Dupleix et l’Inde française/2/0

Ernest Leroux (2p. vii-xvi).


INTRODUCTION


Nous avons raconté dans un premier volume les origines et l’enfance de Dupleix et nous avons suivi les débuts et le développement de sa carrière dans l’Inde jusqu’au jour où, après avoir été directeur au Bengale pendant dix ans, il fut nommé gouverneur de Pondichéry par actes des 30 décembre 1739 et 1er janvier 1740.

En cette partie de notre travail, nous n’avons relevé aucun événement d’un grand intérêt. Subordonné au Conseil supérieur de Pondichéry, Dupleix n’avait d’autre mandat que celui de développer le commerce de la Compagnie et l’on a vu qu’il s’y employa avec beaucoup de zèle et qu’il fut assez heureux pour donner satisfaction à ses chefs. Il réussit moins bien dans les affaires où ses intérêts étaient engagés. Après avoir gagné beaucoup d’argent, il compromit presque tous ses bénéfices sur mer, dans différents accidents de navigation, et quel que fut son désir de revenir en France, il se vit obligé de rester dans l’Inde pour y restaurer sa fortune.

Cependant, Dupleix avait en maintes occasions révélé un caractère hautain et susceptible et tout dans son attitude indiquait qu’il était beaucoup moins fait pour obéir que pour commander. Malgré les appuis dont il disposait à Paris, la Compagnie dont il dépendait eut pu le briser, elle préféra ne connaître que ses services et c’est pourquoi, lorsque le gouverneur Dumas voulut rentrer en France, elle lui donna sa succession.

Nous allons maintenant raconter les événements qui suivirent et qui s’étendent sur une période de plus de douze ans, jusqu’au rappel de Dupleix et à son départ de l’Inde le 15 octobre 1754.

On sait déjà, par l’enseignement général de l’histoire, combien cette période fut fertile en incidents militaires et diplomatiques de toute sorte. Après deux années de paix, sinon de sécurité complète, la France et l’Angleterre entrèrent en guerre et alors — pour ne citer que les faits essentiels, — c’est la prise de nos vaisseaux par l’escadre ennemie, la capitulation de Madras illustrée du conflit de Dupleix et de la Bourdonnais, les tentatives avortées contre Goudelour, le siège de Pondichéry, le traité d’Aix-la-Chapelle et la restitution de Madras. Puis, presque sans interruption, c’est la guerre qui recommence avec nos voisins à propos du Carnatic et du Décan et, en cette guerre où nous connûmes les plus beaux triomphes et les plus grands revers, c’est à côté de la bataille d’Ambour, de la prise de Gingy et de la merveilleuse épopée de Bussy à travers le pays du Nizam, nos échecs répétés devant Trichinopoly et la désastreuse capitulation de Law. C’est enfin la mission de Godeheu et la ruine de toutes les espérances de Dupleix que termine pour lui comme pour nous cette triste journée du 15 octobre 1754, où il vit la terre de l’Inde pour la dernière fois.

Nous aurions aimé comprendre tous ces évènements en un seul ouvrage, mais ils sont trop nombreux et leurs détails trop intéressants pour ne pas nous obliger à couper le récit. Nous arrêterons donc ce volume au traité d’Aix-la-Chapelle ou plutôt au jour où il fut appliqué dans l’Inde par la restitution de Madras, le 1er septembre 1749. Aussi bien ce moment marque-t-il la fin d’une politique comme il indique le commencement d’une nouvelle. Pendant les sept premières années de son gouvernement, Dupleix a donné d’abord aux travaux de la paix, puis consacré aux soins du siège de Madras et de la défense de Pondichéry, n’eut ni la pensée ni le loisir de chercher à s’étendre au delà de nos limites ; comme les Anglais eux-mêmes, il se considérait comme tenu à une certaine réserve à l’égard des princes indiens, dont la puissance quoique affaiblie paraissait encore fort imposante ; mais quand la paix fut rétablie, ses idées changèrent. Constamment gêné en ses opérations de commerce par le retard ou l’insuffisance des fonds qui venaient de France, il en arriva peu à peu à la conception qu’on ne serait à l’abri de tout mécompte que si l’on trouvait ces fonds dans l’Inde, sans attendre ceux d’Europe et sans passer par l’intermédiaire des banquiers. Mais alors il nous fallait un revenu territorial fixe, dont le recouvrement ne pouvait être assuré que par l’exercice d’un pouvoir politique. Et c’est ainsi que naquit puis se développa en l’esprit de Dupleix l’idée de constituer dans l’Inde à notre profit une sorte d’empire colonial, où nous serions à peu près les maîtres sous le pouvoir plus nominal que réel de princes indiens qui nous devraient leur trône ou leur sécurité.

Mais cette idée, qui devait changer la face de l’Inde et dans une certaine mesure celle du monde, il ne l’eut à aucun moment jusqu’à l’année 1749, et peut-être jusqu’en 1750. C’est donc moins le récit d’une politique définie et à vues lointaines que d’événements se succédant au gré du hasard des batailles que nous allons entreprendre.

On ne trouvera pas non plus en ce volume la preuve que Dupleix ait eu à l’égard des Anglais des sentiments hostiles, tenant au parti-pris ou à quelque grave malentendu ; il ne savait pas encore combien il est dangereux d’entretenir des relations même amicales avec ce grand peuple, et avec quelque naïveté peut-être, il crut d’abord qu’il serait possible de concilier les intérêts des deux, nations.

