Dupleix et l’Inde française/2/1

Ernest Leroux (2p. 1-26).






DUPLEIX
ET
L’INDE FRANÇAISE


CHAPITRE PREMIER

La Politique de Dumas.


§ 1. — État sommaire de l’Inde en 1742.
§ 2. — Le gouverneur Dumas (1735-1741) : il entrevoit une politique d’agrandissement territorial pour assurer la continuité de notre commerce.
L’expédition de Moka. L’acquisition de Karikal.
Projets sur Colèche, Ponatour, le mont Dely, la rivière Cotte, Ganjam, Mascate.
Les Marates à la côte Coromandel. Défaite de Dost-Ali, nabab du Carnatic. Dumas accueille les vaincus dans Pondichéry. Les aldées d’Archivac cédées en signe de reconnaissance.
Prestige acquis par Dumas : sa retraite, sa mort.


Dupleix était depuis dix-huit ans dans l’Inde, lorsqu’il fut nommé en 1740 gouverneur de Pondichéry. Il ne prit toutefois possession de ses fonctions que le 13 janvier 1742, après le départ de son prédécesseur, le célèbre Benoît Dumas. Il avait alors quarante cinq ans.

Qu’allait-il trouver à Pondichéry ? La gloire ou la fortune ? Un court aperçu de la situation de l’Inde à cette époque et un exposé plus détaillé de la politique du gouverneur Dumas nous permettront de mieux connaître le terrain sur lequel il allait évoluer.

§ 1er.

La paix régnait à peu près dans toute la péninsule ; seuls les Marates se préparaient à envahir le Bengale, mais si inquiétants qu’ils fussent pour nos comptoirs du nord, nos principales craintes venaient d’Europe. L’Angleterre qui depuis 1739 était en guerre avec l’Espagne et se disposait, selon toute apparence, à intervenir contre nous dans la guerre de succession d’Autriche, pouvait transporter ses opérations aux colonies : que deviendrait alors notre commerce ?

Cette double menace entretenait partout un certain malaise. Aucun État n’était capable d’imposer la paix à qui voudrait la troubler. L’empire mogol, qui, récemment encore, pouvait jouer ce rôle modérateur, n’avait plus aucune puissance véritable. L’empereur Mohamed-Cha, suzerain nominal de toute la péninsule, arrivé au pouvoir en 1719, ne s’était pas relevé du coup qui lui fut porté vingt ans plus tard par le roi de Perse, Nadir-Cha, et les nababs ou rajahs qui jusqu’alors lui étaient restés soumis, avaient réduit le lien de vassalité à la fragilité d’un fil qui ne les incommodait plus. À ce moment, ses deux plus grands feudataires, Nizam oul Moulk dans le Décan et Aliverdi Khan au Bengale, devinrent en fait des souverains indépendants et plus près de Delhi, la soubabie d’Oudh, constituée en 1715 au profit de Sadet Khan, gouverneur d’Agra, conquit son autonomie sous son successeur Safder Khan. Mohamed Cha avait assisté, sans jamais essayer de réagir, à cet émiettement de son autorité ; héritier d’une dynastie qui remontait à plus de deux siècles et qui fut pendant ce temps l’une des mieux ordonnées de l’Asie et peut-être du monde, il avait comme le sentiment que les sociétés aussi bien que les individus ne résistent pas indéfiniment à l’inéluctable loi de la vieillesse et que tout finit un jour par mourir ou se transformer. Et il n’avait ni l’intelligence ni la volonté nécessaires pour prolonger d’une heure l’organisme affaibli qui lui était confié : sa vie se passa dans les plaisirs, l’insouciance et la méconnaissance complète de ses devoirs de souverain et de chef de nation.

Les divers gouverneurs de Pondichéry, séparée de Delhi par une distance de 475 lieues, n’avaient jamais eu avec le Mogol que des rapports de circonstance : nous n’avions pas auprès de lui de mandataire attitré et c’étaient plutôt des missionnaires ou des médecins comme Martin[1] ou des aventuriers comme de Volton qui représentaient à l’occasion nos intérêts. Le gouverneur Dumas lui-même recourait à leurs bons offices et Dupleix, directeur du Bengale, correspondait de préférence avec les jésuites lorsqu’il voulait obtenir certains renseignements. L’autorité supérieure du Mogol restait pourtant pour nous un acte de foi, mais elle était trop lointaine pour qu’on s’en préoccupât beaucoup.

Nous avions moins de rapports encore avec le soubab d’Oudh, les Sicks et les Rajpoutes, tons peuples des environs de Delhi, non plus qu’avec le Mysore, bien qu’il ne fût qu’à 75 lieues de Pondichéry. Les seuls États avec qui nous eûmes affaire dans les années qui précédèrent le gouvernement de Dupleix étaient, en dehors du Bengale, les Marates, le Nizam, le Carnatic, et le royaume de Tanjore.

Jusqu’au temps du gouverneur Dumas, nous avions pu vivre dans leur voisinage sans éprouver des inquiétudes ou des ennuis appréciables ; suivant un programme pratiqué depuis les premiers jours de notre établissement dans l’Inde, nous nous efforcions de ne créer aucun incident de nature à compromettre notre commerce et nous ménagions jusque dans leurs erreurs la susceptibilité et la délicatesse des princes du pays avec la patience résignée d’une victime vouée à toutes les exactions, mais certaine néanmoins de retirer de toutes ses opérations un bénéfice assuré. Les Marates, repoussés à la côte occidentale depuis la prise de Gingy par les Maures, étaient trop loin pour nous créer de véritables soucis et il suffisait que nous fissions de temps en temps des présents au soubab du Décan et au nabab du Carnatic pour qu’ils oubliassent que nous vivions dans leur dépendance. Quant au Tanjore, son souverain était un seigneur de trop peu d’importance pour que nous songions à entretenir avec lui d’autres relations que celles qui étaient dictées par la courtoisie.

§ 2.

