Dupleix et l’Inde française/2/10

Ernest Leroux (2p. 299-382).


CHAPITRE X

La Bourdonnais à Madras et le traité de rançon.


§ 1. — Le conflit. — Vues contradictoires de Dupleix et de la Bourdonnais sur le sort de Madras. Les députés du Conseil supérieur. La Bourdonnais d’accord avec les Anglais sur le principe du traité de rançon. Objections de Dupleix. Les députés refusent leur concours à la Bourdonnais. Tentative de subornation des capitaines de navires.
§ 2. — La rupture. — Protestation du Conseil supérieur et des notables de Pondichéry contre le traité de rançon. Institution d’un conseil provincial à Madras. Altercations de la Bourdonnais et des conseillers. Projets d’arrestation de la Bourdonnais. Embarquement des troupes de Pondichéry. Retraite des conseillers à St-Thomé.
§ 3. — Vers une entente. — L’évacuation de Madras envisagée pour fin janvier 1747. Arrivée de l’escadre de Dordelin : nouvelles instructions du roi. La Bourdonnais presse les négociations avec les Anglais. Articles de la capitulation projetée. Dupleix responsable de son exécution.
§ 4. — Le traité de rançon. — Le cyclone du 13 octobre précipite les événements. Signature du traité.
La Bourdonnais fut-il coupable de concussion et de trahison ? L’arrêt de Paris. Le journal d’un propriétaire. La Law-Case.
§ 5. — Le départ de la Bourdonnais. — Prétentions de Dupleix à disposer de l’escadre des Indes. Ordres contradictoires de Dupleix et de la Bourdonnais. Départ de la Bourdonnais de Madras. Son séjour en rade de Pondichéry ; son arrivée aux Îles.


§ 1. — Le Conflit.

L’entrée de la Bourdonnais à Madras fut saluée par un Te Deum auquel s’associèrent l’artillerie de la ville et celle des vaisseaux. Mais cet hymne ne sortait pas du cœur ; les officiers et les civils que Dupleix avait envoyés de Pondichéry avec l’escadre n’étaient pas satisfaits qu’on eût promis le rachat de la ville et le jour même où elle fut remise, d’Espréménil, considérant qu’elle dépendait désormais du gouvernement de Dupleix, laissa entendre à la Bourdonnais qu’il n’y pourrait rien décider en maître. Celui-ci lui répondit qu’étant seul chargé de l’expédition, il ne rendrait compte que de ce qu’il jugerait à propos et, conclut-il, « cela sera comme cela ».

D’Espréménil comprenant à ce langage que la Bourdonnais était décidé à n’en faire qu’à sa tête et se sentant lui-même impuissant à le « tenir en bride », écrivit aussitôt à Dupleix (9 h. du soir) pour le prier de venir à Madras ; quant à la rançon il ne voyait qu’un moyen d’empêcher ce « mauvais coup », c’était de déclarer qu’il convenait à la Compagnie de garder d’abord la ville, sauf à voir ensuite ce qu’on ferait après en avoir tout tiré (A. C, C2 81, p. 154).

La soirée se passa sans incident. La Bourdonnais chargea d’Espréménil et Bonneau de faire l’inventaire des matières d’or et d’argent de la Compagnie ainsi que des marchandises, effets de marine, provisions de bouche et boissons qui pourraient se trouver. Mahé de la Villebague et Desjardins furent nommés commissaires au chargement des navires.

On eut quelque mal à réunir les clefs que les Malabars avaient égarées ou confondues. Celles de la caisse furent remises à Bonneau et celles du Trésor à d’Espréménil, mais comme ils ne purent les avoir que dans la soirée, ils ne furent pas dans la suite fâchés de laisser entendre que dans l’intervalle la Bourdonnais ou son frère en avaient fait un mauvais usage. Les faits ont démontré que l’accusation était purement gratuite. (Mémoire, p. 225 à 236).

Quant aux clefs des magasins, elles étaient en si grand nombre qu’il fut impossible de les identifier. Dans ces conditions, la Bourdonnais donna un ordre verbal à d’Espréménil et à Bonneau de se transporter avec un détachement dans la ville noire et d’y briser les portes des maisons et des magasins particuliers abandonnés, pour faire inventorier et transporter les marchandises qu’on y trouverait dans un magasin de la ville blanche.

Les opérations commencèrent le lendemain 22 et durèrent jusqu’au 26, où elles furent suspendues, dans l’espérance d’un accommodement, qui aurait permis aux habitants de recouvrer certaines de leurs marchandises. Quant au Trésor, il ne fut ouvert que le 3 octobre.


Regardons maintenant du côté de Pondichéry d’où devait venir l’orage qui allait détruire tous les calculs de la Bourdonnais.

Après les journées des 22 et 23 septembre, qui furent consacrées aux fêtes, on en vint au règlement des affaires. Dupleix était dès le premier jour résolu à commander dans Madras, mais sans dévoiler encore nettement ses intentions. Il les laissa paraître le 23 dans un billet qu’il adressa à la Bourdonnais à 8 heures du soir :

« Voilà, lui disait-il, ma mission terminée, suivant les ordres que j’ai reçus du Ministre ; elle recommencera, si vous avez quelques nouvelles opérations. Je vous y seconderai autant qu’il sera en mon pouvoir ; mais quant à ce qui concerne Madras, à présent ce n’est plus à moi seul que vous devez vous adresser. Je ne puis plus agir que de concert avec le Conseil Supérieur. C’est à lui dorénavant que vous devez vous adresser » (Mémoire, n° 59).

Or, le Conseil, c’était Dupleix. Celui-ci indiquait d’une façon assez nette qu’il n’entendait pas laisser la Bourdonnais gouverner à sa guise, mais au contraire contrôler tous ses actes.

La Bourdonnais reçut le billet de Dupleix le 25 au soir ; il répondit le 26 à 6 heures du matin. Il commençait par se déclarer fort embarrassé pour décider du sort de Madras. Il était toujours disposé à rendre la ville aux Anglais, moyennant rançon ; mais c’était eux qui ne résolvaient rien, ils tenaient tous les jours conseil et ne savaient à quoi s’arrêter. Si cette situation se prolongeait, la Bourdonnais prévoyait qu’il ne pourrait plus quitter Madras qu’en janvier. Il reproduisait, quant au reste, diverses considérations déjà fournies la veille sur ses projets ultérieurs et la destination future de son escadre et priait Dupleix de lui donner son opinion personnelle, mais non plus celle du Conseil, « car de vous à moi, disait il, je n’ai aucun ordre qui me dise de m’adresser à lui. Cependant, quand il s’agira du bien du service, je prendrai son sentiment comme un bon conseil et non comme une loi ».

Ainsi s’affrontaient sans heurt et sans éclat et comme s’il se fut agi d’une affaire de peu d’importance, les thèses directement opposées de Dupleix et de la Bourdonnais sur leurs pouvoirs respectifs et les attributions du Conseil supérieur. Mais depuis le 23 les événements avaient marché et l’appel aux sentiments appartenait au passé.

Suivre les événements qui s’accomplirent alors n’est pas toujours chose aisée. Séparés l’un de l’autre par une étendue de quarante lieues et ne désirant nullement se rencontrer pour converser ensemble, Dupleix et la Bourdonnais étaient comme des duellistes qui chercheraient à se pourfendre à travers l’espace. La riposte de l’un ne répondait pas toujours à l’attaque de l’autre. Leurs armes, qui étaient des lettres, se croisaient souvent sans jamais se rencontrer et les coups les plus furieux tombaient quelquefois sur un adversaire au repos. Pour un motif ou pour un autre, les deux antagonistes attendaient rarement qu’on répondît à leurs premières propositions pour en faire de nouvelles qui n’étaient pas toujours conçues dans le même esprit. Il en résultait une grande difficulté pour suivre les affaires avec méthode et une plus grande encore pour les résoudre avec succès.

Et maintenant, la chronologie pour guide, engageons-nous dans le récit des événements, autant que leur complexité le permet.


Le 24 septembre, Dupleix avait jugé convenable que le Conseil adressât lui-même ses félicitations à la Bourdonnais et il les lui avait fait parvenir par Dulaurens et Barthélémy. Mais, leur mission remplie, ces conseillers devaient se joindre à d’Espréménil, Bonneau, Desforges-Boucher et Paradis, pour accélérer les inventaires ainsi que le chargement des navires et pour constituer ensemble un Conseil spécial que présiderait la Bourdonnais. Ils étaient en outre porteurs d’instructions verbales dont on peut deviner la teneur. Le programme esquissé la veille par Dupleix se réalisait.

Mais déjà la Bourdonnais avait saisi le gouverneur de Pondichéry de ses projets sur Madras. Dans une lettre du 23 (Mémoire, n° 55), il exposait que cette ville étant pour ainsi dire à sa discrétion, il avait trois partis à prendre : le premier était d’en faire une colonie française, le second de la raser, le troisième de traiter de sa rançon.

La garder, il ne croyait pas qu’il fût avantageux pour la Compagnie de posséder à la côte et dans le même voisinage deux établissements aussi forts que Pondichéry et Madras. Outre qu’il avait comme instruction de ne conserver aucune conquête, il était sûr qu’à la paix le roi rendrait celle-là et que la Compagnie n’aurait rien. La garder était donc une chimère.

La détruire, est-ce que ce parti radical empêcherait les commerçants et tisserands indigènes de continuer leurs affaires dans les aidées des environs, en attendant que les Anglais eux-mêmes bâtissent une nouvelle forteresse ?

La rançonner, c’était ce qui convenait le mieux, et la Bourdonnais développait son projet d’exécution ; il embarquerait sur trois vaisseaux tout ce qu’il aurait de marchandises propres à notre commerce d’Europe, puis il tirerait de Madras l’artillerie et le matériel dont Pondichéry et les Îles avaient besoin ; il s’accommoderait enfin avec les Anglais pour le rachat de leur ville et conviendrait de ce qu’il leur laisserait. Il y avait toutefois une difficulté à l’exécution de ce projet : le gouverneur anglais n’avait pas d’argent pour payer la rançon. La Bourdonnais lui avait proposé de souscrire des billets payables à termes convenus et de donner huit à dix otages en garantie : ils n’étaient pas encore tout à fait d’accord sur ce point et la Bourdonnais demandait à Dupleix ce qu’il en pensait.

Cette affaire réglée, le gouverneur des Îles comptait passer à la côte Malabar pour y faire la loi, puis ramener en France huit à dix vaisseaux bien chargés. Il priait enfin Dupleix de lui marquer, après avoir provoqué l’avis de son Conseil, comment il fallait traiter les Arméniens et les Malabars, qui avaient pris les armes contre nous.

Le Conseil supérieur répondit le surlendemain 25 qu’avant de se prononcer il désirait savoir sur quel pied la Bourdonnais voulait traiter avec lui :

« Vous ne devez pas ignorer, écrivit-il, quelles sont les intentions du roi et de la Compagnie sur les places de l’Inde où le pavillon du roi est arboré, non que nous voulions user à la rigueur du droit que l’un ou l’autre ont jugé à propos de nous accorder, mais simplement pour que vous n’ignoriez point que toutes les places, forts et établissements français dans l’Inde, sont de la dépendance de M. le Commandant général et du Conseil supérieur. Si vous pensez que l’autorité qui nous est déférée n’est pas assez bien établie pour vous y conformer, nous vous prions de ne point trouver mauvais que M. le Commandant général et le Conseil supérieur n’entrent pour rien dans tout ce qui concerne la ville de Madras. Messieurs nos députés, après avoir fait part de leur mission, se tiendront tranquilles jusqu’à la réception de nos ordres, » (A. C, C2 81, p. 164).

Des instructions conformes furent envoyées le même jour à d’Espréménil, Dulaurens et Barthélémy. Dupleix, accentuant ses déclarations du 23, invita la Bourdonnais à considérer le Conseil de Pondichéry non comme le sien, mais comme celui que le roi et la Compagnie avaient établi dans l’Inde. Or ce conseil non moins que le gouverneur de Pondichéry avait autorité sur tous les commandants des vaisseaux de la Compagnie, de quelque qualité et condition qu’ils fussent. Ni l’un ni l’autre n’avaient jusqu’à présent voulu faire sentir leur pouvoir et la Bourdonnais avait pu conduire et gouverner son escadre comme il l’avait jugé à propos. Mais il pouvait arriver qu’ils invoquassent leurs droits ; avant d’en venir à cette extrémité, Dupleix priait la Bourdonnais d’envisager que la rançon qu’il avait l’intention d’exiger n’était qu’un avantage momentané et des plus incertains et que les otages qu’on pourrait lui donner n’engageraient pas la Compagnie à accepter les billets du gouverneur. Le peu de sûreté des paiements auxquels s’obligeaient les Anglais devait être une raison de ne faire avec eux aucun traité :

« Je sens, concluait Dupleix, l’inutilité de toutes les représentations que j’ai l’honneur de vous faire ; mon devoir m’y oblige et ce n’est en vérité que dans cette vue que je vous les ai présentées dans mes précédentes. Je vois le peu d’impression qu’elles font sur vous. Cependant mon expérience dans l’Inde, le temps que j’ai l’honneur d’y conduire les principales affaires, la confiance que le roi, le ministre et la Compagnie veulent bien avoir en moi, devraient vous engager à y avoir plus d’égards que vous ne le marquez. Aussi, Monsieur, seront-ce les dernières que j’aurai l’honneur de vous présenter ; je ne vous le ferai plus qu’avec le Conseil, lorsque vous aurez décidé de la façon dont vous voulez traiter avec lui. » (Mémoire, n°64).

Cette réponse peu conciliante n’était pas justifiée par la lettre de La Bourdonnais où toutes les expressions sont d’une absolue correction. Mais ses propos étaient plus libres ; il ne se gênait guère pour déclarer qu’il se moquait d’avoir affaire au Conseil et qu’il n’avait de compte à rendre que de ce qu’il voulait bien (A. C, C2 81, p. 154). « Autant entreprendre de blanchir un noir », écrivait d’Espréménil qui était chargé de lui faire entendre raison. La lettre de Dupleix n’était pas faite pour provoquer d’autres sentiments.

Quoiqu’il en soit, autant pour déférer aux désirs de Dupleix que pour se garder ultérieurement contre ses sollicitations, La Bourdonnais communiqua le 26 à Morse et à son Conseil les craintes qui lui étaient transmises et les pria de lui rendre la parole qu’il leur avait donnée au sujet du traité de rançon. Le gouverneur et les conseillers se déclarèrent unanimement prêts à faire serment qu’en cas d’inexécution de l’une quelconque des conditions du traité, ils remettraient aussitôt la ville au gouverneur de Pondichéry, mais là s’arrêtèrent leurs concessions. Bien mieux, ils sommèrent par écrit La Bourdonnais de tenir ses engagements et, dit celui-ci, « ils ont si bien et si hautement protesté contre toute fausse démarche et si affirmativement établi la sûreté des paiements, qu’ils m’ont obligé de juger d’eux par moi-même ». (Mémoires, nos 83 et 104).

Belles paroles ! purent écrire le même jour les députés de Pondichéry. Toutefois la Bourdonnais crut ne devoir communiquer à Dupleix que deux jours plus tard le résultat de cette entrevue avec le Conseil de Madras.

En invitant la Bourdonnais à s’adresser désormais au Conseil supérieur, Dupleix ne songeait nullement à rehausser l’autorité d’une assemblée dont il savait fort bien se passer en temps ordinaire, mais avec la docilité qui la caractérisait, il pouvait, sans directement se compromettre, la pousser en avant chaque fois qu’il aurait un intérêt personnel à ne pas agir ouvertement. Et en effet, dans les jours qui suivirent, alors que Dupleix gardait encore une certaine réserve, on vit le Conseil supérieur affirmer ses droits avec d’autant plus de raideur que de l’autre côté on mettait plus de constance à les écarter.

Dans la seule journée du 25, il envoya deux lettres à Madras, dont l’une à neuf heures du soir. Dans la première, les Conseillers invitaient la Bourdonnais à leur faire connaître sur quel pied il entendait traiter avec eux. S’il pensait que leur autorité, quoique déférée par le roi et la Compagnie, n’était pas assez bien établie pour s’y conformer, ils le priaient de ne point trouver mauvais que ni le gouverneur ni eux n’entrassent plus pour rien dans tout ce qui concernait la ville de Madras.

La logique eut voulu qu’après cette déclaration ils attendissent une réponse pour savoir s’ils devraient réellement continuer à s’occuper des affaires de Madras ; mais ils étaient trop pressés d’agir, et leur seconde lettre n’est qu’un examen des mesures à prendre et des ordres à donner. Le Conseil faisait connaître à la Bourdonnais ce qui lui paraissait convenable pour la répartition des bateaux et des troupes et pour les mouvements futurs de l’escadre dont il serait nécessaire de retenir sept vaisseaux dans l’Inde. Pas de rançon ; pour porter aux Anglais le coup qu’ils méditaient contre nous, il fallait faire sauter les murs et fortifications, tous les magasins, maisons, etc. appartenant à la Compagnie. La ville ainsi démantelée serait remise aux Maures qui pourraient bien, il est vrai, la revendre aux Anglais, mais ce serait une ville ouverte et dans laquelle les marchands ne voudraient plus travailler. On lâcherait alors de les décider à venir s’établir à Pondichéry, et Madras aurait à jamais vécu. On achèverait ensuite de ruiner les Anglais en s’emparant de Goudelour, opération qui pouvait se faire en trois jours. (Mémoire, n° 67).

Tout n’était pas d’une sincérité absolue en cette lettre qui trahit l’inspiration de Dupleix, s’il ne l’a lui-même rédigée ; jamais il n’avait eu l’intention de rendre Madras au nabab. La Bourdonnais répondit le 27 au matin, non sans quelque ironie :

« Votre lettre est pleine de bons conseils dont je vous remercie et encore plus de la façon dont ils sont donnés. Je me ferai toujours un vrai plaisir de les recevoir et quoique je ne sois pas toujours du même avis que vous, je ne verrais pas sans peine se ralentir votre bonne volonté à ce sujet. »

Après cet exorde, il reprenait ses arguments contre le démantèlement et en faveur de la rançon et exposait ce qu’il comptait faire de son escadre. Il n’était nullement hostile à l’expédition de Goudelour, mais « si la fortune suit nos espérances, concluait-il à mots couverts, la côte Coromandel ne sera pas la seule à sentir nos forces. » (Mémoire, n° 68).

Hélas ! la fortune ne devait pas répondre à nos désirs. Lorsque la Bourdonnais faisait ces rêves, il venait officiellement de décliner l’autorité du Conseil supérieur et, sans rien signer encore, de prendre les derniers accommodements avec les Anglais pour la rançon de leur ville. Cette double rupture avec la politique et les idées de Dupleix n’était pas de bon augure pour toute opération militaire nouvelle que l’on voudrait tenter.

