Dupleix et l’Inde française/2/2

Ernest Leroux (2p. 27-50).


CHAPITRE II

Les correspondants de Dupleix.


Les lettres écrites de France à Dupleix offrent des indications utiles sur sa politique et le crédit dont il jouissait auprès des pouvoirs publics.
§ 1. Les ministres : Orry et Machault.
§ 2. Les directeurs de la Compagnie : Dumas, Lenoir, Godeheu, d’Hardancourt, Duvelaër, Saintard, Castanier, Cavalier, David, Michel, d’Espréménil. D’une façon générale, ils sont hostiles à la création de nouveaux comptoirs.
§ 3. Les parents de Dupleix : son frère Bacquencourt ; sa sœur Madame de Kerjean puis Choquet ; ses cousins de Châtellerault : Papillault et Phelippon.


Le psychologue sinon l’historien se demandera avec curiosité si le jour où Dupleix débarqua à Pondichéry, Il eut quelque vue d’avenir sur ce pays qu’il connaissait depuis vingt ans et où il avait exercé les plus hautes fonctions, et selon la logique il concluera que les précédents ne l’autorisaient point à faire des rêves ambitieux. Si les affaires tournaient bien, c’est-à-dire si la paix restait assurée, il courait la chance d’avoir comme Lenoir une administration florissante ou d’amasser comme Dumas une grosse fortune ; dans le cas contraire, c’étaient les jours de misère, de tristesse, de découragement qu’avaient connus les Hébert, les Dulivier, les La Prévotière et les Beauvollier de Courchant. En tout cas, c’était son horizon borné du coté des terres, par les topes de cocotiers d’Ariancoupon et d’Oulgaret, à quatre ou cinq kilomètres au plus de Pondichéry. Au delà, c’était la puissance formidable des Maures, toujours crainte et toujours respectée. Si la guerre n’avait éclaté en Europe et n’avait pas été transportée dans l’Inde, il est probable que Dupleix aurait fourni une carrière honorable, mais l’histoire ne connaîtrait pas son nom, comme elle connaît mal celui de Dumas et comme elle a désappris celui de Lenoir.

Mais avant d’entrer dans le détail des événements propres à l’Inde, il nous paraît utile de nous transporter un moment en France où Dupleix avait ses parents et beaucoup d’amis et demander à ces correspondants quels étaient leurs sentiments soit sur notre politique indienne, soit sur Dupleix lui-même, soit enfin sur quelques-uns des hommes qui, comme Dumas et la Bourdonnais, avaient exercé ou allaient exercer à ses côtés une action prépondérante sur les destinées de la péninsule. On saura ainsi par avance de quels appuis disposait le gouverneur de Pondichéry et dans quelles conditions de confiance ou de sympathie il put diriger sa politique, tantôt en exécutant strictement les ordres reçus, tantôt en agissant sous sa seule responsabilité.

À défaut d’interview, genre tout à fait inconnu à cette époque, c’est naturellement par leurs lettres que nous connaîtrons les sentiments de ces correspondants. Les lettres ne disent pas toujours la vérité, qui d’ailleurs ne se trouve nulle part, mais quand elles ne sont pas rigoureusement officielles, elles laissent du moins percer de temps à autre comme une lueur de sincérité et si l’on veut avoir plus de lumière il n’y a qu’à les rapprocher les unes des autres. À ce titre, celles qui nous ont été conservées sont assez précieuses, sans l’être trop ; elles contiennent sur les actes de la Compagnie quelques indications utiles dont la concordance, en la plupart des cas, permet de dégager une politique nette et précise. Elles nous donnent aussi sur certains personnages des jugements fort libres bien que parfois très différents. Dumas par exemple a des partisans déterminés et des adversaires non moins résolus ; la Bourdonnais par contre n’a que des juges peu bienveillants qui même avant l’affaire de Madras apprécient très sévèrement son caractère et ses procédés.

Quels étaient ces correspondants ?

C’étaient d’abord les deux ministres Orry et Machault, qui se succédèrent au contrôle général des finances, et l’on sait que la Compagnie des Indes dépendait de la direction de nos finances autant sinon plus que du ministère de la marine.

C’étaient ensuite les directeurs de la Compagnie : David, Dumas, Duvelaër, Castanier, Cavalier, d’Espréménil, Godeheu, d’Hardancourt, Lenoir, Michel, Saintard, qui siégèrent ensemble ou se succédèrent au Conseil de la Compagnie jusqu’en 1749.

C’étaient enfin les parents ou amis particuliers de Dupleix comme Bacquencourt, Choquet, Saint-Georges et sans doute plusieurs autres dont nous verrons les noms après 1750 ; mais par une circonstance regrettable et dont nous ignorons le motif, aucune de leurs lettres ne nous a été conservée jusqu’en 1749 et il faut nous contenter de celles des ministres et des directeurs de la Compagnie.

§ 1er.

Les lettres des ministres, fort peu nombreuses[1], préparées sans doute par leurs commis, se ressentent de leur origine officielle, mais elles sont aimables et sympathiques et Dupleix pouvait légitimement s’en prévaloir comme d’un témoignage de confiance.

§ 2.

