon blanc. Ils consentaient à livrer la ville aux conditions posées la veille, c’est-à-dire moyennant la faculté de la racheter. Les clauses de la capitulation furent aussitôt arrêtées, signées et portées à Morse pour approbation.

Les voici en résumé :

La ville devrait être livrée aux Français ce même jour à deux heures de l’après-midi.

La garnison et généralement tous les Anglais se trouvant dans la ville ou le fort étaient prisonniers de guerre. Toutefois les conseillers, officiers et employés d’État-Major étaient libres sur leur parole d’honneur d’aller et de venir où bon leur semblerait, à condition de ne pas porter les armes contre la France.

Pour faciliter le rachat de la place, le gouverneur et son conseil cesseraient d’être prisonniers, au moment d’entrer en négociation à ce sujet.

Les articles du rachat de la place seraient réglés à l’amiable par la Bourdonnais et le Conseil anglais qui livrerait aux Français tous les effets et marchandises reçues ou à recevoir des marchands, en même temps que les livres de comptes, les magasins, les arsenaux, provisions de guerre et de bouche, meubles, matières d’or et d’argent et autres effets appartenant à la Compagnie d’Angleterre.

La garnison serait conduite au fort St -David, prisonnière de guerre, mais si les Anglais restaient maîtres de Madras, ils pourraient la faire revenir pour se défendre contre les gens du pays.

Avant de quitter le camp, les députés demandèrent à la Bourdonnais sa parole d’honneur de tenir la promesse de rançon.

— Oui, leur répondit-il, je vous renouvelle la promesse que je vous ai faite hier de vous rendre votre ville, moyennant une rançon dont on conviendra à l’amiable et d’être raisonnable sur les conditions.

— Vous nous en donnez votre parole d’honneur, répondirent les députés.

— Oui, dit-il, je vous la donne et vous pouvez compter qu’elle est inviolable.

— Eh bien, répliquèrent les deux Anglais, voici la capitulation signée de M. le Gouverneur. Vous êtes le maître d’entrer dans la ville quand il vous plaira.

— Tout à l’heure, reprit la Bourdonnais.

Il fit alors assembler les troupes et battre un banc pour leur défendre sous peine de mort de rien piller dans la place. Puis il en prit possession à l’heure fixée. Au même moment, le pavillon anglais fut amené et remplacé par celui de France. Et ainsi Madras devint possession française jusqu’au 1er septembre 1749.

La prise de Madras fut connue le lendemain à Pondichéry à trois heures de l’après-midi par une lettre de Paradis. Dupleix fit aussitôt hisser le drapeau blanc sur la citadelle et tirer 21 coups de canon en l’honneur de la victoire. Il réunit ensuite les conseillers pour leur communiquer la nouvelle et se rendit avec eux à l’église pour célébrer un service d’action de grâces, à la fin duquel il leva son chapeau et cria : « Vive le Roi ». Les Européens en firent autant et tout le fort retentit de joyeuses acclamations. On se rendit ensuite au gouvernement où l’on but aux succès de la Bourdonnais. Les marchands indiens y vinrent également et félicitèrent vivement Dupleix, qui, dans sa joie, fit distribuer 5.000 livres de sucre au peuple et prononça la mise en liberté des débiteurs et généralement de toute personne se trouvant en prison. Le soir la ville fut illuminée.

Le lendemain fut encore un jour de fête. Dupleix passa une revue des troupes, et à la nuit les illuminations recommencèrent.

La Bourdonnais ne fut point oublié. Dès la réception de la lettre de Paradis, le Conseil lui adressa ses félicitations et le lendemain Dupleix lui exprima la sincère joie qu’il éprouvait, en même temps qu’il le remerciait au nom de la nation des peines, des soins, des travaux et des fatigues qu’il s’était donnés pour la réussite d’une conquête qui le comblait de gloire et indemnisait la Compagnie de ses pertes. On voudrait pouvoir ajouter que ces lettres sont empreintes de cordialité ; mais on n’y sent aucune émotion. Évidemment le Conseil et Dupleix, tout en appréciant la grandeur de l’événement, auraient préféré ne pas le devoir à la Bourdonnais.

