Dupleix et l’Inde française/2/8

Ernest Leroux (2p. 251-284).


CHAPITRE VIII

La Bourdonnais à la Côte Coromandel.


§ 1. — Les premiers froissements.
§ 2. — Divergences de vues entre Dupleix et la Bourdonnais au sujet du sort à réserver à Madras, si la ville tombe entre nos mains.
§ 3. — La Bourdonnais demande à Dupleix ses instructions sur la politique à suivre à l’égard des Hollandais.
§ 4. — La Bourdonnais à la recherche de l’escadre anglaise (4 au 23 août).
§ 5. — Hésitations de la Bourdonnais pour attaquer Madras. Il demande l’avis du Conseil supérieur, qui lui fait d’abord une réponse dilatoire, puis le met en demeure de prendre une décision.
§ 6. — Vaine démonstration de la Porte Barré contre Madras (27 août-5 septembre).
§ 7. — Les dernières conférences de Dupleix et de la Bourdonnais : les suggestions de Dupleix. Départ de la Bourdonnais (11 sept.).
§ 8. — Le nabab d’Arcate menace de nous faire la guerre si nous attaquons Madras.


§ 1.

Il y avait seize ou dix-sept ans que Dupleix et la Bourdonnais ne s’étaient vus, lorsqu’ils se retrouvèrent à Pondichéry le 8 Juillet 1746. On ignore quels furent leurs rapports privés de 1725 à 1730, quand ils vivaient pour ainsi dire côte à côte, chacun dans des fonctions ou des occupations qui ne les rapprochaient pas officiellement ; mais il est vraisemblable que ce fut en ces jours lointains, dans le va-et-vient de la vie quotidienne, que naquit leur mutuelle antipathie. Tous deux avaient déjà un caractère absolu ; Dupleix par surcroît ne savait pas toujours tenir sa langue captive ; le mal qu’il pensait des gens, il éprouvait le besoin de le dire et de l’écrire. On sait[1] de quelle façon il accueillit la nomination de la Bourdonnais comme gouverneur des Îles ; si la jalousie lui fit trouver quelques expressions justes pour caractériser son rival, le dépit l’entraîna jusqu’à la médisance. C’est ainsi que, tout en ayant l’air de s’en défendre, il ne craignit pas de mettre en cause l’honneur même de Madame de la Bourdonnais. Il est impossible que l’écho de ces jugements parfois inconsidérés n’ait pas traversé les mers, peut-être même avec des déformations aggravantes.

Lorsqu’à partir de 1735 leurs fonctions réciproques les obligèrent à avoir des rapports officiels, soit pour le commerce, soit pour l’approvisionnement des îles, soit pour tout autre motif, Dupleix, qui savait la Bourdonnais puissamment soutenu par le ministre Orry et par son frère Fulvy, ne chercha point à contrarier ses projets et il ne fit aucun tort à ses opérations ou à ses armements. Ils eurent cependant un différend assez vif au sujet du commerce de la côte d’Afrique : La Bourdonnais prétendait que Dupleix ne l’avait entrepris qu’en abusant d’un rapport dont il était l’auteur. Dupleix s’en défendit énergiquement auprès de la Compagnie elle-même, ce qui était évidemment la meilleure façon de rétablir la vérité, mais aussi d’entretenir les ressentiments personnels.

Entre temps, la Bourdonnais rentré en France le 24 juillet 1740, avait épousé on secondes noces[2] Élisabeth Charlotte Combault d’Auteuil, sœur de Louis Hubert Combault d’Auteuil, officier des troupes d’abord aux Îles puis dans l’Inde, et beau-frère de Dupleix depuis le 11 juin 1740[3]. II ne semble pas que cette parenté interposée entre deux hommes aussi peu disposés aux concessions, ait eu la moindre influence sur leurs relations officielles ou privées.

Après le retour de la Bourdonnais, il s’écoula encore plus de deux ans avant que la guerre n’éclatât avec l’Angleterre ; pendant ce temps, la Bourdonnais et Dupleix, se consacrant chacun au commerce, ne paraissent pas avoir cherché le moindre terrain de rivalité ni de conflit ; ils ne s’intéressèrent dans aucune affaire commune. Comme Dumas, Dupleix se plaignait parfois que son collègue fut trop exigeant dans les demandes de vivres, de matériel ou de personnel qu’il adressait à Chandernagor ou à Pondichéry ; on s’efforçait néanmoins de le satisfaire, car on connaissait les ordres donnés par la Compagnie pour la colonisation et le peuplement des îles, avant même que la Bourdonnais ne fut chargé de leur gouvernement.

La déclaration de guerre les rapprocha tout à coup sur un terrain commun. Dans le cas où la neutralité ne pourrait être observée, la Compagnie avait mis toutes ses espérances en la Bourdonnais pour détruire le commerce anglais dans les mers de l’Inde et elle avait donné à Dupleix les instructions les plus formelles pour le seconder de tout son pouvoir. La direction générale des opérations maritimes ou militaires incombait ainsi à la Bourdonnais. On a vu dans quel esprit il demanda et obtint le concours de Dupleix. Leur entente étant complète, la Bourdonnais reprit aussitôt le projet sur Madras conçu en 1741 et qui ne lui était ni défendu ni ordonné par le ministre. Pour le faire réussir, Dupleix rassembla en secret les matériaux et approvisionnements nécessaires à l’expédition et si de fâcheux contretemps n’avaient retenu la Bourdonnais aux Îles huit à dix mois de plus qu’il ne l’eût voulu, la grande affaire eut pu être entreprise et réussir dès la fin de 1745.

Mais passons sur ces retards malencontreux. Voilà enfin les acteurs en scène ; leur intérêt non moins que l’honneur de la nation leur commandait de concilier leurs rôles et leur correspondance la plus récente ne laissait présager aucun désaccord, aucune rivalité. Mais hélas ! cinq jours ne s’étaient pas passés depuis le débarquement de la Bourdonnais que tout, même la claire vision de leur mission, cédait sous l’impétuosité de leur nature et les susceptibilités de leurs caractères.

Le 14 juillet, la Bourdonnais allant à Oulgaret se plaignit qu’en passant à la porte de Villenour, on ne lui eut pas rendu les honneurs dus à un gouverneur ; pour lui donner satisfaction, Dupleix fit mettre en prison l’officier qui commandait le détachement, mais il pensait en lui-même que la Bourdonnais était trop présomptueux, en exigeant d’être traité à terre comme le gouverneur lui-même ; il lui reprochait encore de se donner dix-huit gardes du corps à cheval, de faire sonner de la trompette et de faire battre la grosse caisse, quand il était à dîner. Ainsi, dit Ananda, Dupleix et la Bourdonnais étaient au fond du cœur jaloux l’un de l’autre, bien qu’au dehors ils affectassent toutes les apparences de l’amitié (Ananda, t. 2, p. 120-123).

Le lendemain, la Bourdonnais crut devoir passer en revue, en face de lu maison de Dupleix, une partie de ses hommes qu’il avait fait descendre à terre et s’y fit rendre les mêmes honneurs qu’au gouverneur en fonctions. Celui-ci fit semblant de dormir, pour n’avoir pas à se composer une attitude, et la parade terminée, reçut la Bourdonnais comme si rien ne s’était passé. Mais, continue de nous dire Ananda, on voyait bien qu’ils ne pouvaient se supporter l’un l’autre.

Dupleix était fâché que la Bourdonnais ne voulut pas se considérer comme son subordonné. La Bourdonnais pensait de son côté qu’il avait les mêmes droits que le gouverneur et qu’ayant par surcroît la charge des opérations militaires, il n’était pas tenu d’avoir pour lui des égards particuliers. Tout cela entraînait entre eux peu de cordialité et, concluait Ananda avec une sorte de pressentiment, que va-t-il en résulter ? (Ananda, t. 2, p. 123-124).