Les autres ont une allure plus dégagée. Leur caractère commun est une extrême simplicité, sauf peut être chez Godeheu, et l’absence de toutes considérations philosophiques : pas d’idéologie, pas de conceptions décevantes, pas de nuages dans la pensée. Les auteurs écrivent pour dire ce qu’ils savent et non ce qu’ils imaginent et ils l’expriment tous sans élégance et sans prétention. Les uns sont plus courts, les autres plus prolixes, suivant leur degré d’intimité avec Dupleix ; mais tous sont clairs et précis. Quelques-uns parlent assez longuement des événements politiques et militaires de l’Europe, dans l’intention de renseigner très exactement Dupleix ; presque tous sont d’intrépides protecteurs qui ne craignent pas de l’importuner par des recommandations sans cesse renouvelées en faveur de leurs parents ou de leurs amis, et nous devons malheureusement ajouter que ces recommandations n’étaient pas toujours justifiées.

Les lettres de Dumas étonnent légèrement. Dès son retour en France l’ancien gouverneur avait été nommé directeur de la Compagnie et chargé du département de l’Inde. Il tenait donc en quelque sorte à sa discrétion son ancien antagoniste du Bengale, celui avec qui il avait échangé des notes aigres-douces à propos de la frappe des roupies et de la subordination des Conseils ; sans être un méchant esprit, il pouvait se donner le malin plaisir de lui faire sous l’autorité de la Compagnie des observations désobligeantes et paralyser dans une certaine mesure ses moyens d’action. Il ne semble pas qu’il ait usé de ce droit d’une façon sensible ; la correspondance officielle de la Compagnie avec Dupleix est correcte et l’on rend volontiers justice à son activité et à ses talents ; quant aux lettres privées de Dumas, qui sont assez nombreuses[2], elles sont en général conçues en des termes si aimables, qu’on se demande à certains passages lequel des deux hommes envoie des instructions à l’autre et a qualité pour faire des observations. Dumas ne cesse de donner à Dupleix des assurances de son amitié : il ne demande qu’à lui être utile et le prie de l’excuser s’il ne peut faire plus ni mieux. Loin d’avoir la moindre jalousie pour son successeur, il estime qu’il doit rester le plus longtemps possible dans l’Inde où nul, dit-il, ne saurait le remplacer.

Sauf Dirois, dont il n’avait jamais approuvé la politique à Mahé, Dumas ne critique personne ; il ne parle jamais de la Bourdonnais et se contente à l’occasion de recommander quelques-uns de ses anciens collaborateurs, tels que Dulaurens, encore y met-il une certaine discrétion.

Soucieux de renseigner Dupleix aussi exactement que possible sur les affaires de la Compagnie, il lui promet en cas de besoin des informations confidentielles dont il ne devra faire part à personne et sous condition qu’en en faisant usage pour son compte, Dupleix ne le découvrira jamais. Aucune de ces informations, s’il y en eut, ne nous a été conservée.

Dumas appréhendait comme tout le monde en France la guerre avec les Anglais et ne mettait pas en doute, lorsqu’elle fut déclarée, que nos établissements de l’Inde ne dussent succomber. Il ne croyait pas à la possibilité de nos succès en Europe ; encore moins pouvait-il prévoir la gloire dont Dupleix allait couvrir le nom français par la prise de Madras et le siège de Pondichéry.

À lire les deux seules lettres qui nous soient restées de Lenoir — 4 novembre 1741 et 25 novembre 1742[3] — on ne penserait jamais qu’il eut été si vivement attaqué par Dupleix dans des correspondances qu’il ne pouvait ignorer. Si elles sont exemptes de cordialité, elles n’attestent pas non plus de la froideur ; c’est la langue courante d’hommes bien nés qui sacrifient d’autant plus volontiers aux convenances que peut-être ils ne se reverront plus[4]. L’une de ces lettres est pour féliciter Dupleix de sa nomination au gouvernement de Pondichéry, et l’autre pour critiquer l’armement de la Bourdonnais, constater le triomphe de Dumas à son retour en France et regretter le temps où les affaires étaient meilleures.


Saluons avec Godeheu le meilleur ami de Dupleix, du moins à cette époque. Ils s’étaient connus dans l’Inde au cours d’un voyage que le premier fit en Extrême-Orient et avaient vécu ensemble pendant seize mois à Chandernagor, d’août 1737 à novembre 1738.

Rentré en France au printemps de 1739, Godeheu arriva encore à temps pour recevoir le dernier soupir de son père[5], directeur à Lorient. La Compagnie, satisfaite de la façon dont il avait rempli sa mission en Chine et dans l’Inde, n’hésita pas à le confirmer dans des fonctions que le père avait toujours exercées avec zèle, et c’est ainsi que Godeheu, dont l’esprit eut mieux brillé dans la capitale, séjourna à Lorient pendant quatorze ans, sauf une courte interruption en 1741 et 1742, où il fut appelé à Paris. Dans ce poste éloigné, il lui était difficile d’être au courant des nouvelles les plus récentes et d’exercer par ses conseils ou ses renseignements une action quelconque sur les événements ; mais rien de ce qui se passait en haut lieu ne lui était indifférent et il suivait avec la plus grande attention les affaires de la Compagnie.

Autant qu’on peut en juger par sa correspondance avec Dupleix (B. N. 9.148 ; p. 180-244), c’était un esprit très cultivé, assez fin et très sensible. Il avait certaines dispositions à se froisser facilement et alors il retirait sa confiance comme une fleur qui se referme sur elle-même, sans murmure et sans éclat. Il est le seul des correspondants de Dupleix dont le style vise à l’élégance et y parvienne assez souvent. Ses appréciations sur les hommes et sur les choses ne sont pas exemptes de passion, mais elles sont en général justes et pleines de bon sens.