Mais tout changea avec Dumas. Ce gouverneur avait de 1718 à 1723 fait un premier séjour dans l’Inde où il avait révélé les plus brillantes qualités comme conseiller puis comme second au Conseil supérieur ; d’après le gouverneur Beauvollier de Courchant, il avait le don de terminer toutes choses en peu de temps et à la satisfaction de tous et lorsqu’il quitta Pondichéry, Dupleix lui même estimait qu’en se privant de ses services la Compagnie ne savait pas ce qu’elle faisait. Nommé en 1727 et 1730 directeur général puis gouverneur des Îles, il avait puissamment contribué à assurer leur développement économique et avait mérité d’être nommé gouverneur de l’Inde le 10 novembre 1734. Arrivé à Pondichéry le 18 septembre suivant, il avait aussitôt mis son expérience passée au profit d’une politique active.

Après avoir obtenu du nabab d’Arcate l’autorisation de fabriquer des roupies à Pondichéry, faveur sollicitée depuis près de quinze ans, il avait révélé sa force et celle de la nation en rappelant au respect des traités Faqui Ahmed, gouverneur de Moka, qui depuis plusieurs années et notamment depuis 1731 nous obligeait à payer des droits de douane excessifs et forçait nos marchands à lui prêter de l’argent qu’il ne remboursait pas. Les droits abusivement perçus s’élevaient à près de 100.000 piastres. Ingrand, chef de notre comptoir, en réclamait en vain la restitution ; comme il ne disposait d’aucune force pour appuyer ses protestations, on n’en tenait aucun compte et les exactions continuaient en s’aggravant chaque année.

Dumas résolut d’en finir par un coup de force et, avec l’assentiment de la Compagnie, il rappela tous nos agents de Moka et prépara durant l’été de 1736 une expédition dont le commandement fut confié à la Garde Jazier[2], capitaine du Maurepas.

Cette expédition composée de quatre navires, le Maurepas, le Héron, le St -Pierre et le brigantin l’Indien, mit à la voile le 22 octobre et après avoir touché à Mahé, à Goa et à Socotora, arriva en vue de Moka le 25 janvier. L’état de la mer ne permit pas de débarquer avant le 14 février, dans la nuit. À la faveur de l’obscurité, on s’empara sans beaucoup de peine du fort d’Abd er Rouf. Ce simple fait d’armes suffit pour jeter la panique dans la ville. Les négociations qui traînaient en longueur depuis notre arrivée reprirent aussitôt sur l’heureuse initiative de Vandenberg, chef de la loge hollandaise et aboutirent le même jour à une suspension d’armes de deux semaines, afin de permettre de s’entendre avec l’iman, qui résidait à Sana, à quelques jours dans l’intérieur des terres. La garnison de la ville était alors de 1.500 à 1.800 hommes et fut quelques jours après de 4.000 ; situation périlleuse si les négociations n’aboutissaient pas. La réponse de l’iman arriva le 1er mars ; il acceptait en principe nos propositions et chargeait le nouveau gouverneur de la place, un nommé Émir El Mas, de les discuter avec nos trois employés, Ingrand, Miran et Courbezâtre. Les négociations aboutirent le 7 à un traité en vertu duquel Faqui Ahmed et son fils Faqui Abdalla étaient exclus du pouvoir et l’iman acceptait de nous rembourser le surplus des droits que nous avions payés, soit 82.283 piastres d’Espagne. Faqui Ahmed fut en outre rendu responsable de ses emprunts personnels ; enfin il fut convenu que les marchandises françaises, même venant par bateaux étrangers, ne paieraient que 2 ½ % de droits.

La Garde Jazier resta encore plus de trois mois à Moka pour acheter 6 à 700 milliers de café et vendre 150 à 200.000 piastres de marchandises. Ces opérations à peu près terminées, il appareilla le 21 juin et rentra à Pondichéry le 22 juillet, après une absence de neuf mois.

Le succès de cette expédition eut dans l’Inde un grand retentissemcnt ; on n’était pas habitué à voir les compagnies européennes relever les affronts et en tirer vengeance. Le prestige personnel de Dumas en reçut un grand lustre en même temps que le nom de la nation fut couvert d’honneur. C’étaient d’heureuses conditions pour accroître notre commerce et étendre notre domaine ; Dumas ne laissa point passer la fortune qui s’ouvrait à lui.

Certes il ne conçut jamais avec une netteté parfaite un programme de pénétration de la péninsule ; il était lié par les ordres et instructions de la Compagnie qui nous interdisaient toute expansion territoriale, et d’ailleurs il n’avait ni les hommes ni l’argent nécessaires à cette politique ; mais il se rendit compte dès le premier jour que pour charger tous les navires que lui envoyait la Compagnie il était bon d’établir le plus de comptoirs qu’il se pourrait (A. C. C2 80, p. 75), et il n’hésita point à proposer les sacrifices indispensables pour leur installation. L’heureuse issue de l’affaire de Moka lui ayant donné suffisamment d’autorité pour engager de nouvelles entreprises, il n’attendit pas les ordres qu’il avait provoqués et en 1739 il fit occuper Karikal sur la côte Coromandel.

Karikal était un des ports du Tanjore, avec Tranquebar au nord, déjà cédé aux Danois depuis plus d’un siècle et Negapatam au sud, propriété des Hollandais depuis 1658. Le pays était fertile en riz, que Pondichéry ne produisait pas en assez grande quantité. Pour suppléer à cette insuffisance, François Martin avait, en 1681, envoyé auprès du roi un de ses employés nommé Germain pour demander l’autorisation de fonder un établissement à Caboulpatnam, (encore dénommé Caveripatnam) à l’embouchure du Cavery. Le roi avait offert Karikal à condition qu’on l’aidât à faire la guerre aux Danois. Après des pourparlers inutiles, Germain revint à Pondichéry. Le projet fut repris en 1688 et aboutit ; Colandé obtint du roi le 15 juillet un acte authentique nous cédant Caboulpatnam. Nous y restâmes jusqu’en 1708, où l’utilité du comptoir ne parut plus nécessaire.