Dupleix ne savait pas suffisamment garder ses impressions ; c’était son moindre défaut. Deux jours après, il disait à Ananda et sans doute à d’autres personnes en des conversations privées que la Bourdonnais était un homme étrange, d’un caractère ingouvernable, un bavard, un imposteur. Les injustices qu’il avait commises à Mascareigne avaient incité les habitants à se plaindre en France. Il allait être exécuté ; mais grâce à la chance qui semblait s’attacher à lui, il était parvenu à en sortir indemne en faisant de gros présents à M. de Fulvy, trop accessible aux pots-de-vin. Avec une escadre de sept navires il s’était vanté de subjuguer l’Arabie ; il ne réussit pas et ce fut une perte sérieuse pour la Compagnie. Dupleix ajouta d’autres paroles de mépris et termina par une accusation plus grave. L’opinion, dit-il, de tous les officiers qui ont accompagné la Bourdonnais est que l’escadre anglaise ne lui a échappé que par sa négligence ; il aurait pu la prendre toute entière. C’est ce qui ressortait de toutes les déclarations individuelles. La Bourdonnais expliquait à la vérité qu’il avait à bord beaucoup de caisses d’argent qu’il tenait à mettre à terre et que trois de ses navires n’étaient pas en état de combattre. Il avait bien fallu accepter ces excuses, mais à l’avenir elles ne seront plus de mise et il lui faudra bien livrer bataille. Une escadre doit détruire l’autre : il n’y a pas d’autre alternative.


Aux yeux de la grande histoire, ces bavardages sont des vétilles ; mais ce sont souvent les vétilles qui préparent et expliquent les graves conflits et l’on sait déjà à quoi aboutirent ces premiers froissements d’amour-propre et de vanité.

Il nous faut pourtant retenir l’accusation portée contre la Bourdonnais d’avoir laissé échapper l’escadre anglaise. Il y avait dix jours à peine que les événements s’étaient produits ; les impressions étaient donc récentes. Étaient-elles plus justes ? on ne le saura jamais. Raisonner après coup sur ce qui aurait pu se faire est à la portée de tout le monde et il n’y eut pas d’enquête même officieuse sur les événements des 6 et 7 juillet. Les opinions peuvent donc se contredire sans que personne soit en droit de les départager souverainement. La Bourdonnais a justifié son inaction par des excuses légitimes : les vents étaient contre lui et en mer il faut toujours compter avec les forces indépendantes de la volonté de l’homme. Mais précisément parce qu’il en fut la victime, la Bourdonnais, mis dans l’impossibilité de détruire l’escadre anglaise, n’a pu laisser la réputation d’un grand marin et c’est le moins qu’on doive concédera ceux qui critiquent sa conduite en cette circonstance.

Ses hésitations, lorsqu’il s’agit d’attaquer Madras, le firent rétrospectivement accuser ou tout au moins soupçonner de lâcheté dans ces mêmes journées de juillet, et Dupleix ne fut pas l’un des moins ardents à épouser cette opinion, mais ce n’est qu’une opinion ; il est seulement regrettable que la Bourdonnais y ait donné prise par ses hésitations, qui s’expliquent par d’autres motifs sans pourtant se justifier absolument ; nous les verrons en leur temps.

Quoi qu’il en soit, ces bavardages de Dupleix, qui sans doute n’étaient pas sans écho ni sans réplique, entretenaient entre les deux hommes une atmosphère de malaise et n’étaient pas un heureux prélude à l’examen des affaires qu’ils auraient à traiter officiellement : il était visible qu’ils ne les aborderaient pas avec confiance et sérénité. Cela ne les empêcha pas, les premiers jours tout au moins, de continuer à se témoigner l’un à l’autre des marques d’amitié ; ils se recevaient réciproquement à des dîners suivis de danses et de chants et acceptaient ensemble des invitations chez Paradis, la Villebague ou d’Espréménil. La Bourdonnais assistait aux conseils du gouvernement et restait ensuite à causer avec Dupleix.

§ 2.

Ananda, si curieux de toutes les nouvelles, n’a point connu ces conversations ; mais comme la Bourdonnais et Dupleix échangèrent des lettres les 17 et 20 juillet pour se communiquer leurs projets ou leurs observations, il est aisé, aux nuances près, de dégager le sens de ces entrevues.

La Bourdonnais, disait-il lui-même en sa lettre du 17 juillet, était venu dans l’Inde pour remplir un triple objet : porter à Pondichéry les fonds de la Compagnie, chercher à détruire l’ennemi par les voies qu’il croirait les meilleures, puis s’en retourner avec toutes les marchandises qu’on pourrait lui donner.

De ces trois objets le premier était rempli. Pour le troisième qui était le plus lointain, il demandait simplement à Dupleix de lui fournir des vivres. Restait le second qui était le plus actuel et le plus important. Là, la Bourdonnais déclarait ne vouloir rien faire qu’après avoir consulté Dupleix, dont il sollicitait expressément les avis et les conseils.

Il semblait résulter de leurs conversations qu’ils étaient déjà tombés d’accord pour reconnaître que l’expédition de Madras, à laquelle ils travaillaient depuis deux ans, restait toujours la grande idée ; mais pour qu’elle pût s’exécuter en toute sécurité et qu’elle portât tous ses fruits, elle devait être précédée de la destruction de l’escadre anglaise. Or cette escadre, étant composée de vaisseaux marchant mieux que les nôtres, était d’un abordage difficile ; La Bourdonnais se proposait donc de l’attaquer à coups de canon et demandait à Dupleix de lui fournir soixante pièces d’artillerie, des munitions à proportion et des hommes de secours. Il espérait ainsi la vaincre, mais s’il ne pouvait la joindre, il reviendrait à Pondichéry prendre de nouveaux renforts et, sans même débarquer, procéderait aussitôt au fameux coup de main. Il était toujours entendu que l’opération resterait un secret pour tout le monde : les préparatifs qui se faisaient publiquement pouvant toujours être expliqués par les nécessités de la guerre maritime.

Tels étaient les projets de la Bourdonnais si, comme il l’espérait, Dupleix les secondait. La lettre se terminait ainsi et lon n’en saurait trop peser les termes :

« Si la fortune vous imite (?), que pensez-vous, Monsieur, que nous devions faire de Madras ? Pour moi, mon sentiment est d’en tirer toutes les marchandises que nous y trouverons, pour les embarquer dans nos vaisseaux et rançonner le reste ; car, quand nous bouleverserions toutes les pierres de cette ville, dans un an d’ici tout sera relevé et Madras sera plus fort qu’il ne l’est aujourd’hui, parce que l’on se corrige de ses fautes et nous en serons pour les peines et les fruits de la démolition, sans aucun avantage par devers nous. » (Mémoire, n° 14).

Ainsi, soit qu’il se conformât aux instructions secrètes de 1741, qui lui prescrivaient de ne garder aucune conquête, soit qu’il considérât qu’à la paix les prises mutuelles ne seraient pas conservées, la Bourdonnais n’envisageait pas un instant que Madras put rester en notre possession. On remarquera encore qu’il demandait simplement les avis et conseils de Dupleix, mais, indépendant du gouverneur de Pondichéry, il ne se croyait nullement tenu de les suivre.