Comme les autres directeurs et presque tous les grands personnages du royaume, il était nettement hostile au développement territorial de la Compagnie et pensait que les comptoirs existants suffisaient pour maintenir et même accroître son commerce. C’est pourquoi sans doute il avait peu de sympathie pour Dumas, à qui il reprochait d’autre part d’avoir fait ses affaires aux dépens de celles de la Compagnie, et dont il n’appréciait ni le luxe ni la magnificence. Il ne l’approuvait même pas d’avoir accueilli à Pondichéry la famille du nabab d’Arcate et craignait qu’on eût quelque jour à se repentir de cet acte de générosité. Il allait jusqu’à dire que Dumas n’avait demandé son rappel que pour éviter qu’on le lui proposât. (B. N. 9.148 ; p. 195-202 et 203-206).

Ses sentiments à l’égard de la Bourdonnais étaient plus défavorables encore. Dès 1742, il jugeait ses projets « souvent insensés ou très hasardés ». IL ne concevait pas qu’on gaspillât pour lui tant d’argent alors qu’on était si parcimonieux pour d’autres ; à son avis, le gouverneur des Îles ne méritait pas les faveurs du ministre ; il fallait qu’il fût sorcier pour les obtenir. (B. N. 9.148, p. 195-202).

La liberté avec laquelle Godeheu parle de ces deux hommes permet de supposer que Dupleix n’était peut-être pas éloigné de partager à leur égard les mêmes sentiments ; il n’y a aucun doute en tout cas pour la Bourdonnais, sur qui il portait dès 1736 les jugements les plus durs. Mais si l’on fait attention que Godeheu reprochait surtout à l’un et à l’autre ce qui dans sa pensée était du désordre financier ou la manie des grands projets, on sera moins surpris, lorsqu’il se trouva après 1750 en présence des vastes conceptions de Dupleix, qu’il ait éprouvé de la peine à les approuver et se soit au contraire résolu à les combattre.

En attendant, il était et il resta l’un des plus sincères admirateurs de l’homme et de son œuvre. Il l’avait prouvé dès son retour en France en adressant au ministre un mémoire où il expliquait l’affaire des roupies à l’avantage de Dupleix et ce fut ce mémoire qui retourna l’opinion acquise jusqu’alors à Dumas et lui valut au contraire un blâme mal dissimulé.

L’estime et l’admiration de Godeheu ne firent que s’accroître au fur et à mesure que Dupleix donnait de nouvelles preuves de ses capacités : chacune de ses lettres en fait foi. Et si l’on songe au drame qui se déroula en 1754, il serait curieux de les reproduire presque intégralement, mais elles sont trop nombreuses et il faut nous borner aux extraits essentiels.

Lorsque Dupleix fut nommé gouverneur, il l’en félicita comme d’un acte de justice. Et il ajoutait :

« On attend de vous une plus saine politique dans les traités et dans les affaires qui ont rapport au commerce, plus de sagacité à distinguer les intérêts de ceux qui vous feront quelques offres spécieuses, faute que je crois irréparable dans laquelle est tombé Dumas dans son traité pour les roupies et les pagodes. On attend de vous un meilleur choix dans les marchandises que la Compagnie doit recevoir… ce choix a été bien négligé depuis quelques années à la côte et je n’ai jamais rien vu d’aussi pitoyable que les cargaisons qui nous sont venues cette année de Pondichéry. Le commerce de l’Inde demande aussi un protecteur ; il le trouvera dans vous… Mettez tout en usage pour le faire fleurir, comme vous avez fait à Bengale… »

« Je ne puis me refuser le plaisir de vous dire tout celui que m’ont donné vos lettres, écrivait-il dix-huit mois plus tard, le 1er novembre 1741. Toutes celles que vous m’avez écrites me sont bien parvenues avec leur duplicata et je vous assure que quand il y aurait eu des duplicata des duplicata, je les aurais lus avec autant de satisfaction. Je vois avec un plaisir infini et je sens jusqu’au fond du cœur que l’absence n’a point diminué les marques d’amitié que vous m’avez toujours données à Bengale et je puis vous assurer que je mérite plus que personne que vous conserviez ces sentiments qui sont en tout conformes aux miens à votre égard. »

Ce sujet lui était cher, car il y revenait trois mois plus tard et même dans la suite :

« Je vous assure, écrivait-il le 10 février 1742, que je ressens vivement le plaisir qu’il y a d’avoir des amis essentiels tels que vous sur lesquels l’absence n’opère aucun changement. Je puis bien vous assurer que vous m’êtes présent partout et que je bénis tous les jours le moment qui m’a conduit à Bengale. Si j’y ai eu quelque mal, je suis bien récompensé par l’acquisition que j’y ai faite de votre amitié. Conservez la moi toujours en retour de celle que je vous ai vouée et que rien ne pourra jamais altérer. »

La même année à la suite des événements de Mahé qui avaient gravement compromis les intérêts de la Compagnie, Godeheu comme beaucoup d’autres estimait que seul Dupleix était capable de la tirer d’affaire :

« Je souhaite, écrivait-il le 17 novembre 1742, que l’on vous connaisse mieux que l’on fait encore. C’est dans des occasions aussi scabreuses que l’on force le monde à nous rendre toute la justice qui nous est due. Je ne dis pas pour cela qu’on ne vous la rende dès à présent, mais les services passés ne sont presque rien avec une Compagnie. Vous l’avez éprouvé et il faut, en les mettant à part, que vous tâchiez de répondre à l’opinion où l’on est que vous êtes notre ange tutélaire sur qui tout le monde a les yeux. »