Le refus de se soumettre au Conseil supérieur n’était pas inattendu ; toutes les informations de Madras, transmises par d’Espréménil, le laissaient prévoir. Chaque fois qu’il avait conseillé à la Bourdonnais de reconnaître avec bonne grâce l’autorité du gouverneur de Pondichéry, il avait été éconduit par cette unique et invariable réponse : Dupleix n’était pas chargé des ordres du roi et n’avait aucune qualité pour disposer de Madras comme bon lui semblait. Il en fut ainsi jusqu’au moment où, tout espoir de s’entendre à l’amiable ayant disparu, le Conseil supérieur mit la Bourdonnais en demeure de prendre un parti. La réponse ne se fit pas attendre, et il nous faut la citer tout entière, moins parce qu’elle apporte un fait nouveau que parce qu’elle définit très exactement la situation :

« Je sais que tous les établissements français dans l’Inde sont de la dépendance de M. le Gouverneur Général et du Conseil Supérieur. Je sais aussi que le roi et le ministre en me donnant le commandement de toute la marine m’ont laissé le maître de mes opérations. Madras n’est certainement pas une colonie française, mais une conquête que je viens de faire, ainsi personne n’a droit d’y commander que moi. Je sais tout le cas que je dois faire de vos avis ; voilà pourquoi j’ai eu l’honneur de vous les demander. J’aurais pensé que pour le bien du service vous n’auriez pas dû me les refuser, mais puisque vous ne pouvez conseiller sans ordonner, il est tout naturel que j’aille chercher ailleurs des avis qui me conservent l’indépendance dont le roi et la Compagnie m’honorent depuis douze ans.

« Comme la saison presse, je vais consommer le mieux que je pourrai l’affaire de Madras. Si je manque dans le fonds ou dans la forme, ce ne sera pas manque de vous avoir demandé conseil ; j’espère que Sa Majesté et le Ministre m’excuseront[1]. »

Si jaloux de ses attributions que fût Dupleix, il est vraisemblable qu’il fut moins sensible au chagrin de voir contester ses pouvoirs qu’à celui de perdre Madras par le traité de rançon.

La conclusion de ce traité, prévue au moment de la capitulation, n’avait cessé depuis lors d’être l’objet de conférences entre la Bourdonnais et le Conseil anglais ; ni l’un ni l’autre ne paraissaient pressés de terminer l’affaire. Si l’on en croit la Bourdonnais, les Anglais tenaient sans cesse des conseils où rien ne se décidait, mais si l’on s’en rapporte à d’Espréménil, la Bourdonnais était plus hésitant encore. Il passait son temps à changer de sentiments : tantôt il voulait rançonner la ville et tantôt la démanteler. Le résultat de ces tergiversations était que le bruit se répandait dans le public « qu’il voulait marchander une somme pour son compte particulier ». Aussi ses ennemis avaient-ils beau jeu contre lui ; les Anglais n’étaient pas moins « endiablés » et le traitaient tout haut comme « un coquin fieffé ». (A. C., C2 81, p. 154-156).

Quatre jours se passèrent ainsi, après la prise de la ville, en pourparlers auxquels du côté français, la Bourdonnais fut seul à prendre part. Enfin le 26 au matin il put écrire à Dupleix :

« Je sors d’avec le gouverneur anglais, avec lequel je viens de finir presque tout accommodement de rançon. Il ne nous reste plus de différends à terminer que sur les termes des paiements et sur les lieux où ils se doivent faire. Je tiens bon pour l’Inde et lui pour l’Europe. Un jour amènera tout. Outre le détail des différents effets dont je charge mes vaisseaux, outre l’artillerie, les agrès, etc., je me suis accommodé avec lui à onze lacks de pagodes (environ quatre millions de francs) aux conditions de ne pas toucher à la ville noire. Voilà, je crois, le plus beau coup que l’on put faire dans les Indes et le plus avantageux pour la Compagnie. Je ne vous écris que ces deux mots, car je vais rentrer en conférence. »


Le traité de rançon n’était pas encore signe, il ne le fut que le 21 octobre : mais l’accord de principe suffisait pour faire perdre à Dupleix tout espoir de faire échouer le traité par de simples raisonnements ; s’il voulait y arriver, il devait employer d’autres moyens.

C’est dans ces conditions que les députés envoyés à Madras pour y complimenter la Bourdonnais et former avec lui un Conseil y arrivèrent le 26 septembre ; ils se trouvèrent tout de suite en présence d’un homme qui avait pris ses positions et paraissait résolu à les défendre.

Leur première entrevue qui eut lieu le même jour à la tombée de la nuit fut vive mais non orageuse. La Bourdonnais les mit aussitôt au courant de ses pourparlers avec les Anglais ; ils furent étonnés de voir les choses aussi avancées et lui répondirent que c’était bien à tort qu’il prenait à son compte une pareille affaire. Ils lui suggérèrent de retarder au moins jusqu’au 15 janvier la restitution de la place, mais il leur dit que, si les Anglais accédaient à ses conditions, il avait donné sa parole d’honneur de l’évacuer le 10 octobre. Quant à débattre cette question ou tout autre avec un conseil siégeant à Madras, il n’en avait nul besoin et il agirait tout seul[2].

Les députés auraient pu rompre les pourparlers sur cette déclaration, mais soit que le ton de la conversation en ait adouci les termes, soit pour tout autre motif, les députés se tirèrent d’affaire en disant à La Bourdonnais qu’ils étaient animés du même désir que lui de servir le roi et que tous devaient avoir les mêmes vues.

Leur attitude n’ayant pas rendu toute conciliation impossible, la Bourdonnais crut pouvoir écrire le lendemain (27 septembre) à Dupleix pour faire appel à ses bons sentiments, le prier de cesser des tracasseries qui faisaient plus de tort à la nation qu’à nos ennemis et l’inviter à ne voir que ce qu’il y avait à faire pour l’avenir. Il avait encore une belle escadre et si Dupleix voulait seconder ses projets, il irait à Pondichéry s’aboucher avec lui, sinon il pousserait tout droit aux îles en donnant ordre à ses vaisseaux de venir l’y rallier. « Expliquez-vous clairement avec moi, disait-il en terminant, et parlez-moi avec la même franchise. Je vous demande votre amitié et je reste et vais travailler de nouveau à la sûreté de l’Inde. » (A. C., C2 81, p. 192).

Il ne semble pas que Dupleix ait répondu directement à cette lettre ; mais, était-ce une simple coïncidence ? le jour où il la reçut (29 septembre), il envoya lui-même à la Bourdonnais une lettre confidentielle qu’il le priait de lire en particulier. Elle se référait uniquement au traité de rançon qui « l’empêchait absolument de reposer ».

« Souffrez, lui écrivait-il, que je vous dise que je ne suis point du tout votre ennemi, que je n’ai cherché qu’à vous procurer de la gloire… Que n’ai-je pas employé pour vous seconder ?… Tant de soins… pour aboutir à un traité dont l’exécution ne peut avoir lieu ni dans l’Inde ni dans l’Europe… Pas d’illusion à ce sujet… Les colonies éloignées se rançonnent à la vérité ; mais ce n’est jamais en billets, mais à beaux deniers comptant. Les souverains, les compagnies sont en droit de désapprouver ceux qui les engagent sans ordre. Ils se moquent d’autant mieux de tous ces billets, qu’ils sont encore les maîtres des places rançonnées et qu’il faudrait une nouvelle guerre pour les faire payer. « Les rois eux-mêmes ne tiennent pas leurs paroles engagées sous l’empire de la nécessité ; témoins : François Ier et le roi Jean. Que la Bourdonnais y réfléchisse. Il peut encore tout arrêter, en rejetant toute la faute sur le Conseil supérieur de Pondichéry. » Que ne donnerais-je, ajoutait Dupleix, pour être auprès de vous ! Je suis persuadé que j’aurais le don de vous persuader et de vous convaincre que je vous en parle en homme qui n’a d’autre but que votre gloire et l’intérêt de ses maîtres. Soyez persuadé de cette vérité, soyez-le de l’envie que j’ai de faire cesser mille mauvais propos. Au nom de Dieu. Monsieur, au nom de vos enfants, de votre épouse, laissez-vous persuader à ce que j’ai l’honneur de vous dire. » (Mémoire, n° 81).

Lorsque cette lettre arriva à Madras le 30 septembre, à cinq heures du soir, la Bourdonnais se trouvait avec Friell. Pendant qu’il la lisait, nous dit celui-ci, il soupirait de temps en temps. Après en avoir achevé la lecture, il se mit à pleurer comme un enfant, puis à méditer et à verser de nouvelles larmes ; enfin il fit paraître tout le désespoir d’un coupable qu’on mène au supplice. Eh bien, dit-il, s’il le faut, qu’on me mène à l’échafaud, j’ai cru bien faire, je mérite punition ; je porterai mon désintéressement et mon innocence au pied du trône ; je n’ai pas cru devoir traiter les Anglais qui sont de bonnes gens avec la dernière rigueur. Il se remit encore à pleurer avec une émotion qui eut été digne de pitié, si on le pouvait croire un moment. « Il retint ainsi Friell jusqu’à sept heures du soir, et ne reparut en public qu’après s’être remis du trouble où il avait été jeté.

« Il faut qu’un homme soit bien petit, conclut Friell pour qu’il puisse en si peu de temps passer de la fureur et de la rage à la bassesse. Mon Dieu ! que ce petit esprit est indigne du poste honorable qu’il occupe. »

Telle est l’impression que cette scène fit sur Friell et dont il rendit compte à Dupleix le 2 octobre. ((A. C., C2 81, p. 157-158 et 289-291). D’autres pourront en juger autrement. On peut même ne pas prendre tout à fait à la lettre le récit qu’on vient de lire.

Si la Bourdonnais fut touché aussi profondément que nous le dit Friell, l’émotion qui s’empara de lui ne resta pas longtemps aussi vive et le soir même il répondit à Dupleix par une lettre courtoise assurément, confiante même, mais néanmoins un peu réservée. Peut-être avait il quelque raison de ne pas croire à la sincérité complète de l’appel qui lui était adressé :

« Je vous remercie autant que je le puis et que je le dois des conseils que vous me donnez. Je vais rendre à votre cordialité tout ce qu’elle mérite de franchise et d’ouverture. Je voudrais pour un de mes bras n’avoir jamais pensé à Madras. J’ai mille raisons à déduire, quand il le faudra, qui, toutes, autorisent ma façon de penser : j’étais entièrement persuadé, je le suis encore, qu’en venant dans l’Inde, je n’ai rien perdu de mes pouvoirs ni par terre ni par mer. »

S’il a opté pour la rançon, c’est sur les idées de Dumas et sur les notes qu’il tenait de Dupleix lui-même. Assurément il aura fait une lourde faute si les Anglais ne paient pas, mais ils paieront, « Je donne plus aux connaissances que j’ai, de ce que vaut cette nation… D’ailleurs, bien ou mal l’affaire est conclue ; le rachat aura son plein et entier effet ; il ne dépend pas de moi d’y apporter de changement. C’est pour la dernière fois que je le répète. » Et il mettait alors Dupleix au courant de son entrevue du 26 avec le Conseil anglais.

Il le priait néanmoins, au nom de l’amitié qu’il lui laissait voir, de ne plus « le barrer dans ses opérations », mais de le seconder de tout ce qu’il pourrait. Dans ce cas, il lui demandait des commissaires et des employés pour presser les inventaires et les chargements. Tout étant prêt à temps, il comptait partir du 10 au 12 octobre ; il passerait alors à Pondichéry et conviendrait avec Dupleix de ce qu’il y aurait de mieux à faire pour la mousson prochaine. S’ils ne pouvaient s’entendre, il irait tout de suite aux îles et de là en Europe avec les otages qu’on lui aurait donnés. Et il concluait en ces termes :

« Je suis si accablé d’affaires, que je ne puis vous écrire de ma main. Celui dont j’emprunte la plume est un homme sûr. Ainsi, Monsieur, je ne crains pas de vous prier au nom de la Nation et de la Compagnie de ne point lever le bouclier l’un contre l’autre ; cela paraît trop. Pour moi, quelque raison que j’aie de n’être point content, je vous jure d’honneur que j’oublierai tout pourvu que je puisse servir l’État. » (Mémoire, n° 83).

Il est difficile d’apprécier le degré de sincérité que marquent ces diverses lettres ; nous admettrons, si l’on veut, que l’on fut de bonne foi de part et d’autre en se promettant une amitié conditionnelle,… pourvu que l’un des deux voulût faire toutes les concessions.

La lettre de Dupleix du 29 septembre au matin était un appel au sentiment et une nature noble pouvait y être sensible : celle qu’on va lire, écrite peu d’heures après, ne pouvait pas produire la même impression[3] :

« Encore une réflexion sur votre traité de rançon. Vous n’ignorez pas ce qui se passe en Angleterre. Le prétendant (Charles Édouard) soutenu de la France et de l’Espagne y fait des progrès ; il est peut-être même en possession du royaume. Si cette révolution a lieu, comme on peut le croire, votre traité fût-il le meilleur et le mieux cimenté, la France ne fera aucune poursuite pour le faire valoir, et certainement on ne chercherait qu’à s’en faire un mérite auprès du nouveau roi et notre Compagnie serait entièrement frustrée. Je vous prie de joindre cette réflexion à toutes celles que j’ai déjà eu l’honneur de vous faire ; elle n’en est pas la moindre et sans m’étendre davantage, vous en devez connaître toutes les conséquences. » (Mémoire, n° 82).

En d’autres termes, Dupleix laissait entendre que, si Charles Édouard venait à triompher, La Bourdonnais serait désavoué en haut lieu « avec toutes les conséquences » qui en découlaient.

On n’aime pas en général céder à des pressions de cette nature, même quand elles sont justifiées. La Bourdonnais ne se laissa pas intimider. Dans un très court billet du 1er octobre, il répondit :

« Je vous remercie sincèrement de vos bons avis. Le sort de Madras est jeté, toutes mes lettres vous le disent. Que j’aie eu tort ou raison, je me suis cru en droit d’accorder une capitulation. Je serais le premier militaire qui n’eut pas le pouvoir de faire des conditions à ceux qui ont défendu les murs dont il se rend maître… J’ai donné ma parole : dussé-je la payer de ma tête, je ne sais point m’en dédire. Regardez-le, si vous le pouvez, comme un malheur où vous n’êtes pour rien… Je vous prie, au nom de ce que vous vous devez à vous-même, de ne me pas barrer davantage. Faites-moi aider jusqu’à mon départ. Sauvez ce qui sera possible. Comme je n’ai peur de rien, tous les yeux me conviennent, conseillers, employés, écrivains, malabars, tout servira. Je n’ai pas encore fait ouvrir le coffre où est l’argent ; j’attends Messieurs les conseillers. » (Mémoire, n° 85).

Cependant, tandis que les chefs écrivaient, les subordonnés agissaient et rendaient toute entente difficile. Il se peut au surplus qu’en se comportant de la sorte, ceux-ci n’aient pas toujours outrepassé les désirs ni peut-être les instructions secrètes ou verbales de Dupleix ; plus les propos sur le compte de la Bourdonnais étaient malveillants et mieux ils étaient accueillis à Pondichéry : Ananda nous laisse peu de doute à cet égard.

Un nommé Tirouvengadam, placé auprès de la Bourdonnais dès le 11 septembre pour l’espionner, avait été brusquement rappelé peu de jours après, parce qu’il ne trouvait rien à rapporter, et il ne fut maintenu que sous la condition de prendre d’abord le mot d’ordre auprès de d’Espréménil, resté le confident de Dupleix[4].

Paradis avait abandonné ses troupes le 23 (ou le 24) plutôt que de les voir passer sous le commandement de Sicre de Fonbrune, dont les titres étaient pourtant plus réguliers que les siens et il était venu se retirer à Pondichéry.

D’Espréménil avait refusé tout service le 26 en donnant pour raison que la Bourdonnais ne voulait point le reconnaître comme second, ni lui faire rendre les honneurs militaires attachés à cette qualité. Si cependant il resta à Madras, où il n’y avait plus place, disait-il, pour un honnête homme, ce fut moins de son plein gré que dans le dessein d’obéir à Dupleix qui le destinait à faire partie d’un conseil provincial, avec Dulaurens et Barthélemy.

Enfin le conseiller Bonneau, bien qu’il provint des îles, imita leur exemple le 26 et donna sa démission du commissariat qu’il exerçait, « n’étant plus possible, croyait-il, de pouvoir continuer aucune fonction au moyen de la cessation de celles de M. d’Espréménil et du défaut d’intelligence de la part de mon dit sieur de la Bourdonnais avec Messieurs les Députés du Conseil Supérieur de Pondichéry, qui n’étaient venus ici que pour travailler de concert avec lui au bien commun de la Compagnie[5] ». Mis aux arrêts pour ce coup de tête et informé que sa punition durerait sans doute jusqu’à son retour à l’Île de France, il jugea plus prudent de se sauver et s’évada dans la nuit du 4 octobre pour venir à Pondichéry, où Dupleix lui offrit de participer aux travaux du Conseil.

Ces tracasseries répétées influaient naturellement sur le bien du service. À l’exemple des principaux employés, d’autres refusaient d’obéir ou obéissaient mollement, en sorte que les travaux d’inventaire et d’embarquement n’avançaient plus. La crainte de déplaire à Dupleix arrêtait tout. La Bourdonnais s’en plaignit auprès de lui en ces termes :

« Pour hâter rembarquement des effets et vous procurer des vivres, j’avais nommé M. Desjardins et mon frère, les plus entendus qui soient ici en ce genre. L’un vient de recevoir de sa famille un avis secret de tout quitter, parce qu’il risque de vous déplaire en demeurant. Je suis obligé de me servir de mon autorité avec tous les deux ; je les fais rester au nom du roi. Si vous ne leur ôtez pas cette crainte, et que vous ne les autorisiez pas à continuer, ils abandonneront tout et moi aussi ; en répondra qui pourra. »

Le concert auquel devaient prendre part les députés n’était pas plus harmonieux. Lors de leur première entrevue avec la Bourdonnais, le 26 septembre, ils n’avaient pas osé ou voulu lui signifier expressément les instructions dont ils étaient les porteurs, mais ils le firent dès le lendemain matin par une lettre où ils lui notifièrent les ordres qu’ils avaient apportés de Pondichéry de se constituer en Conseil sous sa présidence ; ils y ajoutèrent une protestation contre toute capitulation qu’on pourrait faire ou avoir faite et une opposition formelle à toute restitution de la ville aux Anglais. Or, l’accommodement était en principe convenu depuis la veille. La Bourdonnais mit les députés au courant de la correspondance échangée à ce sujet avec Pondichéry, de telle sorte que chacun put discuter sans arrière-pensée. La Bourdonnais parla longuement des avantages du traité de rançon, puis, venant aux tracasseries dont il était l’objet à Pondichéry, il se déclara résolu à ne plus mettre les pieds en cette ville ni même à entreprendre l’expédition qu’il avait eu le dessein de diriger contre Goudelour. À la suite d’un échange de vues, il parut toutefois ébranlé dans ses résolutions et après être resté quelque temps silencieux pour réfléchir, il dit enfin qu’il ne savait encore à quoi il se déterminerait.