Ce fut un simple hasard qui amena Dumas à reprendre les projets anciens. En février 1738, Sidogy, roi de Tanjore étant mort fut remplacé par son neveu Sahaji. Pour soutenir la lutte contre un compétiteur, le nouveau roi, fort dépourvu d’argent, offrit à Dumas de nous céder Karikal et cinq aldées pour 50.000 chacras[3] et lui demanda en outre un prêt sans intérêt de 100.000 chacras, remboursable en trois ans et garanti par un nantissement de plusieurs autres aldées. Dumas trouva l’occasion favorable pour donner un nouvel aliment à notre commerce et accepta la cession par convention du 10 juillet 1738. Mais Sahaji s’étant sur ces entrefaites débarrassé de son concurrent, se soucia moins de tenir les engagements qu’il venait de prendre et s’opposa au débarquement d’une flotte française venue dès le mois d’août pour prendre possession de Karikal. Il était ouvertement soutenu par Mossel, commandant hollandais de Négapatam, fort justement inquiet de notre futur voisinage. Nous fûmes tirés d’embarras par Chanda Sahib, souverain de Trichinopoly, qui nous avait certaines obligations. Il s’offrit à s’emparer de la ville et à nous la remettre ensuite.

L’opération conduite par son général Nawas Khan fut des plus aisées et sans tenir compte des protestations menaçantes des Hollandais, le conseiller Golard vint à Karikal où il s’installa le 14 février 1739. Sahaji, assez insouciant de nature, s’inclina devant le fait accompli par acte du 25 avril suivant.

Ce prince fut détrôné peu de jours après et remplacé par un de ses cousins nommé Prapatsing, qui eut exceptionnellement un long règne. L’un des premiers actes du nouveau roi fut de conclure la paix avec Chanda Sahib et de ratifier les engagements pris avec nous par son prédécesseur. Il y ajouta même d’autres concessions qui firent qu’en fin de compte, l’acquisition de Karikal nous revint à 65.247 pagodes, d’un revenu annuel de 12.383 pagodes[4]. L’affaire eut été excellente si la Compagnie n’avait eu à payer tous les frais du comptoir, des troupes et des bâtiments. Aussi n’accepta-t-elle la nouvelle acquisition que comme un fait accompli, sans récrimination mais sans plaisir ; elle ne voulait absolument pas, disait-elle, de dépenses ruineuses et ordonna de ne faire à l’avenir que celles dont on ne pourrait se passer ; elle avait encore le souvenir de Mahé qui avait absorbé des fonds considérables sans procurer au commerce des avantages correspondants.

À la fin de février 1741, le commandant de Karikal était le conseiller Février, qui avait remplacé Golard rentré en France. Les Hollandais avaient pris le parti de notre installation et Février pouvait assurer la défense de la place avec deux compagnies de cent hommes chacune, qui paraissaient suffisantes.

Le prestige acquis par Dumas dans l’affaire de Moka puis dans celle de Karikal avait déterminé divers paliagars ou petits chefs indigènes des provinces du sud à lui faire des propositions d’établissement dans le fond de la baie de Tuticorin entre Benpar et Kilicaré et le roi de Travancore lui-même était disposé à lui céder le port de Colèche.

« L’avantage qui en résulterait à la nation, écrivait Dumas à la Compagnie le 10 janvier 1740, n’est nullement douteux, en supposant que la Compagnie voulut étendre son commerce aux Indes. De l’établissement qui est en deçà du Cap Comorin, on tirerait des toiles en quantité et on y pécherait des chanques et des perles. De celui de Colèche on tire du fil de coton, des toiles, du poivre et de la grosse cannelle. »

Or les Hollandais avaient des établissements importants sur l’une et l’autre de ces côtes, où ils se considéraient comme invertis d’un monopole commercial ; Dumas était convaincu que nous avions aussi bien qu’eux le droit de nous établir sur des terres qui ne leur appartenaient pas effectivement, mais il ne se dissimulait pas que même avec le concours de Chanda Sahib nous courrions des risques de conflit. Et il ajoutait ces lignes, qu’on ne saurait lire avec trop d’attention, tellement elles éclairent d’un jour lumineux et la politique de la Compagnie et celle de ses gouverneurs :

« Que je paierais bien cher un mot d’ordre de votre Grandeur dans la situation où je suis ; je ne trouve pas la moindre lumière dans tout ce qui a été écrit jusqu’à présent aux Indes, qui puisse m’éclaircir pour me conduire dans une affaire aussi délicate. Je crains d’un côté de m’engager dans des démarches et dépenses qui n’étant pas soutenues deviendraient inutiles, et j’ai de l’autre le regret de perdre des occasions si favorables d’augmenter le domaine et le commerce de la nation dans l’Inde ». (A. C., C2, 80, p. 6).

Il résulte bien de cette lettre que jusqu’en 1740 ni la Compagnie ni les gouverneurs de Pondichéry n’avaient entrevu la possibilité d’un développement territorial de nos établissements et n’en avaient même formulé le désir. Malgré les avantagea qu’il entrevoyait pour notre commerce, Dumas ne jugea pas opportun ou prudent de forcer la décision de la Compagnie en fermant un comptoir quelconque dans la baie de Tuticorin, mais il eut moins de scrupules pour la côte Malabar. Le roi lui avait envoyé des ambassadeurs avec un projet de traité qui nous cédait le droit de propriété sur toute la ville de Colèche avec le monopole commercial des poivres et des toiles jusqu’à neuf lieues dans l’intérieur des terres. Après avoir pesé ces conditions et sans se soucier plus qu’il ne convenait de l’opposition ou même de l’hostilité des Hollandais, Dumas se résolut à retenir l’un des vaisseaux de France, le Maurepas, et à l’envoyer à la côte Malabar avec deux autres vaisseaux des Indes, le Pondichéry et l’Aventurier, commandée respectivement par la Renaudais, chef de l’expédition, d’Albert et la Gâtinais.