Oui, continuait-il dans une autre lettre du 28 lévrier 1745 :

« il viendra un temps où l’on ouvrira les yeux sur vous et on reconnaîtra les bons services que vous avez rendus… je sais bien que vous ne faites pas des miracles, cela n’est point du ressort de l’humanité, mais je sais que vous avez été utile et que vous êtes encore, sans vous flatter, très nécessaire à la Compagnie. »

Passons sur les sièges de Madras et de Pondichéry, que nous retrouverons à l’histoire de la guerre avec les Anglais. Lorsque cette guerre fut terminée, chacun s’attendait à voir Dupleix revenir en France. Godeheu lui offrit sa maison de Lorient :

« Je vous y recevrai, écrivit-il le 17 mars 1749, avec autant de plaisir que j’en ai eu à demeurer chez vous. Je ne vous ferai pas de plus longs compliments là dessus ; mon cœur doit vous être connu. Avec quelle satisfaction j’embrasserai Madame Dupleix, puisque vous m’assurez qu’elle me conserve toujours son amitié. »

Ainsi dix ans d’absence n’avaient pas sensiblement affaibli leurs relations amicales. Tout au plus les sentiments de la dixième année étaient-ils exprimés avec moins de chaleur et moins de vie ; mais c’était l’effet inévitable du temps. La confiance entre les deux hommes était restée la même ; seule l’admiration de Godeheu avait crû avec les événements.


La correspondance de Louis Boyvin d’Hardancourt n’offre pas un grand intérêt. Il avait servi dans l’Inde comme commissaire-député de la Compagnie autour de l’année 1711. Son frère Claude, qui mourut en 1717 directeur de Chandernagor, avait épousé une petite-fille de François Martin. Lui-même s’était marié à une demoiselle du Hamel, originaire de Bourbon, qui l’apparenta dans la suite à un grand nombre de fonctionnaires de l’Inde ou des Îles, Trémisot, Paradis, Burat, Saint-Martin, de Brain, et Fontbrune. Rentré en France, d’Hardancourt fut un instant directeur des ventes à Lorient avec Godeheu le père, puis il fut directeur à Paris. En 1742 il avait 69 ans et prit sa retraite l’année suivante après 45 ans de service. Il n’avait probablement jamais vu Dupleix, mais il avait connu sa femme toute enfant à Pondichéry et en avait conservé un agréable souvenir. Dupleix n’était donc pas pour lui tout à fait un étranger et on s’en rend compte au ton de la correspondance qui est à la fois confiante et prolixe. Cependant d’Hardancourt donne peu de renseignements sur les affaires mêmes de la Compagnie sur lesquelles il était mal renseigné depuis sa retraite, mais il s’étend avec complaisance sur les événements politiques d’Europe, qu’il expose avec précision et sur ses affaires de famille qu’il raconte comme si Dupleix y portait intérêt. On sait ainsi qu’il perdit sa femme en 1745, sa fille en 1748, que son petit-fils avait de 12 à 13 ans en 1749 et que son gendre M. de Villemur était fort bien apparenté. S’il s’intéresse encore à l’Inde, c’est pour ses petits-neveux, les enfants de Trémisot, et c’est pour Paradis et Burat, qui le méritaient d’une façon fort inégale. Ses lettres sont presque exclusivement consacrées à des recommandations les concernant.


Duvelaër est le dernier correspondant de Dupleix qu’il ait connu dans l’Inde. Il servait en 1724 à Canton, sous les ordres de la Bretesche, lorsque Dupleix y fut envoyé comme subrécargue du Saint-Joseph. Tous deux revinrent à Pondichéry l’année suivante. Duvelaër y continua ses services comme sous-marchand et retourna en Chine en 1728 pour y gérer le comptoir de Canton. Rentré en France en 1732, il s’y maria en 1736 à Mlle  d’Espréménil, fille du directeur de Lorient. Il lui apportait une assez belle fortune ; mais, disait Dupleix : « il aurait bien fait de ne point tant déclarer de biens ; c’est beaucoup pour qui n’a fait que trois expéditions en Chine[6]. »

La chance le favorisant, il fut en 1739 nommé directeur en remplacement de son beau-père appelé à Paris, où il vint lui-même en 1746 pour succéder à Dumas ; comme lui, il fut chargé du département de l’Inde.

Ses lettres qui nous ont été conservées en assez grand nombre (B. N. 9.148, p. 36-68) sont d’un style facile et courant, mais sans caractère ; on y relève cependant une légère, une très légère tendance à la suffisance et à la présomption. L’homme a évidemment conscience de sa valeur, de sa situation ou de sa fortune. Il cause avec Dupleix comme avec un ami sûr et fidèle qu’il affectionne très sincèrement, mais sans aller jusqu’au lyrisme de Godeheu. Tant qu’il est à Lorient, il lui parle volontiers des affaires de la Compagnie autant qu’il peut les connaître et lui donne parfois son opinion personnelle, mais lorsqu’il remplaça Dumas, il s’en rapporta presque toujours à la correspondance officielle de la Compagnie. Il est vrai qu’il en était chargé et il nous déclare lui-même qu’il y mettait plus de franchise que son prédécesseur :

