Dupleix et l’Inde française/2/3
CHAPITRE III
L’Administration de Dupleix et les fonctionnaires de l’Inde.
§ 1er.
Lorsque la Compagnie et le roi firent choix de Dupleix pour succéder à Dumas, il s’en fallait qu’ils fussent d’accord sur l’opportunité de ce remplacement. La Compagnie était mal disposée pour Dumas dont elle désapprouvait les projets de nouveaux établissements ; le ministre, plus sensible aux qualités de l’homme qui était un esprit décidé sans être aventureux, eut désiré au contraire qu’il restât dans l’Inde ; pour l’y décider, il lui offrit même de nouveaux avantages, notamment une gratification de 1.000 pagodes et une indemnité de 600 autres pour l’entretien d’une escorte de douze gardes ; en tout cas Dumas fut laissé libre de continuer ses services s’il le jugeait bon, et on comptait si bien le retenir qu’on ne prévoyait pas sa rentrée en France avant 1743. (B. N. 9.150, p. 157-158).
C’était une fausse situation pour Dupleix. Le ministre la rendit plus délicate encore en ne l’informant pas de sa nomination, à l’instant où, dès l’été de 1740, elle était connue de Dumas et de tout le public, à Pondichéry et à Chandernagor, Dupleix s’en plaignit amèrement à la Compagnie, comme il savait le faire lorsque son amour-propre était en jeu. On ne lui répondit point officiellement, mais plusieurs directeurs, entre autres Lenoir et Godeheu, lui firent savoir qu’il n’avait pas eu tort de se plaindre. Ils lui représentèrent seulement qu’il y avait eu « quelque chose d’un peu trop fort » dans ses expressions et que « les mêmes choses dites en des termes plus doux auraient eu la même force ». Mais telle était la confiance qu’il inspirait à la Compagnie et la satisfaction qu’on éprouvait de ses derniers envois (il avait trouvé le moyen de charger quatre vaisseaux au lieu de trois), qu’on passa légèrement sur ses récriminations. Sans lui faire aucun reproche, on se borna à penser qu’il n’était pas content ; d’ailleurs lorsqu’elles arrivèrent à Paris, il avait reçu un avis officiel de sa nomination ; l’expédition en fut faite le 3 mai 1740 par une lettre où la Compagnie, se référant à des plaintes plus vieilles encore, lui faisait simplement connaître qu’elle les considérait comme un effet de sa vivacité plutôt que de la réflexion.
Cette lettre n’arriva dans l’Inde qu’au printemps de 1741. Dans l’intervalle Dumas avait décliné les offres qui lui étaient faites. Il avait amassé une grosse fortune et venait d’acquérir dans l’affaire des Marates une gloire que personne ne lui contestait ; il ne se souciait pas de compromettre ces heureux résultats en prolongeant son séjour. Toutefois il resta encore un an à Pondichéry après avoir reçu l’avis de son remplacement et quant au mois d’avril 1741, il se décida à partir, il pria Dupleix de se rendre à Pondichéry pour s’entretenir avec lui des affaires de la Compagnie.
Il est vraisemblable que Dupleix eut déféré volontiers à cette invitation ; il n’avait pas d’aversion pour Dumas et ils s’étaient assez bien entendus dans les affaires où l’un et l’autre étaient intéressés. Mais le Conseil de Chandernagor trouva qu’en raison des troubles du pays et de la guerre entre le nabab de Catec et Aliverdi Khan, sa présence dans le Bengale était absolument indispensable pour mettre la main aux dernières affaires de la Compagnie et le pria de différer son départ jusqu’au mois de décembre. L’avis fui suivi et l’on a déjà vu que Dupleix n’arriva à Pondichéry que le 13 janvier 1742 (A. C. C2 80, p. 255). Dès le lendemain il fut reconnu comme gouverneur suivant les formes usitées.
Il n’avait pas attendu cette prise de possession pour se rendre compte que le titre de « Gouverneur de Pondichéry » et des postes qui en dépendent et de « Président du Conseil Supérieur » qui lui avait été conféré par les actes de nomination pouvait prêter à quelque équivoque et ne lui donnait pas expressément une autorité suffisante sur nos autres établissements ; il fit part de ses scrupules à la Compagnie et reçut toute satisfaction. Par acte du 20 octobre 1742, signé d’Hardancourt, Godeheu et Dumas, la Compagnie le nomma « Commandant des forts et établissements français dans l’Inde et président des Conseils tant supérieur que provinciaux établis ou qui pourront être établis par la suite » avec pouvoir sur les gouverneurs, commandants particuliers, officiers de guerre et de justice et toutes autres personnes. Le roi ratifia cet acte trois jours après (A. C. C2 80, p. 403). Dupleix avait évidemment oublié — à juste titre d’ailleurs — que cinq ans auparavant il avait énergiquement réclamé à la Compagnie l’indépendance complète du Conseil de Chandernagor.
La situation financière de Pondichéry n’était pas très brillante au début de 1742, mais il en était de même au commencement de chaque année, où il fallait attendre l’arrivée des fonds de France pour faire des avances aux marchands et subvenir aux besoins des comptoirs. Dupleix ne trouva donc que peu d’argent en caisse et 200.000 pagodes à payer. D’autre part, le chargement du dernier navire pour l’Europe, le Duc d’Orléans, était retardé par l’état général du pays. Les habitants des terres, toujours dans l’appréhension d’une nouvelle incursion des Marates, se tenaient prêts à fuir aux premières nouvelles de leur approche ; les marchands étaient dispersés et les tisserands ne revenaient point. Ajoutez-y une sécheresse anormale qui avait tué la plupart des semences et fait enchérir les vivres.
La situation n’était pourtant pas désespérée ; les revenus des fermes ne cessaient d’augmenter. En juillet 1738, on avait renouvelé pour cinq ans le bail des terres de la Compagnie pour 4.152 pagodes par an[1], en augmentation de 1.506 sur la ferme quinquennale de 1733. Le 1er octobre 1741, la ferme annuelle du tabac et du bétel avait donné 11.413 pagodes contre 5.0000 en 1730, 5.300 en 1735 et 9.257 en 1740 ; celle de l’araque de paria en avait rapporté 1.500 et celle de l’araque de Colombo, des vins et eaux-de-vie d’Europe, 700. Partout la progression était ininterrompue.
Comment Dupleix allait-il se conduire soit pour l’améliorer par des mesures immédiates, soit pour la consolider par des vues générales et suivies ? Il est d’un usage assez constant que, lorsqu’un gouverneur nouveau occupe un poste, il rompe avec la politique ou les errements de son prédécesseur, qui évidemment était un esprit timide ou arriéré, et instaure des mœurs nouvelles, qui seront répudiées à leur tour quelques années plus tard. Dupleix avait déjà promis au ministre l’année précédente (lettre du 31 août 1741) que, suivant le désir qui lui en avait été exprimé, il vivrait en bonne intelligence avec la Bourdonnais et le ministre lui avait répondu :
« La résolution où vous me marquez être de bien vivre avec le Sr de la Bourdonnais me fait grand plaisir. Je vous exhorte avec tout ce qui dépendra de vous pour conserver cette harmonie si nécessaire entre les chefs pour le bien du service.
« Je ne puis trop aussi vous recommander de suivre autant que vous le pourrez ce qui a été établi, entrepris, ou commencé par votre prédécesseur ; car c’est le moyen de faire profiter la Compagnie des dépenses généralement faites et de prouver dans celui qui exécute ce qui a été commencé par un autre une sagesse qui n’est pas commune et qui par conséquent lui fait grand honneur. » (A. C, C2 80, p. 391-393).
On ne pouvait mieux dire et la lettre d’Orry pourrait encore à l’occasion être signée aujourd’hui par nos ministres des Colonies. Dupleix répliqua qu’il se ferait « un devoir de suivre les idées de M. Dumas autant que les circonstances le lui permettraient. » Et de fait nous ne voyons pas qu’il ait molesté le personnel de son prédécesseur, en quoi se reconnaît en général l’indépendance du nouveau chef, ni qu’il ait innové quoi que ce soit dans les traditions jusqu’alors observées. Dupleix pensait sagement que les forces d’une administration comme celles d’un pays résident essentiellement dans une continuité d’actions qui ne doivent évoluer que sous l’empire de la nécessité et non du sentiment.
Aussi sa politique ne pouvait-elle être que fort appréciée de la Compagnie et l’on a déjà vu par les lettres de ses correspondants en quelle estime ils tenaient personnellement son administration. Dans ces conditions les rapports de Dupleix et de la Compagnie elle-même ne pouvaient être empreints que de la plus grande confiance et en effet on ne lui tint jamais en public un autre langage qu’au particulier. La Compagnie lui était reconnaissante de la peine qu’il s’était donnée au Bengale pour faire de bonnes expéditions et quand il arriva à Pondichéry, elle lui avait pardonné toutes ses vivacités, ses imprudences et ses accès de mauvaise humeur. Ce ne furent ensuite que des louanges et des félicitations tant pour son administration à Pondichéry que pour ses succès contre les Anglais, et au début de 1746, le ministre lui accorda des lettres de noblesse avec la croix de Saint-Michel.