La réponse de Dupleix (20 juillet) n’est pas moins intéressante. Il se déclarait tout d’abord en mesure de former trois cargaisons pour le retour des vaisseaux d’Europe et donner à ces vaisseaux les approvisionnements nécessaires. Quant aux opérations militaires, la Bourdonnais pouvait être assuré qu’il le seconderait de tout ce qui dépendait de lui, de ses avis et de ses conseils ; il le lui avait déjà marqué plusieurs fois et prouvé d’une façon non douteuse en lui procurant au plus vite tout ce qu’il avait demandé en ses mémoires ou ses lettres ; il le lui répétait volontiers, comme d’autre part il informait le ministre par un état détaillé de tous les préparatifs qu’il avait fait conformément à ses ordres.

Il partageait au surplus l’opinion de la Bourdonnais sur la nécessité de l’expédition de Madras et de la dispersion préalable de la flotte anglaise, et il les jugeait toutes deux d’une exécution facile. En ce qui concernait le matériel de guerre qu’on lui demandait, il s’engageait beaucoup en le donnant ; si les événements de mer tournaient mal, Pondichéry restait sans défense ; néanmoins pour obéir aux ordres du roi, que la Bourdonnais invoquait, il lui prêterait soixante-deux canons, comme il pouvait aussi mettre à sa disposition pour l’expédition de Madras près de 900 soldats, cipayes et lascars en sus des 220 hommes déjà embarqués.

« Quant aux arrangements pour Madras, je ne puis, concluait Dupleix, vous dire ni savoir à présent, le parti qu’il conviendra de prendre, si vous avez le bonheur de vous en emparer ; les circonstances décideront de celui qui sera le plus convenable. Je vous ferai simplement la réflexion que, tandis que cette place subsistera, Pondichéry ne fera que languir et que tout le commerce y tombera toujours. Il n’est pas suffisant de se contenter d’un avantage présent, peut-être incertain ; il convient un peu de songer à l’avenir. Je ne suis point du tout du sentiment que cette ville étant démantelée puisse se rétablir en un an. Plusieurs années n’ont pu suffire à la mettre comme elle est. Les facilités et facultés sont aujourd’hui bien moindres. Il ne peut résulter qu’un très grand bien pour cette place de la démolition des murs et fortifications de cette ville. » (A. C. C2 81, p. 59-61).


L’avenir de Madras restait ainsi dans le vague, puisqu’aux solutions précises de la Bourdonnais qu’il n’acceptait pas, Dupleix renvoyait aux circonstances le soin d’imposer celle qui conviendrait le mieux. Il est vraisemblable qu’en conversant ensemble ils s’étaient demandés s’il convenait de garder Madras et que, devant une divergence de vues persistante, Dupleix avait cru plus habile, pour ne pas compromettre l’expédition, de dissimuler quelque peu ses vues d’avenir ; que serait-il advenu si la Bourdonnais, sachant d’avance qu’on ne tiendrait pas compte de ses résolutions, s’était refusé à toute entreprise ? Ce n’est pas Dupleix qui eut pu le remplacer. Mais déjà les bases du désaccord étaient posées et nul des deux gouverneurs ne pouvait l’ignorer. Chacun aussi pensait sans doute que l’avenir travaillerait exclusivement à son profit.

Avant toutefois d’aller à l’ennemi, la Bourdonnais, désireux que personne ne s’imaginât qu’il avait un intérêt quelconque dans la campagne de Madras, résolut d’embarquer comme commissaire général Bonneau, conseiller de l’Île de France et demanda à Dupleix de désigner de son côté un commissaire de Pondichéry, qui veillerait aux intérêts de la Compagnie (20 juillet). (A. C. C2 81 p. 21-22 et 61). Pour déférer aux souhaits qui lui étaient exprimés, celui-ci désigna ultérieurement d’Espréménil.

La Bourdonnais voulut encore avoir des précisions sur les vivres et agrès dont il pourrait disposer à l’issue de sa double campagne, c’est-à-dire fin octobre, pour son retour aux Îles puis en France ; autrement il lui serait impossible de partir de l’Inde et d’emporter les marchandises attendues par la Compagnie. Dupleix lui répondit aussitôt (30 juillet) qu’il lui serait peut-être difficile de satisfaire en si peu de temps à toutes ses demandes ; mais il y travaillerait à force et il espérait à peu de choses près trouver tout ce qu’on lui réclamait [4].

§ 3.

La Bourdonnais adressa encore à Dupleix une dernière demande. En allant à la recherche de l’escadre anglaise, il pouvait arriver que celle-ci, battue ou désemparée, allât se retirer dans une rade hollandaise. D’après les traités, elle devait s’y trouver en sûreté comme en pays neutre, mais la prise injustifiée du Pondichéry sous canon danois et la conduite même des Hollandais qui donnaient refuge à nos ennemis et leur achetaient leurs prises, semblaient autoriser la Bourdonnais à user de représailles. Toutefois en opérant de la sorte il pouvait se tromper ; c’est pourquoi il pria Dupleix d’assembler son conseil pour lui tracer une ligne de conduite « par une délibération des plus authentiques ».

Paradis, invité à formuler son opinion, exposa qu’on lui avait rapporté que non seulement le gouverneur hollandais de Negapatam avait fourni des vivres de toute sorte à l’escadre anglaise, mais encore que les membres de son Conseil avaient envoyé des députations à bord les vaisseaux anglais et qu’il s’était tenu chez le gouverneur lui-même des conseils auxquels assistaient des officiers anglais. Actuellement encore des boutres hollandais faisaient la navette entre Negapatam et Ceylan, où la flotte ennemie était réfugiée, et lui portaient des ancres, câbles, pompes et autres agrès ou apparaux.

Dupleix ajouta que les Hollandais de Batavia avaient prêté aux Anglais une île pour servir de prison à nos équipages de Chine et qu’ils avaient acheté avec leur cargaison nos trois navires capturés dans les détroits.

Après ces déclarations, on pouvait penser que le Conseil n’hésiterait pas à conseiller à la Bourdonnais une attitude très énergique, mais c’était précisément là la difficulté de la situation et dans une formule assez vague, il se borna à prier Dupleix de s’entendre avec la Bourdonnais pour que la conduite de ce dernier fut si ménagée qu’elle ne pourrait donner « une certaine atteinte aux traités subsistant entre la France et les États-Généraux. »

Dupleix, en transmettant cette délibération, fut plus explicite. Le Conseil n’avait pas cru pouvoir dire que la Bourdonnais pourrait provoquer les vaisseaux anglais sous le pavillon de Negapatam ; il n’avait pas dit non plus de ne pas les provoquer. Dupleix pensa que ce qui venait de se passer à Tranquebar avec le Pondichérypourrait servir d’exemple. Barnet avait prétendu n’avoir pas manqué à la neutralité en disant que c’était ce vaisseau qui avait tiré sur lui le premier. Cette conduite dictait la nôtre. Les rades maures, comme Balassor dans l’Inde, Trinquemallé et Baticolo à Ceylan, ne pouvaient servir d’asile ; là la Bourdonnais pouvait attaquer sans scrupule. Il en était de même des loges hollandaises comme Sadras et Porto-Novo, qui n’étaient que de simples comptoirs sous la dépendance effective et directe des nababs ; ce ne serait pas manquer à l’impartialité que d’y pourchasser les Anglais.

La Bourdonnais ne jugea pas que cette réponse concordât suffisamment avec celle du Conseil pour dégager, le cas échéant, sa responsabilité, et il pria Dupleix de le réunir à nouveau pour dissiper ses doutes « par une explication réunie ». Dupleix y consentit volontiers et, dans une nouvelle délibération du 2 août, le Conseil non seulement se rangea à l’opinion du gouverneur, mais ajouta qu’en supposant l’escadre anglaise en rade de Negapatam, les Hollandais ne pourraient étendre leur protection que jusqu’à la portée du canon de cette place[5].