Les députés ne furent donc pas agressifs ce jour-là, du moins ils ne s’en prirent pas à la Bourdonnais lui-même, mais ils travaillèrent sourdement à entraîner dans leur parti les capitaines des vaisseaux pour les déterminer à n’obéir qu’aux ordres de Dupleix. Averti par plusieurs de ses officiers de cette tentative de subornation, La Bourdonnais s’en plaignit au Conseil supérieur, sans exprimer son mécontentement si ce n’est par ces mots : « Y pensez-vous ? Messieurs, sont-ce là des procédés permis ? »

Permis ou non permis, les députés les continuèrent plus ouvertement le lendemain matin 28, en envoyant officiellement aux sept capitaines des vaisseaux en rade, à Bonneau, à Sicre de Fonbrune et à Desforges-Boucher, la commission de Dupleix comme commandant de tous les forts et établissements français dans l’Inde, en les invitant à faire ce que leur prudence et leur zèle pour le service de la Compagnie leur inspireraient en pareil cas. La première idée de la Bourdonnais fut de faire arrêter ces rebelles ; il préféra causer. Il les vit trois fois dans la journée, sans qu’aucun entretien eût été orageux. C’étaient toujours les mêmes arguments qui revenaient. Les députés lui ayant représenté que, faute de s’entendre, ils considéreraient leur mission comme terminée et retourneraient le soir même à Pondichéry, la Bourdonnais qui avait besoin de leur concours pour faire le partage des marchandises ou objets qui n’auraient pas été emportés, les somma de rester jusqu’à de nouveaux ordres de Dupleix.

La crainte d’être taxés de trop de précipitation les engagea à céder à cette sommation ; ils restèrent, mais ce n’est pas la paix qu’allait préparer cette déférence apparente.

Depuis le 21, les deux rivaux n’avaient cessé de discuter soit leurs pouvoirs soit les avantages ou les inconvénients du traité de rançon et bien que chaque jour les possibilités d’une entente se fissent plus rares, cependant rien n’était encore rompu les 27 et 28 ; Dupleix et la Bourdonnais s’étaient écrit mutuellement, au nom de leur gloire ou de leur amitié, des lettres qui permettaient encore un accommodement. Mais il en était de ces lettres comme des déclarations pacifiques que les nations échangent la veille d’en venir aux mains ; plus les démonstrations sont amicales et plus la rupture est prochaine.

§ 2. — La Rupture.

Cette rupture se fit le 29 et elle fut complète le 30 tant à Madras qu’à Pondichéry.

À Madras, les députés furent convoqués dès le matin du 29 par la Bourdonnais pour assister avec lui à la vérification de la caisse ; ils refusèrent. Friell, appelé peu de temps après pour examiner certains livres, déclara qu’il n’en visiterait pas d’autres que ceux que les conseillers de Pondichéry lui ordonneraient de voir.

Ce double refus précisait la situation ; des deux forces en antagonisme, l’une devait disparaître : ce furent les députés qui momentanément se retirèrent. Après une dernière conversation qu’eut la Bourdonnais avec le seul conseiller Dulaurens dans l’après-midi du 30, les députés voyant que la Bourdonnais était plus éloigné que jamais de se soumettre au Conseil supérieur, décidèrent de se conformer aux ordres qu’ils avaient reçus de Pondichéry, et dans la soirée ils se retirèrent à St-Thomé. Ils avaient auparavant fait remettre à la Bourdonnais une protestation contre son refus de reconnaître le commandement de Dupleix sur Madras et contre tout ce qu’il avait fait ou pourrait faire en opposition avec les intentions de Dupleix et du Conseil supérieur (Mémoire, n° 79).

La rupture avec Pondichéry ne fut pas moins brutale. Elle commença le 29 par une lettre du Conseil supérieur à la Bourdonnais, lui déclarant que, si le 26 il avait demandé des conseils, il ne les avait pas attendus et que s’il les avait reçus à temps, il n’en eut tenu aucun compte. La conclusion était une nouvelle protestation contre, le traité de rançon, avec cette déclaration spéciale que le Conseil supérieur ne recevrait ni otages ni billets soit sur l’Inde, soit sur l’Europe (Mémoire, n° 84).

La Bourdonnais reçut cette protestation le 1er octobre. On pense bien qu’elle ne l’émut guère. Les protestations sont toujours un aveu d’impuissance. Il répondit le même jour au Conseil supérieur qu’il se refusait plus que jamais à recevoir ses avis comme des ordres et il le somma au contraire d’accepter les otages de Madras, les billets prévus par la rançon et les effets qu’il pourrait lui envoyer avant son départ. Si les conseillers refusaient, il se verrait dans la nécessité de tout emmener en Europe où il irait directement et s’ils ne pouvaient ensuite expédier de cargaisons, ils n’auraient à s’en prendre qu’à eux-mêmes (Mémoire, n° 85).

Dupleix prévoyait évidemment cette réponse, lorsque le 30 septembre, c’est-à-dire la veille, il avait fait assembler les notables français de Pondichéry, en vue d’obtenir d’eux un appui moral dans le duel qu’il se proposait d’engager pour la conservation de Madras. La Bourdonnais ne venait-il pas de lui faire savoir par ses lettres du 27 que, quoi qu’on pût lui dire, le rachat aurait son plein et entier effet ? À quoi bon, dans ces conditions, attendre la réponse tant à l’appel de conciliation qui lui avait été adressé le 29 qu’à la protestation du Conseil en date du même jour ? Les événements marchaient ; il importait de marcher avec eux et au besoin de les devancer.

Il y eut donc ce jour-là, à huit heures du matin, chez Legou, second du Conseil, une assemblée des principaux fonctionnaires, ecclésiastiques et notables français[6]. On essaya, non sans quelque parti pris, de dégager la philosophie des événements qui venaient de s’accomplir, on envisagea les résolutions à prendre et finalement on décida d’adresser à Dupleix une remontrance pour l’inviter à interposer son autorité et arrêter les « injustes entreprises » du commandant de l’escadre. Valait-il la peine d’avoir fait tant de frais et d’avoir exposé tant d’hommes pour devenir la fable des nations ? Il fallait vite prendre un parti et le plus convenable était d’envoyer à Madras des hommes résolus à exécuter à la lettre les ordres de Dupleix. Ces hommes les signifieraient à la Bourdonnais en présence de tous les notables français, en même temps qu’ils lui reprocheraient de s’être mal à propos déclaré indépendant et l’inviteraient à se réduire au com mandement de l’escadre, afin que le gouvernement légitime pût procéder tranquillement aux arrangements qui lui paraîtraient convenir le mieux. Ils lui déclareraient de plus que les troupes de Pondichéry cessaient dès ce moment d’être à ses ordres et notifieraient pareillement au gouverneur anglais et à son conseil que tous traités ou capitulations qu’ils pourraient avoir faits avec la Bourdonnais étaient nuls, ayant été faits sans autorité (Mémoire, n° 86).

La tranquille assurance avec laquelle fut signée cette remontrance au bas de laquelle figurent les noms des ecclésiastiques les plus estimés, les P. P. Cœurdoux et Gargan, des Jésuites, Dominique et François de Saumur, des Capucins, prouve qu’à l’heure où de grand intérêts sont en jeu, les arguments des juristes comptent peu et que les raisons de bon sens l’emportent, ainsi qu’il convient.

Ainsi se trouva consommée la rupture avec Madras, ce qui ne veut pas dire que les relations furent interrompues ; jamais au contraire, elles ne furent plus actives, seulement ce furent des relations de belligérants. Dupleix était résolu, par tous les moyens, à triompher des résistances de la Bourdonnais, à placer Madras sous son autorité et à ne pas rendre sa conquête aux Anglais.

Pour donner suite aux vœux de la population ou plutôt pour céder à sa propre inspiration, il fit partir pour Madras dès le 30 au soir M. de Bury, major général de l’Inde, le procureur général Bruyère et l’ingénieur Paradis qui devaient former avec d’Espréménil et Dulaurens un conseil provincial avec commission de commandant et directeur de la ville pour d’Espréménil. La Bourdonnais n’était plus que le commandant de l’escadre.

Une lettre circulaire fut envoyée en même temps aux principaux officiers afin de les inciter d’une façon détournée à ne plus reconnaître l’autorité de la Bourdonnais.

« Pressé, sollicité par la colonie entière, disait Dupleix, je n’ai pu me dispenser d’arrêter promptement tout le mal et le déshonneur qui allait résulter d’un traité mal conçu et encore plus mal dirigé. Sa lecture vous surprendra autant qu’elle a révolté la colonie… Toutes ces considérations me persuadent que vous serez le premier à donner l’exemple à tous les bons français qui, comme vous verrez, sont toujours disposés à se ranger où la raison et l’ordre de nos maîtres nous souhaitent. Nous n’ôtons rien à M. de la Bourdonnais ; nous le laissons dans le poste qu’il occupe ; personne de nous ne l’envie, quoiqu’il soit beau, mais nous savons nous contenir dans les bornes qui nous sont prescrites. Je vous avouerai que je suis au désespoir d’être forcé d’agir comme je fais ; il n’y a pas de moyens, de prières, de supplications dont je ne me sois servi, pour arrêter M. de la Bourdonnais sur ce traité imaginaire, fondé sur des billets. Rien n’a pu l’arrêter. Je ne puis plus suspendre l’autorité dont je suis revêtu dans l’Inde, sans me rendre traître à mon roi et à ma patrie. J’agis. » (Mémoire, n° 87).

Bury et ses collègues arrivèrent le 2 octobre à 8 heures du matin à St-Thomé ; Dulaurens et Barthélémy les y attendaient. Tous ensemble, ils allèrent aussitôt à Madras. S’il faut en croire le journal des députés, les choses prirent tout de suite une tournure révolutionnaire. En passant devant le corps de garde, qui était sous les armes, Bury aurait dit aux soldats : « Enfants, on veut livrer cette place pour de mauvais papier et vous frustrer par là de ce qui doit vous revenir légitimement. Nous venons exprès pour casser cette convention et vous faire avoir, ainsi que la Compagnie, de l’argent comptant. » À ces mots, tous les soldats auraient poussé des cris de joie. Le Mémoire de la Bourdonnais nous dit au contraire que « la proposition étonna tellement les soldats qu’aucun d’eux ne répondit et que tous parurent également interdits. »

Quoiqu’il en soit, les députés étant venus au gouvernement entrèrent dans une grande salle où la Bourdonnais se trouvait avec une vingtaine de personnes.

Il fit quelques pas au devant d’eux et leur demanda ce qui les amenait : Bury lui remit la lettre dont il était porteur. Après en avoir pris lecture, La Bourdonnais leur proposa « d’entrer dans son cabinet, sous prétexte qu’y étant « sans témoins incommodes, ils pourraient s’expliquer avec plus de liberté ». — Non, Monsieur, se serait écrié Paradis, il faut que ce soit public. — À ces mots, le Gouverneur eut envie de faire arrêter tous les députés ; mais dans la crainte qu’ils n’eussent gagné quelques factieux, il se contint et il écouta patiemment la lecture des pièces suivantes qui lui fut faite par le greffier Desmarets :

1° La remontrance des habitants de Pondichéry ;

2° La protestation du Conseil supérieur qui cassait et annulait le traité de rançon ;

3° La commission de commandant des établissements français dans l’Inde pour Dupleix ;

4° Les lettres d’établissement d’un conseil provincial à Madras ;

5° La commission de commandant et directeur à Madras, donnée à d’Espréménil ;

6° La commission de major des troupes françaises dans les Indes, pour de Bury ;

7° Enfin l’ordre donné à Bury de se transportera Madras pour y faire exécuter les ordres de Dupleix.

Toutes ces lectures ne purent se faire sans beaucoup de tumulte et d’interruptions ; les officiers des Îles tenaient manifestement pour la Bourdonnais et ceux de Pondichéry pour Dupleix.

La Bourdonnais répondit simplement qu’il ne reconnaissait l’autorité de qui que ce fût dans l’Inde et à son tour il donna lecture des ordres dont il était porteur. Il ajouta que si les Anglais voulaient lui rendre sa parole, il ne demandait pas mieux que de laisser aller les choses comme on le désirait, mais que s’ils l’invoquaient il la tiendrait, fût-ce au péril de sa vie. Les députés lui dirent que les conditions du traité étaient trop avantageuses aux Anglais pour qu’ils s’en désistent volontairement. Sur un mot équivoque qui fut alors prononcé, l’assistance devint tout à coup houleuse. La Bourdonnais se serait mis à crier : « À moi, mes officiers, qu’on batte la générale et qu’on prenne les armes. » — « Oui, aurait dit Paradis, nous aurons tous les bons Français pour nous. » Le calme s’étant un peu rétabli, on reconnut l’équivoque et la conversation reprit, mais on ne s’entendit pas mieux. « Vous ne voulez pas évacuer la place, dit la Bourdonnais aux députés de Pondichéry ? si fait, par Dieu ! vous l’évacuerez ou bien vous vous en tirerez comme vous le jugerez à propos, c’est ce qui m’importe peu, mais je suis bien aise cependant de vous dire que je vous conseille de vous retirer. — Nous n’avons pas d’autres ordres à prétendre, lui répondirent les députés, que ceux que M. d’Espréménil voudra bien nous donner. — Oui, dit-il, que ceux qui sont du parti de M. d’Espréménil se mettent d’un côté et que ceux qui sont du mien se mettent de l’autre et nous allons voir ce qui arrivera. — Nous ne sommes pas venus, Monsieur, lui dirent-ils, pour faire la guerre et combattre contre notre propre nation : tout bon Français pensera de même et c’est ce qui nous rassure contre vos emportements. — Retirez-vous, répéta-t-il. — Non, Monsieur, nous ne le pouvons pas et c’est à vous à user de violence, si vous voulez nous y contraindre.

Sicre de Fonbrune s’entremit pour pacifier encore une fois les esprits. Lorsqu’une certaine accalmie se fut produite, la Bourdonnais proposa de tenir un conseil de tous les officiers des Îles et de ceux de Pondichéry, pour examiner avec eux s’il pouvait manquer à la parole d’honneur qu’il avait donnée aux Anglais. Les officiers de Pondichéry ayant refusé de participer à cette assemblée, ceux des Îles tinrent séance tenante un conseil de guerre particulier où, à l’unanimité des 30 membres présents, la résolution suivante fut adoptée :

« Nous sommes tous d’avis que M. de la Bourdonnais doit tenir la parole qu’il a donnée à Messieurs les Anglais. »

Les conseillers anglais, informés par les députés de la protestation de Dupleix contre la capitulation, signifièrent à leur tour à la Bourdonnais la sommation qu’ils lui avaient remise en particulier le 27 septembre et dont ils n’avaient pas encore fait un usage officiel. La Bourdonnais en donna lecture publiquement et à haute voix et ajouta qu’il s’y conformerait.

Devant cette attitude, il ne restait plus aux députés qu’à le faire arrêter ou à se retirer. L’arrêter ou plutôt le mettre aux arrêts, c’était dans leurs instructions, et la lettre circulaire adressée deux jours auparavant aux principaux officiers n’avait pas eu d’autre but que de préparer ce coup hardi, mais cette lettre n’avait pas produit l’effet désiré et la majorité de l’assistance était visiblement favorable à la Bourdonnais. Les députés préférèrent donc se retirer. Au moment de leur départ et comme pour jeter l’oubli sur la scène qui venait de se dérouler, la Bourdonnais les invita tous à déjeuner ; aucun n’accepta l’offre. Dans la journée, il leur fit demander d’assister à la vérification de la caisse qui allait avoir lieu ; ils demeurèrent irréductibles et sourds à ses avances.

Tel fut ce mémorable entretien, plus digne du roman que de l’histoire. Il ne s’était pas terminé à l’avantage des conseillers qui n’avaient pas prévu un refus (A. C., C2 81, p. 288-289). Qu’allaient-ils faire ?

D’Espréménil les fit venir dans l’après-midi et, sans donner à personne le temps de parler, il déclara qu’il fallait faire arrêter la Bourdonnais. Tout le monde fut effrayé de cette proposition et chacun déclara que personne ne voudrait se charger de la mettre en exécution. D’Espréménil eut beau représenter qu’aux maux violents il fallait des remèdes extrêmes et qu’après tout la chose n’était pas si difficile ; il ne lui fut pas possible d’amener personne à son opinion.

Le lendemain, l’arrivée d’un détachement de cavalerie de Pondichéry sous les ordres d’Auteuil, lui fit reprendre son idée : ces cavaliers enlèveraient la Bourdonnais et le conduiraient à Pondichéry. On trouva à nouveau tant d’inconvénients à ce projet qu’on dut enfin l’abandonner. Paradis, d’ordinaire plus entreprenant, ne fut pas le dernier à s’opposer à cet acte de violence. « Si j’eusse été seul, écrivit d’Espréménil à Dupleix le 7 octobre, j’eusse agi plus efficacement et je vous réponds que M. de la Bourdonnais serait à Pondichéry à présent… Mais c’est le plus grand nombre qui décide et je suis obligé d’en passer par là. C’est d’autant plus triste que vous avez tout fait pour le mieux ; je le vois, je le sens, mais il m’est bien douloureux de n’avoir pu remplir vos vues. » (A. C., C2 81, p. 158-160).

Il semble en effet certain que les cavaliers envoyés de Pondichéry par Dupleix, comme quarante cipayes qu’il fit partir le 6 octobre, étaient destinés à préparer et à effectuer cet attentat.

La crainte de l’entreprendre ou l’impossibilité de le réussir devaient mettre les députés dans la nécessité de reconnaître en fait l’autorité de la Bourdonnais, sous peine d’être obligés quitter de la ville, et ils n’avaient pas d’instructions à cet égard. Ils restèrent donc tranquilles l’après-midi du 2 et toute la journée du lendemain et se bornèrent à suggérer à Dupleix de venir lui-même à Madras pour « terrasser le prévaricateur » ; Dupleix par sa présence seule pourrait en imposer aux troupes des Îles ; mais ils ne croyaient guère qu’il prît cette résolution, et ils ne se trompaient pas.

Le Conseil provincial ne reculait donc pas a priori devant une sorte de guerre civile et toutes les instructions de Dupleix tendaient au moins à un coup d’éclat. La Bourdonnais en eut le pressentiment au cours de l’entrevue du 2 octobre et pour prévenir la catastrophe ou l’accident, il prit le parti de se débarrasser des troupes de Pondichéry, devenues l’espoir du Conseil provincial. Le bruit qui se répandit alors qu’on venait de voir de gros vaisseaux du côté de Paliacate, sans qu’on sût à quelle nation ils appartenaient, fut le prétexte qui favorisa l’exécution du projet. Il était naturel qu’on embarquât des troupes pour fortifier l’escadre, et comme, par un simple hasard, elles devaient normalement se trouver assemblées le lendemain 3 octobre, pour célébrer la fête de La Bourdonnais, celui-ci ordonna d’embarquer au plus vite cinquante hommes sur chacun des sept navires et choisit de préférence les troupes de Pondichéry. L’ordre fut exécuté sans autre opposition que celle d’un lieutenant nommé Changeac, qui vit tout de suite le but que l’on voulait atteindre et courut au bord de la mer l’épée à la main pour empêcher les soldats de s’embarquer. Il fut aussitôt arrêté et l’opération s’acheva sans aucune difficulté.