Il était impossible pourtant qu’avec la nature tout à la fois impétueuse et ombrageuse de Dupleix, il ne surgit pas quelque incident, dut-il être de courte durée et ne pas troubler le cours des événements. Cet incident se produisit en effet, en 1745, à propos d’ordres que la Compagnie avait donnés dès le mois de septembre 1743 pour réduire les dépenses de l’Inde. Elle les avait arrêtées à la somme de 400.000 rs. et avait invité Dupleix à établir un état des employés, officiers et soldats qui correspondit à ce chiffre. Dupleix fournit ce travail, dès l’année suivante et l’envoya à la Compagnie[2] le 1er octobre. Mais l’état n’était pas encore parvenu en France que, la guerre ayant éclaté avec les Anglais, il se produisit à propos de commerce des complications inquiétantes. À la fin de 1744, la Compagnie dut suspendre ses paiements. Les actionnaires consultés incriminèrent le ministre et l’administration de l’Inde. Le ministre, pour se couvrir, recommanda expressément à Dupleix de ne pas dépasser les 400.000 rs. prévues au budget de la colonie, sous peine de répondre de l’excédent. On vit aussitôt reparaître la fougue naturelle du caractère de Dupleix ; il répondit que si on voulait lui chercher chicane, il n’avait d’autre parti à prendre que de supplier qu’on voulut bien « le décharger du gouvernement des Affaires de la Compagnie ». Ce n’était pas sa faute, expliquait-il, si les dépenses de l’Inde avaient été excessives et l’étaient peut-être encore ; ce n’est pas lui qui avait entrepris la guerre de Mahé ni armé l’escadre de la Bourdonnais. Quant aux dépenses des comptoirs, comment pouvait-il les empêcher ? Depuis que la Compagnie s’était réservé la destitution des principaux chefs, ceux-ci n’en faisaient qu’à leur tête. Et avec une modestie tout à fait touchante, Dupleix concluait en disant que ses « services connus de toute la terre » devaient suffire pour éloigner de lui le blâme général dans lequel on voulait l’envelopper (lettre du 5 octobre 1745). (A. C. C2 81, p. 119 à 122).
Le ministre et la Compagnie ne s’émurent pas de cette défense sous forme d’apologie. Ils répondirent simplement :
« Nous voyons avec une vraie peine quelle a été votre sensibilité sur ce que la Compagnie vous avait marqué que vous, les Directeurs et les Conseils seriez tous ensemble responsables de l’excédent de dépenses qu’elle avait en vue de fixer. Vous avez plus de lumière qu’un autre et cette façon d’écrire n’aurait dû vous affecter que comme une obligation pour vous d’inspirer à toutes les parties qui vous sont subordonnées l’esprit d’économie si nécessaire et si convenable à notre situation présente ; d’ailleurs lorsque la Compagnie veut elle-même prescrire indispensablement cette économie à tous ses employés, elle ne peut en adresser l’ordre positif qu’au chef qui comme vous la représente, ou son autorité. » (A. C. C2 32, p. 42).
Quant à sa démission éventuelle, elle fut écartée en ces termes :
« La Compagnie est bien éloignée de consentir à votre retraite, et si ce qu’elle a été charmé de faire en votre faveur l’année dernière (lettres de noblesse et croix de Saint-Michel) n’est qu’une légère preuve de ce qu’elle voudrait faire pour vous, vous devez eu conclure et être de plus en plus persuadé qu’elle rend justice à votre zèle et à vos services et vous ne devez pas être moins assuré de toute sa reconnaissance. » (A. C. C2 32, p. 42).
À part ce léger incident, rien, pas même la querelle avec la Bourdonnais, ne troubla jusqu’en 1749 l’harmonie parfaite qui régna entre le ministre, la Compagnie et le gouverneur de Pondichéry. Celui-ci put diriger sa politique comme il lui convint, sans être contrarié par personne ; la difficulté et parfois l’interruption des communications avec la France lui donna plus de liberté encore et l’on peut dire qu’à partir de la fin de 1744, où il devint impossible de lui tracer une ligne de conduite invariable. il dut surtout s’inspirer des circonstances et prendre sous sa responsabilité les initiatives qui convenaient le mieux à l’état présent des affaires. Il ne fut jamais désavoué ; loin de là, il retira de sa conduite des honneurs nouveaux, qui lui furent très sensibles ; comme des lettres de noblesse et la croix de Saint-Michel.
§ 2.
Malgré la grande autorité qui lui était ainsi laissée, Dupleix n’abusa jamais de ses pouvoirs pour en faire sentir lourdement le poids à ses administrés directs. Il n’eut jamais le moindre désaccord avec les membres de son conseil qui furent au début de son gouvernement Legou, Dulaurens, Ingrand, Miran et Golard et il ne chercha pas davantage noise aux chefs des comptoirs qui lui étaient soumis. Il avait comme une commisération profonde pour les employés civils ou les officiers sans fortune, réduits à s’expatrier pour trouver sous les tropiques une existence plus facile et se ménager un avenir moins rigoureux. Déjà, dans son mémoire de 1727 sur les établissements de la Compagnie, il avait signalé la pauvreté des employés et suggéré comme un moyen de les aider honnêtement à gagner quelque chose, de leur laisser dans l’armement des navires une certaine somme à la grosse au prix courant.
« Quel chagrin, disait-il, pour un employé sans bien en Europe de ne pouvoir espérer d’y retourner sans courir risques d’y mourir de faim ! Y a-t-il rien de plus mortifiant que de se voir forcé de passer ses jours dans des climats si contraires à nos tempéraments et parmi des nations dont les mœurs et les façons nous sont si étrangères ? Quelle joie au contraire ne ressentirait-on pas si après avoir bien servi et après avoir par ménagement ramassé quelque chose, l’on espérait l’augmenter considérablement au retour en France et pouvoir par ce moyen finir ses jours avec tranquillité dans le sein de sa patrie[3] ! »
Aussi trouvait-il naturel, contrairement à l’opinion de la Compagnie, que même les Conseillers dont la plupart étaient sans fortune, fussent investis des fonctions de subrécargues pour gagner plus d’argent. Quant aux officiers, ce ne fut que beaucoup plus tard, lorsque la guerre fut déclarée et que les opérations militaires s’étendirent au loin, qu’il lui fut possible d’améliorer la solde des plus méritants, et aussi parfois des plus protégés, en les chargeant d’emplois où ils pussent être gratifiés de suppléments appréciables. Il lui était plus difficile de favoriser les employés plus modestes tels que les commis qui n’avaient encore à leur actif que peu de services essentiels. Et c’étaient naturellement les plus nombreux. Leur sort était misérable et Dupleix nous en fait un tableau navrant. Le plus grand nombre, expliquait-il dans une lettre au ministre du 5 octobre 1745, est toujours dans un état si misérable que si l’on manquait un mois de payer les appointements, plusieurs mourraient de faim. Quelques-uns ne buvaient de vin qu’à sa table, et revendaient celui que la Compagnie leur donnait pour y gagner cinq à six pagodes (cinquante à soixante francs) qui leur servaient à acheter un habit ou des chemises. Sentiment à part, Dupleix ne pensait pas qu’il fui d’un bon calcul de les laisser dans cet état de misère.
« Bien loin, disait-il, de souhaiter comme il paraît qu’on le fait on France, que les Français ne fussent que dos misérables dans l’Inde, on devrait au contraire désirer qu’ils fussent tous dans un certain état d’opulence qui, en même temps qu’il soutiendrait le crédit de la nation en général, servirait à trouver des ressources pour la Compagnie dans des temps aussi critiques que celui ou nous nous trouvons. »
Ces sentiments sont ceux d’un chef humain et clairvoyant ; ils corrigent d’une façon heureuse l’incontestable vanité qui se dégage parfois de ses actes ou de ses écrits, et sont d’autant plus méritoires que Dupleix se faisait peu d’illusions sur la valeur de son personnel.
« Le défaut général de vos employés, écrivait-il à la Compagnie le 30 janvier 1750, est de ne s’appliquer à rien et de ne venir aux bureaux que comme gens condamnés à une servitude que la plupart regardent fort au-dessous d’eux. Le passage de la ligne fait un effet surprenant sur la plupart et tel qui n’était que d’un métier très mécanique en Europe devient après ce passage un homme d’importance. Cette idée dont ils ont trouvé le secret de se persuader eux-mêmes et qu’ils tâchent d’insinuer aux autres les infatue au point que l’on ne peut tirer d’eux que de très mauvais services et toujours avec peine. Et si quelques-uns se distinguent par leur application, les autres les tournent en ridicule. Ceci est général pour les employés subalternes.