Avant de reprendre la suite de ce récit, il nous paraît utile de poser et de discuter certaines idées qui pourraient aussi bien en être la conclusion, comme la question de savoir si les ordres du ministre à la Bourdonnais le dispensaient effectivement de conformer sa politique à celle de Dupleix après la prise de Madras, — s’il avait le droit de signer un traité de rançon sans s’être entendu au préalable avec le gouverneur de Pondichéry, — si enfin ce traité était raisonnable ou conforme à nos intérêts ou s’il ne constituait pas au contraire un acte de quasi-trahison. La discussion sinon l’éclaircissement de ces points sera pour nous comme un fil conducteur au milieu des incidents variés qui ne cessèrent de se succéder du 21 septembre au 23 octobre, date à laquelle la Bourdonnais s’embarqua.

Nous doutons au surplus que nos explications donnent satisfaction à ceux qui admirent exclusivement Dupleix ou la Bourdonnais ; mais ce livre n’est écrit ni à la gloire ni pour le dénigrement d’aucun d’eux. Nous avons trop peu de confiance dans la grandeur de l’homme et des hommes pour en juger beaucoup dignes du Capitole et nous ne pensons pas non plus qu’un très grand nombre mérite la Roche Tarpéienne.

Tant qu’il s’était agi de seconder les entreprises de la Bourdonnais, Dupleix, obéissant aux ordres du ministre, n’avait épargné ni sa peine ni son temps ; il avait assemblé tous les vivres et matériaux nécessaires à leur succès et la Bourdonnais ne s’est jamais plaint sérieusement qu’on lui ait rien refusé.

Le glissement commença le jour où la Bourdonnais demanda par écrit à Dupleix ses avis et ses conseils sur l’opportunité de l’expédition de Madras. Après les préparatifs faits depuis deux ans, la question pouvait paraître surprenante et elle l’était en effet. Elle témoignait de la part de la Bourdonnais ou d’une confiance insuffisante en ses instructions ou d’une grande timidité dans l’exécution : en tous cas, par le seul fait qu’il la posait, il se plaçait dans une certaine mesure sous la dépendance morale de Dupleix et l’autorisait implicitement à en faire état en d’autres circonstances.

L’expédition définitivement admise, la Bourdonnais ne pouvait, aux termes de ses instructions du 13 janvier 1741, donner aucun ordre à terre sans l’autorisation du Conseil de Pondichéry et c’est pourquoi il accepta ou subit Paradis et ses troupes ; celles des îles eussent d’ailleurs été insuffisantes.

Madras tombé, il estima qu’il pouvait reprendre sa liberté d’action. Les instructions secrètes qu’il avait reçues en 1741 ne lui disaient-elles pas : « Il est expressément défendu au sieur de la Bourdonnais de s’emparer d’aucun établissement ou comptoir des ennemis pour le conserver. » Cet ordre, la Bourdonnais le considérait comme de la dernière importance, et c’est en s’y conformant strictement qu’il crut pouvoir promettre aux Anglais un traité de rançon sans en référer à Pondichéry.

Mais cet ordre avait-il la portée absolue que la Bourdonnais lui attribuait ? Outre qu’en fait les instructions militaires vieillissent vite et qu’un chef véritablement digne de ce nom doit toujours les adapter aux circonstances, d’autres instructions, données ultérieurement à la Bourdonnais, l’autorisaient à changer ses plans s’il le jugeait convenable aux intérêts de la Compagnie et « même à prendre tout autre parti quel qu’il fût ».

La Bourdonnais n’était donc lié, lors de la capitulation de Madras, que par des considérations de bon sens et d’opportunité. Et c’est là que se reconnaît l’homme supérieur : un général victorieux peut être un bon général, mais celui qui, malgré les ordres de son gouvernement, poursuit ses succès, réduit l’ennemi à l’impuissance, assure ainsi la sécurité de son pays pour de longues années, celui-là est véritablement grand. C’est pourquoi, bien qu’il fut couvert par des instructions que nul ne contestait, les uns ont reproché à la Bourdonnais de s’être trompé et les autres d’avoir trahi.

Avant de voir ce que valent ces reproches, examinons s’il avait le droit de prendre des résolutions relatives au sort de Madras, sans s’être entendu avec Dupleix.