Cette petite flotte, partie de Pondichéry le 18 février 1740, fut en vue de Colèche le samedi 12 mars. Par des communications avec la terre, elle apprit que le roi de Travancore était depuis quelques jours en guerre avec les Hollandais et avec plusieurs petits souverains du pays qui le serraient étroitement. Débarquer, c’était s’exposer à paraître prendre parti entre les belligérants et le danger était d’autant plus grand que sept à huit vaisseaux hollandais armés en guerre tenaient la côte et nous dominaient, au moins par le nombre. Malgré ces perspectives, la Renaudais se résolut à faire descendre à terre plusieurs officiers et une cinquantaine de soldats (13 mars). Cette opération était à peine terminée, que le Saint-Joseph venu de Mahé avec le conseiller de Leyrit apporta des lettres du conseil, datées des 6 et 7 mars, invitant la Renaudais et son escadre à venir directement à Mahé, afin d’éviter tout risque de conflit avec les Hollandais. Les troupes qui étaient déjà débarquées mais n’avaient pas encore arboré notre pavillon, furent aussitôt rappelées à bord où, après avoir tenu avec de Leyrit une sorte de conseil de guerre, on décida d’exécuter les ordres de Mahé. Il parut dur à nos officiers d’abandonner une population qui nous avait accueilli avec de grandes démonstrations de joie et de tromper les espérances des ministres du roi qui nous avaient offert des présents au nom de leur maître, mais les ordres du Conseil de Mahé étaient impératifs.

La flotte n’appareilla toutefois que le 15 au matin, afin de ne pas avoir l’air de fuir devant l’escadre hollandaise, qui peu à peu s’était rapprochée au point de nous encercler. Ce fut en vain que le roi de Travancore et les notables de Colèche nous dépêchèrent une embarcation côtière pour nous prier de revenir ; la Renaudais promit vaguement d’exaucer ce vœu à son retour de Mahé et continua sa route, suivi jusqu’à Cochin par une partie de la flotte hollandaise, toujours peu rassurée sur nos intentions.

Dumas avait lui-même invité la Renaudais à se conformer aux ordres que le Conseil de Mahé, connaissant mieux la côte, pourrait éventuellement lui donner, mais il n’avait jamais supposé que ces ordres iraient jusqu’à l’abandon de l’établissement lui-même ; dans sa pensée, ils n’avaient trait qu’à la conduite qu’il fallait tenir avec les gens du pays et aux différents articles à insérer dans le traité de cession. Il souffrit cruellement de cette déconvenue, qui ressemblait fort à une reculade devant les menaces à peine déguisées des Hollandais. Comme pour aviver ses regrets, le roi de Travancore lui écrivit après notre départ trois lettres où il renouvelait ses propositions et au mois de juin, il nous envoya encore un ambassadeur pour les confirmer. Ce souverain se déclarait absolument libre de ses actions vis-à-vis des Hollandais, qui, disait-il, ne lui témoignaient de l’inimitié que depuis le jour où il nous avait fait des propositions.

Nous étions dans une situation analogue avec le roi de Ponatour. Ce petit souverain, dépendant du Samorin de Calicut, nous avait, lui aussi, demandé, en septembre 1739 de former un comptoir en son royaume, suivant une proposition déjà faite en 1722, et la flotte qui devait déposer une garnison à Colèche devait également lui laisser quelques hommes. On dut s’abstenir pour les mêmes raisons qu’à Colèche même sans chercher à rien réaliser. Mais le roi de Ponatour, suivant l’exemple de celui de Travancore, ne se tint pas pour battu et appuyé par le Samorin lui-même, il maintint ses propositions. Il nous accordait un établissement dans l’endroit que nous choisirions, mais nous demandait en même temps de lui avancer 82.000 fanons qu’il devait aux Anglais. En gage de ce prêt, il nous donnait des varges (champs pour la culture du riz) et des palmars ou palmeraies.

Dumas craignit qu’en acceptant les propositions de ces deux souverains, la Compagnie ne fut pas aussi convaincue que lui de la nécessité de nouvelles factoreries, dont l’utilité était contestée même à Pondichéry. Mais l’opposition des Hollandais était à ses yeux une preuve suffisante des avantages que ces comptoirs rapporteraient à la Compagnie et il ne lui paraissait pas honorable de laisser opprimer par les Hollandais un roi qui avait mis en nous toute sa confiance.

Il se résolut donc à accepter tout au moins les propositions du roi de Travancore, sauf à repousser par la force les Hollandais, s’ils persistaient à nous contester le droit de nous installer dans une ville qui ne leur appartenait pas. Il comptait en conséquence faire toucher le Phœnix à Colèche en allant à Mahé au début de 1741, pour y arborer notre pavillon et y laisser un détachement de 200 hommes. La Compagnie déciderait ensuite si elle jugeait à propos de rester dans le pays.

C’était une manière subtile de l’amener à reconnaître le fait accompli. Dumas n’avait pas agi autrement à Karikal et il avait réussi ; il comptait sans doute avoir le même succès au Travancore. L’art d’engager ainsi l’avenir est plus habile que hardi, mais c’est encore le meilleur pour les hommes qui ont de grands desseins, dont l’exécution dépend de volontés étrangères. Faute de l’avoir suffisamment compris, Dupleix engagera la Compagnie dans des aventures et y trouvera les causes de sa chute et de sa disgrâce.

Mais il était écrit qu’avec ou sans l’assentiment de la Compagnie, on n’irait pas à Colèche. Au moment où Dumas se préparait — novembre 1740 — à faire passer le Phœnix à la côte Malabar, il apprit que la guerre venait d’éclater entre le Conseil de Mahé et Bayanor, le souverain du pays ; cette guerre, qui menaçait d’être longue, allait occuper toutes nos forces et l’expédition de Colèche, comme celle de Ponatour, fut à jamais abandonnée. Dupleix lui-même ne reprit point cette idée de son prédécesseur ; du moins il ne voulut pas la réaliser sans l’autorisation de la Compagnie, et cette autorisation lui fut refusée.