Dupleix et la Bourdonnais envisagèrent enfin le cas où par accident ou autrement ce dernier viendrait à manquer. Alors, écrivit la Bourdonnais à Dupleix, avec une sorte de vision des événements qui devaient suivre la prise de Madras,

« le marin voudra commander non seulement à la mer, mais même à terre, où personne de terre ne voudra reconnaître son autorité. Chaque ordre s’entredisputera le commandement : même chose arrivera à l’égard de M. Paradis (désigné pour commander les troupes de Pondichéry). Quelque commission que vous et moi lui donnions, on dira que vous n’êtes point en droit de commander aux garnisons des îles. Ces différentes opinions feront que rien ne s’exécutera, ce qui serait un grand mal ».

Pour y remédier, la Bourdonnais jugea qu’il n’y avait pas d’autre moyen que de confier à Dupleix lui-même le commandement de l’escadre jusqu’au 20 octobre, époque où elle devait retourner aux îles et suivre les ordres du nouveau gouverneur. Et il laissa une double expédition de cette déclaration, l’une à Dupleix et l’autre à son État-Major, l’une et l’autre ne devant être ouverte qu’après sa disparition (Mémoire, p. 42-45).

§ 4.

Tous ces points réglés — et il semble qu’à l’exception du sort de Madras, tous l’aient été d’une façon claire, équitable et judicieuse — la Bourdonnais appareilla le 4 août à bord de l’Achille. Dupleix l’accompagna jusqu’aux bords de la mer et tous deux s’embrassèrent.

La Bourdonnais fut d’abord contrarié par les vents et mit dix jours au lieu de deux pour arriver à Karikal.

Le sixième jour, n’étant encore qu’au large de Porto Novo, il se demanda s’il ne perdait pas son temps à vouloir atteindre Trinquemallé, où l’on supposait que l’escadre anglaise s’était réfugiée et par une lettre qui fut portée à terre, il demanda à Dupleix s’il ne conviendrait pas de renoncer à cette entreprise et d’aller attaquer le Fort Saint-David, pour y attirer la flotte ennemie et la combattre ; Goudelour pris, on pourrait tenter le siège de Madras.

Le projet d’enlever Goudelour avait déjà été examiné dans les conversations que Dupleix et la Bourdonnais avaient eues ensemble à Pondichéry et n’avait point souri à Dupleix, qui estimait que les véritables richesses des Anglais dans l’Inde se trouvaient à Madras et que Goudelour ne valait ni la poudre ni les bombes qu’on y consommerait. Bien qu’il lui semblât, comme à la Bourdonnais, fort difficile sinon impossible d’atteindre l’escadre anglaise, l’attaque du Fort Saint-David continuait de ne pas lui plaire.

« Cet objet, lui répondit-il dès le la août, ne mérite ni votre attention ni la mienne et les suites en seront bien à charge et fâcheuses pour nous… L’escadre anglaise subsistant et Madras n’étant point pris, votre voyage dans l’Inde sera regardé comme inutile… Lorsque vous avez armé votre escadre et que vous avez dépourvu vos îles de vivres et d’hommes, vous aviez certainement le dessin d’indemniser la Compagnie ; un peu de contrariété dans les vents peut-elle vous faire perdre toutes vos vues et ne serait-ce pas pour vous une honte trop marquée de laisser subsister l’escadre anglaise et Madras et vous en retourner sans presque coup férir et sans avoir cherché à faire payer les frais de votre armement ? Autant valait-il n’en point faire. »

En se refusant à envisager l’attaque de Goudelour dont il croyait au surplus la prise des plus faciles, Dupleix reculait moins devant les dépenses d’un siège que devant la crainte de mécontenter le nabab qui, sans nous déclarer formellement la guerre, pourrait fort bien empêcher les vivres de nous parvenir ; comment alors approvisionner notre escadre ? Il conseillait en conséquence à la Bourdonnais de continuer à rechercher l’ennemi ; ses forces étaient manifestement inférieures aux nôtres et, poursuivi par nous, il n’aurait bientôt plus d’autres ressources que d’accepter le combat ou de fuir au Bengale où il cesserait d’être dangereux. Dans l’un ou l’autre cas, le siège de Madras et non celui de Goudelour en devait être la conséquence (A. C. C2 81, p. 61 et 62).

Cette lettre parvint à la Bourdonnais à Karikal où Paradis était venu tout exprès de Pondichéry pour lui faire part des conversations dont elle avait fait l’objet avec Dupleix. On examina à nouveau le parti à prendre. D’après divers renseignements qui concordaient tous, l’escadre anglaise était mal en point et, selon toute apparence, on n’aurait pas de mal à la détruire, si l’on pouvait la joindre. Mais la joindrait-on ? Les vents continuaient de nous être défavorables et les vaisseaux anglais étaient meilleurs voiliers que les nôtres. Il était peu probable que volontairement ils s’exposassent à un combat. Que faire ? S’obstiner à les poursuivre sans jamais les atteindre, c’était compromettre l’expédition de Madras ou la reporter à un temps où la Bourdonnais ne pourrait plus revenir aux îles ni renvoyer de cargaisons en Europe ; attaquer Madras sans l’avoir préalablement détruite, c’était s’exposer à la voir revenir au moment même des opérations, sans que nous puissions soutenir à la fois une action terrestre et maritime. Après cet échange de vues, La Bourdonnais inclinait à abandonner la poursuite et à revenir à Pondichéry d’où il repartirait aussitôt dans le plus grand mystère pour aller attaquer Madras par surprise et s’en emparer et il ne doutait point qu’en sept jours, soit entre les 26 août et 4 septembre, il put tout terminer, sans que la flotte ennemie eût eu le temps d’intervenir. Cet exploit accompli il retournerait aux Îles le 15 octobre au plus tard.

Dupleix connut ces diverses considérations par une lettre du 14 que lui apporta Paradis lui-même le 17 au matin. Il eut pu n’y rien répondre, puisqu’il savait qu’avant quatre ou cinq Jours la Bourdonnais serait de retour à Pondichéry ; il tint cependant à lui écrire, sans doute pour établir en vue de l’avenir leurs mutuelles responsabilités. En cette lettre extrêmement longue, Dupleix ne voulait point entrer dans la discussion des raisons qu’invoquait la Bourdonnais pour abandonner la poursuite de l’escadre anglaise ; il s’arrêtait seulement à son idée de vouloir retourner aux îles dès le 15 octobre. Il ne l’approuvait point. Non seulement, d’après lui, il serait nécessaire que la Bourdonnais restât encore quelque temps dans l’Inde après la prise de Madras pour en suivre les conséquences, mais l’escadre anglaise subsistant en entier n’hésiterait sans doute pas à nous faire cruellement sentir les suites de cet abandon et nous deviendrions la risée de nos ennemis et des Indiens eux-mêmes, qui ne comprendraient pas qu’on eût fait en pure perte des dépenses aussi considérables. Si au contraire, après avoir hiverné à Achem ou ailleurs, notre flotte revenait en décembre ou janvier à la côte Coromandel, elle pourrait aller croiser vers Ceylan pour y attendre les vaisseaux que les Anglais seraient assez téméraires pour expédier du Bengale et il ne serait pas difficile de les y décider, en proclamant partout que notre escadre retournait effectivement aux îles. La Bourdonnais serait ainsi assuré de faire des prises importantes qui l’indemniseraient de la prolongation de son séjour. L’incertitude où l’ennemi serait de nos projets, paralyserait tous les siens et « il est bon, écrivait Dupleix, qu’ils aient à leur tour quelques inquiétudes et que nous leur fassions perdre l’idée de légèreté qu’ils donnent avec trop de facilité à notre nation. » Si toutefois, comme cela paraissait être, le désir d’assurer le retour en Europe de trois ou quatre vaisseaux chargés de marchandises déterminait les projets de la Bourdonnais, il lui serait aisé de tout concilier en détachant dès maintenant de son escadre deux ou trois navires qui iraient s’approvisionner aux îles ou à Madagascar, tandis que lui-même bonderait de blé ceux qui lui resteraient et tous ensemble, l’expédition des Indes terminée, ils pourraient retourner en Europe au mois de février suivant.