Qu’allait faire le Conseil provincial réduit ainsi à l’impuissance ? Jouant audacieusement la partie pour laquelle il avait été institué, il dépêcha aussitôt auprès de La Bourdonnais le major des troupes Bury, accompagné des capitaines La Tour et d’Argis, pour lui intimer l’ordre de prendre les arrêts. Cet ordre était conçu eu ces termes :

« En conséquence des ordres de M. Dupleix, commandant général et gouverneur de Pondichéry, insérés dans la lettre du 30 septembre 1746 que Messieurs du Conseil viennent de me communiquer, vous aurez agréable de ne point sortir de Madras, ni par terre ni par mer avec les troupes françaises, sous quelque prétexte que ce soit, sans un ordre par écrit de mon dit sieur Dupleix. À Madras, le 4 octobre 1746. Signé : de Bury. »

Même convaincu de son erreur quant au traité de rançon — et il ne l’était pas — La Bourdonnais ne pouvait accepter une pareille mise en demeure. Ce fut au contraire lui qui mit les officiers aux arrêts. « Mettez là vos épées, leur dit-il, et restez tranquilles au gouvernement… Croyez-moi, je vous conseille d’obéir. » Ils obéirent en effet, sans chercher à provoquer un éclat, et dans une conversation plus intime que La Bourdonnais eut alors avec Bury, il lui dit combien les députés l’avaient affligé en signifiant la commission de Dupleix aux capitaines de ses navires ; c’était un acte d’une « inconcevable témérité » qui ne tendait à rien moins qu’à soulever contre lui son escadre. S’il les eût arrêtés dans le moment et les eût emmenés en France, il estimait que tout le monde l’eût approuvé. Un autre de ses griefs était le peu d’égards et de ménagements qu’on avait pour lui. Ainsi aucune politesse pour sa fête ; pourquoi d’une affaire générale en faire une particulière ?

À la nouvelle de ces arrestations, les députés détachèrent Paradis pour en demander raison. Nul choix n’était plus malheureux, si toutefois des explications étaient encore possibles ; depuis la reddition de Madras, Paradis n’avait cessé d’avoir l’attitude la plus provocante à l’égard de La Bourdonnais. Aussi fut-il mal accueilli. À peine avait-il ouvert la bouche qu’il fut interrompu par ces mots : « Monsieur Paradis, vous êtes un brouillon, qui nous avez tous mis à deux doigts de notre perte. Si je vous traitais comme vous le méritez, je vous mènerais loin ; mais je me contente de vous mettre aux arrêts. Ainsi restez avec vos messieurs. » Et Paradis resta. Le soir La Bourdonnais les renvoya tous les quatre, mais avec défense de sortir de Madras sans sa permission.

Ces querelles vaguement théâtrales occupaient les esprits mais n’avançaient pas les affaires. Pendant qu’on se disputait, les délégués de Pondichéry refusaient tout concours à La Bourdonnais, qui réduit à son seul personnel, ne pouvait plus procéder aux inventaires, à l’embarquement des marchandises et du matériel pris à l’ennemi, sans courir le risque d’ajourner son départ à une date indéterminée ; or, il tenait toujours à remettre la ville aux Anglais et à s’embarquer vers le 12 octobre. Aussi, dès le 4 écrivit-il à Dupleix moins pour se plaindre des procédés des conseillers et officiers de Pondichéry, quoiqu’il dût en souffrir, que pour le mettre en quelque sorte en demeure de concerter leur action sur les mesures à prendre. Il s’exprimait ainsi :

« La scène qui vient de se passer à Madras, toute indécente qu’elle est, m’afflige beaucoup moins par rapport à moi, qu’elle n’est humiliante pour toute la nation. Depuis la prise de cette place, j’ai tout mis eu usage pour conserver chez les Anglais la décence qui convient à la majesté des armes de notre roi et au caractère des officiers que je commande. Il ne fallait rien moins que la députation de ce jour (celle de Bury) pour altérer dans l’esprit des peuples qui nous environnent le nom que nous nous sommes fait ici…

« Que j’aie été en droit ou non de capituler, c’est ce qui ne regarde ni vous ni votre conseil. Personne ici ne commande que le roi dont je porte les ordres. J’irai lui rendre compte de ma conduite et lui mener les vaisseaux qu’il m’a confiés et lui porter ma tête qui répondra pour moi du mal que j’aurai fait. Plus juste et moins partial que le public qu’on fait parler, j’attends de Sa Majesté plutôt la récompense de ma bonne volonté marquée, que le châtiment d’une faute involontaire, s’il y en a.

« Pour vous. Monsieur, si ce que j’ai fait ne vous paraît pas aussi avantageux que je l’ai cru, regardez ce qui se passe ici comme un naufrage causé par l’ignorance du pilote. Sauvez-en les débris, ils vous touchent autant que moi : nous sommes également intéressés à ramasser ces restes toujours glorieux de notre victoire. Quoi ! Monsieur, après avoir fait tout ce que vous avez pu pour contribuer à la prise de cette ville, quelques pagodes de plus ou de moins vous empêcheraient-elles de m’aider à en tirer ce que le droit des armes nous donne ? Contribuez, Monsieur, à emporter d’ici ce dont la victoire nous rend les maîtres, ou convenez avec moi que tout ce qui restera dans Madras n’y sera perdu par les Français que parce que vous n’aurez pas voulu m’aider. La saison qui s’avance, le chargement des vaisseaux pour lesquels je n’ai que deux hommes de bonne volonté (Villebague et Desjardins), tout vous crie que j’aie besoin d’aide. Au nom du roi et de la Compagnie, donnez-moi ces secours qui dépendent de vous ; nommez des commissaires qui prennent soin de ce qui revient à la Compagnie de France et laissez au roi, mon maître et le vôtre, le soin de me punir du prétendu crime qu’on m’impute. Vous voyez, Monsieur, combien je réclame votre secours… Vous vouliez qu’on prit toute l’artillerie ; sauvez-en la moitié ; elle est à vous. Vous vouliez qu’on prit les agrès et apparaux ; sauvez-en la moitié qui est à vous et donnez-moi quelques nouvelles des vaisseaux que je vous ai envoyés charger vos marchandises. Dites-moi aussi si vous prendrez les balles, les draps, l’argent, cette artillerie, les agrès et apparaux, les billets, les otages, etc. Que je sache à quoi m’en tenir. Le temps presse ici bien fort, je serai bientôt obligé de partir. Si vous ne vous chargez point du soin du bien de la Compagnie, sera-ce ma faute ? » (Mémoire, n° 101).

La Bourdonnais renouvela ses sollicitations le lendemain par une lettre d’un caractère plus technique, dans laquelle il parlait uniquement du chargement et de l’approvisionnement des navires, fixait leur départ de Madras du 12 au 15 et demandait encore une fois en grâce à Dupleix de lui écrire s’il voulait « nommer des commissaires pour vaquer à ce qu’il est nécessaire de faire ». Et ce qui restait à faire, c’était, après le départ de l’escadre, d’envoyer à Pondichéry les effets qu’on ne pouvait emporter sur-le-champ.

On comprendra aisément que Dupleix ait mis peu de bonne volonté à s’associer à des mesures, qui supposaient la restitution de Madras aux Anglais. Depuis le 29 septembre, il attendait à Pondichéry le résultat de ses ordres au sujet de La Bourdonnais. On a vu comment les événements avaient détruit ses espérances ; ses députés avaient commencé par être éconduits et avaient fini par être mis aux arrêts ; ses troupes avaient été rembarquées par surprise et remplacées à Madras par celles des Îles et par des Cafres. Des mesures moins graves, mais plus désobligeantes avaient suivi : les Français de Pondichéry ne pouvaient être reçus par La Bourdonnais sans déposer d’abord leurs armes, et ceux qui venaient avec une commission de Dupleix avaient l’ordre de s’en retourner.

Ces nouvelles se succédant avec une extrême rapidité plongèrent Dupleix dans une grande anxiété. Rien ne lui réussissait plus. Ignorant encore les incidents du 4 octobre, comptant toujours pouvoir détacher de leur devoir les capitaines de vaisseaux, il leur avait envoyé ce même jour une lettre circulaire dans laquelle il les avertissait, au nom du roi, de n’obéir qu’à d’Espréménil.

« Je sais, concluait-il, que vous avez l’ordre du roi d’obéir à M. de la Bourdonnais, mais il est certains cas où cet ordre ne peut être observé à la rigueur, surtout lorsqu’il s’agit du cas présent. Je prends sur mon compte tout le blâme du refus que vous en ferez à M. de la Bourdonnais. Ma lettre vous servira de décharge auprès du ministre. » (Mémoire, n° 110).

Cette lettre, elle aussi, était devenus vaine, d’abord par l’embarquement des troupes de Pondichéry, puis par le refus très net des capitaines (8 octobre) de reconnaître un autre chef que la Bourdonnais.

Enfin les députés eux-mêmes, mis dans l’impossibilité de se constituer en conseil provincial, dénués d’autorité et de prestige, avaient pris le parti de se retirer de nouveau à Saint-Thomé (8 octobre) où ils attendaient des ordres de Pondichéry pour savoir s’ils ne devaient pas continuer plus loin leur retraite.

Les plans de Dupleix allaient-ils s’écrouler ? aurait-il travaillé inutilement à donner Madras à la France ? Un grand mariage auquel il assista comme témoin le 11 octobre[7] se passa sans réjouissances extraordinaires, tellement les affaires étaient troublées.

Tout était perdu, tout allait être sauvé.

§ 3. — Vers une Entente.

C’était le 4 octobre : Paradis venait d’être mis aux arrêts. Cette privation de liberté n’avait rien de rigoureux : la victime et le bourreau causaient ensemble sans acrimonie avec d’autres officiers. Qui émit alors l’opinion, que mal pour mal, on pourrait aussi bien garder la place jusqu’à la fin de janvier ou de février, afin d’avoir le temps d’en tirer tous les effets qui pourraient nous appartenir ? On ne sait, mais l’idée était trop opportune pour que la Bourdonnais n’en fût pas frappé. Nul doute en effet que, si la ville était trop hâtivement remise, nos gages seraient compromis, quelles que fussent d’ailleurs les promesses de Morse. Trouvant ainsi un moyen de concilier nos intérêts et sa résolution bien nette de tenir sa parole, La Bourdonnais adopta sans hésiter cette transaction et répondit que dans ce cas il pourrait laisser 150 hommes de ses troupes, qui avec celles de Pondichéry suffiraient pour garder la place.

Entrevit-il par une sorte d’intuition, que quand le mois de février serait passé, lui-même serait loin de Madras et de l’Inde et qu’en tout état de cause il ne subirait pas la responsabilité des événements ? C’est possible et même probable ; mais pouvait-il rester à Madras jusqu’à ce que toutes les opérations fussent terminées ? Ses ordres et le souci de son escadre le lui interdisaient également ; il fallait qu’il partit au plus tôt et que par conséquent il remit tout de suite la ville aux Anglais, à moins que par un expédient, qui libérerait sa conscience, il ne laissât à Dupleix le soin de liquider l’affaire.

Cet expédient venait d’être trouvé. Les députés le transmirent à Dupleix avec ce simple commentaire : « Cet arrangement nous paraît assez convenable dans les circonstances présentes, sans déroger néanmoins aux protestations qui ont été faites » (A. P., t. 16. Lettre du 4 octobre).

Avant d’en entretenir également Dupleix, la Bourdonnais voulut connaître le sentiment des Anglais, or ceux-ci l’assurèrent qu’ils n’accepteraient point cette proposition, quand même il consentirait à rester en personne à Madras jusqu’au moment de l’évacuation de la place. Il se trouvait par conséquent assez embarrassé pour engager la conversation avec Dupleix, lorsque celui-ci le prévint par une lettre du 7 octobre :

« Quoiqu’il ne soit pas gracieux pour moi, lui disait-il, de répondre aux lettres que vous voulez bien m’écrire, après tout ce qui vient de se passer à Madras, cependant, mettant à part tout ce qu’il peut y avoir de disgracieux dans votre procédé, et faisant réflexion que ce n’est ni moi ni le Conseil supérieur que cela regarde, je me prête de toute l’étendue de mon devoir à faire ce qui est du bien du service…

« M. Paradis a dit à nos Messieurs de Madras qu’il vous était venu une idée pour garder Madras jusqu’en janvier ou février prochain, pour pouvoir parvenir avec sûreté au partage des effets, qui doivent revenir à notre Compagnie. Ces Messieurs nous marquaient que vous deviez nous la communiquer. Nous nous y prêterons. Monsieur, pour peu que nous voyons jour à pouvoir profiter de ce qui est si légitimement dû à la Compagnie. On n’en peut profiter qu’en gardant la place jusqu’au partage fait. Faites-moi donc le plaisir de me faire part de votre idée. Voici quelle serait la mienne. Ce serait d’y laisser les troupes de Pondichéry avec les 150 hommes que vous avez dit à M. Paradis pouvoir y joindre, que vos messieurs y seraient reconnus sur le pied qu’ils y sont, que MM. Bonneau et Desforges se joignissent à eux pour être présents au partage et assister au Conseil et que le reste se réglât sur le pied que vous l’auriez arrêté avec messieurs les Anglais… » (Mémoire, n° 122).

Dupleix chargea d’autre part d’Espréménil de presser la Bourdonnais de négocier au plus vite l’arrangement. Il n’y était pas question, — on le remarquera — de garder ou de ne pas garder indéfiniment Madras ; Dupleix paraissait au contraire décidé à respecter les engagements pris par la Bourdonnais : mais ce n’est pas s’aventurer que de présumer qu’il était déjà résolu à ne pas les tenir, comme il advint effectivement après le départ de l’escadre. Il y a une tactique de la paix comme de la guerre et le succès va rarement à ceux qui démasquent trop tôt leurs projets. D’ailleurs trompa-t-il véritablement la Bourdonnais ?

« oui, Monsieur, lui écrivit-il dès le lendemain 8 octobre, je conseillerai à mon frère de manquer à sa parole, quand elle peut faire tort à un tiers, quand elle est aussi avantageuse à un ennemi et aussi désavantageuse à la Compagnie et à la Nation. Oui, Monsieur, je vous le répète, on n’est pas obligé de la tenir… Mais enfin si elle vous tient si fort au cœur, le moyen que je vous ai proposé vous met à même de la tenir ; il ne s’agit que de s’assurer de celle des Anglais. Vous n’êtes pas à vous apercevoir qu’ils y ont manqué plusieurs fois et que vous et vos gens ont fait des découvertes que les Anglais ne disaient point, quoiqu’ils y fussent engagés d’honneur. » (Mémoire, n° 131).

Cependant la Bourdonnais avait réfléchi depuis le 4 octobre et les avantages qui lui avaient paru si nets ce jour là lui semblaient maintenant dépassés par les inconvénients. Il reconnaissait toujours que, restant à Madras pendant l’hiver, nous pourrions faire le partage en maître, et retirer de la capitulation tous ses effets heureux ; mais notre flotte partie, ne devrions-nous pas craindre le retour d’une escadre anglaise, qui bloquerait Madras et nous tiendrait à sa discrétion ? Décidément les risques étaient trop grands et il préférait s’en tenir à ses premiers projets. Toutefois il ne refusait pas expressément de rester quelque temps encore à Madras, puisqu’il terminait sa lettre à Dupleix par ces mots : « J’attends votre réponse pour partir d’ici, afin de donner des ordres en conséquence » (9 octobre).

Et le même jour, il reprit avec les Anglais des pourparlers qui, à vrai dire, n’avaient jamais été interrompus. On ne peut dire dans quel sens ils eussent évolué, si un événement imprévu n’en avait précipité le dénouement.

Depuis quelques jours le bruit courait qu’Orry et Fulvy, les protecteurs de la Bourdonnais, étaient en disgrâce. Le 8 octobre arrivèrent à Pondichéry trois navires de la Compagnie impatiemment attendus : le Centaure, le Mars et le Brillant, commandés par Dordelin. C’était eux qu’on avait aperçus quatre jours auparavant au large de Paliacate. Ils confirmèrent la chute du Contrôleur général et de son frère, survenue en décembre 1745 et leur remplacement par Machault et Rouillé, l’un intendant du Hainaut et l’autre ancien intendant du commerce et actuellement directeur de la librairie.

Or c’était Orry qui avait donné à la Bourdonnais les ordres derrière lesquels il s’abritait pour résister à Dupleix. Comment Machault les interpréterait-il ? On a beau avoir confiance en des textes, il faut aussi tenir compte de l’opinion des hommes chargés de les appliquer. Qui donnait à la Bourdonnais l’assurance que le nouveau ministre ne partagerait pas l’opinion de Dupleix ? Assurément aucun écrit ne nous permet d’établir que cette idée traversa son esprit, mais il est des sentiments qui n’ont pas besoin d’être exprimés pour être compris.

La perplexité sinon l’inquiétude de la Bourdonnais dût être plus grande encore lorsque dans un courrier qui lui parvint le 10 octobre il y trouva ces nouvelles instructions de la Compagnie datées du 6 octobre 1745.

« La Compagnie juge qu’il est convenable et même décent que le commandant des escadres assiste dans les conseils supérieurs ; qu’il y soit appelé lorsqu’il s’y traitera des matières concernant quelques expéditions militaires où le commandant doit avoir la plus grande part, qu’il y ait voix délibérative ; mais elle entend aussi que tout ce qu’on aura délibéré soit exécuté sans difficulté, de quelque nature d’affaire dont il s’agisse, quand même il serait question de disposer de tous les vaisseaux de la Compagnie qu’il commanderait. » (Mémoire, n° 127).

On eût rédigé ces instructions pour dénouer l’imbroglio dans lequel se perdaient Dupleix et la Bourdonnais qu’elles ne fussent pas venues plus à propos. Dupleix voulut y voir une justification de sa politique, et, sans tarder, il fit savoir à la Bourdonnais qu’il était « prêt à se prêter à tout, pourvu qu’il y trouvât de la sûreté pour la Compagnie qui voulait bien ainsi que le nouveau ministre, lui donner en particulier des ordres sur les diverses opérations que l’on pourrait faire dans l’Inde ».

La Bourdonnais put continuer à trouver ridicules les prétentions de Dupleix (Mémoire, n° 127) ; en attendant, il se prépara à se soumettre avec autant d’habileté que les circonstances le lui permettaient :

« Votre lettre, répondit-il le 10 octobre à 11 heures du soir, me laisse en suspens. S’il était possible d’accorder les choses, ce serait pour moi le comble du bonheur. Quoique je sois extrêmement pressé par la saison, j’attendrai votre réponse jusqu’au 13, après que vous aurez mûrement réfléchi sur tous les événements présents. »

Et il le priait de considérer la guerre presque certaine avec la Hollande, l’impossibilité de conserver dans l’Inde une escadre qui pût balancer les forces de cette nation et celles de l’Angleterre, la nécessité de porter à la Compagnie les marchandises qu’elle attendait, la difficulté enfin d’attendre jusqu’en février pour évacuer une place qui pourrait être bloquée auparavant.

« Pesez bien toutes ces circonstances, concluait-il, et me faites réponse sur-le-champ : dites-moi votre dernier sentiment. Pourvu que je ne manque point à ma parole, je peux tout accepter ; mais souvenez-vous qu’en ce cas, vous vous rendrez responsable de tous les événements contraires à la capitulation que j’ai accordée. Moyennant cette condition, vous pouvez compter que je céderai plus volontiers à la raison qu’à tout autre moyen, le principe en étant bien différent » (Mémoire, n° 130).

Cependant la Bourdonnais avait mené ses négociations avec les Anglais comme si son escadre devait toujours partir du 10 au 15 octobre et l’accord s’était fait sur les conditions suivantes, auxquelles manquaient encore les signatures :


CAPITULATION

Article 1er. — On conservera aux catholiques romains, à leurs missionnaires, à leurs églises, les mêmes droits et privilèges qu’ils avaient ci-devant.