« La plupart des conseillers ont agi à peu près de même lorsqu’ils étaient subalternes et l’application leur ayant manqué comme aux autres, il y en a peu qui aient les connaissances et une certaine étendue de vues et d’idées, absolument nécessaires au commandement des principaux comptoirs. Ils s’acquittent des détails qu’on leur donne et qui sont toujours assez bornés : caissier, garde du trésor, garde magasin, etc. Tout cela s’exerce bien et je puis dire avec probité pour tout ce qui est sous mes yeux[4]. »
On reconnaît à ce dernier trait les qualités essentielles et permanentes de l’administration française ; pour le reste, malgré les appréciations peu flatteuses de Dupleix, elles ne le déterminèrent jamais à molester ses employés, quel que fut leur grade. Il ne profita même pas de ses pouvoirs pour chercher querelle à Dirois, qu’il détestait profondément et qui lui succéda à la direction du Bengale ; il attendit des événements la justification de ses sentiments à son égard et en effet Dirois ne tarda pas à être révoqué par la Compagnie elle-même pour ses folles dépenses et ses agissements inconsidérés. Burat qui lui succéda fut également révoqué, mais il le dut lui aussi à ses fautes personnelles et nullement aux exigences de Dupleix qui lui témoignait au contraire l’intérêt le plus amical et même une confiance excessive. Les autres chefs qui se succédèrent dans les divers comptoirs : Duval de Leyrit à Chandernagor, Février, Paradis et Leriche à Karikal, Duval de Leyrit et Louet à Mahé, Le Verrier à Surate, Guillard, Boyelleau, Choisy et Lenoir à Mazulipatam et Yanaon et même nos consuls à Bassora, Otter et Gosse, n’eurent jamais à se plaindre de ses ordres ; il est vrai qu’ils le traitaient personnellement avec infiniment plus d’égards qu’il n’en avait lui-même témoigné aux gouverneurs sous les ordres desquels il servit. Nul effort de leur part pour conquérir une indépendance plus ou moins effective ; tous se conformèrent sans murmurer aux instructions de la Compagnie sur la subordination des Conseils et lui rendirent un compte exact de leur gestion. Si cependant, comme il arriva plusieurs fois, on lui présentait des objections, il pensait à juste titre qu’un chef ne perd jamais de son autorité à provoquer ou recevoir l’avis de ses subordonnés, souvent même il accroît leur confiance et en tous cas les ordres, étant mieux compris, sont toujours mieux exécutés. Dupleix n’eut ainsi qu’à se louer de l’esprit général qui régna dans tous les comptoirs et son administration en fut singulièrement facilitée.
Comme on l’a vu, les autres employés étaient pour la plupart des hommes assez médiocres, en vertu même de leur recrutement. Les surnuméraires et les commis qui formaient le premier échelon de l’échelle administrative, étaient en général nommés à la suite de recommandations où leurs mérites avaient peu de part ; quelques-uns cependant avaient commencé par servir dans les bureaux de la Compagnie ou des fermes, et avaient déjà une certaine expérience des affaires. Mais c’était l’exception et il est curieux de lire dans certaines lettres de la Compagnie, notamment celles des 9 novembre 1740 et 25 novembre 1741, quels titres on leur reconnaissait. (A. P., t. 6).
Celui-ci, est-il dit, entend assez bien l’arithmétique et un peu les livres, paraît avoir de l’esprit, être doux et d’un bon caractère ; celui-là écrit bien, entend un peu les livres et l’arithmétique ; cet autre entend bien aussi l’arithmétique et les livres et paraît rempli de bonne volonté ; ce dernier, enfin, parait être doux et rempli de bonne volonté, lit et écrit assez bien et est assidu. Vincens, le fils de Mme Dupleix qui fut nommé à la fin de 1740, est ainsi noté : n’a pas une belle écriture, mais s’entend un peu dans les livres et sait chiffrer.
Ce n’étaient pas de grandes qualités, elles suffisaient en un temps où pour arrêter un compte on ne demandait pas de connaissances encyclopédiques. Il est juste d’ajouter qu’à leur début la plupart des commis et surnuméraires étaient fort jeunes ; quelques-uns n’avaient pas plus de dix-sept ans. Ceux d’entre eux qui, après une vie d’épreuves plus ou moins longue, restaient attachés au service, pouvaient devenir sous-marchands et même conseillers et plusieurs le devinrent ; l’un d’eux même, Law de Lauriston, nommé surnuméraire en 1741, fut fait gouverneur en 1764 ; il est vrai qu’il portait un nom illustre qui le désignait dès l’origine pour de plus hautes destinées.
Dupleix n’était pas consulté sur ces choix qu’il ne pouvait ni prévoir ni contrôler et d’ailleurs ceux qu’il faisait lui-même sur place étaient-ils meilleurs ? Aucun des fils de l’Inde que lui ou ses prédécesseurs firent entrer dans l’administration de la Compagnie ne parvint à de hautes destinées.
Il n’était pas davantage pressenti sur les nominations directes de sous-marchands que la Compagnie effectuait quelquefois pour des raisons à sa convenance. Et ces nominations, elles aussi, ne portaient pas toujours sur des sujets d’une valeur exceptionnelle. En 1741, la Compagnie nomma dans l’administration deux capitaines commandant les vaisseaux de l’Inde, de Brain et Fournier, qui demandaient de l’emploi à terre, mais d’autres n’avaient aucun titre. Celui-ci, disent les notes de 1740, était un homme fait, s’entendait bien dans les livres et savait travailler ; cet autre avait une belle main et était fort entendu dans les affaires, mais ces deux hommes. Lange et Rolland, n’ont brillé d’aucun éclat. Peut-être pourtant justifiaient-ils entièrement la confiance de la Compagnie.
D’accord avec Dupleix le nombre total de ces sous-marchands ne devait pas dépasser 35 pour tous les comptoirs et il convenait h Dupleix de les répartir de telle sorte qu’il n’y eut pas un sous-marchand là où il devait y avoir un conseiller, ni un premier commis à la place d’un sous-marchand. Dupleix invité à révoquer, s’il était nécessaire, des employés subalternes pour maintenir cet équilibre des différentes fonctions, répondit que le Conseil Supérieur ayant toujours eu l’attention la plus exacte de se tenir en garde contre l’esprit de partialité, ne révoquerait point d’employés et ne ferait aucun changement dans l’ordre du dernier tableau reçu de France, s’il n’y était déterminé par des motifs justes et qu’il estimait convenables au bien du service[5].
La Compagnie au surplus, si soucieuse de ne pas encombrer les cadres lorsqu’il était question d’économie, l’était beaucoup moins s’il s’agissait de faire plaisir à de hauts protecteurs ; elle procédait alors à des nominations en masse ; c’est ainsi qu’après avoir nommé seize numéraires ou commis de second ordre en 1741 elle en nomma sept autres en 1742. La mauvaise situation du commerce puis la guerre l’obligèrent ensuite à plus de réserve.
Il n’apparaît nulle part que Dupleix ait eu, sauf une fois à Chandernagor, la moindre difficulté avec aucun des marchands venus de France non plus qu’avec leurs collègues normalement avancés en grade ; il put par contre se montrer un peu plus embarrassé lorsqu’on lui envoya de Paris des conseillers, comme Quentin de la Métrie et d’Espréménil, qui tout de suite prirent le premier rang dans le Conseil et avaient plus ou moins l’espérance ou la promesse de sa succession. Tel fut notamment le cas de Jacques d’Espréménil, fils du directeur, nommé conseiller en 1741, et que son père, dans une correspondance adressée à Dupleix lui-même, considérait déjà comme un futur gouverneur de l’Inde, si toutefois il plaisait au titulaire de rentrer en France et de résigner ses fonctions. Quentin de la Métrie, placé avant lui dans l’ordre des conseillers, aurait pu avoir les mêmes espérances ; mais sorti du commerce où il s’était distingué à maintes reprises dans les mers de Chine et à Manille, il préféra, à peine investi de ses fonctions, demander un congé pour aller suivre à Madras des opérations commerciales d’où il espérait retirer plus de profit. Et par le fait, La Métrie ne fut jamais qu’un conseiller honoraire, plus encombrant peut-être par ses menées extérieures que s’il eut réellement siégé au Conseil[6].