Des raisons analogues nous empêchèrent de nous installer au Mont Dely, à deux lieues au nord de Cannanore, et à la rivière Cotte, près de Mahé. Le roi de Bedrour ou de Canara, qui depuis une dizaine d’années possédait le Mont Dely et toute la région environnante par une sorte de vassalité imposée au roi de Colastry, le souverain légitime et séculaire, était disposé, pourvu que nous lui donnions des secours contre ses ennemis, à nous céder un comptoir à notre convenance, avec privilège exclusif du commerce du poivre, du bois de santal et du cardamone. Cette proposition nous fut faite au moment où l’affaire de Colèhe venait d’échouer ; le Conseil de Mahé l’accepta cependant après quelques hésitations, et le 25 mars 1740. il fut signé dans le camp même du général du roi un traité par lequel on nous concédait le droit d’élever une forteresse au Mont Dely avec privilège commercial sur neuf lieues de côte depuis Dècle au nord jusqu’à la rivière de Madakaray au sud. Mais les difficultés que nous eûmes peu de temps après avec les princes indiens qui étaient dans le voisinage direct de Mahé, la guerre des Marates à la côte Coromandel et la difficulté sinon l’impossibilité de communiquer en toute sécurité par terre avec le mont Dely, nous obligèrent à ne pas donner suite à ce projet qui ne fut repris et exécuté que onze ans plus tard, en 1751. (A. C. C2 80. p. 162-166).

La rivière Cotte séparait les états du Samorin de celui de Bayanor ; par elle s’écoulaient beaucoup de poivre en violation des traités. L’établissement que le troisième Samorin nous offrit d’y fonder en novembre 1740 avait surtout pour but d’empêcher les Anglais de faire une sorte de contrebande à notre détriment. Il n’eut pas un meilleur sort que celui du Mont Dely.

En dehors de ces établissements à la côte Malabar, Dumas avait encore conçu le projet de fonder un comptoir à Ganjam à la côte d’Orissa, à peu près à mi-chemin de Yanaon et de Balassor et un autre à Mascate dans le golfe Persique. Ni l’un ni l’autre ne furent créés et nos navires continuèrent à fréquenter occasionnellement ces deux ports, sans qu’aucun de nos agents y résidât à poste fixe.

L’idée de s’installer à Ganjam fut suggérée à Dumas par la prospérité du comptoir anglais de Vizagapatam, qui se trouvait un peu plus au sud en tirant vers Cocanada. Il chargea officiellement les directeurs de nos comptoirs de Mazulipatam et d’Yanaon de faire faire sur place toutes les enquêtes nécessaires, mais devant les résistances qu’il éprouvait ailleurs et qu’on vient de voir, il ne crut pas devoir s’obstiner pour la fondation d’un établissement qu’il ne considérait lui-même que comme d’importance secondaire et il s’en tint aux études qu’il avait ordonnées.

L’iman de Mascate étendait alors son pouvoir sur presque toute la côte orientale d’Afrique et c’était spontanément qu’il nous avait proposé de fonder en sa capitale un bancassal où nous entretiendrions d’abord deux Européens et un interprète. En bénéficiant de sa protection, il nous eut été possible de naviguer jusqu’à Mélinde, Mombaz, Zanzibar, la côte de Zanguebar et le canal de Mozambique. C’était un vaste programme ; il avait plu à Trémisot, chef de notre comptoir de Mahé, comme il plut à Dumas lui-même et, pour l’exécuter, l’Entreprenant fit à Mascate en 1735 et en 1736 deux voyages dont la conduite fut confiée à Joachim Vincens, frère du premier mari de Madame Dupleix. Vincens qui devait aller à la côte d’Afrique, mourut malheureusement à Mascate au début de 1737 et comme il laissait une situation des plus embarrassées, l’opération dont il était chargé fut abandonnée ; elle ne fut jamais reprise. (A. C. C2 75. p. 292-296).

Ces différentes opérations ou ces divers projets indiquaient chez Dumas une volonté très nette de faire bénéficier la France de nouveaux débouchés ; on ne voit cependant pas qu’il ait jamais eu l’idée de constituer un empire territorial proprement dit ; à part l’acquisition de Karikal, qui nous donna à peine deux lieues dans les terres. Dumas n’avait envisagé que des établissements limités à la côte, où arriveraient les produits de l’intérieur du pays. Il ne se souciait pas des embarras d’une administration indigène, qui lui était indifférente, et il ne paraît pas avoir prévu très nettement qu’il eût pu tirer d’un territoire agrandi des ressources financières suffisantes pour se passer des fonds de la métropole. On doit d’autre part reconnaître que s’il était parvenu à créer les divers comptoirs auxquels il songea, ils n’eussent même pas constitué l’embryon d’un empire mais seraient restés des postes isolés, très distants les uns des autres et d’autant plus onéreux que les frais généraux eussent été répartis sur des unités plus nombreuses et chacune de peu d’étendue.


L’ingénieur Cossigny, directeur des travaux de Pondichéry, qui connaissait tous les projets de Dumas et les approuvait, craignait déjà que, par peur des dépenses, la Compagnie ne refusât ces offres et cependant, lui disait-il dans une lettre du 25 janvier 1740, « il ne se présente qu’un moment dans la vie d’accepter ou de refuser ces offres avantageuses, de nous étendre sans violence, sans occupation, sans coup férir, moment qu’un million d’événements, autant de circonstances font éclipser sans retour ». (A. C. C2, 79, p. 68).