« Je pense, entre nous soit dit, lui écrivait-il le 27 décembre 1748, que vous trouverez quelque différence dans la correspondance de la Compagnie depuis que cette partie m’a été confiée. Mon prédécesseur avait de petits ménagements et de fréquents subterfuges dont je rougirais. Enfin il vous était connu. Pour moi qui ne pense qu’au bien de la chose, je bénis la Providence de n’avoir en tout cela aucun intérêt particulier. »

À lire ces lignes on peut supposer que Duvelaër n’avait pas pour la mémoire de Dumas un culte très fervent, mais il était plus nettement hostile à la Bourdonnais :

« Il est détesté de la plupart de ceux qui le connaissent, écrivait-il le 9 décembre 1742, et je suis extrêmement fâché qu’il ait trouvé le secret d’en imposera de certaines personnes qui le protègent et auxquelles je suis attaché »… « Quand serons-nous débarrassés de ce diable d’homme ? » ajoutait-il le 20 octobre 1743.

Godeheu ne pensait pas différemment, mais il l’exprimait avec plus de vivacité. Les questions de politique générale lui étaient évidemment plus familières qu’à son collègue qui, à vrai dire, était beaucoup plus soucieux de placer sa famille ou ses amis que de morigéner ses semblables. Pas une de ses lettres à Dupleix qui ne soit une lettre de recommandation et il faut lui rendre cette justice qu’il ne se lassait pas de suivre ses protégés jusqu’à ce qu’il eut assuré leur avenir. Chaque année c’étaient les mêmes demandes et les mêmes sollicitations. Sans doute sa situation à la Compagnie lui permettait-elle ces sortes d’exigences et c’est ainsi que de tout temps la faveur a eu une large part dans le partage ou l’administration des emplois publics.


Duvelaër ne faisait pas d’ailleurs exception dans le conseil de la Compagnie ; son collègue Saintard était peut-être plus obstiné que lui à recommander les membres de sa famille, mais il le faisait d’une façon plus insinuante et avec un détachement plus apparent. Chacun suit son tempérament, le résultat était le même ; l’introduction au service de la Compagnie de sujets parfois indésirables.

Soit par coquetterie, soit en toute sincérité, Saintard ne se reconnaissait pas comme à ses collègues une grande autorité auprès des ministres.

« Comptez sur mon amitié et sur ma bonne volonté, écrivait-il à Dupleix le 31 octobre 1742, et comptez y sûrement mais point sur mon pouvoir ; car en vérité tous, tant que nous sommes ensemble et en particulier, nous ne pouvons peu de chose et quiconque dit autrement ne dit pas vrai. »

Il considérait qu’après le départ de Dumas, Dupleix était le seul dans l’Inde capable de tenir sa place à la satisfaction de la Compagnie et à l’honneur de la nation ; il vit le premier avec un plaisir sensible à son retour en France, apprit avec chagrin la mort de Lenoir et lorsque se présentèrent les premières difficultés avec la Bourdonnais, reconnut la vérité de toutes les réflexions de Dupleix et lui donna l’assurance, à quelque parti qu’il s’arrêtât, qu’il ne devait pas craindre d’être blâmé. Ce fut lui qui, après la prise de Madras eut à mettre en ordre et à présenter toutes les pièces du dossier de cette affaire et il ne cacha point à Dupleix combien son opinion était défavorable à la Bourdonnais.

À part ces quelques appréciations sur les principaux acteurs de notre politique dans l’Inde, les lettres de Saintard (B. N. 9.150 p. 141-181) ne sont consacrées ni aux nouvelles d’Europe, ni même à celles de la Compagnie ; du commencement à la fin il n’est question que de ses protégés et notamment de ses neveux Gosse et Saint-Janvier, dont l’un géra un instant le consulat de Bassora et dont l’autre était un très mauvais sujet, envoyé dans l’Inde pour sa paresse et ses mœurs déréglées.

Cet oncle excellent était aussi un bon administrateur ; son esprit ne manquait ni de grâce ni de souplesse et au demeurant ce devait être un assez habile homme.


Avec son collègue Castanier nous nous trouvons en présence d’un homme d’affaires que ses intérêts touchaient infiniment plus que ceux de la Compagnie. Il ne voyait dans sa situation qu’un moyen d’avoir du crédit et de faire des opérations fructueuses. Il avait de gros fonds engagés dans l’Inde et en Chine et considérait le gouverneur de Pondichéry, les chefs de comptoirs et même les capitaines de navire comme des mandataires chargés de les faire valoir en son nom. Ces fonds représentaient en 1741 une somme de 27.300 marcs de piastres, soit approximativement 1.320.000 francs ; c’est dire toute leur importance. En 1745 Dupleix arrêtait son compte à 537.016 rs. De nombreux documents d’archives[7] nous permettraient de reconstituer assez exactement la nature des opérations entreprises par Castanier et les divers armements dans lesquels il était intéresse, mais ce serait sortir de notre sujet. Nous y restons au contraire en disant combien toutes ces affaires donnaient du tracas à Dupleix, sans bénéfice d’aucune sorte ; car telle était la prétention de Castanier, qu’il entendait que l’on travaillât pour lui non seulement sans rémunération, mais même sans remerciements. Il pensait évidemment qu’un directeur faisait encore trop d’honneur à un gouverneur en le chargeant de ses intérêts. Or, l’usage était qu’en ces sortes d’opérations l’intermédiaire touchât une commission de 2 ½ %. Par discrétion Lenoir et Dumas ne l’avaient jamais réclamée ; mais Dupleix ne crut pas devoir être si libéral et le 16 octobre 1744 il adressa à Castanier un relevé de compte portant sur des opérations allant de 1733 à 1744 et s’élevant en commission à 21.128 rs. arcates[8]. Castanier lui répondit en 1747 en le priant d’imiter ses prédécesseurs et de ne rien exiger. La question n’était pas encore réglée en 1754 et les commissions dues à Dupleix excédaient alors 50.000 liv.