Parmi les conseillers, sous-marchands ou commis qui servirent sous les ordres de Dupleix de 1742 à 1749, il en est peu qui aient atteint la célébrité. Jean Law de Lauriston, le neveu du célèbre financier de la Régence, est le seul dont le nom ait débordé les cadres de l’Inde. Nommé surnuméraire en 1741, il était arrivé à Pondichéry, précédé des notes suivantes de la Compagnie :
« Neveu du fameux M. Law. Il est âgé de 22 ans[7], entend bien l’arithmétique et paraît un sujet de bonne volonté. Nous n’avons pas besoin de rien vous dire sur le compte dudit sieur Law, c’est une chose bien entendue : son nom seul doit être cher à tout ce qui compose les membres de la Compagnie et nous l’aurions sûrement distingué d’avec tous les autres sujets en le nommant à une place de conseiller, si nous n’avions voulu donner atteinte à la règle que nous nous sommes faite de n’envoyer dans l’Inde que des sujets qui passassent par les grades et si les protecteurs du sieur Law n’avaient eux-mêmes consenti à ce que pour apprendre mieux ce qu’il doit savoir, il ne commençât comme les autres. Nous voua exhortons donc à procurer à ce sujet toutes les occasions de se distinguer et de le faire, de préférence à tout autre, passer au grade qu’il pourra mériter[8]. »
Dupleix ou plutôt le Conseil répondit à cette recommandation en donnant aux directeurs l’assurance qu’il se ferait toujours un véritable plaisir de procurer à Law les occasions de se distinguer et qu’il aurait attention, ainsi qu’on le lui marquait, de le faire avancer de préférence à tout autre.
Law eut effectivement une carrière rapide et justifiée. L’histoire nous a conservé un grand nombre de ses mémoires ou rapports, lorsqu’il fut gouverneur de l’Inde et tous révèlent en lui avec les talents de l’écrivain de réelles qualités d’observation juste et précise. Parti de France à la fin de 1741, il arriva à Pondichéry dans le courant de 1742 et y servit pendant deux ans comme surnuméraire ou commis. Nommé sous-marchand en 1744, il passa le 26 mai au Bengale où il continua sa carrière. Là, il servit d’abord à Chandernagor, puis à Cassimbazar où il succéda à Lamarre comme second du comptoir à la fin de 1747 et fut enfin désigné en septembre 1749 pour remplacer Renault à Patna, mais il ne prit possession de ses fonctions qu’on 1751. Entre temps il avait été nommé conseiller au Conseil de Chandernagor par délibération du Conseil supérieur du 11 juillet 1748.
Après ou avec Law de Lauriston, Paradis nous apparaît comme le seul homme que sa valeur et les événements aient nettement mis en lumière au cours des années dont nous racontons l’histoire et il est d’autant plus nécessaire de lui consacrer quelques lignes que non seulement il fut le confident le plus intime de Dupleix, mais que ce fut lui qui, dans ses rapports avec la Bourdonnais et durant la guerre avec les Anglais, réalisa ou essaya de réaliser la plupart des conceptions politiques ou des projets militaires du gouverneur de Pondichéry.
Il était né vers 1701 à Landau en Alsace. On ignore tout de ses premières années et de sa jeunesse et il avait depuis longtemps atteint l’âge d’homme lorsque son nom apparaît pour la première fois dans l’histoire, en 1736. Il était alors à l’île Bourbon en qualité de second ingénieur, au service de la Compagnie. Celle-ci le considérant comme « un homme de confiance » le désigna cette année pour l’Inde où il devait remplacer à Mahé l’ingénieur Lambert, dont le caractère et les services ne convenaient pas.
Paradis arriva à Pondichéry par le Lys en septembre 1737 et à Mahé par le Duc de Bourbon le 23 novembre suivant. Les premières impressions qu’il donna de sa personne et de son travail furent favorables. « Nous croyons, écrivait le Conseil de Mahé à la Compagnie le 21 décembre 1737, que nous aurons lieu d’en être contents pour l’exactitude avec laquelle il veille sur les travaux et les ouvriers ». Le Conseil de Mahé envisageait à ce moment la possibilité d’acquérir les deux collines qui dominent la ville. Paradis étudia un projet pour s’en emparer de vive force dans le cas où il faudrait en venir à cette extrémité.
Il ne resta guère plus d’un an à Mahé. Le Conseil supérieur faisait alors exécuter à Pondichéry pour la défense de la ville de grands travaux dont un capucin, le P. Louis, avait la direction, ils duraient depuis plusieurs années. En 1738, le P. Louis, vieux et fatigué, ne se sentit plus en état de travailler. À défaut d’ingénieur qu’on put engager sur place, le Conseil supérieur décida de faire venir Paradis. Cet ordre ne put s’exécuter en temps utile et dans l’intervalle il arriva de l’Île de France, à titre de touriste, un ingénieur M. de Cossigny qui avait eu quelques démêlés avec le gouverneur et avec la population. Le Conseil supérieur le requit pour continuer les travaux du P. Louis et affecta Paradis au poste de Karikal que nous venions d’occuper (mars 1739). Paradis n’y séjourna que peu de temps ; dès le mois d’octobre de la même année, il retourna à Mahé où se préparaient de graves événements. On allait faire la guerre à Bayanor, souverain du pays, mais Paradis n’eut pas le temps d’y prendre part. Moins de six mois après son retour à la côte Malabar, il était de nouveau renvoyé à Pondichéry par la Compagnie elle-même, qui le considérait comme « très capable » et ne se trompait pas.
Les dispositions qu’il avait montrées pour les travaux de fortification lui valurent le 15 février 1740 le titre de capitaine réformé, c’est-à-dire de capitaine à la suite. Il conservait les fonctions d’ingénieur qu’il exerça d’abord sous les ordres de Cossigny, puis souverainement, au départ de ce dernier pour France en octobre 1741. Il se trouvait en conséquence à Pondichéry lorsque la Bourdonnais y arriva avec son escadre le 27 septembre 1741 et se chargea de terminer l’expédition de Mahé. Dumas allait s’embarquer pour France trois semaines plus tard ; dans les conversations que les deux gouverneurs eurent ensemble, il fut naturellement question de la guerre avec les Anglais, qui paraissait imminente et tous deux convinrent d’envoyer Paradis à Madras pour reconnaître ses fortifications en vue d’un siège éventuel. Paradis accomplit sa mission en décembre 1740 ou janvier 1741 et à son retour remit à Dupleix, nouvellement installé, un plan assez exact de la ville anglaise en même temps qu’un programme d’attaque, qui nous ont été l’un et l’autre conservés.
Dupleix eut ainsi dès le premier jour son attention attirée sur ce collaborateur qu’il ne connaissait pas, et il dut se rendre compte en l’écoutant, que la confiance qu’on avait eue en lui n’était nullement exagérée ; il la lui continua. Et les événements qui avaient déjà favorisé Paradis le portèrent insensiblement à des situations sans cesse croissantes. Nommé ingénieur en chef au départ de Cossigny, il fut nommé conseiller honoraire du Conseil supérieur par la Compagnie elle-même le 12 novembre 1742. En avril 1744, Dupleix lui confia le commandement des troupes de Karikal, où nous étions en guerre avec le roi de Tanjore, puis à la mort de Février le 11 juin, la direction même du comptoir. Après la déclaration de guerre avec les Anglais et au moment où l’escadre de la Bourdonnais allait arriver à Pondichéry en juillet 1746, Dupleix le fit revenir auprès de lui pour siéger au Conseil supérieur et s’inspirer de ses conseils militaires. Il lui donna le commandement des troupes de Pondichéry au siège de Madras, et l’associa ensuite à tous ses projets. L’action de Paradis se mêlant alors à l’histoire même des événements généraux, nous nous bornerons à dire par avance que Paradis fut tué au siège de Pondichéry le 13 septembre 1748, alors que s’éveillaient pour lui les plus légitimes et les plus belles espérances. Il est possible que s’il eut vécu quelques années de plus, la fortune de Dupleix et celle de la France eussent été modifiées dans l’Inde : car Paradis avait le sens de l’autorité et la décision qui manquèrent à la plupart des chefs militaires que Dupleix dut employer après 1750.
Des autres conseillers, sous-marchands ou commis qui, à des dates diverses, furent les collaborateurs de Dupleix à Pondichéry, aucun n’acquit une célébrité même locale.
Quelques conseillers cependant tinrent des rôles assez importants. D’Espréménil, le fils du directeur, après avoir servi à Pondichéry pendant quatre ans, fut nommé directeur à Madras en 1746 puis rentra en France. Legou fut pendant une douzaine d’années second du comptoir. Boyelleau, qui se fit connaître en 1765 par sa révolte ouverte contre l’autorité du gouverneur Law de Lauriston et resta jusqu’à la fin de ses jours[9] un esprit caustique et malveillant, n’était alors qu’un simple sous-marchand, nommé d’abord secrétaire du conseil, puis greffier en chef en 1739. On lui donna accès au conseil en 1748 et il fut titularisé par la Compagnie le 17 novembre 1752.