Sans retour !… et Cossigny ajoutait encore ces mots qui ont comme une signification prophétique :

« À la réserve d’une acquisition faite hier dans le Tanjore, la Compagnie possède-t-elle en propre un pouce de terrain de plus qu’elle ne possédait il y a 40 ans ? Ce serait pourtant, selon moi, par l’extension de son domaine en quantité d’endroits, s’il était possible, de ces vastes pays, qu’elle serait au-dessus des événements de la mer, qu’elle pourrait charger tel nombre de vaisseaux qu’il lui plairait d’envoyer en Europe. »

Dupleix n’exposera pas un autre programme douze à treize ans plus tard, mais il le précisera mieux. Dans la pensée de Cossigny, reflétant très vraisemblablement celle de Dumas, son ami, ce programme était simplement entrevu, comme on entrevoit les formes indécises d’un paysage à travers les brumes du matin.


L’occupation de Karikal, suivant de près l’expédition de Moka, avait donné à Dumas une autorité personnelle que nul ne discutait, mais rien ne valut pour sa gloire et pour l’honneur de la nation, l’attitude qu’il prit au cours des événements dont les Marates furent les auteurs en 1740 et en 1741. Rien non plus ne mérite d’être mieux connu, si l’on veut se rendre un compte exact de la situation des Français dans l’Inde au moment où Dupleix prit le gouvernement de Pondichéry.

Donc, au printemps de 1740, le nabab du Carnatic Dost Ali vivait dans une heureuse sécurité sous la suzeraineté très affaiblie de Nizam oul Moulk, lorsqu’il apprit que les Marates se préparaient à envahir ses États. Ils étaient appelés par le roi de Tanjore et par quelques paliagars du sud, qui désiraient se libérer de la menace ou de la domination de Sabder Ali et de Chanda Sahib, l’un fils et l’autre gendre du nabab, dont le premier poursuivait la conquête de Tanjore et le second avait conquis Trichinopoly en 1736. Dost Ali les appela à son secours ; mais tandis que ces princes, contrariés dans leurs intérêts personnels, se dirigeaient à petites journées vers Arcate, les Marates, au nombre d’environ 60.000 cavaliers et 150.000 pions, commandés par Ragogy Bonsla et Fater Sing, s’avançaient vers les montagnes qui protègent le Carnatic. L’armée de Dost Ali, forte seulement de 7 à 8.000 chevaux et 15.000 pions, en gardait le pied du côté d’Arcate, par où elle comptait être attaquée. Ragogy Bonsla gagna à sa cause un paliagar qui occupait à Canamé, à trois journées d’Arcate vers l’ouest, un passage extrêmement difficile ; il descendit ainsi dans la plaine sans opposition et à la faveur d’une grosse pluie qui empêcha les Maures d’avoir connaissance de sa marche, il vint à la pointe du jour tomber sur l’armée de Dost Ali, qu’il mit en déroute presque sans combat. Le nabab et l’un de ses fils furent tués (20 mai). Le lendemain, les Marates entraient dans Arcate et y faisaient un butin considérable.

Cette défaite jeta dans tout le pays une terreur inexprimable ; maures et gentils se sauvant d’ennemis qu’ils croyaient déjà à leurs trousses, vinrent se réfugier en masse à la côte et notamment à Pondichéry qu’ils regardaient comme l’endroit le plus sûr et ceux qui avaient des denrées à Arcate et dans les terres les y transportèrent au point de remplir les maisons et de rendre la circulation dans les rues presque impossible.

Le cinquième jour après la bataille, la veuve de Dost Ali et toutes les femmes de la famille du nabab avec leurs enfants se présentèrent à leur tour à la porte de Valdaour, demandant asile dans la ville. Que faire ? Les recevoir, c’était s’exposer à attirer les Marates jusqu’à Pondichéry. Leur refuser l’hospitalité, c’était courir le risque, en cas d’un retour de fortune toujours possible dans l’Inde, de les avoir pour ennemis irréconciliables et faire le plus grand tort au commerce de la Compagnie. Le Conseil se réunit et après avoir examiné cette alternative, se résolut sans hésiter et d’une voix unanime pour le parti le plus honorable. Nous eûmes dans l’Inde des succès plus retentissants ; aucun ne fut plus héroïque que cette protection si simple et si dangereuse accordée à une famille de vaincus.

Cependant Sabder Ali arrivé à une journée d’Arcate deux jours après la bataille s’était réfugié dans Vellore avec 7 ou 800 chevaux, et Chanda Sahib ayant appris en route la mort de son beau-père était retourné à Trichinopoly. Sabder Ali, réduit à l’impuissance, entra en pourparlers avec les vainqueurs et obtint leur retraite moyennant la promesse de quatre millions de roupies dont partie fut payée comptant.

L’acte chevaleresque de Dumas et de son Conseil ne tomba pas sur un sol ingrat. Lorsque Sabder-Ali eut fait la paix avec les Marates, il tint à venir lui-même à Pondichéry remercier le gouverneur, et pour rehausser l’éclat de la visite, il emmena avec lui son beau-frère Chanda-Sahib et une suite nombreuse. Ce fut une belle chevauchée ; il y avait, sans compter la foule bariolée des cavaliers et des pions, un grand nombre d’éléphants caparaçonnés d’étoffes lamées d’or ou d’argent. Aux limites de notre établissement, le nabab trouva, en descendant de palanquin, le gouverneur qui l’attendait, entouré de tous ses employés et officiers. Tous deux s’embrassèrent au bruit du canon avec beaucoup de démonstrations d’amitié et de politesse, puis le nabab et sa suite s’en furent au Jardin de la Compagnie où des installations leur avaient été préparées (1er septembre). Après deux jours consacrés aux pleurs et aux gémissements, suivant la coutume des Maures, Sabder-Ali fut reçu solennellement au palais du gouverneur ; il se servit, en s’adressant à Dumas, des expressions les plus vives et les plus affectueuses pour lui témoigner sa reconnaissance et les cadeaux d’usage furent échangés : Dumas reçut pour sa part trois éléphants.