En l’absence de toute instruction spéciale à une entreprise contre Madras, l’une et l’autre thèse peut également se soutenir et les premières apparences sont que la Bourdonnais avait ce droit : le ministre l’avait laissé libre de diriger ses expéditions militaires comme il l’entendrait. Mais l’expédition avait cessé avec la prise de Madras : le règlement du sort de la ville était une autre question.

Ce fut sur cette question que la Bourdonnais et Dupleix ne purent s’entendre. La Bourdonnais ne mettait pas en doute que si l’on eut conservé Madras comme une colonie française, elle n’eut été du ressort du gouvernement de Pondichéry ; mais jusqu’à ce qu’on eut pris un parti à ce sujet — et il estimait avoir seul qualité pour le prendre — nul autre que celui qui l’avait conquise n’y devait commander (Mémoire, n° 70).

Sans s’embarrasser de ce distinguo juridique Dupleix soutenait au contraire que du jour où la ville avait été prise par les soldats et les marins du roi, lui seul avait le droit d’en fixer le sort et d’y donner des ordres.

Si l’on se fût trouvé en France ou en Europe, le différend eut été très simplement tranché par l’intervention directe du ministre ou du roi ; mais on était à huit mois de la métropole, près de deux ans avant la réponse, et il fallait prendre des résolutions immédiates. C’est alors qu’à défaut du droit écrit intervient le droit naturel et que le bon sens trace une ligne de conduite.

Or, sans former un bloc compact, nos établissements de l’Inde constituaient cependant une unité morale, politique et administrative, dont Dupleix était le chef, et par sa chute Madras s’y ajoutait nécessairement, au moins jusqu’à la paix, au même titre que dans une guerre toute place prise fait momentanément partie du domaine de la nation victorieuse. Il n’était donc pas besoin pour Dupleix d’avoir des pouvoirs spéciaux pour intervenir au moment de la reddition de Madras ; comme dépositaire de l’autorité royale, il avait tout pouvoir pour exprimer une opinion et au besoin l’imposer. D’ailleurs la Bourdonnais ne lui avait-il pas en quelque sorte reconnu ce droit, d’abord en exigeant de lui un ordre pour engager l’expédition, ensuite en acceptant son concours militaire, enfin en demandant le conseiller d’Espréménil avec mission de veiller aux intérêts de la Compagnie après la prise de Madras ? L’expédition ainsi engagée devait suivant la logique se continuer avec le même concert comme entre gens de bonne foi.

Pourquoi en fut-il autrement ? On l’a déjà indiqué : avant le départ de l’escadre, Dupleix n’osa donner des instructions à la Bourdonnais, par crainte de compromettre le principe même de l’expédition, et quand Madras fut pris, la Bourdonnais en disposa tout seul, simplement pour ne pas reconnaître l’autorité de son rival.

Il eût été assurément préférable que les deux hommes se fussent entendus d’avance ; il eut pu en résulter pour la nation d’autres entreprises, également heureuses, mais les deux caractères ne sympathisaient pas et en toutes choses l’homme suit d’abord son tempérament. L’histoire seule reconnaît après coup que des fautes ont été commises et en détermine l’importance ; mais on peut être assuré qu’avant de les commettre, les civils, militaires ou marins, auxquels il arrive souvent de se quereller pour la défense de leurs prérogatives, ne s’inspirent pas d’un autre désir que celui d’assurer à la lettre le respect des lois et règlements auxquels ils se figurent que l’existence de l’État est attachée par une sorte de nécessité. Seuls, quelques esprits un peu sceptiques et désabusés savent voir plus haut, plus juste et plus loin.

Ni Dupleix ni la Bourdonnais n’eurent cette vision des intérêts supérieurs de la cause qui leur était confiée, il faut loyalement le reconnaître. La Bourdonnais se montra toutefois le moins clairvoyant.