Article 2. — La moitié des munitions de guerre, des mortier », bombes, canons, boulets, armes de quelque nature qu’elles soient, balles, poudre, grenades, appartiendra aux Français, et comme le temps d’ici en octobre est trop court pour l’embarquement des susdites munitions, il en sera fait un recensement juste par deux officiers d’artillerie, un français et un anglais ; et en janvier prochain le gouverneur de Madras et son conseil livreront de bonne foi la moitié desdites munitions, sans choix ni partialité, de façon que, s’il y a à choisir entre deux pièces, le hasard en décidera. Si par quelque événement, au mois de janvier prochain, les canons français ne pouvaient point être envoyés à Pondichéry, messieurs les Anglais ne pourront s’en servir en aucune façon contre les Français, et seront regardés lesdits canons avec les autres munitions comme un bien en dépôt, qu’on ne pourra prendre, ni mettre en usage sous quelque prétexte que ce soit.

Article 3. — Les agrès et apparaux qui sont au roi et à la Compagnie d’Angleterre et aux particuliers appartiendront en entier aux Français, M. Morse ayant demandé qu’on lui en laisse un peu pour les vaisseaux marchands anglais qui passent ici, (bien entendu que, parole d’honneur, il ne sera rien donné d’iceux aux vaisseaux de guerre) il a été convenu que M. de la Bourdonnais en ferait prendre pour son escadre tout ce qu’il lui plairait ; et pour ce qui resterait après son départ, il serait partagé à l’amiable entre la Compagnie de France et le Gouverneur de Madras par égale moitié. Les instruments et clous propres aux vaisseaux, les ferrures et cadenas seront aussi regardés comme agrès et apparaux.

Article 4. — Les bleds, les farines, les biscuits, les vins, l’araque, la bière, les salaisons et toutes les munitions de bouche seront à la disposition de M. de la Bourdonnais, qui en prendra tout ce qu’il voudra pour ravitailler les vaisseaux ; ce qui restera après le départ des vaisseaux appartiendra tout à MM. les Anglais ; bien entendu encore qu’il ne sera fourni aucune des choses susdites aux vaisseaux de guerre anglais, sous quelque prétexte que ce puisse être, à peine de manquer à la parole d’honneur que MM. les Anglais ont donnée sur cet article.

Article 5. — Toutes les marchandises, de quelque nature et espèce qu’elles soient, appartenant à la Compagnie d’Angleterre, appartiendront à celle de France ; les Français pourront les embarquer sur leurs vaisseaux, et si à leur départ il en restait, MM. les Anglais les leur remettront en janvier prochain, suivant l’inventaire qui en aura été fait ; et le Conseil s’engage d’honneur à découvrir aux Français ce qui à est la Compagnie d’Angleterre de marchandises, de munitions, d’or ou d’argent.

Article 6. — Comme MM. les Français ne peuvent embarquer, avant leur départ, ce qui leur appartient dans la place, s’il restait un vaisseau en rade de Madras, après qu’ils l’auront évacuée, il ne pourra être attaqué par les vaisseaux anglais, et sera en sûreté jusqu’à ce qu’il ait joint l’escadre de M. de la Bourdonnais. Comme Il est de nécessité que ce Monsieur envoie en janvier deux vaisseaux charger les effets qui ne pourront l’être de cette mousson, le gouverneur et son conseil leur donneront des passeports pour venir en sûreté faire leurs chargements et leur retour à Pondichéry et de là aux Îles, sans être inquiétés sous quelque prétexte que ce soit ; et ce n’est qu’à cette condition que les Français évacuent la place, qu’ils n’auraient évacuée qu’en janvier. Bien entendu que les vaisseaux français portant passeport anglais ne pourront prendre aucuns vaisseaux de cette nation tant qu’ils jouiront de leurs passeports. La neutralité s’observera en rade après l’évacuation de la place, tant que M. de la Bourdonnais y sera mouillé, et les embarcations françaises qui y resteront après lui seront hors d’insulte, jusqu’à ce qu’elles aient atteint Pondichéry. Si par quelque événement les deux vaisseaux qui auront passeport manquaient de venir, ou qu’il ne pussent pas tout emporter, M. Morse fournira, à la réquisition de M. Dupleix, des passeports aux embarcations de Pondichéry qui viendront enlever le reste.

Article 7. — Le recensement général des effets de la Compagnie à partager et celui des autres effets appartenant aux Français, ne pouvant être fait avant leur départ, il restera à Madras trois commissaires nommés pour y travailler avec des employés, lesquels y seront traités avec toutes les sûretés et les égards convenables. On leur fournira une maison dans la ville blanche, les forces et les secours nécessaires aussitôt qu’ils le requèreront, pour porter leur artillerie ou autres effets à bord des embarcations qui viendront les chercher. Les Français payeront les frais de la mer auxdites embarcations ; on leur prêtera en outre un magasin suffisant au bord de la mer, pour mettre leurs effets prêts à embarquer, et les vivres nécessaires, en payant pour eux et leur suite. Les Commissaires pourront demander l’ouverture de tous les magasins, pour y voir s’il n’y a point d’agrès ou apparaux, et la communication des livres de la Compagnie, toutes les fois qu’ils le requèreront.

Article 8. — Le Gouverneur du Fort Saint-George et de la ville de Madras et son conseil supérieur s’engageront à faire payer pour rançon d’icelui fort et ville, par la compagnie marchande d’Angleterre des Indes Orientales à celle de France, la somme de onze cent mille pagodes de Madras à l’étoile aux termes et conditions suivantes :

Savoir ;

Cinq cent mille pagodes seront payées en Europe, pour lesquelles il sera fourni à M. de la Bourdonnais un acte en bonne forme, où il sera dit que les cinq cent mille pagodes ont été payées à Madras en cinq lettres de change de cent mille pagodes chacune, tirées 1, 2, 3, 4 et 5 duplicata sur la Compagnie d’Angleterre en faveur de celle de France ; la première à quatre mois de vue, la seconde à cinq mois de vue, la troisième à six mois de vue, la quatrième à sept mois et la cinquième à huit mois de vue.

Les autres six cent mille pagodes se payeront en six termes égaux ; savoir, au mois de janvier de chaque année à commencer en 1747, 1748 et 1749. cent mille pagodes à chaque mois de janvier et cent mille pagodes en septembre de chacune desdites années ; ce qui fait par année deux cent mille pagodes et pour les trois années six cent mille pagodes, en pagodes à l’étoile, ou argent, ou roupies aux prix courant desdites pagodes. Mais si par événement MM. les Anglais n’avaient pas de l’argent comptant pour faire le premier payement, ils donneront à M. Dupleix des marchandises au prix courant de la terre, pour le montant desdites cent mille pagodes qu’ils doivent faire en janvier 1747. Après ce premier payement fait, si par hasard il arrivait qu’il manquât une année à venir des fonds d’Europe, la Compagnie d’Angleterre payera à 6 % l’intérêt des termes qu’elle aura manqué de payer ; mais aucun autre prétexte ne doit retarder lesdits payements. Le Conseil de Madras s’engagera d’honneur et de bonne foi à ne pas envoyer une pièce de toile en Europe, ni y expédier aucun vaisseau, avant d’avoir satisfait au payement suivant ces termes. Si MM. les Anglais veulent avancer leur payement, on leur donnera l’escompte de 6 % sur l’avance.

Le Conseil, le Gouverneur, les corps d’officiers d’épée et de plume, et les habitants donneront leur parole d’honneur que, si la Compagnie d’Angleterre manque auxdits payements, ils remettront aux Français le Fort Saint-George et la ville de Madras, pour qu’ils puissent en tirer les sommes dues des différents effets qui y seront, soit à la Compagnie ou aux particuliers, ou en disposer comme bon leur semblera, étant juste de remettre la ville ou la valeur.

Article 9. — Pour la sûreté desdits payements, mentionnés en l’article ci-dessus, la ville de Madras donnera pour otages les deux enfants de M. Morse, gouverneur desdits fort et ville, l’un appelé Nicolas et l’autre Élisabeth Morse, deux conseillers et leurs femmes, savoir M. Stratton et son épouse et sa fille Sallé, M. Harris et son épouse, deux sous-marchands, savoir M. Hawke et M. Walsh et deux arméniens, l’un Coja Joannes et l’autre Coja Michaël. Si M. le Gouverneur veut garder auprès de lui un de ses enfants, il le peut sur sa parole d’honneur de le représenter seulement en cas de défaut de payement, comme otage des Français. Si par événement il venait à mourir quelqu’un des otages, il sera remplacé par une personne de même condition. Si les otages restent à Pondichéry, ils ne pourront être envoyés ailleurs ; et quand ils voudront venir à Madras, ils en seront les maîtres, pourvu que d’autres de même qualité viennent prendre leur place. S’ils ne restent pas à Pondichéry, MM. les otages viendront à l’Île de France. Aussi, si par événement les otages viennent à être pris par MM. les Anglais, soit en guerre ou autrement, ils seront rendus, et les payements n’en seront pas moins dus aux termes marqués. Les dits otages vivront aux dépens de la compagnie d’Angleterre qui les défrayera à Pondichéry ou aux Îles.

Article 10. — Moyennant les conditions ci-dessus, tous les prisonniers faits à Madras sont remis en liberté aux conditions suivantes :

Savoir :

Tous ceux qui voudront rester à Madras pourront servir défensivement pour conserver et défendre la ville envers et contre tous.

Tous ceux qui ne resteront point à Madras resteront prisonniers de guerre aux termes et conditions acceptés le 24 septembre 1746.

Malgré la liberté donnée aux prisonniers de Madras, MM. les Anglais seront obligés d’en rendre aux Français le même nombre et quantité, qualité pour qualité, dans l’Inde par préférence et ensuite en Europe.

Article 11. — Le Fort Saint-George et la ville de Madras, leurs dépendances, en un mot tout ce qui était à MM. les Anglais avant la prise desdits Fort et Ville, leur sera remis, à l’exception des articles ci-dessus qui resteront dans toute leur valeur.

Article 12. — Tous les effets appartenant à MM. les Anglais et à ceux de la Ville Noire, leur seront rendus dans leur entier, tels qu’ils sont ; et une fois la place évacuée, on ne sera plus reçu à faire des plaintes de vols ou pillages, les Français ne s’engageant qu’à remettre les choses dans l’état où elles se trouveront au temps de la signature des présentes.

Article 13. — On n’entend point comprendre dans le rachat de la ville les meubles meublants, les effets, les maisons de MM. les Anglais, les ayant exemptés de pillage par pure politesse et générosité, excepté les agrès, apparaux et vivres qui appartiennent en entier à MM. les Français, comme il est dit à l’article 4.

Article 14. — Les Fort et Ville et dépendances de Madras ne seront point pris par les Français, ni d’autres portant leur commission, sinon les engagements présents de MM. les Anglais deviendront nuls, selon les lois de la guerre.

Article 15. La place sera évacuée du 10 au 15 octobre, nouveau style, et livrée telle qu’elle sera. Les otages seront livrés le jour suivant.

Article 16. — Lorsque les Français sortiront de la place, le Gouverneur et son Conseil ratifieront encore la présente capitulation et donneront leur parole d’honneur de maintenir les présents articles.

Article 17. — S’il a déserté quelques soldats, matelots et cafres français, MM. les Anglais feront leur possible pour les arrêter et les remettront aux Français en janvier aux conditions de leur accorder leur grâce.

En envoyant le 11 octobre à Dupleix le texte de ce document, la Bourdonnais lui rappelait d’abord, comme par acquit de conscience, que devant l’impossibilité vraisemblable de tenir la mer contre l’escadre de Peyton et de défendre à la fois Madras et Pondichéry, il vaudrait encore mieux rendre immédiatement la première de ces places aux Anglais.

« Cette raison et bien d’autres, disait-il, m’avaient fait prendre le parti de regarder cette affaire comme un coup de main dont on tire le plus qu’on peut et dont on perd une partie pour avoir l’autre. »

La persistance de Dupleix dans l’opinion contraire l’empêchait d’insister.

Il restait à faire accepter par les Anglais que la date du 15 octobre fixée pour l’évacuation de Madras fut reportée à la fin de janvier. La Bourdonnais se faisait fort d’y parvenir, à condition que Dupleix lui donnât sa parole d’honneur de respecter les articles du traité. S’il y était disposé, il serait bon qu’il envoyât sa réponse par retour du courrier. Mais, concluait La Bourdonnais, « que cette réponse n’entraîne aucune discussion ni doute ; je n’en ai pas le temps : il ne me faut que le oui ou le non ».

Sur l’affirmation que d’Espréménil lui donna le lendemain, 12 octobre, que Dupleix tiendrait en effet sa parole, la Bourdonnais, d’accord sans doute avec Morse, envoya cinq nouveaux articles, motivés par le changement de date, et dont le seul essentiel était que les Français évacueraient Madras au plus tard à la fin de janvier[8]. Mais, comme s’il avait la sentiment que Dupleix promettrait mais ne tiendrait pas, il terminait par ces mots :

« Vous traiterez, Monsieur, cette ville conformément à votre façon de penser. Il en est une de laquelle il ne vous est guère possible de vous écarter, sans vous rendre responsable en votre privé nom, de tout ce qui se passera de contraire au traité et aux engagements des Français…

« J’ai au reste si grande envie d’être quitte de tout ceci, que je brûle de recevoir votre réponse. Songez que le temps presse ; la moindre difficulté m’arrête tout court et me met dans la nécessité de signer le traité, tel qu’il était avant ces dernières conditions » (Mémoire, n° 135).

Cette sorte d’ultimatum mettait pour ainsi dire Dupleix dans la nécessité d’accepter les conditions du traité de rançon ; craignant cependant qu’il ne s’y résolut pas encore, la Bourdonnais lui envoya le 13 octobre une nouvelle et dernière lettre plus pressante encore. Les Anglais devant payer 600.000 pagodes en numéraire au moment de la restitution de la ville et 500.000 autres en lettre de change payables à six mois de vue en Europe, La Bourdonnais faisait observer que si Dupleix gardait la place ou si elle n’était pas évacuée à temps, non seulement les 600.000 pagodes ne seraient pas payées mais encore la Compagnie serait privée des 500.000 autres, ce qui dans l’état actuel des affaires lui créerait un grand vide. On sent encore une fois à travers ce raisonnement la crainte que Dupleix n’exécute par le traité de rançon : autrement à quoi bon ces réflexions ? Et pour renforcer sa lettre de la veille, la Bourdonnais ajoutait ces mots singulièrement prophétiques : « Voilà déjà les vents du nord qui se font sentir ; il s’ensuit, comme vous le savez, la nécessité de quitter la côte. Je vais être contraint par la force d’évacuer la place. »

C’est en effet ce jour-là qu’éclata le mémorable cyclone, qui dispersa son escadre, en détruisit une partie et l’obligea lui-même à remettre la ville à Dupleix, sans discuter plus longuement sur les conditions.

§ 4. — Le Traité de Rançon.

L’Inde n’est pas par excellence le pays des cyclones ; les typhons des mers de Chine sont plus fréquents et plus redoutables. On ne peut nier cependant que par leur violence les ouragans de l’Inde ne causent assez souvent de très grands désastres. Ils se forment d’ordinaire au fond du golfe du Bengale où, au temps de la navigation à voile, ils étaient un danger permanent pour la navigation. Les correspondances du xviiie siècle sont pleines de récits de naufrages en vue de la côte de Ganjam ou à l’embouchure de l’Ougly. Les plus fortes tempêtes descendent rarement jusqu’au sud ; mais il y a des exceptions. Les 2, 23 et 27 novembre 1745, trois coups de vent d’inégale violence avaient passé sur Pondichéry ; celui du 2 produisit tous les malheurs. La rivière Oupar déborda, emportant les maisons construites sur ses bords, les eaux entrèrent dans la ville où plus de 2.000 cases furent jetées à terre, un grand nombre de gens furent noyés.

Le cyclone du 13 octobre 1746, qui le suivit d’assez près, ne fut pas un des plus graves dont l’histoire ait gardé le souvenir ; ceux de 1842 et de 1916 furent plus meurtriers ; mais ses conséquences politiques lui ont donné plus d’importance.

Le matin et l’après-midi, le temps avait été beau, le vent cependant un peu fort. Comme c’était la nouvelle lune et qu’en cette saison les bateaux ne pouvaient rester à la côte sans y courir les plus grands dangers, la Bourdonnais, par une sorte de pressentiment de ce qui allait arriver, donna le jour même à son escadre l’ordre de se tenir en état d’appareiller et, si un coup de vent venait à se déclarer, de prendre le large et de s’y maintenir jusqu’à ce que la tempête fut passée.

L’orage n’attendit pas, il éclata dans la nuit avec une grande violence. Sept vaisseaux et un grand nombre de chelingues étaient en rade ; tout fut dispersé ou rompu. Le Duc d’Orléans et la Marie Gertrude sombrèrent avec presque tous leurs équipages ; le Phœnix, jeté au large, regagna directement l’Île de France.

Les quatre autres, l’Achille, le Neptune, le Bourbon et la Princesse Marie revinrent le 15 et le 16 presque entièrement démâtés ou ayant dû jeter à la mer une partie de leurs canons, et c’est alors seulement que la Bourdonnais se rendit compte de l’importance du désastre.

Tout n’était pourtant pas perdu. Les navires échappés à la tourmente pouvaient être réparés et il restait à Pondichéry, où la tempête n’avait pas sévi, sept navires capables de tenir la mer : le Centaure, le Mars, le Brillant, le Lys, la Renommée, le Saint-Louis, et le Sumatra. C’était en tout onze navires dont on pouvait disposer, pour une entreprise à déterminer.

Mais le sort de Madras ne se réglait pas. Aux pressantes sollicitations de la Bourdonnais, Dupleix avait d’abord répondu par une sorte d’acquiescement. Quand il eut examiné de plus près le traité et les articles annexes qui fixaient à la fin de janvier l’évacuation de la ville, il lui parût que cette date était encore trop rapprochée et par lettre du 13, reçue à Madras le 16, il proposa de n’évacuer la place que lorsque le partage serait entièrement fini. Pendant ce temps d’Espréménil serait reconnu comme commandant de la ville, sans se préoccuper du consentement des Anglais ; il serait assisté d’un conseil d’administration de quatre membres, dont deux désignés par la Bourdonnais ; ce conseil serait sous les ordres directs de Dupleix. La Bourdonnais emmènerait les otages et, s’il n’emportait pas avec lui les billets, il les laisserait à un procureur pour agir en son nom, « le Conseil ne pouvant s’engager à faire exécuter l’article de la rançon, laissant à ce sujet toute liberté à M. de la Bourdonnais de faire ce qu’il croira pouvoir le mener à la réussite, le Conseil n’ayant à présent d’autre dessein que de s’assurer du partage ». Enfin le Conseil prétendait ne rien signer avec les Anglais et ne s’engager qu’avec la Bourdonnais (Mémoire, n° 153).

La plupart de ces conditions étaient en opposition avec le traité de rachat : ajourner l’évacuation de la ville à la fin du partage, c’était, si on le voulait, rendre cette évacuation à tout jamais illusoire. Mais il n’est guère douteux qu’en proposant ces variantes, l’intention de Dupleix ne fut d’empêcher la signature du traité jusqu’au moment où la saison l’exigeant, la Bourdonnais serait amené à partir ; alors le Conseil de Pondichéry resterait maître de Madras sans être lié par aucun engagement.

Qu’eût fait la Bourdonnais sans le malheur survenu à son escadre ? Il est oiseux de le conjecturer ; en tout cas ce malheur ne lui permettait plus de maintenir avec la même énergie l’espèce d’ultimatum qu’il avait adressé à Dupleix les jours précédents. Il passa la journée du 16 à examiner avec d’Espréménil le parti qu’il devait prendre.