Le lendemain, ce fut au tour du gouverneur de rendre sa visite au nabab, qui prolongea son séjour jusqu’au 17 septembre et partit alors pour Gingy. La sécurité n’étant pas rétablie dans le pays où quantité de paliagars s’étaient révoltés, Sabder Ali et Chanda Sahib prirent le parti de laisser leurs femmes et petits enfants jusqu’à ce que les troubles fussent apaisés. Rentré dans ses États, Sabder Ali tint à donner un nouveau témoignage de reconnaissance à Dumas, dont l’attitude énergique avait inspiré la décision du Conseil : il lui céda en toute propriété l’aldée de Tedavanatom et les quatre aldées du territoire d’Archivac, qui était une des dépendances de Valdaour.

L’une des conditions de la paix avec les Marates consistait dans l’évacuation de Trichinopoly et du territoire de Tanjore qui devaient être rendus à leurs souverains respectifs. Seulement Chanda Sahib ne voulut pas rendre Trichinopoly et son beau-frère ne put ou ne voulut l’y contraindre. Les Marates, qui avaient commencé à rentrer dans leur pays, reparurent aussitôt à la côte Coromandel avec la double intention de reprendre à Pondichéry la veuve de Dost Ali et ses trésors et d’enlever sa capitale à Chanda Sahib. Ils commencèrent par Trichinopoly et ce fut encore Ragogy Bonsla qui dirigea les opérations. Ragogy commença l’investissement de la ville le 15 décembre 1740, en même temps qu’il faisait faire des démonstrations militaires le long de la côte depuis Porto-Novo jusqu’à Sadras. Au cours de ces démonstrations, Pondichéry ne fut pas directement menacé, mais Ragogy écrivit à Dumas une lettre pour le sommer d’avoir à lui payer tribut et de lui livrer la veuve et les trésors de Dost-Ali. Dumas refusa. Aucune puissance européenne n’avait encore osé résister aux princes de l’Inde et les Marates étaient les plus redoutés de tous les Indiens. « La France, notre patrie, répondit Dumas, ne produit ni or ni argent ; celui que nous apportons dans le pays pour y acheter des marchandises nous vient des pays étrangers. On ne tire du nôtre que du fer et des soldats que nous employons contre ceux qui nous attaquent injustement. » — « Cela est fort bien dit, riposta Ragogy, mais sachez que nous avons avec nous des marteaux et d’autres instruments d’acier pour réduire ce fer. »

Ragogy retenu par le siège de Trichinopoly qui ne succomba que le 30 avril 1741, ne put donner une suite immédiate à ses menaces et, lorsqu’il voulut le faire, son attention fut attirée d’un autre côté par des préoccupations beaucoup plus graves : le Nizam d’Hayderabad menaçait d’envahir le pays marate.

Ragogy conclut un accord honorable avec Dumas, qui sut être aimable et conciliant sans transiger sur notre honneur et sur nos droits.

« Nous pouvons avec justice, écrivait le Conseil à la Compagnie le 1er octobre suivant, attribuer un changement si heureux à la fermeté et à la bonne conduite tenue dans cette occasion, étant certain que ce sont les négociations sages que M. Dumas a entretenues avec les généraux des Marates, leurs officiers, les seigneurs maures en relation avec eux, ses bonnes façons pour les différentes personnes que les Marates ont envoyées ici, les discours prudents et mesurés qu’il leur a tenus, le bon ordre et la discipline que ces envoyés ont vu qu’on observait dans la place où tout le monde depuis le premier jusqu’au dernier sans distinction d’âge ou d’état était sous les armes, qui ont donné lieu à un si heureux dénouement. M. Dumas a représenté avec douceur à ces envoyés en se servant des raisons de justice et d’équité que les prétentions de leurs maîtres n’avaient aucun fondement et qu’il était résolu de soutenir cette place contre tous leurs efforts, qu’elle ne tomberait jamais de son vivant entre leurs mains et que tout ce qu’il y avait de Français dedans était résolu à s’ensevelir sous ses ruines, que cependant nous ne demandions pas mieux que d’être leurs amis. Le récit que ces députés ont fait aux généraux des Marates et de ce qu’ils ont vu et entendu nous en a attiré des lettres d’amitié et enfin un serpau qui est la marque la plus authentique d’une sincère union. »

Le départ des Marates ne rétablit dans le Carnatic, qu’une sécurité relative. Ces deux guerres avaient révélé l’impuissance politique et militaire du nabab et par tout le pays chacun des seigneurs tranchait du souverain dans ses terres, au grand détriment du commerce et des affaires. Les marchands n’osaient plus passer de commandes et les fabricants n’étaient pas sûrs de pouvoir les exécuter. La situation était la même à Madras où nos voisins, dans la crainte d’une attaque des Marates, avaient fait abattre de belles maisons trop proches de la ville, afin d’en dégager les défenses.

L’affaire des Marates est, dans sa simplicité héroïque, l’une des plus belles pages de notre histoire coloniale. Elle ne pouvait pas ne pas frapper l’esprit des contemporains, pour qui les grands hommes ne se conçoivent d’ordinaire que dans le passé. Ils furent plus justes à l’égard de Dumas dont la conduite ne trouva que des approbateurs.

Un habitant de Chandernagor qui se trouvait à Pondichéry au moment de la retraite des Marates écrivait en France que l’accueil fait aux Maures arrivés avec Sabder-Ali leur avait fait concevoir de la nation une idée toute autre que celle qu’ils s’étaient formée ; l’opinion qu’ils avaient eue du chef en particulier avait été singulièrement relevée, ils avaient été frappés de sa sagacité, de son génie et de son éloquence.

Ce qui l’avait le plus surpris, c’était de voir un ennemi puissant demander l’amitié de ceux qu’il voulait précédemment écraser. Un résultat si avantageux ne pouvait être attribué qu’aux mesures sages et bien concertées du gouverneur. Aux Maures, il avait accordé l’asile qu’ils demandaient, sans rien exiger en retour et leur reconnaissance n’en avait été que plus naturelle et plus profonde ; aux Marates il n’avait pas opposé un de ces refus brutaux qu’autorise souvent une vanité mal placée, mais il avait répondu à leurs menaces avec la fermeté qu’inspire le courage animé d’un bon droit, et sans jamais sortir de la modération il leur avait fait voir que leurs provocations étaient injustes. En même temps il n’avait rien omis pour pénétrer leurs sentiments les plus cachés et avec une grande habileté il s’était ménagé jusque dans leur conseil des intelligences qui l’avaient instruit de leurs moindres démarches.