Il suffit de citer les noms des autres conseillers pour que les personnes même très au courant de l’histoire de l’Inde se rendent compte qu’aucun d’eux n’est fort connu ; ce furent de 1741 à 1749, en suivant l’ordre de leur présence ou de leur entrée au Conseil, Dulaurens, Ingrand, Miran et Guillard (1742) ; Porcher et Le Maire (1743), Barthélémy (1744), Bruyère et Choisy (1745), Gosse (1747), Friell et Boyelleau (1748). Saint-Paul (1749). Nous n’en conclurons pas cependant qu’ils furent tous des hommes sans valeur ; dans une société bien ordonnée, il est nécessaire que tous les chefs ne soient pas des hommes de génie. Les noms de Saint-Paul, Choisy et Friell ont toutefois surnagé, moins en raison de leur action propre que de leur parenté avec Dupleix. Saint-Paul avait épousé en 1736, Suzanne Ursule Albert, sœur de Madame Dupleix ; Friell, baron d’origine irlandaise, se maria le 13 novembre 1745, à la nièce de celle-ci, Marie-Rose Françoise Aumont, âgée de seize ans et enfin Choisy épousa le 26 avril de la même année la propre nièce de Dupleix, Louise Françoise Desnos de Kerjean, née à Pontivy en 1722.
Parmi les sous-marchands et surnuméraires de cette époque, seuls les noms de Moracin, Bausset, Delarche, Amat et Sainfray, ont survécu et les quatre premiers se trouvent dans le sillon de Dupleix. Léon Moracin, né à Bayonne le 18 octobre 1710, était arrivé dans l’Inde en 1740 et avait été aussitôt fait sous-marchand, puis il fut nommé conseiller à Mahé. Sa notoriété ne commence toutefois qu’après 1750, lorsqu’il épousa la veuve de Choisy, devint ainsi le neveu de Dupleix et qu’il fut pourvu de l’administration de la province de Mazulipatam. Il en est de même de Bausset et Delarche, dont les noms ne nous sont parvenus que parce qu’ils furent les mandataires de Dupleix après son départ de l’Inde en 1754. Bausset a acquis une autre célébrité en devenant le 29 décembre 1747 le père du cardinal du même nom[10].
Amat qui fut en 1753 un des négociateurs attitrés de Dupleix en France, était arrivé dans l’Inde en 1743 comme commis aux appointements de 800 liv., il connaissait l’arabe et le persan, et l’on sait que le persan était alors la langue diplomatique de l’Inde. Ce fut, à ses débuts tout au moins, un fort mauvais employé.
Sainfray joua un certain rôle en 1756 au moment de la prise de Calcutta par le soubab du Bengale, et des négociations qui eurent ensuite lieu avec les Anglais, avant la chute de Chandernagor.
§ 3.
Les troupes de la métropole en service dans l’Inde auraient dû en principe se monter à un millier d’hommes, répartis en dix compagnies de 110 hommes chacune, dont quatre à Pondichéry et deux à Karikal, Mahé et Chandernagor. Mais ce chiffre n’était jamais atteint, par suite des décès et des désertions. Ceux qui restaient étaient de médiocres serviteurs. Au 31 décembre 1740, sur les 350 soldats présents à Pondichéry, y compris les sergents et les caporaux, on comptait 30 à 40 malades à l’hôpital et autant d’éclopés. Dans le même temps il n’y avait à Karikal que 117 soldats blancs. C’est pourtant avec ces effectifs réduits et défectueux que Pondichéry devait faire face aux besoins de tous les comptoirs. Si les princes indiens avaient eu l’idée de nous chasser de l’Inde, la situation eût été non pas critique mais désespérée ; mais aucun d’eux n’en avait le désir ; notre commerce était trop nécessaire à l’équilibre de leurs budgets. Le rôle de nos troupes consistait à imposer le respect et à réprimer quelques désordres plutôt qu’à s’opposer à une attaque contre laquelle on reconnaissait d’avance son impuissance. Les recrues de France, rassemblées au hasard et souvent par violence, comblaient les vides mais ne relevaient point, même pour une durée momentanée, la valeur morale des effectifs. La plupart de ces hommes ne savaient pas en s’embarquant les premiers éléments de leur métier ; on commençait à les instruire pendant la traversée et à leur débarquement c’est à peine si la moitié était propre pour le service. Aussi ne faut-il pas s’étonner que Dupleix ayant eu, à partir de 1746, à faire des opérations militaires effectives, les ait en général si mal réussies. Les hommes ne valaient rien[11].
Les officiers étaient à peine supérieurs. Ils étaient souvent recrutés à la base parmi les « indésirables » de France, parmi les jeunes gens dont les familles, lasses de leurs incartades, ne voulaient plus entendre parler. Tel du Saussay, fils d’un lieutenant d’artillerie, admis comme page du duc d’Orléans, qui dépouillait sa mère devenue veuve, de tout ce qu’il pouvait lui prendre et vendait pour ses menus plaisirs les galons de ses propres vêtements et les boucles d’argent de ses souliers. Sa mère obtint de Fulvy qu’il le fît passer aux îles puis dans l’Inde (1738). Tel encore Saint-Janvier, neveu de Saintard, élevé dans la meilleure pension de Paris, mais dont on dut le retirer à cause de son indiscipline et du dérèglement de ses mœurs. Les maîtres qu’on lui donna dans la suite déclarèrent tous qu’ils perdaient leur temps à continuer son instruction ; il n’allait ni chez les uns ni chez les autres. C’était la mollesse et la paresse même. Il ne manquait cependant pas de jugement pour comprendre les choses, mais il en manquait totalement pour se conduire. À la fin Saintard se résolut à l’envoyer dans l’Inde comme cadet (novembre 1741). Il paraît d’ailleurs, par les lettres de Dupleix, que la conduite dans l’Inde de du Saussay et de Saint-Janvier, après avoir donné lieu aux mêmes critiques qu’en France, se soit peu à peu améliorée et qu’ils soient devenus l’un et l’autre d’assez bons sujets.
Tous les officiers, fort heureusement, ne ressemblaient pas à du Saussay et à Saint-Janvier ; d’autres, en plus grand nombre, étaient mieux équilibrés, mais venus pour la plupart dans l’Inde parce qu’ils manquaient d’argent ou avaient compromis leur fortune, ils n’avaient peut-être pas la force d’âme nécessaire pour résister aux attraits des profits inopinés, que les circonstances pouvaient leur procurer. Or, quelles circonstances plus favorables que la guerre ? La guerre élève les courages, mais elle libère les mœurs et l’on verra que le succès des entreprises militaires de Dupleix fut souvent compromis par les excès de ses officiers trop âpres au gain et Dupleix, il faut le reconnaître, n’eut pas toujours le courage ni la volonté nécessaires pour réagir contre leur soif de richesses ou leurs appétits de jouissance. Mais combien d’autres chefs, même de nos jours, n’ont pas fait mieux ! Le mal était d’ailleurs le même chez les Anglais qui avaient encore moins de scrupules à s’inspirer des circonstances de guerre pour s’enrichir d’une façon abusive.
Parmi les officiers que leurs destinées appelèrent ainsi dans l’Inde au temps de Dupleix, nul ne mérite mieux que Bussy de retenir l’attention de l’histoire. Le nom de Montcalm est plus connu, parce qu’il est attaché au souvenir de la dernière bataille qui nous fit perdre le Canada ; mais celui de Bussy est aussi grand, moins peut-être par la merveilleuse épopée qu’il a écrite dans le Décan que par l’esprit plus politique que militaire qui a présidé à l’occupation de ce pays de 1752 à 1757. Bussy ou plutôt le marquis Charles Joseph de Bussy-Castelnau, né à Bucy près de Soissons en 1718, était plus riche d’espérances que de réalités lorsqu’il entra au service de la Compagnie des Indes, très probablement comme enseigne. Il semble qu’il ait d’abord servi aux îles puis à Pondichéry. Quoiqu’il en soit il s’embarqua à Pondichéry pour les îles sur le Penthièvre le 18 octobre 1741[12]. Il était alors lieutenant. On ne sait pas d’une façon précise quand il revint dans l’Inde ; mais son séjour aux îles dut être de courte durée. Revenu dans l’Inde où se déroula désormais toute sa carrière militaire et où il mourut quelque quarante ans plus tard, les événements ne devaient pas tarder à mettre en lumière ses qualités exceptionnelles. Il fut avec Paradis le collaborateur le plus dévoué de Dupleix, et aussi le plus judicieux et le plus avisé ; mais plus heureux que Paradis, il put participer jusqu’au bout à l’œuvre de son inspirateur et de son chef et même la conserver intacte dans le Décan, à l’heure où Godeheu sacrifiait si naïvement le Carnatic aux exigences à peine voilées de l’Angleterre.