« Eh bien, finit-il par lui dire, je vais au plus pressé. De toutes les conditions de M. Dupleix, je n’accepte que la première et celle de nommer deux commissaires qui sont Desjardins et mon frère ; du reste il fera comme il voudra.

« Je signerai la capitulation seul en y ajoutant un article pour lequel je stipulerai que le coup de vent m’empêche de garder la place moi-même. Pour la capitulation, M. Dupleix sera le maître de la faire exécuter, d’y retoucher, etc., s’il ne la trouve pas bien… »

Et un moment après :

« Voilà toutes les difficultés levées ; je vous ferai reconnaître commandant à mon départ ; vous aurez vos troupes à Pondichéry ; je vous en laisserai le plus qu’il me sera possible avec des officiers ; faites venir les vôtres avec deux commissaires, au moyen de l’article que je mettrai au bas de la capitulation ; ma parole sera dégagée et M. Dupleix fera des choux et des raves de la ville, ce seront ses affaires » (A. C, C2 81, p. 161).

C’est dans cet état d’esprit qu’il écrivit quelques mots seulement à Dupleix à 3 heures du soir : « Je prendrai, je crois, le parti le plus simple, qui est de vous laisser copie de la capitulation, pour vous abandonner la terre, pour me donner tout entier à sauver les débris de nos pertes de mer. » Il n’en disait guère plus le lendemain matin à 8 heures : « Pressé par le temps et la situation de mon escadre, qui a bien changé de face, je remettrai Madras entre vos mains, à condition que vous lui tiendrez celles auxquelles il s’est rendu à moi. Ce sera votre affaire de les lui tenir ou de lui en faire d’autres. Vous serez le maître de faire ce que bon vous semblera. »

Aucune allusion aux contre-propositions de Dupleix. La Bourdonnais jugeait sans doute que les Anglais ne les accepteraient pas et qu’autant valait les considérer comme inexistantes. Il lui fut très facile dans ces conditions d’obtenir de Morse que la date d’évacuation de la ville primitivement fixée du 10 au 15 octobre fut sensiblement ajournée, puisqu’aussi bien elle était déjà dépassée, et ils convinrent officiellement de la reporter à la fin de janvier.

Le 18 la Bourdonnais informa Dupleix qu’il allait remettre la ville aux ordres de d’Espréménil :

« À la seule condition, ajoutait-il, de garder la capitulation que je lui ai accordée, comme vous me l’avez promis. Je la crois bonne et convenable à notre situation présente. Si vous en jugez autrement vous êtes maître de suivre sans scrupule votre façon de penser, ce n’est plus mon affaire. C’est assez pour moi d’y avoir planté le pavillon de mon roi, d’avoir gardé ma parole aux Anglais, et par l’abandon unique que j’en fais, de mériter l’estime de mes amis et de mes ennemis. » (Mémoire, n° 165).

Cette lettre ne comportait pas de réponse et il ne restait plus à la Bourdonnais et aux Anglais qu’à signer le traité de rançon. Avant de s’engager. Morse et son conseil eurent un scrupule ; ils craignirent que la capitulation ne fût pas observée et ils s’en ouvrirent à d’Espréménil ; celui-ci qui prévoyait comment les choses tourneraient, s’efforça de les rassurer le mieux qu’il pût, sans cependant leur donner aucune garantie. Les Anglais pouvaient encore refuser de signer, mais alors c’était leur ville qui, par le départ de la Bourdonnais, tombait sous la domination de Dupleix, sans garantie d’aucune sorte ; autant valait courir les chances d’une capitulation qui après tout pouvait être respectée.

Et le traité de rançon avec les cinq articles additionnels fut enfin signé le 21 octobre par la Bourdonnais et les sept membres du conseil anglais.

La Bourdonnais donna aux Anglais comme gage de sa parole, celle de Dupleix et de son conseil, suivant la promesse qui se dégageait de la lettre du 13 octobre et le même jour il envoya à Pondichéry le texte du traité avec la déclaration suivante :

« Voilà, Messieurs, la capitulation que j’ai cru devoir accorder à Messieurs les Anglais pour le rachat de leur place et dépendances, dont l’évacuation doit être faite au plus tard en janvier qui vient. Vous répondrez en votre propre et privé nom des contraventions commises contre icelle par les Français, et par conséquent le défaut de paiement des billets de 500.000 pagodes y énoncés pour l’Europe ou le retardement causé par les dites contraventions, tout comme des 600.000 pagodes payables à Pondichéry et de plus vous répondrez au roi d’avoir manqué à une capitulation signée et arrêtée. »

« Vous avez voulu Madras, disait-il encore à Dupleix, je vous l’ai remis, avec une capitulation, il est vrai ; si elle n’est pas bonne, vous pouvez bien la rompre puisque vous m’avez conseillé de le faire. Sans vous donner pareil conseil, je souhaite que vous preniez le parti le plus convenable à la Compagnie et à l’honneur de la nation. » (Mémoire, n° 179).


Que de scepticisme en ces paroles ! Mais qui était dupe ? Personne, pas même les Anglais. Ils l’avaient révélé en confiant leurs craintes à d’Espréménil ; quant à la Bourdonnais il n’avait plus d’illusions depuis le jour où il était entré dans la voie des concessions et nous rappellerons pourquoi il y entra. Ce fut d’abord la nécessité de ne pas prolonger son séjour dans l’Inde, s’il voulait ramener en France avant la fin de l’année les marchandises que la Compagnie attendait ; ce fut ensuite la crainte de se trouver en opposition avec les vues du nouveau ministre, s’il s’obstinait dans une interprétation d’ordres qui risquait de ne pas être admise ; ce fut enfin la dispersion de son escadre qui affaiblit ses forces et le mit dans l’impossibilité d’imposer sa volonté à Dupleix. Dans la lutte qu’il soutint, il resta toujours maître de sa plume et repoussa en général avec modération les attaques parfois très vives et souvent désobligeantes dont il fut l’objet. Mais modération n’est pas toujours signe de force et nous avons vu plus haut que le terrain juridique sur lequel il s’était placé, n’était pas, au point de vue politique, un bon terrain de combat. Aussi Dupleix put-il pousser sa pointe avec entrain, vigueur et décision. Si parfois il lui arriva de blesser son adversaire plus qu’il n’eût dû le faire, c’est la loi ordinaire des batailles, où il est difficile et parfois dangereux de modérer les coups. Si Dupleix avait été moins brutal, peut-être n’eût-il pas triomphé et Madras fût-il demeuré aux Anglais.

Il nous reste maintenant, à voir non plus si la Bourdonnais avait le droit de conclure le traité de rançon, mais si les conditions dans lesquelles il le signa éloignent de lui tout soupçon de connivence avec les Anglais. Et c’est là le grand problème moral de cette histoire.

Dans les conférences qui précédèrent la reddition de Madras, la Bourdonnais causa seul à seul avec les Anglais. La prudence eût exigé qu’il consultât son entourage ou se fit assister de témoins. Aussi Les soupçons d’intelligence avec l’ennemi naquirent-ils spontanément ; pourquoi tant de mystère si ce n’est pour couvrir des machinations ténébreuses ? Les égards qu’il eut ensuite pour les vaincus ne furent pas de nature à dissiper l’équivoque. La malveillance s’accrut lorsqu’on apprit le 26 la conclusion d’une entente avec Morse. Sur quelles bases s’était-elle faite ? Nul ne le savait ; elle avait continué d’être négociée dans l’ombre. Et les bruits commencèrent à se répandre que la Bourdonnais avait reçu quelque avantage personnel intéressant. Par une malheureuse coïncidence, les Anglais qui jusque-là ne cessaient de l’attaquer changèrent tout à coup d’attitude et d’allure : « Ils paraissaient trop contents de cette opération, écrivait d’Espréménil le 1er octobre, pour qu’il n’y eût pus quelque chose que je présume. » (A. C, C2 81, p. 157).

Les opinions de d’Espréménil sont en général trop partiales pour être accueillies aveuglément. Il en est de même de celles que Friell exprimait le lendemain dans une longue lettre à Dupleix : « Ce qu’il y a de vrai, disait-il, c’est qu’il ne peut avoir rendu une capture aussi considérable pour des espérances incertaines sans avoir bien fait ses affaires particulières. » Il aurait, nous conte-t-il ensuite, remis aux habitants à titre de présent pour 200.000 pagodes de meubles, bijoux et argenterie. Toutes les exemptions que le gouverneur demandait avaient été accordées et il y en aurait eu pour 165.000 pagodes, dont 25.000 à la Compagnie et 140.000 à divers juifs ou arméniens. La Bourdonnais aurait également fait remise de 3 à 400 balles de soie du Bengale, de poivre, de sucre et autres marchandises. Enfin des prisonniers auraient été relâchés « pour aller chercher, à ce que disaient les Anglais, quelques petites galanteries pour le général » (A. C, C2 81, p. 157-158 et 289-291).

Il est possible que quelques gracieusetés, comme il arrive toujours d’en faire en pareil cas, aient provoqué ces bruits et les aient même amplifiés sans souci de la vraisemblance ; ces rumeurs n’en étaient pas moins fâcheuses pour la bonne renommée du général et même pour son autorité. Mais aussi pourquoi tant de mystère et surtout tant de lenteur dans les négociations ? Commencées le 21 septembre, elles n’avaient été achevées qu’un mois après. C’était un bien long délai pour un homme pressé de partir avant le retour des vents du nord. Ces lenteurs ne pouvaient cacher que d’inavouables compromissions.

Ananda nous raconte ce qu’on disait à Pondichéry : la Bourdonnais avait, d’accord avec quelques marchands, fait déchirer tous les anciens comptes de la Compagnie et en avait fait fabriquer de nouveaux qu’il avait l’intention de montrer au roi et aux ministres comme preuves de sa gestion. Il s’était réservé un butin personnel de un à six millions de francs et même il avait déjà réalisé cette somme en se faisant donner des pagodes, des diamants et des rubis. Dieu seul, concluait philosophiquement Ananda, sait où est la vérité (Ananda, t. 2, p. 377).

Il est certain que par son obstination à prôner la bonne foi des Anglais, alors que l’opinion courante était toute différente, et par les égards dont il était payé de retour, la Bourdonnais pouvait difficilement inspirer confiance à nos compatriotes ; était-ce une raison suffisante pour l’accuser de corruption ou même de trahison, comme on le faisait couramment ?

Dans des observations sur le traité de rançon que Dupleix adressa peu de temps après en France, il reprocha à la Bourdonnais :

Sur l’article 2, d’avoir voulu laisser à l’ennemi la moitié de son matériel de guerre ; ce partage était inouï et La Bourdonnais en l’acceptant se posait moins en général victorieux qu’en médiateur entre l’ennemi et la nation française ;

Sur les articles 3, 4 et 5, d’avoir fait une folie en se rapportant à la parole des Anglais pour le partage des effets et marchandises, quand nous aurions évacué la ville. Pourquoi seraient-ils alors de meilleure foi que pendant l’occupation elle-même où le pur hasard avait fait découvrir des magasins de vivres et de marchandises qu’ils devaient cependant déclarer ?

Sur l’article 6, d’avoir témoigné d’un aveuglement surprenant, en pensant que l’escadre anglaise, absolument indépendante des comptoirs, aurait égard aux passeports qui pourraient être délivrés aux vaisseaux français chargés d’emporter de Madras les derniers effets attribués par la capitulation ;

Sur l’article 8, d’avoir fait preuve de la plus étrange générosité ou complaisance en réduisant lui-même de moitié la rançon qu’il pouvait exiger de l’ennemi, et en croyant ensuite que cette rançon pourrait être acquittée en Europe et même dans l’Inde. Les rançons de place se paient comptant et non autrement, surtout dans ces pays éloignés ;

Sur l’article 9, de s’être contenté comme otages de gens mal accommodés dans leurs affaires. Et puis que valaient ces otages, alors que les Anglais pouvaient si facilement réduire au même sort les commissaires que nous laisserions à Madras ?

Sur les articles 14 et 15, d’avoir rendu la ville sans consulter la personne à qui le roi et la Compagnie avaient confié leur autorité dans l’Inde, et alors que les magasins étaient encore remplis de poivre, de corail, de soie et autres marchandises. Vraiment la générosité de La Bourdonnais était sans limite et les Anglais ne sauraient trop lui témoigner leur reconnaissance. (A. C, C2 81, p. 280-284)

Ces observations ne comportent aucune accusation de corruption ou de trahison ; le grief est esquissé. Mais on pensait tout haut ce qu’on n’osait pas officiellement écrire et après diverses oscillations l’opinion avait fini par accepter le chiffre de 100.000 pagodes ou un million de francs comme celui moyennant lequel la conscience de La Bourdonnais aurait capitulé. Les Français et les Anglais en parlaient également.

Il n’y eut néanmoins aucune explication publique ou autre à ce sujet, tant que La Bourdonnais fut dans l’Inde et l’on ne profita pas non plus de son départ pour provoquer des témoignages qu’on eut pu contrôler. La première accusation officielle contre La Bourdonnais fut celle que l’on porta en 1749 ou 1750 devant la cour chargée de le juger. Là des témoins, notamment d’Espréménil et Kerjean, vinrent déposer qu’il avait effectivement reçu 100.000 pagodes pour prix de ses complaisances envers les Anglais. La Bourdonnais fit répondre à cette accusation en son mémoire de défense publié en 1750 (p. 266 à 274). Voici alors ce qu’il dit :

Il convient d’abord d’avoir reçu divers présents tels qu’un lot de toile peinte, qu’il destinait au roi, deux fioles en or, une boîte à mouche en or, garnie de quelques diamants roses, un bureau du Japon et une garniture d’enfants montée en diamants de la valeur de 8 à 10.000 livres ; mais ces cadeaux, qui sont de coutume aux Indes avec toutes les personnes en place, avaient été faits publiquement et La Bourdonnais les avait montrés à tous ceux qui avaient voulu les voir.

Quant aux 100.000 pagodes, il nous dit que le jour de son embarquement, c’est-à-dire le 23 octobre, le gouverneur et le conseil anglais avaient eu le dessein de lui offrir un cadeau tant à lui qu’à ses principaux officiers, mais qu’il le refusa. Il n’y a donc aucune preuve qu’il ait reçu un présent. D’ailleurs d’Espréménil et Kerjean ne s’entendaient pas sur la date à laquelle le présent aurait été agréé ; l’un disait avant le 26 septembre, et l’autre après le 21 octobre. Leur contradiction les condamnait l’un et l’autre.

« Mais, ajoute-t-il, quand il serait vrai que les Anglais eussent levé sur tous les habitants de la ville une contribution pour faire un présent au commandant et aux principaux officiers français, pour reconnaître les bons procédés qu’on avait eu pour eux, quand il serait vrai que le commandant et les officiers eussent reçu ce présent, après la consommation du traité, où serait le crime ? Dès que le traité était signé, et que les Anglais restaient maîtres de leurs biens, qui pouvait les empêcher d’en disposer, pour marquer leur reconnaissance à un chef et à des officiers dont ils avaient lieu de se louer ?

« Le sieur la Bourdonnais ne pourrait être coupable que dans un seul cas, qui est celui où avant la fixation du prix de la rançon, il se serait lui-même fait donner ou promettre par les Anglais les cent mille pagodes dont parlent les sieurs Kerjean et d’Espréménil. »

Il essaie ensuite de démontrer qu’à aucun moment il n’a pu toucher ces 100.000 pagodes. Si, dit-il, elles lui avaient été promises contre un traité de rançon, la condition manquant, la promesse devenait nulle de plein droit. Or, il fit au moins deux fois preuve d’indépendance complète vis-à-vis des Anglais, la première fois en leur demandant de lui rendre sa parole d’honneur, la seconde en prolongeant malgré eux jusqu’au mois de janvier le terme de l’évacuation primitivement fixé au 15 octobre. Croit-on qu’il eut pu agir de la sorte si, par des conventions secrètes, les Anglais lui avaient donné ou promis 100.000 pagodes ?

Ce qui prouvait mieux encore contre l’existence de ce prétendu don, c’est que dès le 15 octobre, La Bourdonnais était décidé à rendre Madras à Dupleix. Les Anglais le savaient, comme ils savaient que Dupleix ne voulait prendre avec eux aucun engagement et pressentaient qu’il n’exécuterait pas le traité. N’était-il pas naturel que dans ce cas ils missent La Bourdonnais en demeure soit de rendre immédiatement les 100.000 pagodes, soit de signer une promesse de les restituer en cas d’inexécution du traité. Cependant, le traité une fois rompu, ils ne lui ont rien demandé. Ils se sont au contraire infiniment loués de lui et de la noblesse de ses procédés et depuis son départ ils n’ont pas cessé leurs éloges.

Lorsqu’au retour de l’Inde, il avait passé par l’Angleterre où il fut retenu prisonnier, il leur était encore loisible de se faire rendre une somme aussi considérable retenue si indûment. Loin de lui adresser la moindre réclamation, Monson, Stratton et le directeur de la Compagnie d’Angleterre l’avaient reçu de la manière la plus honorable et la plus satisfaisante.

De tous ces faits, La Bourdonnais concluait que l’affaire des 100.000 pagodes était non seulement dénuée de preuves, mais de vraisemblance.

Mais en politique où rien ne se fait suivant les règles de la logique et souvent du bon sens, l’invraisemblance est parfois la vérité.

Par une singulière coïncidence, au moment où l’instruction du procès de La Bourdonnais se poursuivait à Paris, il paraissait à Londres, le 11 avril 1750, sous forme de lettre d’un propriétaire de la Compagnie [anglaise des Indes], une longue brochure anonyme, où il était établi aussi clairement que possible que La Bourdonnais, en traitant de la rançon de Madras, avait fait une convention particulière pour une somme d’argent à son seul profit. On attribuait communément le libelle à Monson, qui l’aurait rédigé de concert avec Stratton et Fowke.

La Compagnie de France, désirant obtenir des précisions, écrivit le 20 juin suivant à un nommé Durand, son agent à Londres, pour le prier d’essayer de déterminer Monson et Stratton à venir à Paris, où on leur assurait le secret. Ce Durand devait avoir quelque autorité ou de l’entregent pour qu’on le chargeât d’une commission aussi délicate. L’histoire n’ajoute pas s’il put entrer en relation avec les deux Anglais ; en tout cas ils ne vinrent pas à Paris.

La crainte d’un scandale qui eut rejailli sur la nation décida peut-être la Compagnie à renoncer à projeter sur l’affaire une lumière aveuglante[9], mais le factum n’en subsistait pas moins. Nous citerons les principaux documents qu’il utilise.