« Je n’insisterais point, disait encore Dupleix, sur ce séjour de plus si l’escadre anglaise était détruite, mais subsistant dans son entier, nous devons, vous et moi, prévenir les suites qui en peuvent résulter, dont le roi et les ministres pourraient rejeter toute la faute sur nous et sur notre peu de prévoyance. Le poste que j’occupe m’oblige à vous représenter ce qui convient, j’en ai l’ordre du ministre et l’offre que vous m’avez toujours faite de vous concilier avec moi sur tout ce qui sera convenable au bien du service… »

Et parmi ces suites, Dupleix entrevoyait la conquête de Mahé où, par suite d’un accord encore respecté, la guerre ne devait point se faire et peut-être une attaque sur Tellichéry. Les Anglais, on pouvait en être convaincu, feraient leur possible pour nous rendre ce que nous comptions leur faire à Madras ( A. C. C2 81, p. 62-63).

Cette lettre d’un caractère ferme et précis contrastait mal avec les indécisions et les atermoiements où l’esprit de la Bourdonnais commençait à se perdre et comme elle lui traçait en réalité une ligne de conduite toute autre que celle qu’il avait imaginée, il est vraisemblable qu’elle le choqua par plus d’un trait et ne le disposa pas ultérieurement à des concessions. En tous cas, il est indéniable que le programme esquissé par Dupleix était le plus rationnel et le plus conforme à nos intérêts.

Après être resté deux jours à Karikal, La Bourdonnais alla jusqu’à Negapatam, qui est à trois lieues au sud. Il y trouva le Maure et le Charles, ces deux vaisseaux de Manille et de Merguy qui nous avaient été pris dix-huit mois auparavant et que les Hollandais avaient achetés. Il en demanda la restitution. Le Conseil ne crut pas pouvoir y consentir, pour la raison que l’affaire devait être décidée en Europe entre la Cour de France et les États-Généraux, mais en attendant que cette décision intervint, il consentit à donner une obligation de 10.000 roupies sur l’un et 10.000 pagodes sur l’autre pour nantissement de leur valeur.

On était au 17 août et la Bourdonnais, descendu à terre, allait se mettre à table, à une heure de l’après-midi, lorsqu’on vint l’avertir que cinq vaisseaux paraissaient dans le sud. C’était l’escadre anglaise. Sans perdre de temps, la Bourdonnais rejoignit son bord et fit arborer le pavillon hollandais à tous ses navires pour mieux tromper l’ennemi. Mais les Anglais ne furent point dupes de cette manœuvre et après s’être rapprochés un moment, ils virèrent soudain de bord et profitant de l’avantage du vent, ils s’enfuirent à toutes voiles. Le lendemain retrouva les deux flottes en présence, et l’escadre anglaise toujours aussi peu disposée à accepter le combat. La Bourdonnais la serrant d’assez près allait peut être l’y déterminer, lorsque tout à coup le vent changea et favorisa de nouveau l’ennemi. Le 19 au matin, on l’aperçut encore à six lieues au sud ; les deux flottes se suivirent jusqu’à une heure de l’après-midi, l’une fuyant, l’autre chassant, mais à ce moment les vents changèrent encore une fois ; l’ennemi prit le large et bientôt après disparut à l’horizon.

La Bourdonnais, jugeant avoir assez fait pour l’honneur et le devoir, estima que le temps était trop précieux pour le gaspiller en efforts infructueux, et suivant ses premières inspirations, il tourna vers le nord et revint à Pondichéry, où il arriva le 23 août dans la journée.

§ 5.

Il était toujours entendu que l’expédition de Madras resterait un mystère et qu’on armait les vaisseaux pour une croisière inconnue. Afin de mieux donner le change, même aux membres du conseil de Pondichéry, Dupleix avait répandu le bruit que la Bourdonnais revenait uniquement pour cause de maladie, et, pour donner plus de créance à ce bruit, il l’avait prié de ne débarquer qu’à la brume enveloppé d’une robe de chambre et coiffé d’un bonnet de nuit. La Bourdonnais souffrait en effet depuis son départ de Pondichéry d’une fièvre violente et continue, qui parfois l’avait empêché d’écrire et lorsqu’il arriva à Pondichéry, sa maladie avait fait tant de progrès qu’il ne put descendre que le lendemain. Paradis vint le voir et ils causèrent un moment. On ignore ce qu’ils purent se dire ; quoi qu’il en soit, à l’issue de cette conversation, la Bourdonnais écrivit à Dupleix pour le consulter sur ce qui restait à faire. L’expédition de Madras était toujours son objectif, encore qu’elle ne lui fut point ordonnée par le ministre, mais pour ce motif même il croyait ne devoir s’y déterminer que dans le cas d’une réussite morale et qui ne put lui attirer aucun échec. Or, il craignait l’arrivée de l’escadre anglaise, pendant qu’il serait occupé aux travaux du siège : dans ce cas, elle pouvait prendre ou brûler nos navires, dégager Madras et ce serait un mal irréparable pour la Compagnie. Comme l’expédition de Madras ne lui était pas commandée, ne pourrait-on pas alors lui reprocher de l’avoir entreprise ? Il proposait néanmoins de l’exécuter, mais par voie de terre, ses vaisseaux restant à Pondichéry sous la protection des canons de la ville. Le pis qui put arriver fut qu’on ne prit pas Madras ; mais l’important n’était-il pas de sauver d’abord notre escadre ?

Le lendemain, la Bourdonnais descendit à terre et se rendit au gouvernement dans un palanquin fermé. Les précautions les plus rigoureuses avaient été prises pour que rien ne vint troubler son entretien avec Dupleix : on avait mis des fusiliers tout autour du palais et au coin des rues environnantes et il était formellement interdit d’aller au bord de la mer.

Le gouverneur lui demanda pourquoi il ajournait l’expédition de Madras. La Bourdonnais répondit que si des instructions lui prescrivaient d’attaquer les vaisseaux anglais partout où il pourrait les rencontrer, elles ne s’étendaient pas aux opérations à terre ; il se déclarait toutefois prêt à les entreprendre, s’il en recevait du Conseil l’ordre écrit. Il fut aisé à Dupleix de lui faire valoir qu’il n’y avait aucune raison de le provoquer, puisqu’on s’en passait depuis deux ans. Mais la Bourdonnais, on ne sait pourquoi, tenait à son idée qui était au moins malencontreuse, car elle se conciliait mal avec le droit qu’il prétendait avoir de tout régler à lui seul selon les ordres du ministre, et elle le soumettait implicitement à un contrôle, qui pouvait devenir celui de Dupleix lui-même. Le ton de la conversation devint un instant fort vif. On s’entendit néanmoins pour reconnaître que l’expédition par terre à laquelle avait songé La Bourdonnais, était d’une exécution trop difficile, en raison de la distance et de la température.

À l’issue de cette conversation, à laquelle assistait également Paradis, la Bourdonnais se retira d’abord à la maison Desjardins, où il séjournait à terre, puis, trois jours après, au jardin d’Oulgaret, où l’air était plus léger. Cependant Dupleix faisait fermer toutes les portes de la la ville, ne laissait sortir personne, saisissait toutes les correspondances, faisait lire toutes celles qui étaient écrites en tamoul et arrêtait jusqu’à l’interprète de sa femme, un nommé Candappa, soupçonné d’avoir des intelligences avec les Anglais.