Les événements ont également fait connaître plutôt que mis en relief quelques autres officiers. Citons, notamment, parce que leur nom se trouve assez souvent uni aux opérations de Dupleix :
Antoine de Bury, le plus âgé et le plus ancien de tous les officiers en service. Il était déjà lieutenant de la garnison de Pondichéry en 1720. Il fut nommé aide-major le 6 février 1721, prit part comme capitaine à l’expédition de Mahé en 1724, rentra à Pondichéry à la fin de 1726 et y termina sa carrière qui devait être longue. Il fut nommé major des troupes le 15 novembre 1735 et acquit ainsi sur tous les autres officiers une autorité que sa valeur ne justifiait pas. Son insuffisance était au contraire généralement reconnue ; il fut l’un de ceux dont l’incapacité contribua à l’échec des projets militaires de Dupleix.
Duquesne, nommé enseigne à Chandernagor, le 15 novembre 1735 et sous-lieutenant à Pondichéry le 30 novembre 1738. Revenu à Chandernagor, il s’y signala par des écarts de conduite qui manquèrent le faire révoquer. Il fut néanmoins nommé capitaine le 11 juillet 1748 et ce fut un des officiers qui donnèrent alors le plus d’espérances. Il se distingua d’une façon fort heureuse dans l’affaire de Tanjore en octobre-novembre 1749 et sa mort prématurée le 24 janvier suivant fut considérée comme un malheur pour l’armée. C’était, dit une note du temps, un aimable homme et un heureux caractère.
Le chevalier Ignace de Courtin, nommé enseigne à Pondichéry le 1er janvier 1740 et sous-lieutenant le 30 octobre 1741. Godeheu écrivait à son sujet à Dupleix le 28 janvier 1740 : « D’une naissance distinguée, proche parent du comte de La Luzerne et de tout ce qu’il y a de mieux à Paris dans les charges ; j’ai remarqué que sans se glorifier de ces avantages, il était digne de tout ce qu’ils peuvent lui promettre ». Courtin ne resta pas longtemps dans l’armée où la vie était très étroite à cause des soldes ; dès 1743, il entra dans l’administration civile et fut nommé sous-commis, puis il passa au Bengale, où il devait se distinguer en 1757 par une retraite honorable dans l’Inde du Nord, au moment de l’occupation du poste de Dacca par les Anglais.
Prévôt de la Touche, qui était déjà en service à Chandernagor en 1739, vint cette même année à Pondichéry. Il se distingua dans les événements de 1746 à 1748, fut nommé capitaine le 27 juillet 1748 et fut plus tard envoyé en France par Dupleix pour y exposer la situation politique de nos établissements. C’était un homme de mérite, mais il manquait de représentation et était peu au fait des usages des cours et de la politique asiatique.
Jean Jacques Dubernat de la Tour, lieutenant et aide-major à Mahé en 1730, nommé capitaine à Pondichéry le 15 novembre 1735. Il joua un rôle assez important au moment du siège de Madras et dans les événements qui suivirent.
Jacques Law, frère de Jean, et plus jeune que lui de deux ans était arrivé dans l’Inde en 1744 comme commis de premier ordre, mais il avait aussitôt demandé à entrer dans l’armée ou à repasser en Europe et le Conseil supérieur l’avait nommé enseigne le 21 septembre. Il paraissait avoir de sérieuses qualités militaires : ce fut néanmoins lui qui capitula à Trichinopoly le 1er juin 1752 et c’est cette capitulation qui impressionna défavorablement le ministre et la Compagnie et fut la cause déterminante de la chute de Dupleix.
De Mainville, enseigne à Pondichéry le 30 novembre 1738, sous-lieutenant le 10 janvier 1741 et capitaine le 30 octobre 1750. Ce fut un des chefs qu’utilisa Dupleix dans ses infructueuses tentatives contre Trichinopoly.
D’Héry, enseigne à Pondichéry le 30 novembre 1738, sous-lieutenant le 10 janvier 1741 et capitaine le 6 novembre 1750. Il n’est connu que pour avoir rendu Karikal aux Anglais en 1755 sans leur opposer la moindre résistance.
Enfin du Saussay, le neveu de Saintard, dont nous avons déjà parlé. Enseigne aux Îles le 30 novembre 1738, il fut nommé sous-lieutenant à Pondichéry le 10 janvier 1741 et capitaine le 7 novembre 1750. Ce fut également un des chefs qu’utilisa Dupleix dans ses expéditions contre Trichinopoly.
Rappelons pour mémoire le nom de Bausset, comme enseigne à Mahé le 15 novembre 1735, sous-lieutenant à Pondichéry le 30 novembre 1738, lieutenant le 10 janvier 1741, et entré dans l’administration civile en 1742.
Ce sont là tous les noms qu’il convient à divers titres de sortir de l’oubli. Que servirait-il de donner des détails sur Dupuy-Planchard, Roussel. Damblard, Roussel de Saint-Rémy, Méder qui furent capitaines à partir de 1741, Duperron, Pochauvin de Marson, Dupassage, Charpentier, Coquelin, Floissac, Baldie, Voyard de Maison-Rouge, Escapat de Saint-Martin, Duplan et d’autres encore qui furent lieutenants et nous ne parlerons ni des sous-lieutenants ni des enseignes ? On notera seulement que presque tous les officiers, comme les employés civils, faisaient de très longs séjours dans l’Inde. Bussy par exemple ne revint en Europe qu’en 1760. Beaucoup mouraient dans la colonie ; quelques-uns s’y mariaient et y avaient des enfants, dont il ne reste aujourd’hui aucune descendance.
§ 4.
C’est pendant cette période que l’on vit se constituer le corps indigène des cipayes, sans qu’il nous ait été possible de retrouver la date exacte de cette création. Il est probable que ce fut en 1740 ou 1741, au cours de la guerre de Mahé. La Bourdonnais en trouva venant de Mangalor, où ils prirent sans doute leur origine et utilisa leur concours contre Bayanor. Mais il semble que Dumas les eut déjà employés avant lui ; nous lisons, en effet, dans une délibération de la Compagnie du 26 juin 1742 qu’elle invite le Conseil supérieur à renvoyer à Mangalor la compagnie se trouvant à Pondichéry. Il fallait donc qu’elle existât au moins depuis deux ans. Seulement, fait particulier, cette compagnie ou plutôt ce corps de soldats ne paraissait pas avoir été formé pour l’objet de défense générale qu’on lui attribue communément, mais plutôt pour assurer à bord des navires la navigation d’Inde en Inde. Dans la délibération précitée du 26 juin, la Compagnie justifie en effet son renvoi par ce motif : « cette compagnie ne subsistant plus par le parti que la Compagnie a pris de ne plus armer pour la navigation d’Inde en Inde, tant que la guerre durera ». (A. C. C2 31, p. 149.)
Ces ordres de la Compagnie ne furent pas exécutés, car elle dut les renouveler le 15 juin 1745, en prescrivant cette fois de renvoyer les cipayes non plus à Mangalor, mais à Mahé. Mais quand ces ordres arrivèrent, d’autres besoins étaient survenus ; il n’était pas prouvé que ces soldats ne pourraient pas aussi servir sur terre : Dupleix les garda pour la guerre contre les Anglais et non seulement il les garda, mais il en leva d’autres à Pondichéry. Dans un mémoire inédit sur l’Inde en 1767, Law de Lauriston, alors gouverneur de Pondichéry, nous explique que Dupleix avait deux ou trois chefs reconnus pour braves, qui avaient servi à la guerre de Mahé avec la Bourdonnais et qui étaient très attachés à la nation. Sur les ordres de Dupleix, ils prirent un certain nombre de cipayes qui d’abord n’étaient pas censés faire du service avec nos troupes ; ils n’étaient à l’origine ni habillés ni disciplinés, mais ils étaient bien armés et bien payés. Dupleix en forma des corps séparés, les divisa par compagnies, leur apprit nos exercices qu’il fit traduire en leur langue, leur donna un uniforme et les assujettit à une certaine discipline sous l’inspection d’un officier européen. Ces cipayes servirent d’abord très bien, avec zèle et ardeur ; leurs commandants étaient des gens connus à qui l’on pouvait se fier. Mais quand la guerre vint à s’étendre sur un diamètre de 15 à 30 lieues, il fallut augmenter leur nombre, et on dut faire venir du dehors des commandants qui n’avaient jamais servi les Européens. On leur fit des avances avec permission de lever tel nombre d’hommes qu’ils pourraient. Les bataillons, de deux à trois cents hommes qu’ils étaient au début, furent portés à cinq ou six cents et placés sous les ordres supérieurs d’un officier européen et l’inspection du commissaire des troupes. Le commandement et le contrôle furent dès lors moins efficaces. Un seul officier major européen ne pouvait suffire pour le détail de plusieurs milliers d’hommes répandus de Madras à Goudelour et ce fut pis encore, lorsqu’on pénétra dans le Carnatic et le Décan. Pour subvenir à tout, cet officier fut obligé de se faire aider par des officiers indiens subalternes intéressés à le tromper. Et ceux-ci ne s’en faisaient pas faute ; un commandant de cipaye était payé pour 500 hommes, il n’en avait pas plus de trois ou quatre cents. Chaque cipaye était payé par la Compagnie sur le pied de six roupies par mois ; il n’en touchait que quatre et même trois selon les conditions particulières passées avec qui l’avait engagé. Toutefois ces abus ne commencèrent à se manifester sur une certaine étendue qu’à partir de 1749 ; mais alors ils firent parfois le plus grand tort à nos expéditions. D’après les états de revue, on comptait sur des effectifs qui n’existaient pas. Lauriston ajoute que les Anglais, qui, à notre exemple, enrégimentèrent des cipayes, ne purent pas obtenir plus de discipline ni de sincérité.