C’est d’abord (p. 28) une lettre que Morse écrivit de Pondichéry le 18 janvier 1747 au Comité secret de la Compagnie. Elle est ainsi conçue :

« Messieurs. Jugeant inutile de vous dérober du temps par une récapitulation des raisons qui nous ont porté à entrer dans un traité pour la rançon de Madras, je prends cette occasion de vous informer séparément que dans ce qui s’est passé, nous avons été dans la nécessité d’employer une autre somme que celle stipulée par les articles, affaire qui demandant du secret a été renvoyée par le Conseil à M. Monson et à moi pour négocier. Comme ce monsieur qui vous présente celle-ci est par là bien en état de vous donner une idée plus particulière du fait, je crois que vous nous excuserez si nous lui en renvoyons l’explication ainsi que des circonstances de nos raisons, plutôt que de les confier au papier. »

Page 31 et suivantes, est une lettre de Monson aux directeurs du 21 décembre 1748, v. s. On y lit :

« Je dois vous informer qu’en traitant de la rançon de la place on nous donna aussitôt à entendre qu’il fallait payer une autre somme que celle mentionnée dans le traité public. Vous vous persuaderez aisément par la nature de la chose qu’elle exigeait qu’on la conduisit avec quelque sorte de secret. Il était cependant nécessaire d’en informer le Conseil, quoique pour la forme et pour sauver les apparences avec la personne avec laquelle on traitait, elle fut renvoyée à M. Morse et à moi pour l’ajuster avec elle. Je puis néanmoins vous assurer avec grande vérité que tous ceux du Conseil ont été constamment et fidèlement instruits de toutes les démarches faites à ce sujet, excepté M. Edw. Fowke, qui dès le commencement du traité sur la rançon déclara qu’il ne s’unirait point avec nous dans aucune de ces mesures que tout le reste avait cru absolument nécessaires. Dans cette conjoncture estant convenus de la somme d’augmentation et particulière, notre embarras fut de trouver de l’argent, ce qui prit tant de temps qu’auparavant que le tout put être levé, il arriva une tempête dans laquelle quelques-uns des vaisseaux des ennemis furent perdus et le reste si maltraité qu’ils résolurent de quitter Madras aussitôt qu’ils purent. Événement d’autant plus favorable alors qu’il empêcha la poursuite des autres projets qu’ils avaient formés pour la destruction du reste de nos établissements et nous évita la nécessité d’entrer dans des obligations sur le reste.

« Ceci exposé, il me reste à vous informer qu’il ne nous fut pas possible de lever l’argent qu’en donnant des obligations de la Compagnie et ceux qui fournirent l’argent ne gardèrent pas le secret sur cette négociation, parce que chacun, avant de prêter, voulut être informé de l’usage pour lequel l’emprunt se faisait et crurent en prêtant rendre un service méritoire à la Compagnie. »

On recueillit en conséquence 84.000 pagodes dont :

10.000 fournies par M. Morse,
40.000 » Salomon,
15.000 » Jones et Moses,
10.000 » Heyman,
5.400 » Ed. et J. Fowke,
5.000 » Pierre Bailleul,
2.000 » le capital de l’église,
2.000 » la cour du maire.

D’autres sommes furent encore empruntées, mais pour l’entretien de la garnison et la solde des employés.

Monson ajoute qu’il fut impossible de lever toutes ces sommes en argent et qu’environ la moitié fut obtenue en diamants. Quant au paiement, il nous dit encore (p. 68 et suiv.) comment il fut effectué.

« Il me reste, écrivait-il aux directeurs le 3 mai 1749, dire à qui cet argent et ces diamants ont été donnés ou payés. Permettez-moi de dire plutôt que dans certaines conjonctures il s’ouvre des négociations qui demandent non seulement d’être ménagées avec quelque sorte de secret, mais que ce secret soit inviolablement gardé dans la suite, y ayant une espèce de foi qui doit être gardée même avec un ennemi. Vous concevez aisément que toute cette négociation est d’une nature à ne devoir ou à ne pouvoir être publiquement ou plus explicitement révélée et que l’étant, cela ne pourrait répondre à aucun objet intéressant pour la Compagnie, ce qui me fait espérer que je serai excusé si je ne déclare autre chose que cette partie de l’argent a été employée à payer six mois de salaires ; le reste de l’argent avec les diamants a été actuellement et bona fide appliqué à l’objet déjà mentionné, ce qui au sentiment de ceux intéressés dans cette affaire devait rejaillir sur l’honneur, le crédit et l’avantage réel de la Compagnie. »

Il serait difficile de contester l’authenticité de ces lettres et même leur sincérité. Leur précision, en effet, est trop grande et d’après elles il est aisé de reconstituer en peu de mots le drame de Madras :

Pour consentir à un traité de rançon, La Bourdonnais demanda pour son compte une somme d’argent dès le 21 septembre et après quatre jours de pourparlers le Conseil de Madras accepta le marché. La difficulté de rassembler le numéraire ou les diamants, beaucoup plus que les prétentions de Dupleix, retarda la signature du pacte jusqu’au 21 octobre : à ce moment tout fut consommé. Et le délai qui courut dans l’intervalle fut employé par La Bourdonnais moins à défendre une politique qu’à attendre une échéance.

Comment se fait-il qu’avec de tels documents, qui rectifiaient sans les contredire les dépositions de d’Espréménil et de Kerjean, La Bourdonnais ait été acquitté ? Certes son avocat fut habile en son mémoire de défense, et il n’est pas interdit de supposer que de hautes influences même financières travaillèrent en faveur de l’accusé, mais on peut aussi conjecturer que le roi et les ministres ne voulurent pas, en faisant condamner un homme qui avait vaincu l’ennemi, discréditer notre victoire et donner une revanche morale aux Anglais. Puisque l’information du procès fut secrète, que toutes les pièces s’y référant ont été enlevées ou sont perdues et que les mémoires du temps ne nous donnent aucun renseignement sur l’instruction, il est à craindre qu’un long mystère ne continue de planer sur les conditions mêmes de cet acquittement.

Seuls les Anglais auraient pu entretenir le débat en accentuant leurs accusations, mais il ne semble pas qu’ils l’aient voulu ni tenté. L’attitude de leurs conseillers au moment de la capitulation de Madras n’avait été ni assez heureuse ni assez honorable pour que l’ennemi se déterminât à chercher dans ses propres mésaventures un moyen de confondre l’adversaire.

L’occasion pourtant ne manqua pas. Les conseillers de Madras ne s’étaient procurés les fonds destinés à La Bourdonnais qu’en faisant appel à des marchands anglais ou juifs qui avaient reçu en échange des billets payables à Londres. La présentation de ces billets amena la Cour des propriétaires de la Compagnie puis celle des directeurs à faire une enquête sur les conditions de la capitulation. Commencée en 1748, cette enquête ne fut terminée que le 17 mars 1752, un an après la clôture du procès de La Bourdonnais.

Un volumineux dossier conservé aux Archives de l’India Office (Law Case, n° 31) contient l’enquête dans tout son détail. Nous n’en tirerons que les conclusions.

Les prêteurs furent unanimes à déclarer, soit par lettres, soit par mandataires, qu’ils ne savaient pas expressément si les fonds qu’on leur avait demandés étaient destinés à sauver les marchandises des habitants ou seulement celles de la Compagnie ; mais leur opinion était que cet argent devait, au moins en partie, être remis à La Bourdonnais pour obtenir une réduction sur le chiffre de la rançon.

Des quatre conseillers qui purent déposer — les autres étant absents ou morts, — seul Edw. Fowke ne donna que de courtes explications, comme ayant refusé d’approuver et de signer le traité de rançon ; Morse, Monson et Stratton furent plus explicites ; ils confirmèrent la convention spéciale qui leur avait été imposée, sans toutefois nommer la Bourdonnais.

Quant au paiement, il avait été effectué en plusieurs fois avant le 21 octobre, c’est-à-dire avant la signature du traité et le prix avait été remis à la Bourdonnais en or, en diamants ou en perles par Morse, Monson, Hallyburton et Samuel Parkes.

La transaction étant strictement privée, il ne fut pas demandé de reçu. Il n’intervint de même aucun contrat pour la restitution des 88.000 pagodes dans le cas où le traité serait rejeté par Dupleix et par son Conseil.

Il était donc loisible à la Bourdonnais de nier, le cas échéant, qu’il eût reçu le moindre présent, comme il était délicat pour le Conseil de Madras de l’affirmer, sous peine de se voir opposer soit un démenti, soit un reproche de faiblesse ou de complicité, et c’est pourquoi sans doute les débats de la Cour des Directeurs n’eurent aucun retentissement. Les Anglais qui à ce moment (1752) étaient en pleine lutte avec Dupleix n’avaient non plus aucun intérêt à rabaisser la gloire de son rival en interjetant pour ainsi dire appel du jugement rendu à Paris.

La postérité n’a pas les mêmes raisons de garder le silence. La défense de la Bourdonnais qu’on a vue plus haut n’est pas convaincante. Il prétend que s’il avait reçu de l’argent, les Anglais le lui auraient réclamé au moment de l’inexécution du traité. Ce n’est pas certain ; ils le pouvaient sans doute, mais où étaient les preuves de leur créance et ne couraient-ils pas au contraire le risque d’être accusés de collusion avec l’ennemi pour avoir contracté un marché humiliant et, ce qui était plus grave, inutile ?

La discrétion s’imposait et peut-être les conseillers de Madras l’auraient-ils toujours observée, sans les réclamations des prêteurs. Il fallut alors fournir des explications ; or, à moins de contester l’authenticité des billets, comment ceux qui les avaient eux-mêmes délivrés, les auraient-ils expliqués, sinon par un mensonge collectif, dont l’invraisemblance n’eut pas manqué d’être évidente ? Bon gré, mal gré, les détenteurs du secret étaient condamnés à dire la vérité.

Que par suite de leurs dépositions contenues dans la Law Case et des révélations plus nettes encore du Journal d’un propriétaire, la Bourdonnais se trouve chargé devant l’histoire d’une grave accusation, cela n’est pas douteux ; mais les Clive et les Warren Hastings n’ont-ils pas été eux aussi accusés et convaincus d’exactions sans nombre et cependant les Anglais n’ont pas cessé de les ranger parmi leurs plus grands hommes.

Qu’avaient-ils fait ? De quoi les accusa-t-on ? Au moyen des pouvoirs dont il était investi, Clive s’était fait donner à divers titres 234.000 livres sterling, soit près de 6 millions de francs et cela, dit son accusateur, le colonel Burgoyne, « au mauvais exemple des fonctionnaires publics, au détriment et au déshonneur de l’État ». Sans écarter aucun des faits reprochés, en les déclarant au contraire nettement établis par un vote qui rallia 155 voix contre 95, la Chambre des Communes refusa cependant de proclamer que Clive avait abusé de ses pouvoirs et adopta à l’unanimité la motion qu’il avait rendu à son pays de grands et méritoires services (mai 1773).

Les charges contre Warren Hastings étaient plus terribles encore : assassinats, concussion, trahison, tout lui fut reproché. Après un procès qu’on fit durer huit ans (1787-1795) pour fatiguer l’opinion publique et la rendre indifférente aux débats, non seulement l’accusé ne fut pas condamné, mais on lui donna une pension annuelle de 4.000 livres sterling.

La Bourdonnais ne fut pas plus coupable que Clive et que Warren Hastings. Comme eux, il profita de sa situation et de ses fonctions pour se faire remettre des présents et pour augmenter sa fortune. Mais il n’est pas prouvé que l’avidité ait réglé sa ligne de conduite ou l’ait modifiée. Même avant de partir pour Madras, il était résolu à ne pas conserver la place, ses instructions l’y autorisaient. Quand il l’eut prise, il considéra qu’avec les faibles forces dont nous disposions dans l’Inde et que son départ allait encore diminuer, il nous serait difficile de garder en même temps deux villes aussi considérables que Madras et Pondichéry, et, bien que ses prévisions n’aient pas été confirmées par les événements, elles ne manquaient pas de sagesse.

Ces motifs suffisent pour faire écarter l’accusation de trahison, qui ne fut pas retenue non plus par le Parlement. Reste le problème moral. Il se pose et ce doute n’est pas plus à l’honneur de la Bourdonnais que les exploits financiers de Clive ou de Warren Hastings n’ajoutent à leur gloire ; il faut toutefois tenir compte qu’au xviiie siècle la politique et les affaires étaient étroitement confondues aux colonies et que la prise d’une ville ennemie était en soi une bonne aubaine pouvant donner de fort appréciables profits. Rappelons à ce sujet les propositions que la Bourdonnais fit à Dupleix les 12 et 13 septembre 1744 de l’intéresser pour moitié dans les coups d’éclat qu’il pourrait entreprendre.

Nous ne pousserons pas plus loin cette discussion qui touche surtout à la vie de la Bourdonnais et qui appartient à son histoire. Nous concluerons seulement en rappelant que ce pénible problème n’eut pas surgi si, au moment de la prise de Madras, la Bourdonnais s’était entendu avec Dupleix comme l’exigeaient nos intérêts, et comme il se le devait à lui-même, si un « jurisme » de mauvais aloi n’avait obscurci son entendement.

Mais où le jurisme ne peut-il pas mener les individus et même les peuples ? il est la source des pires erreurs. Le grand mérite de Dupleix est d’avoir compris que, quelles que fussent les instructions de son rival et quelques ordres du ministre qu’on pût lui montrer, il est des circonstances où l’on ne doit pas les interpréter à la lettre. En homme politique avisé et clairvoyant, il apprécia très justement que c’était une folie de rendre Madras aux Anglais et une folie plus grande encore d’y consentir sans autres garanties que leur parole ou des billets chimériques. Il savait ce que valent leurs engagements et combien un homme d’État, quel qu’il soit, a le tort de s’y fier et d’y accommoder sa conduite.

Et c’est peut-être parce qu’il avait cette conception supérieure des choses qu’il arriva à intimider la Bourdonnais. C’est pourquoi, dans la riposte, celui-ci se montra toujours très modéré et de guerre lasse se résolut à accepter les capitulations de pure forme qui lui furent proposées pour sauver son amour-propre. Tant il est vrai que les volontés fortes et clairvoyantes finissent toujours par dominer les situations !

§ 5. — Le Départ de La Bourdonnais.

Après la signature du traité de rançon, la Bourdonnais se disposa à quitter Madras au plus tôt. Ses démêlés avec Dupleix non moins que le malheur survenu à son escadre lui avaient enlevé l’idée de faire une nouvelle expédition, à Goudelour ou ailleurs ; il ne songeait plus qu’à retourner aux Îles et à ramener ensuite ses vaisseaux en France. Mais là encore il se trouva en conflit avec Dupleix.

Le gouverneur de Pondichéry songeait à retenir le plus possible de navires dans l’Inde pour se défendre le cas échéant contre toute agression et l’arrivée de l’escadre de Dordelin lui permettait d’entrevoir la réalisation de ses espérances ; seulement comment y décider la Bourdonnais, qui était incontestablement le maître sur mer ?

Pour parvenir à ses fins, Dupleix ne pouvait plus, comme pour la conservation de Madras, invoquer les droits naturels qu’il pouvait posséder comme représentant du roi ; il n’ignorait pas que la Bourdonnais était libre de disposer de ses navires et que tous les capitaines de vaisseaux de la Compagnie devaient lui obéir et il l’avait lui-même reconnu dans une lettre toute récente du 4 octobre : « Commandez, Monsieur, lui disait-il, les vaisseaux de la Compagnie, nous sommes persuadés que ce sera toujours pour le plus grand bien de la Compagnie que vous leur donnerez des ordres. » Mais quatre jours après était arrivée à Pondichéry la fameuse lettre de la Compagnie du 6 octobre 1745, qui réglait les rapports entre le gouverneur de Pondichéry et le commandant de nos escadres[10].

Dupleix en conclut qu’il avait le droit de disposer de l’escadre à son gré et les capitaines des navires parurent d’abord disposés à n’exécuter que les ordres qu’il leur donnerait au nom de la Compagnie (Mémoire, n° 161), mais ces ordres pouvaient ne pas être ceux du roi. Il était arrivé plusieurs fois au ministre de donner en secret des instructions contraires à celles des directeurs. Après réflexion, les capitaines préférèrent s’en tenir à leurs devoirs professionnels, laissant aux deux chefs le soin de régler entre eux les contestations de principe.

Ces contestations ne furent pas d’ailleurs très violentes ; aux prétentions et à la fougue de son adversaire, la Bourdonnais prit le parti de répondre avec une sorte de résignation attristée, comme s’il craignait de se mettre en opposition avec les derniers ordres de la Compagnie, si peu naturels et si peu logiques qu’ils pussent lui paraître.

Après le malheur du 13 octobre, il passa son temps à réclamer à Dupleix des secours qui ne lui vinrent qu’en partie et à former des projets qui variaient presque tous les jours. Tantôt il était disposé à s’en retourner directement aux Îles, tantôt il parlait d’aller à la côte malabar ou à Achem (lettres à Dupleix des 15 et 21 octobre) :

« Sitôt que le vent du Nord sera bien établi, lui écrivait-il le 15, je partirai avec les débris que j’aurai pu réunir pour aller chercher du remède à nos maux. C’est dans de pareilles conditions qu’il faut prouver qu’on est bon français. Je souhaite que tout le monde veuille me seconder et je ferai voir que les malheurs ne m’accablent point » (Mémoire, n° 147).

L’état de quelques-uns de nos vaisseaux ne permettait guère en effet de faire des projets définitifs. Des onze qui restaient dans l’Inde, le Bourbon et le Neptune ne pouvaient aller loin ; la raison commandait d’en renvoyer deux ou trois en France avec les marchandises de Madras ; que pouvait-on faire avec les six ou sept autres ? quelle destination leur donner ?

Après tous les incidents qui venaient de se produire, il était peu probable que la Bourdonnais, si séduisante que lui parût d’abord l’idée, songeât longtemps à une expédition nouvelle qu’il dirigerait lui-même. Outre qu’il lui faudrait d’abord la concerter avec Dupleix, l’infériorité de notre armement ou de la vitesse de certains de nos navires ne lui permettait pas de compter sur des résultats décisifs contre l’escadre anglaise. Tout au plus pouvait-on espérer quelques prises par des manœuvres plus habiles que hardies. La Bourdonnais devait donc être amené peu à peu au projet de quitter l’Inde, où rien ne pouvait plus le consoler de ses déboires ; il laisserait le commandement de l’escadre à un autre officier du roi. Mais on ne renonce pas en un jour à un pouvoir que l’on exerce depuis plus de deux ans et où, après beaucoup de souffrances et beaucoup d’épreuves, on a mis toute son âme et une partie de sa vie. Aussi ne sut-il pas s’en détacher avec résolution et ses atermoiements et indécisions, quoique légitimes et respectables, lui causèrent-ils de nouveaux désagréments.

Là encore Dupleix vit avec clairvoyance la solution qui s’imposait, c’est-à-dire le maintien de l’escadre dans l’Inde et avec sa décision habituelle il agit en conséquence.

Dès le 17 octobre, il proposa à la Bourdonnais un projet de répartition des vaisseaux, sans cependant le lui imposer ; il se rappelait dans quelle fausse situation il s’était trouvé le 4 octobre lorsqu’il voulut instituer le conseil provincial de Madras, mais n’eut pas les moyens de l’installer. L’intention des capitaines d’exécuter d’abord les ordres qui leur seraient donnés par la Bourdonnais lui conseillait la prudence.