Cavalier, nommé directeur en 1783, nous apparaît au contraire comme extrêmement attentif aux intérêts de la Compagnie ; rien de ce qui touchait à l’armement des navires, l’achat des marchandises et le succès des ventes ne le laissait indifférent. Il renseignait exactement Dupleix sur les envois de fonds et les prévisions de la Compagnie pour la campagne suivante.

Sans connaître personnellement le gouverneur de Pondichéry, il apprécie ses mérites, comme il ne témoigne aucune sympathie à Dumas qu’il rend responsable du dérangement du cours des roupies, non plus qu’à la Bourdonnais, qui dans les dépenses qu’il occasionne à la Compagnie « y trouve seul son compte et c’est assez ». Celui-ci, à ses yeux, est un misérable qui « n’a jamais songé qu’à la destruction de la Compagnie et eut-il été payé par les ennemis, il ne les aurait pas mieux servis. » (B. N. 9.147, p. 110).

Cavalier mourut en 1748 et fut remplacé par Gilly. Godeheu dit de lui en manière d’oraison funèbre : « C’était une bonne tête, homme de commerce, de finances et d’état ». (B. N. 9.148, p, 237).


Nous n’avons que cinq lettres assez courtes de David[9] nommé directeur en 1743 à la place de d’Hardancourt. Il était alors chef de bureau des armements, service où il travaillait depuis 23 ans. Duvelaër nous dit que ce n’était pas l’homme qui convenait. (B. N. 9.148, p. 34).

Ces lettres sont peu intéressantes. Une seule mérite d’être citée. Lorsque Dupleix reçut des lettres de noblesse et la croix de Saint-Michel en 1746, David nous apprend que Dumas avait pris une peine toute particulière à relever et à faire valoir auprès des ministres, l’attention, les soins, le travail et la manière dont son successeur s’était comporté dans les circonstances les plus récentes.

La nomination d’un des fils du conseiller au gouvernement des Îles en remplacement de la Bourdonnais établit des relations plus étroites avec Dupleix, par la nécessité où se trouvèrent les deux gouverneurs de se prêter main-forte contre les Anglais, mais ces relations ne furent jamais très intimes. Il n’y avait pas toujours un accord complet entre l’Inde et les Îles et il était naturel que David eût une sorte de préférence pour les intérêts et pour l’administration de son fils.


Michel (Gabriel), négociant et armateur à Nantes, avait été nommé directeur en 1748 en remplacement de d’Espréménil décédé le 23 février. C’était le moment où Pondichéry venait de s’illustrer par sa résistance. Michel, qui ne connaissait pas encore le héros de cette glorieuse défense, lui écrivit pour le féliciter de sa prévoyance, de la sagesse de ses mesures et de sa fermeté : « Je vous prie, ajoutait-il en substance, de me compter au nombre de vos amis et si vous revenez en France pour y jouir des applaudissements qui vous sont dus à tant de titres, je me ferai un grand plaisir de cultiver l’honneur de votre connaissance. »

Cependant, comme les autres directeurs, Michel était peu séduit par les grands projets et ne désirait même pas qu’on forçât les achats dans l’Inde, de peur de perdre le commerce : « Tout a des bornes, écrivait-il à Dupleix le 28 octobre 1749, et le parti le plus prudent est de ne point les passer ou du moins de ne point faire des augmentations subites dont les conséquences seront dangereuses là-bas et ici ». (B. N. 9.150, p. 18-21).

Bien qu’ayant commencé fort tard, les relations de Michel et de Dupleix s’annonçaient comme devant être confiantes et amicales.


Avec Duval d’Espréménil, nous avons affaire au dernier des correspondants de Dupleix ; un grand nombre de ses lettres nous ont été conservées (B. N. 9.148, p. 104-159). Il était né en 1678 ou 1674 et fut le second directeur de la Compagnie à Lorient après de Fayet en 1732. Il le resta jusqu’en 1739, époque où il fut appelé à la direction de Paris pour remplacer Brinon de Caligny décédé le 6 mars.

Il connut peut-être Dupleix en sa jeunesse et était fort lié avec Bacquencourt. Sa correspondance, assez prolixe et très amicale, est surtout consacrée aux affaires politiques et militaires de l’Europe et à ses fils dont deux servaient dans l’Inde.

L’aîné, Jacques d’Espréménil, était parti pour Pondichéry en 1741 avec le titre de conseiller et la promesse de second du Conseil après Quentin de la Métrie, nommé en même temps que lui. C’était un esprit distingué et curieux, s’intéressant vivement aux institutions de l’Inde, mais sourd et d’une nature maladive qui le rendait impropre à tenir les postes les plus élevés. Il lui arriva de tomber amoureux d’une fille de Madame Dupleix, Anne Christine, âgée de 16 ans et il l’épousa le 29 juillet 1743. Ce mariage ne convenait pas au père qui ne l’approuva jamais, mais néanmoins n’en tint pas rigueur à Dupleix[10].