Dupleix fut ainsi le véritable créateur des cipayes, puisqu’aussi bien toute création est presque toujours une adaptation ou une transformation d’institutions déjà existantes. L’histoire nous a conservé le nom des deux chefs principaux qu’il mit à leur tête ; ce furent Abder Rhaman pour l’infanterie et Cheick Hassan pour la cavalerie (délibération du Conseil supérieur du 8 juillet 1749).
§ 5.
Il arrive quelquefois que les hommes désireux de perpétuer leur nom construisent de grands monuments qui rappellent leur souvenir. Aujourd’hui encore certains notables de l’Inde font édifier à leurs frais des mosquées, des pagodes et des pagotins, pour que la postérité sache qu’ils ont vécu. Dupleix, si soucieux de sa gloire, ne paraît pas avoir cédé à cette tentation. La Compagnie l’eut d’ailleurs arrêté ; prévoyant depuis 1741 la guerre avec les Anglais, elle était nettement opposée à toute dépense quelque peu somptuaire et ne laissait exécuter que les travaux dont elle avait approuvé les devis. Mais on sait qu’en matière de travaux publics, les devis, parfois consciencieusement établis, sont presque toujours dépassés. C’est ce qui était arrivé pour l’hôpital dont les dépenses avaient excédé les prévisions de 23.000 pagodes ; il en coûta en tout 31.351[13].
Faute de fonds, Dumas avait dû interrompre la construction des bureaux du nouveau gouvernement, dont les plans avaient été établis par Gerbault en 1738. Dupleix reprit les travaux, mais pour le même motif, il les poursuivit avec une extrême lenteur ; il y eut des années où l’on ne fit rien. Le bâtiment n’était pas encore achevé en 1749. Indépendamment du manque d’argent, on était obligé de faire venir les bois de la côte Malabar, où ils étaient plus durs, et on perdait presque toujours beaucoup de temps à les attendre. D’après un plan de Pondichéry en 1745, l’édifice se trouvait à l’intérieur de la forteresse, sensiblement au milieu de la place actuelle du gouvernement, dans la direction du Nord. Le logement même du gouverneur était en dehors, à l’endroit même où il s’élève encore aujourd’hui. Ce logement, dont les plans ont été conservés ne fut achevé qu’en 1752. Il avait grand air et les décorations intérieures étaient fines et gracieuses[14].
Les ouvrages faits au jardin et à l’hôpital d’Oulgaret furent continués, encore que la Compagnie eut, par délibération du 26 juin 1742, fixé à 2.000 pagodes au maximum les dépenses de l’hôpital et que par une autre délibération du 11 avril 1744, elle eut ordonné d’arrêter tous les travaux, dans quelque état qu’ils fussent, mais à ce moment ils étaient terminés ou peu s’en faut ; car le jardin n’avait aucune prétention au style et l’hôpital était une maison de convalescence plutôt que de traitement. Il n’était pas nécessaire de faire de grands frais pour les achever tous les deux.
À l’exception d’une blanchisserie qu’il établit à la porte de Madras en 1749, les travaux neufs entrepris par Dupleix furent plutôt des ouvrages militaires. La menace de l’invasion marate avait déterminé Dumas à activer ceux commencés par Lenoir ; Dupleix acheva à son tour ceux de Dumas. Si l’on songe que Pondichéry a environ 1.800 mètres de longueur contre 1.200 mètres de large, on comprendra aisément que ces travaux aient pris plusieurs années ; d’autre part les fonds n’étaient pas suffisants pour les mener très vite. Il y avait de fréquentes interruptions. Pour assurer autant que possible leur continuation, Dumas avait décidé que tous les grains et denrées comestibles entrant en ville paieraient un droit de trois pour cent, dont le produit serait affecté à la construction du fossé entourant le mur d’enceinte avec ses bastions. Dans les dix premiers jours ce droit avait produit 8.417 pagodes ; Dupleix le maintint. En raison d’autres sacrifices imposés par la guerre et pour mieux se concilier l’esprit des habitants, ce droit fut momentanément suspendu en 1747 et la Compagnie prit à sa charge les frais des travaux restant à exécuter. Indépendamment du fossé, qui protégeait la ville du côté des terres, Dupleix fit travailler à partir de la fin de 1744 à la fermer du côté de la mer. On démolit à cet effet la douane et divers magasins. Ces travaux étaient presque complètement terminés au début de 1746. Dans le même temps la batterie royale au nord de la ville puis celle du sud furent armées de canons. Dupleix, plus prévoyant que les Anglais qui ne se donnèrent aucun mal pour couvrir Madras contre une attaque, avait mis Pondichéry en état de défense, aussitôt que les premiers dangers s’étaient manifestés.
En 1747, il fit encore abattre et raser jusqu’à trois cents toises de la ville tous les murs, arbres, buissons, maisons et chauderies qui pouvaient faciliter l’approche de l’ennemi. L’attaque eut lieu en effet l’année suivante. Après la retraite des Anglais, Dupleix fit travailler avec ardeur à toutes les parties des fortifications endommagées plutôt que détruites ; il fit notamment renfler le bastion Saint-Joseph qui était le côté le plus faible de la ville et répara les bastions de Valdaour et du Nord-Ouest, qui avaient le plus souffert de l’attaque. Une ligne assez épaisse et assez large d’arbustes épineux protégeait en outre la ville, à une distance de 12 à 1500 mètres, à l’endroit dénommé les limites et qui faisaient alors la frontière du côté d’Oulgaret et de Villenour.
- ↑ Cette somme se répartissait ainsi : Oulgaret, 2.060 pagodes ; Pondichéry, 900 ; Mourougapac, 717 : Ariancoupom, 475.
- ↑ À la date du 17 février 1747, nous trouvons un état général des dépenses en employés, officiers, troupes, ouvriers, etc. dressé à Paris suivant un état primitif provisoirement arrêté le 18 septembre 1743 et devenu définitif à la suite de la réforme établie par Dupleix le 1er octobre 1744 (A. C. C2 33, p. 151-160).
Cet état est trop important pour que nous n’en retracions part les lignes essentielles ; mieux que tout commentaire, il nous fera saisir sur le vif l’organisation de la Compagnie dans l’Inde.
C’est ainsi que sur une prévision de dépenses de 787.409 liv. nos divers établissements figurent pour les chiffres suivants :
Pondichéry436.970 liv. Chandernagor138.906 » Karikal109.851 » Mahé90.482 » Yanaon14.000 » Surate2.900 » Mazulipatam2.300 » Les dépenses de Pondichéry se subdivisaient ainsi à leur tour :
Dupleix, gouverneur15.000 liv.1 Le Gou, second4.000 » 6 Conseillers12.000 » 2 Conseillers surnuméraires2.400 » 1 Conseiller ad honores1.500 » 8 sous-marchands9.450 » 5 Commis de 1er ordre4.800 » 5 Commis de 2e ordre4.200 » 5 Sous-Commis3.000 » 1 Huissier du Conseil500 » Les R. P. Capucins, aumôniers1.200 » 3 chirurgiens, dont 1 major3.700 » Port : 1 maître et 1 contre-maître1.000 » Travaux et fortifications500 » 1 1 capitaine d'armes700 » Ouvriers : 2 charpentiers, 1 tonnelier, 1 menuisier, 1 serrurier, 2 armuriers3.850 » Artillerie : 2 maîtres canonniers et 10 adjudants4.000 » 1 major de la garnison, et 2 aides-majors3.100 » La première compagnie22.318 » 3 Topas : 2 caporaux et 38 soldats3.156 » La seconde compagnie, y compris les topas25.858 » La troisième compagnie, y compris les topasd° » aumônes et subsistances4.000 » gages des serviteurs10.000 » loyer7.380 » dépenses générales112.800 » dont 40.000 pour l’hôpital, 40.000 pour le commerce, 3.000 pour la réparation des bâtiments, 4.000 pour la dépense de chevaux, 5.000 pour les pattemars, etc. enfin pour les vaisseaux que la Compagnie entendait entretenir aux Indes et dont elle avait fixé le nombre à quatre, avec trois bots pour le Gange150.000 liv. 4 Ces chiffres n’étaient pas absolument impératifs ; il suffisait que Dupleix ne les dépassât pas dans leur ensemble. Et quelques-uns le furent en particulier ; c’est ainsi que les dépenses de la garnison arrêtées pour les trois compagnies à 80.890 l. étaient en réalité de 96.368 ; les gages des serviteurs étaient de 25.122 au lieu de 10.000 ; par contre Dupleix ne faisait point mention dans son état des 150.000 liv. que la Compagnie entendait affecter à l’entretien de 4 vaisseaux dans l’Inde. En réalité les budgets de la Compagnie et ceux de Dupleix n’étaient comme tous les budgets que des approximations à la merci des circonstances. On doit cependant noter que Dupleix ne fit rien pour en détruire volontairement l’équilibre ; il évita notamment les dépenses somptuaires sous lesquelles faiblissent parfois les finances d’une colonie.