Une conduite aussi honorable lui avait attiré l’estime des nations orientales, ses ennemis mêmes ne pouvaient lui refuser leur approbation et son mérite servait notre influence. Les Maures jusque-là si méprisants étaient soudain devenus plus sociables et promettaient à la Compagnie de protéger son commerce de préférence à tous les autres et d’augmenter nos établissements dans tous les endroits de leur domination. (A. C. C2 79, p. 210, 219-220).

Ainsi Dumas était devenu de son vivant une sorte de grand homme. Pondichéry, bénéficiant de sa gloire, était le rendez-vous des princes du sud de l’Inde. « Il n’y a pas de semaine ici, écrivait Cossigny au Ministre, que ce ne soit ou une ambassade de princes maures et gentils, ou une visite de ces seigneurs du pays que M. le Gouverneur se pique de recevoir toujours avec le plus de pompe qu’il peut pour donner une idée la plus avantageuse de la nation » (A. C. C2 79, p. 81). Le roi de Mysore lui-même, qui n’avait jamais eu aucune relation avec les Français, avait envoyé un exprès au gouverneur pour lui exposer que, quoique son maître ne redoutât rien au monde, pas même le Grand Mogol, il voulait cependant, sur l’estime qu’il avait conçue des Français, « faire toutes les avances pour acquérir leur amitié et celle du gouverneur de Pondichéry, le seul des Européens qu’il est bien aise de rechercher ». (A. C. C2 79, p. 68).


Anticipons maintenant un peu sur les événements. Dumas quitta l’Inde le 20 octobre 1741[5] et arriva à Lorient le 31 mai suivant. Il fut très bien reçu à Paris par le ministre et par la plupart des directeurs que la résistance aux menaces des Marates avait heureusement impressionnés ; mais toute la Compagnie ne partagea pas ces sentiments. Godeheu lui reprochait presque l’invasion des Marates, Duvelaër trouvait qu’on lui avait accordé trop d’honneurs, et d’Espréménil l’accusait d’avoir laissé l’Inde dans un triste état ; tel autre ne lui pardonnait pas d’avoir amassé une immense fortune, un peu au détriment des intérêts de la Compagnie et c’était vraiment le seul grief qu’on eût pu articuler contre lui, s’il n’avait pas été dans les attributions du gouverneur de faire du commerce, Dumas eut pu dominer toutes ces critiques par un faste qui lui était permis, mais en homme prudent et avisé il affecta d’ignorer les envieux, fit valoir ses services avec beaucoup de mesure et en peu de temps conquit toutes les sympathies. Loin d’attaquer Dupleix, qui ne l’avait guère ménagé dans l’affaire des roupies, il rappela ses services avec complaisance et générosité. Nommé dès son retour de l’Inde l’un des directeurs de la Compagnie, il y acquit une influence prépondérante. Lorsqu’il mourut le 29 octobre 1746, laissant près de 2 millions de biens[6], son nom fut honoré non comme un des plus grands, mais comme un de ceux qui glorifient une époque et illustrent une génération.


  1. Martin fut médecin de l’empereur mogol et mourut à Delhi en 1729.
  2. La Garde Jazier était neveu de Duguay-Trouin.
  3. 100 chacras valaient 43 pagodes.
  4. Sur les 100.000 chacras prêtés à Sahaji, 40.000 avaient été donnés en nantissement des huit aldées de Condagué. Vanjiour, Tentoucatou, Néravy, Darmabouram, Oulliapatou, Pologam et Mattacoudy. Moyennant un supplément de 20.000 chacras, Prapatsing nous en céda la toute propriété. Cela faisait en réalité une avance de 120.000 chacras au lieu de 100.000. Le reste de la somme, soit 60.000 chacras, servit à nantir trente aldées dont Tirnoular était en quelque sorte le centre. Quinze autres aldées autour de Pologam furent engagées dans le même temps pour une autre somme de 40.000 chacras. Nous nous trouvâmes ainsi, moyennant 160.000 chacras donnés ou prêtés, possesseurs de cinquante-huit aldées, dont treize en toute propriété.

    Le roi pensait pouvoir nous rembourser en trois ans, soit en riz, soit en numéraire : les récoltes étant le gage réel de notre créance. Si au bout de ce temps la dette n’était pas payée, elle devait porter intérêt à notre profit à raison de 1 % par mois.

    Suivant un recensement fait par Février à la fin de 1741. les quinze aldées données en nantissement pouvaient produire par an 219 garces de nelly, lesquelles estimées à 20 pagodes la garce, donneraient avec les droits seigneuriaux 4.741 pagodes, en sorte que la Compagnie pouvait être remboursée en moins de quatre ans du dernier prêt de 40.000 chacras.

  5. « Nous ne pouvons vous exprimer avec quels regrets nous le voyons partir, écrivait le Conseil supérieur à la Compagnie le 16 octobre ; la prudence et la sagesse de son gouvernement lui ont acquis l’amour et la confiance de toutes les nations tant d’Europe que des Indes à cette côte ; il y fallait nécessairement un chef aussi sage, aussi capable et aussi intelligent, surtout ces dernières années, pour terminer aussi heureusement qu’on a fait les affaires que nous ont suscitées les Mahrates et tous les inconvénients qui s’en sont ensuivis. » (A. P. t. 6.)
  6. Il avait acheté à Paris pour 180.000 liv. une maison non meublée à l’angle de la rue Richelieu et de la rue Villedo et à Stains pour 364.000 liv. une propriété toute meublée d’un revenu de 10.000 liv. de rentes. D’après Duvelaër, il aimait plus le faste qu’il n’avait de goût.