Le cadet, connu dans l’histoire sous le nom de Duval de Leyrit, était arrivé dans l’Inde en 1736 et avait été d’emblée nommé conseiller, puis second et enfin chef du comptoir de Mahé[11].

D’Espréménil s’intéressait beaucoup à l’avenir de ses enfants et il est peu de lettres dans lesquelles il ne les recommande à Dupleix sur un ton tout à la fois pressant et insinuant. Malgré ce qu’il estimait la mésalliance de son aîné, il ne lui retira pas sa protection ; il entrevoyait même pour lui le poste de gouverneur, si Dupleix rentrait en France, comme le bruit en courut en 1746.

Dumas et la Bourdonnais ne lui étaient pas sympathiques, le premier pour ses grands projets, le second pour l’ensemble de ses actes. Cependant, disait-il, il ne voulait aucun mal à ce dernier, mais il désirait pour l’amour de lui qu’il fit quelque bonne opération « qui put couvrir toutes les plaintes qui paraissaient bien fondées à sa charge ». (B. N. 9.148, p. 143).


L’impression générale qui se dégage de la plupart de ces lettres, en dehors des affaires personnelles à leurs auteurs et de leurs jugements sur certains hommes, est une aversion très marquée pour les grands projets et ce que l’un d’eux appelait « la manie des agrandissements ». Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette théorie dont l’application rigoureuse se manifesta si vivement après 1750, lorsque, plus hardi que Dumas, son successeur ne craignit pas de s’engager dans des entreprises qui auraient pu aboutir à la constitution d’un empire homogène très étendu et disposant de grands revenus. Il n’en est pas moins vrai qu’au moment où Dupleix prit le pouvoir en 1742, il savait, par la condamnation formelle des idées de son prédécesseur, qu’il ne serait vraisemblablement pas soutenu, même par ses amis les plus sûrs et ses protecteurs les plus fidèles, si lui-même s’avisait de reprendre les projets anciens ou d’en concevoir de nouveaux. Peut-être au surplus partageait-il les mêmes sentiments qu’eux ; en dehors de l’occupation de Colèche, dont il était partisan au même titre que Dumas, nous ne voyons nulle part qu’il ait préconisé une politique d’expansion territoriale ; quant à ses actes, il est évident que jusqu’en 1749 il ne fit rien pour accroître le domaine de la Compagnie soit autour de Pondichéry, soit en aucune de nos dépendances.

§ 3.

Il est fâcheux que nous ne puissions pas compléter ces impressions des directeurs de la Compagnie, ayant presque tous une confiance absolue dans l’administration de Dupleix, par celles d’amis plus personnels comme St -Georges ou de parents très rapprochés comme Bacquencourt. Un des arrière-petits-fils de ce dernier, le marquis de Nazelle, qui avait pris soin de recueillir, soit en copies, soit en originaux, le plus de papiers de famille qu’il avait pu, n’avait lui-même que deux ou trois lettres originales dans sa collection, avant qu’elle ne fut presque entièrement détruite au cours de la guerre de 1914. C’est seulement par les lettres de ses autres correspondants, dont quelques-uns étaient en relations amicales avec Bacquencourt, que nous savons combien celui-ci était dévoué à son frère, et disposé à le servir en toutes occasions. Bacquencourt était en effet très en faveur à la cour, autant par son mérite personnel que par le charme enveloppant des trois femmes qu’il épousa et qui toutes trois surent créer autour de lui une atmosphère de sympathie utile. La première, Jeanne Juliette Delaleu, était morte à 27 ans le 1er janvier 1736, laissant trois fils dont l’aîné n’avait que douze ans en 1742. Bacquencourt crut nécessaire de contracter un nouveau mariage, pour s’ouvrir plus aisément les portes de la société la mieux choisie et en 1739 il épousa Marguerite Françoise de Rheims, fille d’Élisabeth Charlotte de Lenoncourt et de Bernard de Rheims, baron du Saint Empire et chambellan du duc de Lorraine. Elle avait vingt ans, était fort gracieuse et, d’après Godeheu, avait un esprit doux, délicat et solide, une politesse nullement affectée, un cœur droit et sincère, vertueux et excellent. (B. N. 9.148, p. 196). « Elle se distinguait par ses façons et sa vertu et son caractère la faisait aimer et estimer de tous, » disait d’Espréménil. Lorsqu’elle mourut sans laisser d’enfants, au début de 1743, elle fut universellement regrettée. « Cette dame, nous dit encore Godeheu, avait avec toutes les grâces de la jeunesse et toutes les qualités extérieures capables de plaire, tout ce qu’il fallait pour se faire aimer et respecter en même temps et je n’ai jamais vu porter comme elle sur son visage tous les traits qui plaisent et toutes les vertus et les qualités de l’âme qui font que l’on s’attache à ce qui nous a plu (B. N. 9.148, p. 207).