Par la décision de la Bourdonnais, l’affaire de Madras allait entrer dans le domaine public, autant qu’elle pouvait être encore mystérieuse. Les préparatifs qui se faisaient depuis longtemps à ciel ouvert ne pouvaient échapper à la population, qui tantôt les croyait dirigés contre Madras ou Goudelour et tantôt destinés à une expédition purement maritime. Mais à partir du 26 août, il n’y eut plus de doute.

Le Conseil reçut ce jour-là la lettre où la Bourdonnais l’invitait à lui soumettre son opinion. Suivant la conversation de l’avant veille il n’était plus question d’aller attaquer Madras par terre. La Bourdonnais ne refusait pas de tenter l’expédition par mer avec toute son escadre : seulement, disait-il, « plus on rapproche d’un objet et mieux on le reconnaît », et il exposait à nouveau en faveur et contre l’expédition tous les arguments du 23. Il concluait en sollicitant une mûre délibération du Conseil où on lui marquât qu’il était important de faire le siège de la place, sans quoi il n’y participerait pas et enverrait ses vaisseaux croiser où il le jugerait nécessaire.

La question ainsi présentée ne laissait pas que d’être gênante pour une assemblée peu habituée à envisager de telles responsabilités et à vrai dire la Bourdonnais n’avait eu d’autre but en la posant que d’éviter, en cas d’échec, qu’on put lui reprocher la témérité d’une entreprise qui aurait été unanimement approuvée.

« Je préfère, disait-il, en concluant, la réputation d’un homme sage à toute autre ». C’était fort bien dit, mais il est des heures où la sagesse est dans l’action. On perd tout en discourant. Faute de l’avoir compris, la Bourdonnais sacrifia tous ses avantages les uns après les autres et laissa par surcroît la réputation d’avoir trahi les intérêts qu’il croyait servir. En attendant, on concevra aisément combien ses premières hésitations, après cinq ans passés à réclamer l’expédition ou à la préparer, durent paraître déconcertantes et permirent à ses ennemis de douter de sa conscience, de son jugement et de son autorité (Mémoire, n° 27).

Le Conseil supérieur se réunit le même jour pour délibérer. Comme cette assemblée n’avait d’autres vues ni d’autre volonté que celles de Dupleix, on peut affirmer sans hésitation que ce fut sa pensée ou plutôt sa politique qu’elle traduisit aussi bien en cette circonstance que dans celles qui se présentèrent dans la suite.

Il parut d’abord quelque peu offensé qu’on lui parlât pour la première fois d’opérations dont le ministre et la Compagnie ne l’avaient jamais entretenu ; il ajoutait que par suite de ce silence il ne pouvait donner aucun avis sans s’exposer à aller peut-être contre les ordres du roi. Il sentait toutefois la nécessité d’obliger l’escadre anglaise à laisser la mer libre pour le passage de nos vaisseaux marchands et sans vouloir se prononcer sur la priorité ni l’importance de l’expédition de Madras, comme le désirait la Bourdonnais, il lui dit simplement qu’il serait fâcheux, honteux même pour la nation, d’abandonner les seuls moyens qui puissent obliger la flotte ennemie à entrer en ligne.

Ce n’était certainement pas faciliter la tâche de la Bourdonnais que de répondre à sa question par une sorte de fin de non-recevoir ; mais le Conseil n’entendait pas non plus l’entraver. Des bruits qui coururent le même jour, modifièrent soudain sa résolution. La Bourdonnais aurait dit à qui voulait l’entendre qu’il était prêt à marcher sur Madras mais que c’était le Conseil qui l’arrêtait, et il donnait ouvertement lecture de sa lettre. Le Conseil se trouvait ainsi en fâcheuse posture ; si l’expédition ne se faisait pas, c’était sa faute ; à lui la timidité, à la Bourdonnais l’audace.

Le Conseil sentit le risque où il s’exposait et plutôt que d’accepter le blâme dont on voulait le couvrir, il prit dès le lendemain matin 27 août une nouvelle délibération en vertu de laquelle il somma la Bourdonnais de la part du roi de choisir l’un des deux partis exposés en sa lettre, à peine « de répondre en son propre et privé nom de tout ce qui pourra arriver par la suite et des dépenses immenses que son projet sur Madras depuis si longtemps médité et conduit au point de l’exécution, a occasionnées à la Compagnie ». Si la maladie l’empêchait d’agir lui-même, comme il n’y avait plus de temps à perdre, le Conseil jugeait M. de la Porte Barré capable d’exécuter celui des partis qui serait choisi. Une délégation composée de d’Espréménil, Barthélemy et Bruyère, alla aussitôt lui porter cette délibération.

La Bourdonnais répondit sèchement et brièvement :

« J’ai reçu la sommation et son contenu. Je n’ai consulté le Conseil que sur l’affaire de Madras. Il dépendait de lui d’opiner décisivement pour ou contre. Quant à la destination de mon escadre, ce n’est pas à lui à en prendre connaissance. Je sais ce que je dois faire et mes ordres sont donnés pour qu’elle parte ce soir (27 août). »

§ 6.

Il comptait l’envoyer à Madras, non pour y faire le siège de cette place, mais pour y capturer des bâtiments anglais occupés à charger des effets précieux que les habitants cherchaient à sauver et pour savoir si l’escadre ennemie réglerait sa marche sur la nôtre. Mais alors intervint Dupleix personnellement. En réponse aux intentions de la Bourdonnais, il lui demanda à l’instant même de lui renvoyer 250 canonniers et 100 topas qu’il lui avait prêtés pour l’attaque de Madras ; cette attaque paraissant ne devoir plus avoir lieu, l’intérêt de la défense de Pondichéry reprenait le dessus et commandait le rappel des troupes.

Il semble bien que l’état de santé de la Bourdonnais fut la cause principale qui l’empêcha alors de poursuivre l’expédition de Madras avec la même résolution que par le passé et il ne croyait pas que personne fut capable de le suppléer. N’ayant pas cependant renoncé à cette idée, il pria Dupleix de lui laisser ses hommes quelque temps encore ; à son avis ils n’étaient pas plus utiles à Pondichéry qu’au temps où il les conduisait à Ceylan. Les lui retirer, c’était le mettre dans la nécessité de laisser son escadre inactive en attendant qu’elle put partir pour les îles.

« Faites-y attention, Monsieur, concluait-il, il ne nous sied guère ni à l’un, ni à l’autre de montrer de l’humeur… Ne nous aigrissons point, tort ou raison, tirons de nos forces ce que nous en pouvons tirer. Pour être en désaccord sur un point, faut-il nous contredire en tout ? Quand ce ne serait que par bienveillance, paraissons unis. »

Paroles éminemment sages si elles étaient vraiment sincères ! Mais chacun jouait son rôle et tenait à le bien jouer. La réponse de Dupleix fut plutôt conciliante ; il ne releva l’aigreur dont se plaignait la Bourdonnais que pour la qualifier de prudence et de sagesse. Cependant par manière de transaction il consentit à ne demander que le renvoi de 125 blancs, 50 topas, et la moitié des officiers. La Bourdonnais comprit qu’il était inutile d’insister et les renvoya aussitôt, avec une lettre qui finissait par ces mots :

« Il faut se prêter autant que je le fais, pour résister en moins d’un jour à 15 heures de fièvre, donner des ordres à toute une escadre, répondre à trois lettres comme les vôtres, à une sommation et pour comble sacrifier au bien de l’État le mouvement vif que doit produire la façon dont on traite avec moi. »

Le soir même l’escadre partait pour balayer la rade de Madras sous la conduite de La Porte Barré.