1. Les chefs des dépendances touchaient respectivement, à Chandernagor, 5.000 liv. ; à Karikal et à Mahé, 3.000 ; à Yanaon, Surate et Mazulipatam, 1.800.
2. Paradis, chef de service, était payé au compte de Karikal, dont il était le commandant.
3. 1 capitaine1.080 1 lieutenant720 1 sous-lieutenant640 2 enseignes à 600 l.1.200 8 sergents à 18 l. chacun par mois1.728 7 caporaux à 15 l. chacun1.260 7 anspessades à 13 l. 10 s.1.134 1 tambour-major à 18 l.216 3 tambours et fifres à 15 l.540 100 fusiliers à 12 l.14.400 126 hommes 4. Le gouverneur avait en outre droit à 12 barriques de vin et 2 quarts d’eau-de-vie, le second à 4 barriques de vin et 1 quart d’eau-de-vie, chacun des conseillers à 2 barriques et 1 quart d’eau-de-vie, les sous-marchands à 1 barrique et ½ quart, les commis à ½ barrique et ½ quart. Le major général avait droit à 3 barriques et 1 quart, chaque capitaine à 2 barriques et 1 quart, les lieutenants, sous-lieutenants et enseignus à 1 barrique et ½ quart.
Le commandant de Chandernagor avait droit à 8 barriques et 2 quarts, celui de Mahé à 6 barriques et 2 quarts, et caux de Karikal, Surate et Yanaon à 3 barriques et 1 quart.
- ↑ Voir le texte complet de ce mémoire dans la Revue Historique de l’Inde Française, année 1916-1917, p. 87 à 122.
- ↑ B. N. 9151, p. 16.
- ↑ A. P., t. 6. Lettre du 20 octobre 1742.
La Compagnie recommandait au Conseil de ne faire avancer les commis qu’à l’ancienneté, à moins que le sujet ne fut indigne, auquel cas le Conseil restait maître d’agir comme il lui convenait, sauf à en rendre compte aux directeurs.
Elle recommandait encore de ne faire de mutations que dans un esprit de justice et de toujours « observer un certain ordre dont chacun ne puisse s’empêcher de sentir intérieurement la convenance pour le bien du service ». Elle rappelait au Conseil « d’exciter chez les employés les sentiments d’émulation qui sont seuls capables de déterminer chacun d’eux à remplir dignement les fonctions dont ils se trouvent chargés ».
- ↑ Quentin de la Métrie et d’Espréménil avaient été installés conseillers le 7 octobre 1741. Lorsqu’elle les nomma, sans qu’ils sortissent du cadre ordinaire des marchands, la Compagnie écrivit à Pondichéry, comme pour se couvrir d’un reproche, que « les qualités de ces sujets étaient assez connues pour ne faire murmurer qui que ce soit ».
- ↑ Il était né à Paris le 15 octobre 1719.
- ↑ A. P. T. 6. Lettre de la Cie du 25 novembre 1741.
- ↑ Boyelleau, né à Paris le 12 juillet 1712, mourut à Pondichéry le 15 juillet 1788. Son tombeau monumental se trouve encore dans le petit cimetière de cette ville.
- ↑ Né à Marseille en 1714, Pierre de Bausset était arrivé dans L’Inde comme enseigne en 1736, avait pris part à l’expédition de Moka en 1737, puis était entré dans l’administration civile en 1742 et avait été fait sous-marchand la même année. Il fut nommé conseiller le 17 novembre 1752. Le 9 janvier 1744, il avait épousé Marie Leridé, âgée de 14 ans, née à Pondichéry.
Henry Alexandre Delarche, né à Pondichéry le 4 janvier 1720, d’un capitaine des troupes, avait été nommé sous-commis en 1735 et avait servi à Bassora de 1740 à 1741 comme chancelier du consulat. Comme de Bausset, la Compagnie le nomma conseilier le 17 novembre 1752.
- ↑ Nos soldats comme nos instructeurs ne devaient pas être mis à la disposition des princes indiens. Les Anglais étaient d’accord avec nous sur ces dispositions pleines de sagesse et de prudence, et il n’y avait pas encore trop de mercantis ni d’hommes d’affaires pour les transgresser, au détriment des intérêts de leur nation. Comme cependant le nabab d’Arcate, notre voisin le plus proche, insistait fortement pour que nous lui fournissions quelques canonniers, il nous arriva parfois de lui envoyer quelques aides-canonniers, afin de ne pas paraître lui opposer d’éternels refus. Il est remarquable, au surplus que, lorsque quelques années plus tard nos aventuriers commencèrent à se répandre dans toute l’Inde et offrirent leurs services à divers princes en mal d’aventures, leurs conseils furent rarement écoutés et suivis.
- ↑ A. C. C2 80, p. 237.
- ↑ Sous la menace de complications avec le nabab. Dumas avait commencé des travaux de fortifications qui, poussés d’abord très activement, s’étaient peu à peu ralentis, sans être jamais suspendus. Le P. Louis, puis M. de Cossigny les avaient successivement dirigés. En octobre 1740 (A. P., t. 6), Cossigny termina des merlons, parapets et plateformes aux bastions de l’enceinte. La ville se trouva alors entièrement protégée du côté de la terre, mais elle restait ouverte vers la mer où les travaux exécutés, mal conçus, avaient été détruits par les flots. Au moment de l’invasion marate, des travaux plus particuliers furent entrepris. Le Conseil fit raser les maisons et jardins qui étaient autour de la ville, mura la porte de Goudelour, édifia des pâtés fraisés d’épines vis-à-vis des trois autres portes, acheva les plateformes, termina les parapets et fit faire des merlons de bastions avec de petits corps de garde dessus, pour que les sentinelles pussent y rester jour et nuit ; il décida enfin d’entourer la ville de fossés. La Compagnie, s’appuyant sur une opinion de l’ingénieur Deidier exprimée en 1729, jugea que ce dernier travail n’était entrepris que dans un but de décoration et non pas de défense, et prescrivit de l’arrêter s’il en était temps encore ; pour toute réponse le Conseil le continua (A. P., t. 6).
Dumas avait également décidé de créer à Oulgaret, à cinq kilomètres de Pondichéry, un jardin où iraient se reposer les malades et les convalescents. Il en fut comme du fossé : la Compagnie jugea que le jardin n’avait été imaginé que pour servir de promenade et ordonna de ne pas l’achever. Le Conseil passa outre une fois de plus.
Dumas construisit encore à l’endroit où se trouvait l’ancienne porte de Goudelour, un hôtel des monnaies qui coûta 5.520 pagodes et commença l’édification d’un nouvel hôtel du gouvernement dont les travaux étaient interrompus depuis plusieurs mois au moment de l’arrivée de Dupleix.
Les Capucins édifièrent de leur côté une nouvelle église plus éloignée du fort que la précédente. D’après une délibération du Conseil du 3 mars 1740, cette église ne devait pas avoir plus de 35 pieds jusqu’à la voûte, de façon à ne pas écraser la citadelle. L’église des jésuites plus éloignée en avait 50. Le 31 décembre 1740, la construction avait déjà atteint une hauteur de 17 pieds. La Compagnie avait contribué aux dépenses pour 3.000 pagodes et afin de reculer davantage l’église, avait acheté pour 1.042 pagodes divers terrains qui la séparaient du fort.
- ↑ Il existe au Ministère des Colonies, dépôt des fortifications, plusieurs plans du nouveau palais du gouverneur, depuis les plans de Gerbault jusqu’à l'achèvement du monument. Cet édifice fut complètement rasé par les Anglais en 1761 ; mais les fondations étaient si solides que l’ingénieur Bourcet put, après 1765, sous le gouvernement de Law, asseoir dessus une nouvelle construction, qu’il réduisit toutefois à un simple rez-de-chaussée.