Bacquencourt fut inconsolable de cette perte et il semblait qu’il dût en mourir de chagrin. Moins de huit mois après il se remariait et épousait Mlle  de Poyanne. « J’ai eu l’honneur de voir votre nouvelle belle-sœur, écrivait quelques jours après d’Espréménil à Dupleix, elle est charmante et je la trouve à mon gré au-dessus de la dernière qui était bien aimable. On peut dire que M. votre frère qui se porte à merveille est heureux surtout en dames qu’il choisit au mieux[12]. »

« M. de Bacquencourt a épousé une des plus aimables personnes qu’il y ait en France pour les grâces et le caractère », disait Dumas, et Duvelaër tirait la moralité de ce mariage en ajoutant : « Je vous dirai sans prétendre flatter le goût de votre frère que cette dame est charmante et qu’elle a plu infiniment à tout le monde. C’est n’être ni malheureux ni maladroit de réussir si parfaitement à trois reprises consécutives. »

Bien que nous n’ayons aucune lettre de Bacquencourt ni de sa troisième femme, il n’en faudrait pas conclure qu’ils aient cessé de correspondre avec leur famille de Pondichéry ; nous sommes au contraire convaincu que les relations continuèrent et furent très cordiales. Le ton affectueux avec lequel certains directeurs parlent à Dupleix de leurs rapports personnels avec son frère ne laisse à cet égard aucun doute ; ces messieurs eussent été plus réservés s’ils n’avaient su que les deux familles vivaient, malgré leur séparation, fort attachées l’une à l’autre par les liens du cœur et de la pensée.

Nous serons moins affirmatifs sur la nature des rapports que Dupleix put avoir avec sa sœur Élisabeth, veuve de Kerjean et remariée à un commissaire de la Marine, nommé Choquet, qui nous apparaît plus tard, vers 1752, comme un homme d’un réel mérite et ayant pour son beau-frère de l’estime et de l’admiration ; mais à ce moment de notre histoire, c’est une figure dans la pénombre sinon dans l’ombre la plus épaisse. Un des fils d’Élisabeth et de Kerjean était venu dans l’Inde vers 1735 et était mort à Bassora en 1737. Un autre y arriva en 1742 avec une de ses sœurs et s’y distingua dans la suite. Des descendants de cette famille existent encore aujourd’hui à Pondichéry et en Indochine.

En dehors de cette parenté, Dupleix était encore allié, par sa mère aux Massac, aux Montaud, aux Arnaud, et il avait du côté paternel, dans le Poitou des tantes, qui ne moururent qu’en 1742 et 1743. L’une d’elles, Isabelle ou Élisabeth, née en 1661 et morte le 4 novembre 1743, avait épousé en 1688 un nommé Jean Phelippon, maître horloger, dont elle eut neuf enfants. L’autre Louise, née en 1668 et morte le 13 avril 1742, avait épousé en 1693 Jean Papillault, procureur en l’élection de Châtellerault, dont elle eut au moins trois enfants. Dupleix se trouvait ainsi avoir du côté de son père une dizaine environ de cousins germains ou de cousines vivant encore. Il ne semble pas qu’il ait eu avec aucun d’eux des rapports réguliers ou même intermittents ; les Papillault et les Phelippon paraissent n’être entrés en relations avec lui qu’après ses grands succès dans l’Inde ; un Papillault vint alors servir à Pondichéry, où il mourut au cours de la guerre ; nous n’avons trouvé aucun document qui nous ait permis d’établir qu’ils en aient eu antérieurement. S’il y en eut, c’est autant de perdu pour la petite histoire, mais ces pertes sont de peu d’importance si l’on songe au rôle considérable joué par notre héros dans l’histoire de son temps[13].


  1. B. N. 9.150. p. 1-4 (lettres de Machault) ; p. 83-96 (lettres d’Orry).
  2. B. N. 9.147, p. 163-226.
  3. B. N. 9.149. p. 212-215.
  4. Lenoir mourut le 16 février 1743, âgé de 60 ans.
  5. Il mourut le 26 août, d’une attaque d’apoplexie.
  6. Ars. 4.744, p. 62. — Lettre de Dupleix à Saint-Georges du 10 janvier 1737.
  7. B. N. 9.147. p. 60 à 68.
  8. 9.147. p. 68. D’après ce relevé, les opérations faites par Dupleix pour le compte de Castanier auraient porté sur les chiffres suivants :
    1733 
    44.000 rs.
    1737 
    70.544 rs.
    1741 
    29.192 rs.
    1734 
    39.000 »
    1738 
    20.136 »
    1742
    1743 
    143.300 »
    1735 
    35.066 »
    1739 
    35.632 »
    1736 
    34.694 »
    1740 
    35.460 »   526.716 »
    dont commission en rs. arcates 
    21.128 rs.

    Mais on a vu que Castanier avait également d’autres mandataires parmi lesquels il convient de citer Guillaudeu, Fournier, Brignon, Saint-Sauveur.

  9. B. N. 9.147, p. 147-153.
  10. Madame d’Espréménil mourut à Chandernagor en 1748, au moment où elle allait s’embarquer pour la France avec son mari.
  11. D’Espréménil avait encore deux fils, l’un Dumanoir, qui resta en France et un autre qui mourut de la petite variole dans la rivière de Canton en 1741 — et deux filles, dont l’une épousa Duvelaër, directeur à Lorient et l’autre Chabran de Laborie.
  12. B. N. 9.148, p. 121. Lettre du 20 novembre 1743.
  13. Si le lecteur désire avoir des renseignements plus complets sur la famille de Dupleix dans le Poitou, il peut se reporter au récent et consciencieux travail de M. Prouteaux : La famille Dupleix dans la Châtelleraudais aux XVe et XVIe. — Paris, Leroux, 1922, 60 p. Il y verra les nombreuses ramifications de cette famille. Des Papillault et des Phelippon, descendants de ceux du xviiie siècle, existent encore dans le Poitou.