Comme l’avait prévu la Bourdonnais, ce chef improvisé fut tout à fait inférieur à sa mission. Il n’osa franchement attaquer la ville où tout était dans la confusion la plus grande. On n’avait jamais pensé que les Français réaliseraient leurs menaces et on n’avait pris aucune mesure pour la défendre. Lorsque le danger fut certain, les banians ou négociants indigènes évacuèrent en partie leurs marchandises ou leurs richesses. Avec huit navires et un peu d’audace, on pouvait peut-être tout terminer d’un coup et la Porte Barré se fut couvert d’une gloire immortelle. Comme après avoir livré un simulacre de combat avec le fort et un seul navire qui se trouvait en rade, il se retira sans poursuivre son projet et ne rapporta que deux prises insignifiantes qu’il fit au retour : le Sumatra d’environ 200 tonneaux et le Brillant de 130 tonneaux, il laissa le nom français couvert de honte et l’on dit partout que nous n’étions bons à faire du bruit qu’en paroles mais nullement en action. La confiance et aussi l’insouciance du lendemain revinrent aussitôt au ceur des Anglais et ce fut peut-être ce qui nous favorisa le mieux quelques jours plus tard.

Cependant, la flotte anglaise n’ayant pas paru, nous avions acquis la certitude que la mer était libre et qu’on pouvait en toute sécurité entreprendre le siège de Madras. Ce résultat seul valait la sortie de nos navires. La Porte Barré rentra à Pondichéry le 5 septembre.

§ 7.

Dans l’intervalle la santé de La Bourdonnais s’était rétablie à Oulgaret ; une atmosphère plus calme avait abattu sa fièvre et dès le 29 août il pouvait aller à pied du jardin de la Compagnie à celui de Paradis, ce qui faisait une bonne trotte. Les rapports avec Dupleix, cessant d’être influencés par des affaires de service, étaient redevenus courtois et aimables ; Dupleix alla même jusqu’à mettre une partie de sa garde personnelle à disposition de son terrible antagoniste.

Il eut été désirable qu’ils eussent profité de cette accalmie pour rétablir entre eux des relations plus confiantes, mais à part des visites de politesse ou de courtoisie qu’ils se firent l’un l’autre, de mauvaises dispositions restaient au fond de leur cœur. C’était le moment où Dupleix répétait à Ananda (4 septembre) que La Bourdonnais n’était qu’un petit grand homme, un homme faux et dont les injustices aux Mascareignes lui auraient valu la corde au cou sans la protection intéressée de Fulvy. D’autre part le bruit courait dans le public que si La Bourdonnais se refusait à faire le siège de Madras, c’était d’accord avec les Anglais qui lui avaient donné 100.000 pagodes pour le détourner de ce dessein ; on détaillait même les particularités de cette entente en des lettres anonymes répandues à profusion. Il crut dès lors nécessaire à son honneur de prendre des précautions pour éviter que le moindre soupçon put l’atteindre et le 4 septembre, avant même que la Porte Barré eut mouillé en rade de Pondichéry, il écrivit à Dupleix pour lui demander s’il devait entreprendre le siège de Madras immédiatement ou seulement en janvier prochain et la ville menacée, quelles conditions il devait lui imposer, si elle voulait à prix d’argent se garantir d’un bombardement et des événements d’un siège.

On se souvient que pareille question avait déjà été posée le 17 juillet sans recevoir de réponse concluante. Dupleix fut cette fois plus explicite. En une lettre assez courte, il rappelait que depuis le jour où il avait connu les projets de Dumas il n’avait cessé de considérer la prise de Madras comme le meilleur moyen d’abaisser nos ennemis et qu’il l’avait toujours déclaré au cours de leurs conversations ; aujourd’hui encore il persistait à penser que seul ce projet pouvait nous indemniser de nos pertes et de nos dépenses. Il n’entendait pas toutefois donner des ordres ni des conseils :

« Je ne vous présente point mes sentiments, ajoutait-il, comme devant faire la règle de votre conduite ni de vos opérations. Vous me demandez mon avis, j’ai l’honneur de vous dire ce que je crois honorable à la nation, utile à la Compagnie et convenable à la force de votre escadre et à celle dont vous pouvez disposer. Je sais que le Ministre vous laisse entièrement le maître de vos opérations et qu’il me charge simplement de vous seconder de tout ce qui dépendra de moi. Je me flatte que vous voudrez bien me rendre la justice à ce sujet, que je fais mes efforts de mériter. Du reste je dois me tenir exactement à ce qui m’est prescrit et aux représentations que les circonstances m’obligeront de vous faire. »

Quant à l’estimation de la rançon éventuellement envisagée pour éviter à Madras les suites d’un bombardement ou d’une attaque par terre, Dupleix estimait que La Bourdonnais devait réclamer le vaisseau le Mahmet Cha, appartenant à Iman Sahib pris sous son pavillon dans le détroit de Malacca, les deux vaisseaux français et les bots pris en rade de Balassor, le Favori pris en rade d’Achem, le Pondichéry forcé de s’échouer à Tranquebar et un million de pagodes pour les frais de notre armement. L’estimation des diverses prises montant à 332.125 pagodes, cela formait un ensemble de 1.332.125 pagodes que La Bourdonnais devait tirer de Madras.

Une note jointe à sa lettre élargissait les desiderata de Dupleix, sans modifier leur caractère ; La Bourdonnais restait toujours libre de n’en point tenir compte. Ses dispositions essentielles consistaient à : informer les Portugais de Madras, qu’on les traiterait comme déserteurs, s’ils étaient rencontrés les armes à la main ; — ne point ménager les Arméniens qui eux n’avaient jamais ménagé la nation ; — obliger les riches malabars à passer à Pondichéry avec leurs biens, sinon leur imposer de grosses contributions ; — avoir soin de faire fouiller en terre dans toutes les maisons des Arméniens riches, malabars, guzerates et autres, qui avaient coutume d’enterrer leurs bijoux et leur argent ; — enfin ne point accepter de capitulation autre que celle où la garnison et le gouverneur seraient prisonniers de guerre.

Aucun doute ne subsistant plus sur les principes mêmes de l’expédition de Madras, les derniers préparatifs furent poussés avec la plus grande activité autant par La Bourdonnais que par Dupleix lui-même, qui ne ménagea ni sa peine ni son temps pour que le chef de l’escadre eut à sa disposition tous les éléments de succès.

Tout était déjà prêt à être embarqué le 13 août, jour où La Bourdonnais revint de la poursuite de l’escadre anglaise et s’il lui avait alors convenu de mettre à la voile pour Madras, rien d’essentiel n’eut manqué. On profita pourtant des retards imposés par les circonstances pour compléter les préparatifs et transporter à bord, hommes, chevaux et munitions, enfin tout ce qu’on avait assemblé depuis deux ans. Rien ne fut oublié, dit Ananda, pas même les manches à balai et le conseiller Bonneau, chargé des services de l’intendance de la flotte, déclara plus tard qu’on avait gaspillé l’argent et fait beaucoup de dépenses inutiles.