La Bourdonnais avait prescrit à Dordelin et à ses deux collègues de venir le rejoindre à Madras aussitôt qu’ils seraient prêts, c’est-à-dire qu’ils seraient lestés et auraient tous les vivres et l’eau nécessaires. Il n’est pas absolument certain que Dupleix ait travaillé de toutes ses forces à les mettre en état de partir ; tantôt il manquait de câbles ou cordages et tantôt de chelingues — et les chelingues, dont une partie avait été envoyée à Madras, faisaient effectivement défaut. La Bourdonnais soupçonnait que ce n’étaient là que de mauvais prétextes pour empêcher les vaisseaux de venir le rejoindre ; et peut-être n’avait-il pas tort. Dupleix pouvait aisément supposer que s’il laissait partir ses navires, il n’en reverrait aucun. La Bourdonnais impatienté donna enfin à ses capitaines l’ordre de demander formellement les vivres et autres choses dont ils auraient besoin, et déclara à Dupleix que s’il disposait des vaisseaux comme il paraissait vouloir le faire, c’était sous sa responsabilité ; quant à lui, il partirait directement pour les îles ; la Compagnie et le roi jugeraient ensuite qui avait bien ou mal fait (Mémoire, n° 179).

Mais autant de lettres, autant de mots inutiles. Le 22 octobre, la Bourdonnais était prêt à appareiller sans avoir reçu de Pondichéry aucun des navires qu’il attendait. Le traité de rançon avait été signé la veille et envoyé le même jour à Pondichéry. Après avoir donné toutes ses instructions aux capitaines et remis tous les comptes et papiers de Madras à d’Espréménil, la Bourdonnais fit ranger le 23 les troupes en bataille et reconnaître d’Espréménil comme commandant ; puis, malgré le mauvais temps, il s’embarqua dans une chelingue et alla rejoindre l’Achille qui l’attendait à quatre lieues au large.

Suivant les instructions qu’il avait fait donner aux capitaines de navires de Pondichéry il s’attendait à les trouver en mer venant à sa rencontre et il les y trouva en effet, mais à la suite de quels incidents !

Lorsque Dupleix se fut rendu compte qu’il n’avait aucune prise sur les capitaines pour les empêcher de se conformer aux ordres de la Bourdonnais, il chercha à les retenir d’une autre manière et rien ne lui parut plus convenable que de les convoquer le 22 octobre à une réunion du Conseil supérieur où il leur exposa les dangers que leur faisaient courir les plans mal définis ou mal combinés de la Bourdonnais et les invita à déclarer en honneur et conscience leur sentiment sur neuf questions qu’il leur développa et auxquels les capitaines ne pouvaient que répondre par une approbation respectueuse. Convenait-il, par exemple, d’exposer les vaisseaux aux risques de la saison en les gardant plus longtemps à la côte ? Convenait-il de les abandonner à la merci de l’ennemi ? Ne convenait-il pas de prendre les plus justes précautions pour faire parvenir à la Compagnie les cargaisons que le Conseil avait en magasin ? N’était-il pas également convenable de tirer de Madras avec autant de sûreté qu’il était possible, ce que la conquête avait procuré à la Compagnie ? Y avait-il un autre parti à prendre que celui de faire hiverner les navires dans quelque partie de l’Inde ?…

Après que les capitaines eurent signé leurs réponses qui portaient en substance qu’il fallait en effet prendre les mesures les plus convenables pour mettre les vaisseaux en sûreté, le Conseil commença par prélever 400 hommes d’équipage, dont il avait besoin pour renforcer la garnison, puis il permit d’appareiller comme si la flotte devait aller au-devant de la Bourdonnais, mais il lui remit en même temps des ordres qu’ils ne devaient ouvrir que lorsqu’ils seraient au large, c’est-à-dire assez loin en mer. Or, la Bourdonnais avait écrit qu’il arriverait à Pondichéry en longeant la côte. Les deux escadres risquaient ainsi de ne pas se rencontrer et c’est ce que désirait Dupleix.

Les événements tournèrent autrement qu’il n’avait calculé. À peine avaient-ils perdu de vue les côtes de Pondichéry, que les cinq capitaines eurent quelque défiance au sujet des instructions dont ils étaient porteurs et sans plus tarder ils les ouvrirent. Il y lurent avec surprise que non seulement il n’était nulle part question de la Bourdonnais, mais qu’on leur prescrivait de se rendre à Achem où ils n’avaient aucune chance de le rencontrer. Leur parti fut aussitôt pris ; ils revinrent à Pondichéry le 24 au matin. Ils y trouvèrent une lettre de la Bourdonnais, datée du 21 qui leur prescrivait à nouveau de venir le joindre sans qu’aucun ordre de la Compagnie ou autre put les en empêcher (Mémoire, n° 187). Comme ils n’étaient pas descendus à terre, il leur était facile de braver légèrement l’autorité de Dupleix ; ils lui écrivirent en conséquence que leur destination pour Achem leur paraissait déraisonnable, et qu’étant dégarnis d’une partie de leurs équipages, ils étaient dans l’impossibilité de tenir tête aux ennemis. Ils finissaient leur lettre en ces termes : « Il nous paraît donc indispensable de joindre le plus tôt que faire se pourra M. de La Bourdonnais, et cela avec toute la précaution que demande la saison critique actuelle » (Mémoire, n° 195).

Le conflit d’attributions se posait donc encore une fois avec une parfaite netteté. C’est en masquant ses intentions que Dupleix avait pu le 22 disposer de l’escadre ; maintenant les subterfuges n’étaient plus possibles ; il fallait parler clairement. Dupleix n’hésita pas. Il répondit le même jour aux capitaines qu’il était surpris de leur attitude, après le questionnaire qu’ils avaient signé ; on ferait connaître leur attitude à la Compagnie et aux Ministres qui apprécieraient.

« Si vous choisissez, continuait-il, le parti que la Bourdonnais vous présente (aller le rejoindre), nous vous redemandons toutes les troupes, nous avons des ordres de les retenir et nous nous en sommes dégarnis sur le parti que vous avez choisi. Nous ne pouvons absolument exposer cette place ; songez-y bien… Nous avons déjà eu l’honneur de vous dire, dans l’ordre que vous avez de nous, que nous prenons sur nous de répondre devant qui il appartiendra de l’inexécution des ordres que vous recevez de M. de la Bourdonnais. Nous vous le répétons encore… Les ordres que vous avez reçus de nous vous mettent à l’abri de tout… Vous n’ignorez point les pouvoirs de M. le Commandant général ; vous connaissez ceux du Conseil dans des cas semblables ; c’est donc en conséquence que nous vous ordonnons de nouveau d’exécuter à la lettre les ordres dont vous êtes porteurs (c’est-à-dire d’aller à Achem) et d’appareiller sur-le-champ. » (Mémoire, n° 196).

Les capitaines appareillèrent en effet sur-le-champ, mais ce fut pour aller au-devant de la Bourdonnais :

« Qu’il vous plaise de considérer, écrivirent-ils en partant, que nos représentations sont justes et que notre escadre est bien inférieure en artillerie et en tout à celle de M. Peyton ; raisons qui nous engagent à aller trouver M. de la Bourdonnais, s’il est possible, ou revenir ici après l’hivernage, si nous ne le rencontrons pas. » (Mémoire, n° 197).

Ils le rencontrèrent le surlendemain 26 à peu de distance de Pondichéry. Un littérateur seul pourrait essayer de décrire les impressions qu’ils échangèrent. Mais nous supposons qu’à ce moment une alternative redoutable dut se poser à l’esprit de la Bourdonnais. Presque toute l’escadre de l’Inde était réunie autour de lui ; s’il eût voulu l’emmener tout entière aux Îles sans toucher à Pondichéry, chaque capitaine l’eût suivi sans murmurer et c’eût été le plus beau triomphe qu’il pût rêver des prétentions de Dupleix ; mais quelle responsabilité si, faute de cette escadre, nos établissements tombaient entre les mains des Anglais ! La logique lui commandait de transiger et même de capituler ; il le fit avec infiniment de dignité :

« Si l’envie de commander me dévorait, écrivit-il le même jour au Conseil, ainsi qu’on cherche à le faire penser, je prendrais le parti qui me conviendrait, puisqu’ils (les capitaines) sont du sentiment de suivre mes ordres ; mais je fais honneur dans cette occasion de sacrifier tous mes droits et mon amour-propre au bien de l’État et de la Compagnie. Vous voulez commander jusques aux vaisseaux ; j’y consens et pour vous montrer mon zèle pour le vrai bien, je vais suivre votre plan, en tâchant moi-même de gagner Achem… Si je peux m’y raccommoder, je reviens avec vos cinq vaisseaux et je ferai tout ce que je pourrai pour l’honneur de la nation, en suivant même vos arrangements. Si au contraire je ne puis attraper Achem, je ferai route pour les îles et vous renverrai votre escadre, pour laquelle je vous avoue que je crains beaucoup. Si cette docilité fait souffrir mon amour-propre, elle fera au moins honneur à ma façon de penser, en préférant le bien de ma nation à tout ce qui m’est particulier. » (Mémoire, n° 198).

Les plus embarrassés furent les capitaines qui se trouvaient ainsi soumis au pouvoir discrétionnaire de Dupleix. Ils supplièrent la Bourdonnais d’avoir égard à leur situation ou du moins de donner des ordres qui les missent en sûreté ; or ils s’estimaient en danger si, en allant à Achem, ils devaient y rencontrer l’escadre anglaise qui, d’après eux, avait la supériorité de l’armement et de la vitesse (Mémoire, n° 199). La Bourdonnais consigna leurs déclarations à la suite d’une sorte de conseil de guerre qui se tint à bord de l’Achille, puis il fit voile sur Pondichéry.

Là il eut été facile de tout régler en un instant par une conversation ; mais la Bourdonnais ne se souciait pas de descendre à terre où le bruit courait qu’il serait arrêté et il était d’autre part peu vraisemblable que Dupleix consentit à venir à bord. La Bourdonnais lui demanda par deux fois (27 et 28 octobre) de lui envoyer deux ou trois conseillers avec qui il causerait et qui pourraient se rendre compte par eux-mêmes des sentiments des marins. Avec une obstination excessive et même blâmable, Dupleix ne voulut rien entendre. Il commença par réfuter la thèse des capitaines en représentant que la force de l’ennemi était illusoire, et qu’il ne pouvait admettre que 900 à 1.000 Anglais démunis de vivres, peu pourvus de munitions de guerre et très délabrés, pussent faire fuir 2.400 Français qui ne manquaient de rien et dont deux de leurs vaisseaux étaient capables de battre tous les vaisseaux ennemis. Les capitaines avaient leurs ordres, c’était à eux de voir s’ils pouvaient les enfreindre. (Mémoire, n° 204).

La Bourdonnais était toujours d’avis d’envoyer la flotte à la côte Malabar plutôt qu’à Achem ; à la côte Malabar, où il pouvait encore la conduire, il se flattait de tenter et de réussir quelque entreprise avantageuse à la Compagnie ; mais devant la réponse de Dupleix qui lui retirait en quelque sorte le droit de disposer de l’escadre, ses dernières espérances s’évanouirent et il se sentit impuissant à réagir ; peut-être aussi restait-il impressionné par ces fameux ordres de la Compagnie du 6 octobre 1745, que dans son for intérieur il contestait. Quoi qu’il en soit, il assembla ses capitaines pour leur exposer la situation ; il le fit en ces termes, qui expliquent tout :

« Je ne saurais disconvenir de la force de vos raisons touchant l’escadre anglaise ; mais je ne puis en même temps vous ordonner de ne pas exécuter ce que le Conseil supérieur a décidé, par la crainte de prendre le mauvais parti. » (Mémoire, n° 208).

Voici quelle fut la réponse des capitaines :

« Nous croyons que le parti le plus sûr est de tâcher d’aller tous à Achem pour y remâter l’Achille, si ce vaisseau peut le gagner, sinon d’aller avec notre commandant aux îles ou à la côte Malabar ; malgré notre sentiment, M. de la Bourdonnais étant porteur d’ordres du roi, nous sommes prêts d’exécuter ce qu’il nous ordonnera. » (Mémoire, n° 208).

Ainsi la responsabilité de la décision suprême incombait à la Bourdonnais, resté seul chef de l’escadre aux yeux de ses marins. Il prit aussitôt son parti et communiqua ses décisions à Dupleix en le priant de garder le secret. Il serait trop long d’énumérer les diverses éventualités qu’il envisagea et qui toutes étaient justifiées par les hasards ou les incertitudes de la navigation ; il suffit d’indiquer les résolutions auxquelles il s’arrêta. Conformément à sa lettre du 26 octobre, la Bourdonnais restait disposé à exécuter le programme du Conseil supérieur, c’est-à-dire à conduire tous ses vaisseaux à Achem ; mais tous n’étaient pas aussi bons marcheurs ; il se pourrait qu’ils ne pussent rester réunis. Dans ce cas, les quatre meilleurs, le Centaure, le Mars, le Brillant, et le Saint-Louis, se rendraient à Achem sous les ordres de Dordelin ; quant aux trois autres, l’Achille, le Sumatra et le Lys, les estropiés, comme il les appelait, la Bourdonnais les ramènerait aux îles. Peut-être reviendrait-il ensuite dans l’Inde si on lui donnait des garanties de sûreté. Il terminait ainsi :

« Je vous prie, Monsieur, de me répondre au vrai sur tous ces articles et je vous donne ma parole d’exécuter ce que je vous promets et de faire mon possible pour revenir moi-même. Réponse, s’il vous plaît, car je veux mettre à la voile. Oublions pour un moment le passé et tâchons de relever notre Compagnie. Gardez un grand secret sur mon retour. Faites même penser le contraire ; on n’en pestera guère plus contre moi ; qu’importe ? J’y suis fait. » (Mémoire, n° 110).

Dupleix reçut cette lettre à onze heures et demie du soir ; il y répondit à l’instant même. Il trouva bon tous les arrangements de la Bourdonnais. Quant à la sûreté qu’il demandait, « je ne sais, lui dit-il, quelle idée vous vous êtes mis dans la tête. J’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, vous ajoutez trop de foi aux rapports que l’on vous fait ; ne les écoutez point et vous en serez bien plus tranquille. »

Un dernier mot de la Bourdonnais le 8 au matin :

« Je viens de recevoir votre lettre par M. Avice ; je vais mettre à la voile. Je vous renvoie vos comptes signés, quoique je n’aie pas eu le temps de les examiner. Je vous souhaite bonne santé. Mes respects à Madame et me croyez, etc. »


et il appareilla.

Dès que les vaisseaux furent à deux lieues au large, la Bourdonnais fit venir à son bord tous les capitaines et leur donna ses instructions dont la principale était de suivre celles qu’ils avaient reçues du Conseil Supérieur. Toutefois, quelque ordre qu’ils pussent recevoir, et à quelque parti que s’arrêtât Dordelin, il leur était expressément recommandé de se rendre à l’Île de France du 10 au 15 mars, à peine de désobéissance et d’en répondre en leur propre et privé nom. C’est pourquoi en arrivant dans un comptoir de l’Inde, ils devaient déclarer au conseil établi que le plus tard qu’ils en pourraient sortir serait la fin de janvier.

Comme l’avait prévu la Bourdonnais, le Centaure, le Mars, le Brillant et le Saint-Louis l’eurent bientôt perdu de vue, ce qui fit qu’après bien des efforts inutiles pour les suivre, il fut enfin obligé de céder aux vents et de prendre la route des îles où il arriva le 10 décembre. Quant à Dordelin, il était déjà arrivé à Achem le 6 du même mois ; fort heureusement il n’y trouva pas l’escadre de Peyton, non plus que deux vaisseaux de guerre du Commodore Griffin, qui étaient partis pour le Bengale.

Là se termine une page de l’histoire de l’Inde. On ne la ferme pas sans quelque amertume. Ce n’est pas qu’on regrette outre mesure que la querelle de Dupleix et de la Bourdonnais nous ait empêchés d’entreprendre quelques conquêtes nouvelles qui peut être n’eussent pas réussi et qui en tout cas n’eussent pas été confirmées à la paix ; mais on est affligé de voir deux hommes dans une situation aussi élevée discuter entre eux des plus graves intérêts de leur pays comme s’il se fut agi de leurs affaires personnelles, sans le moindre désir d’arriver à une entente. Et l’on pourrait, en guise de conclusion, paraphraser cette première parole de l’oraison funèbre de Louis XIV par Massillon : Dieu seul est grand !


  1. A. C. C2 81, p. 189. Lettre du 26 septembre.
  2. Les députés envoyés à Madras, ont rédigé un journal des événements dont ils furent les acteurs ou les témoins, du 26 septembre au 6 octobre. Ce journal, qui avait été demandé par Dupleix, est assez détaillé et très précis, mais aussi extrêmement passionné et probablement sujet à caution sur certains points. Nous l’avons naturellement utilisé, mais sous toutes réserves. (A. C. C2 81, p. 242-263.)
  3. D’après le Mémoire, la première (n° 81) aurait été écrite à 9 heures du matin et la seconde (n° 82) à 8 heures. Mais il doit y avoir erreur pour cette dernière, d’abord parce qu’elle se réfère à la précédente : Encore une réflexion sur votre traité de rançon…, ensuite parce qu’elle n’arriva à Madras que le 1er octobre, le lendemain de la précédente.
  4. Tirouvengadm était frère d’Ananda, qui nous le dépeint comme un homme modeste et peu soucieux de jouer un rôle dans les grandes affaires.
  5. Pour le rôle du conseiller Bonneau du 21 septembre au 4 octobre, voir A. C. C2 81, p. 103-110.
  6. Ananda nous a laissé un récit assez long de cette réunion sans faire connaître l’avis d’aucun des orateurs, mais en résumant leur opinion collective (T. 2, p. 345-352).
  7. C’était celui de Pierre Galliot de la Touche, employé de la compagnie et de Mlle Astruc, fille de l’ancien sous-gouverneur de Porto-Novo.
  8. Il suffira de résumer ces cinq articles :

    1° Le Conseil s’engage et donne sa parole de tenir les articles du traité, dont M. de la Bourdonnais lui a envoyé copie, autant que les Anglais tiendront la leur.

    2° Il s’engage à évacuer le fort et la ville aussitôt que les effets de la Compagnie de France auront été enlevés, mais au plus tard à la fin de janvier.

    3° Quoique la ville soit gardée par les troupes françaises, le Conseil et les employés anglais pourront faire leurs affaires et commerce comme à l’habitude.

    4° Les otages aussi bien que les billets seront remis à Dupleix six jours avant l’évacuation de la ville. Les troupes de Madras envoyées prisonnières à Goudelour pourront revenir.

    5° La rade sera sûre, jusqu’à l’évacuation de la place, pour les Français comme pour les vaisseaux marchands anglais.

  9. V. Arch. du Ministère des Affaires Étrangères. Fonds Asie, t. 12.
  10. Dans son Mémoire, la Bourdonnais met en doute l’authenticité de cette lettre dont l’original non plus qu’une copie conforme ne lui furent jamais représentés. Nous ne l’avons pas davantage retrouvée. Mais ce n’est pas une raison pour qu’elle ait été inventée par Dupleix, comme voudrait le laisser entendre la Bourdonnais. D’après celui-ci, comment des ordres de la Compagnie datés du 6 octobre auraient-ils pu être approuvés par le nouveau contrôleur général, puisque deux mois après il n’y avait pas eu encore de changement de ministre. Orry ne tomba en effet du pouvoir qu’au mois de décembre ; mais l’auteur du mémoire n’a sans doute pas songé que l’escadre de Dordelin ne mit à la voile que le 13 janvier 1746 et que c’était un laps de temps suffisant pour que le nouveau ministre put connaître et approuver les idées de son prédécesseur. Il est d’autre part difficile d’admettre que Dupleix eut osé imaginer de toutes pièces, un document d’une pareille importance et qu’on pouvait lui représenter plus tard ; le jeu était trop dangereux.