Il ne fit pas preuve de plus de justesse d’esprit lorsqu’il promit aux Anglais un traité de rançon. On ne prend pas une ville de l’importance de Madras pour la rendre aussitôt après, sans d’impérieuses nécessités et il n’y avait aucune raison d’escompter que le traité de paix la restituerait aux Anglais. Jusque-là, et quoi qu’il dût alors advenir, elle devait rester entre nos mains. On pouvait la défendre et la garder en même temps que Pondichéry ; l’événement le prouva. Passe encore si on l’eut rendue moyennant une forte somme payée comptant ou un gage aisément réalisable ; mais la Bourdonnais se contenta de bons à longue échéance, payables en Angleterre. On ne pouvait pousser plus loin la duperie, et comme il parut invraisemblable qu’un homme de son expérience et de sa valeur eût fait une pareille erreur, on l’accusa d’avoir reçu un pot-de-vin pour traiter avec les Anglais. De là à l’incriminer de trahison il n’y avait qu’un pas et il fut franchi.

On examinera plus loin ces accusations qui, elles, ne sont nullement spéculatives ; il nous suffit pour le moment d’avoir établi par des arguments de fait et de bon sens que, dans le conflit qui allait éclater, les meilleures raisons étaient du côté de Dupleix et que la Bourdonnais ne pouvait que se soumettre ou se débattre dans des complications et des contradictions sans issue.

Pourquoi faut-il qu’à ces discussions de principe qui avaient leur valeur et sur lesquelles on pouvait échanger des notes discordantes et même un peu vives, soient venus se greffer une foule d’incidents mesquins et souvent assez tristes ? Assurément ces incidents eurent tous pour cause générale la divergence d’opinion des deux chefs sur la politique à suivre, mais ils tinrent aussi à l’opposition de leurs caractères qui les rendit plus aigus ; or, s’il est vrai que si les idées de Dupleix nous ont paru plus rationnelles, il nous paraît aussi que dans ses rapports avec la Bourdonnais, ce fut lui le plus dur et le plus acerbe. S’il eut le plus souvent raison dans ses observations, il n’usa jamais de bienveillance, rarement de mesure et pas toujours de franchise. Ses agents, attentifs à épier ses désirs et dont quelques-uns avaient ses confidences, étaient plus intraitables encore ; ils manquaient volontiers aux simples convenances. Leurs lettres ou rapports, que nous avons pour la plupart, font souvent douter de leur impartialité et n’attestent pas toujours leur véracité.

Aussi n’est-ce pas sans quelque peine que nous nous engageons dans le récit de ces incidents qui sont presque tous sans grandeur, sinon sans intérêt. Outre la difficulté d’exposer comme on le désirerait des événements qui s’accomplirent en des lieux différents ou s’entremêlèrent souvent avec une extrême rapidité et dans une grande confusion, il est plus difficile encore de les juger ou plutôt d’en juger les acteurs, qui pour des causes fortuites et changeantes purent alternativement avoir tort ou raison sur des questions de détail ; mais est-il nécessaire de les juger ? et ne vaut-il pas mieux laisser ce soin au lecteur qui tirera lui-même des événements les conclusions qui lui paraîtront les plus équitables ?


  1. Voir le journal de M. de Rostaing. L’auteur attribue à cette confiance des Anglais la principale raison de leur infortune.
  2. Nous avons d’assez nombreux récits du siège de Madras ; tous concordent à quelques détails près. Paradis, second de l’expédition, nous a laissé le plus complet de tous, et c’est naturellement son rôle personnel qu’il expose de préférence. Aucune trace d’antagonisme avec la Bourdonnais, qui l’associa à tous les détails de l’entreprise ; cependant Paradis fait quelques réserves sur le mystère dans lequel la capitulation aurait été signée.

    Le Journal du voyage fait aux Indes de M. Rostaing ne consacre qu’une dizaine de pages au siège de Madras ; encore ces pages sont-elles très courtes.

    Les lettres de d’Espréménll à Dupleix, écrites au jour le jour pendant le siège, sont peu bienveillantes pour la Bourdonnais, qui est formellement accusé de compromettre les opérations du siège par ses lenteurs et de laisser piller les villas des Européens ou des Indiens pour en retirer des objets de valeur qu’il faisait envoyer à St -Thomé par son frère Mahé de la Villebague.

    Les récits anglais sont encore plus sobres ; citons celui de M. Cole et le journal de G. Hallyburton, reproduits en partie dans les Vestiges du vieux Madras de Davidson Love, t. 2, p. 357-362.

    Le Mémoire même de la Bourdonnais, qui fut rédigé par son avocat de Gennes, ne consacre aux opérations du siège que deux ou trois pages.