Les effectifs se composaient de troupes des Îles et de troupes de Pondichéry sous le commandement suprême de La Bourdonnais. Celles de Pondichéry furent d’un commun accord placées sous celui de Paradis. Ce choix était peu réglementaire ; car Paradis n’était que capitaine réformé et il y avait avant lui et au-dessus de lui des officiers plus qualifiés, au moins par leurs titres. Mais La Bourdonnais avait connu Paradis aux Îles et depuis qu’il était arrivé dans l’Inde, celui-ci n’avait cessé d’être l’agent de liaison entre lui et Dupleix ; Paradis prenait part à tous leurs entretiens et était le confident de toutes leurs pensées. Rien n’indiquait qu’il dut desservir la cause de l’un ou de l’autre au profit de son amour-propre ou de son ambition. Sans doute aussi la connaissance qu’il avait de Madras et le plan qu’il avait établi dès 1742 ne furent pas étrangers à sa désignation. En tout cas, la confiance qu’on avait en lui était si grande qu’il fut même entendu qu’en cas d’absence ou de maladie de la Bourdonnais, c’était lui qui prendrait le commandement à terre (A. C. C2, p. 59-61).

Des officiers d’un mérite divers, tels que d’Auteuil, La Tour, Bussy, Puymorin, de Pondichéry devaient servir sous les ordres de Paradis tandis que Rostaing, Sicre de Fonbrune, Passy, des Îles serviraient plus directement sous ceux de La Bourdonnais. Il avait été enfin convenu dès le 30 juillet que Dupleix nommerait un membre du Conseil de Pondichéry pour que de concert avec La Bourdonnais et Bonneau, commissaire des Îles, ils pussent veiller en commun aux intérêts de la Compagnie, si La Bourdonnais avait le bonheur de réussir dans son entreprise. Le commissaire désigné fut d’Espréménil.

Le 11 à neuf heures du matin, La Bourdonnais vint prendre congé de Dupleix. Ils restèrent encore deux heures à causer, puis le gouverneur l’accompagna au bord de la mer. L’escadre ne partit cependant que le 12 à huit heures et demie du soir, parce que les gouvernails avaient touché le fond de l’eau et qu’il fallut les remplacer. Elle comprenait huit navires : l’Achille, le Neptune, le Saint-Louis, le Bourbon, le Lys, le Duc d’Orléans, le Phœnix et la Renommée et était forte de 2.466 blancs ou topas et 560 noirs. D’après les ordres en dix-neuf articles donnés par La Bourdonnais lui-même, 1.014 blancs et 203 noirs devaient rester à bord des navires pour les défendre contre une attaque possible de la flotte anglaise ; tous les autres devaient descendre à terre dans la proportion de 464 blancs et 307 noirs comme hommes d’équipage et 968 blancs et 50 noirs comme hommes de troupe.

§ 8.

Laissons-les un instant continuer leur route vers Madras avec toutes les espérances qu’ils emportaient avec eux et restons encore à Pondichéry, où l’horizon de terre était plein de menaces.

La ville elle-même était tranquille et ne donnait aucun sujet de crainte ; les mesures prises par Dupleix pour saisir les correspondances et défendre aux habitants de sortir n’avaient eu pour but que d’empêcher toute entente avec les Anglais. Mais restait le nabab d’Arcate, Anaverdi Khan.

Madras et Pondichéry étaient sur ses terres et l’indépendance absolue de ces villes à son égard n’avait jamais été bien établie. Lorsqu’en 1745 Dupleix avait paru craindre une attaque des Anglais, le nabab s’était interposé pour assurer notre sécurité ; les rôles n’allaient-ils pas être renversés ? Dupleix ne pouvait pas négliger cette force qui risquait de se tourner contre nous.

Le 25 août, lorsque l’expédition de Madras lui parut certaine, il en donna avis au nabab, en lui demandant une aide de 3.000 cavaliers, suivant une promesse qu’il lui aurait faite au moment de sa visite de l’année précédente.

On sait que la Porte Barré partit deux jours après pour aller attaquer Madras. Le nabab en parut surpris et au lieu de prêter son concours à Dupleix il l’invita à s’abstenir de toute hostilité, sinon il se considérerait comme directement provoqué.

C’était donc un nouvel ennemi qu’on pouvait avoir éventuellement à combattre. Il ne semble pas que Dupleix ait été vivement ému ; dans une boutade à Ananda du 18 septembre suivant, il exprimait l’opinion qu’avec 500 soldats et deux mortiers il pourrait réduire tous les princes musulmans au sud de la Kistna. En attendant il répondit au nabab (5 septembre) que les officiers de nos navires de guerre n’étaient guidés que par des instructions données en France et il lui envoya, en signe d’amitié, un cadeau de 150 oranges.

Le 9 septembre — était-ce une réponse à cette lettre ? — le nabab lui fit savoir que, puisqu’en dépit de ses instructions, il avait attaqué Madras, il ne lui permettait plus de rester à Pondichéry et qu’il allait venir l’y attaquer. Malgré la mauvaise opinion qu’il avait des forces indigènes, Dupleix sentit la nécessité de ne pas brusquer les événements.

« Jusqu’à ce jour, écrivit-il le lendemain tant au nabab qu’à Nizam Oul Moulk, les Anglais de Madras ont pris injustement nos navires ; ils en ont même pris un allant à Manille et qui portait le nom et le pavillon de Mohamet Cha, l’empereur de Delhi. L’insulte faite au Mogol, votre ami, a mis en colère le roi de France qui a ordonné par représailles de prendre Madras et d’y remplacer le drapeau britannique par le drapeau français. »

En envoyant des navires de guerre, pour l’expédition en cours, Dupleix ne faisait qu’exécuter ce mandat royal, et il comptait que le nabab l’y aiderait.

Cette façon habile de se couvrir du nom du Mogol et de s’adresser également à Nizam Oul Moulk, souverain réel du Carnatic, ne laissait pas que d’être assez gênante pour le nabab qui dut modérer ses ardeurs belliqueuses. Et dans une lettre reçue le 19, il se contentait de réitérer son étonnement de voir les Français attaquer Madras, où la guerre n’atteindrait pas seulement les Anglais, mais encore les Guzerates, les Patanes et tous les autres Indiens qui y faisaient du commerce. Dupleix lui répondit aussitôt qu’on ne leur ferait aucun tort et les choses en restèrent là pendant quelques jours.

Le succès de l’attaque de Madras devait leur donner une nouvelle direction.


  1. V. Dupleix et l’Inde Française, t. 1, p. 148-149.
  2. Il avait épousé en première » noces Marie Anne Lebrun de la Franquerie, morte le 9 mai 1738.
  3. Combault d’Auteuil avait épousé Marie-Madeleine Vincens, veuve d’Aumont, mort à Bassora en 1737.
  4. Les demandes de la Bourdonnais portaient tout d’abord sur les effets, ustensiles, agrès et apparaux nécessaires à 10 ou 12 navires ; il lui fallait 500 pièces et 24 câbles de filain, 200 bards de kaire, 100.000 livres de bray gras et 100.000 livres de bray sec, 10.000 livres de soufre, 3 à 400 jarres d’huiles, 25 à 30.000 aunes de toiles d’Europe, 100 courges de toiles de Porto-Novo, 5.000 livres de fil et enfin 12 à 15.000 livres de clous de doublage.

    Pour les vivres et boissons, la Bourdonnais calculait qu’il lui en fallait pour 2.600 hommes du 1er octobre au mois de mars et pour 2.000 seulement pendant les 5 mois prévus ensuite pour la traversée des Îles en France. Dans le premier cas il demandait 579.150 livres de biscuits, 772.000 livres de riz. 257.400 l. de viande salée, 48.262 pots d’araque, 163.800 l. de légumes, 13.500 l. de mantègues et 15.600 l. de sel. Dans le second cas, les quantités étaient réduites à 371.250 l. de biscuits, 495.000 l. de riz, 99.000 l. de viande salée, 30.537 pots d’araques, 105.000 l. de légumes, 8.500 l. de mantègues et 10.000 l. de sel. (A. C. C2 81, p. 21-22 et 61).

  5. A. C. C2 81, p. 23, 61, 86 à 89.