Si des événements diplomatiques ou militaires, nous nous retournons vers l’administration et le commerce, nous constaterons sans étonnement que, comme il arrive en toutes les guerres les nécessités de l’administration ne tardèrent pas à se confondre avec celles de la défense et que le commerce faiblit progressivement pour disparaître entièrement jusqu’à la fin des hostilités. Aussi l’histoire administrative et commerciale de cette époque sera-t-elle assez courte et pour ainsi dire épisodique ; cependant nous avons essayé d’en dégager les lignes essentielles, qui à la vérité sont des lignes brisées.

Assurément le lecteur qui aime en toutes choses l’ordre et la symétrie n’aura pas tout à fait son compte, en voyant que les événements ne se succédaient pas toujours avec une régularité parfaite ; parti comme un voyageur pour visiter des expositions lointaines, il lui arrivera plus d’une fois de se trouver au milieu d’un immense déballage de caisses d’où s’échappent les produits les plus riches et les plus divers ; il cherchera le dessin des allées et la forme des palais et n’y trouvera qu’une certaine confusion. Les splendeurs qui doivent parer l’exposition ne lui sembleront pas toujours suffisamment rangées, ni classées, ni distribuées. Mais c’est l’inconvénient de l’histoire lorsqu’on ne peut la fixer qu’avec des documents incomplets et souvent contradictoires. Et s’il est une architecture d’un livre comme d’une exposition, nous préférons avouer notre impuissance à établir un ordre absolu qui satisfasse à toutes les exigences : le seul expédient possible serait de négliger ou de passer sous silence les documents parfois disparates qui gênent l’écrivain, et il n’y faut pas songer.

Sous réserve de ces observations, nous avons divisé notre ouvrage en deux parties : dans la première nous avons exposé tous les faits d’administration générale qui n’ont pas un rapport direct avec la guerre et dans la seconde nous avons raconté la guerre elle-même.

Après un court exposé de la situation de l’Inde en 1742, de façon à fixer le cadre dans l’intérieur duquel vont se grouper tous les actes de Dupleix, nous avons continué par un aperçu un peu plus étendu de la politique de son prédécesseur Dumas, non pas qu’elle ait inspiré directement celle qui suivit, mais simplement parce que la connaissance des événements de la veille est presque toujours indispensable pour apprécier la valeur de ceux qui leur succèdent. Puis, achevant cette sorte de préambule, nous avons essayé de déterminer la physionomie et le caractère des divers correspondants de Dupleix et qui étaient presque tous des directeurs ou des anciens directeurs de la Compagnie. On était malheureusement au xviiie siècle moins prolixe de détails qu’on ne peut l’être de nos jours et les lettres qui nous ont été conservées, à part peut-être celles de Godeheu, ne nous donnent pas des indications assez complètes sur l’opinion qu’on se faisait en France de Dupleix et de ses services : cependant on peut dire que d’une façon générale ils étaient fort appréciés tant des ministres que de la Compagnie.

L’action commence avec le récit des événements administratifs ou commerciaux, et se poursuit par une description aussi sommaire que possible de la vie propre à nos divers établissements, notamment Chandernagor, Karikal et Mahé : les autres comptant pour peu de chose et n’ayant déjà que la valeur d’une tache sur une carte géographique.

L’interruption des affaires, provoquée par la guerre, créa des difficultés sans nombre pour trouver de l’argent et pour armer des navires. La Compagnie, soutenue par les ministres, recourut alors à des opérations, qui toutes ne furent pas vaines, mais dont quelques-unes donnèrent des mécomptes ; la plus importante se traduisit même par un désastre naval. Malgré l’aridité du sujet, il nous a paru utile et juste d’en faire connaître les parties essentielles.

La guerre avec les Anglais occupe le reste du volume.

Il est d’usage de dire et d’imprimer que la Compagnie et le roi ne firent rien pour venir en aide à nos comptoirs de l’Inde, menacés par l’ennemi. Il est certain qu’on eut pu prendre d’autres mesures que celles qui furent adoptées ; on a toujours beau jeu à critiquer les événements accomplis, mais si peu d’importance qu’on put alors attacher à la possession d’établissements si lointains et si peu étendus, la volonté du roi de ne pas recevoir les produits exotiques par des voies étrangères le détermina ainsi que la Compagnie à ne pas négliger les mesures qui pouvaient assurer la conservation de nos établissements et le maintien puis la restauration de notre commerce.

Nous transportant dans l’Inde, nous voyons comment la Bourdonnais et Dupleix organisèrent l’expédition de Madras et comment l’entreprise elle-même fut conduite. Ce sont d’assez longs chapitres et même après la publication en 1750 du volumineux mémoire de In Bourdonnais, consacré h sa défense, il ne nous a pas paru désirable de les résumer outre mesure. Nous avons apporté une attention spéciale à l’étude du fameux traité de rançon, qui fut la cause d’un conflit retentissant et nous avons essayé de dégager la philosophie de cette querelle avec autant d’impartialité qu’on le doit à des hommes dont l’histoire a consacré la grandeur.

À ce moment de notre étude, il semblera peut-être à quelques-uns de nos lecteurs que notre biographie de Dupleix se confond avec toute autre qui pourrait être consacrée à la Bourdonnais[1]. Nous n’en disconvenons pas, mais ainsi le veulent les événements où l’action des deux hommes est si étroitement unie que, même en parlant de Dupleix, c’est à la Bourdonnais, chef de l’escadre et maître de Madras, qu’il convient souvent d’attribuer le premier rôle.

Un chapitre entièrement inédit a été consacré à l’administration de Madras pendant les trois ans où cette ville fut en notre possession ; puis nous avons continué par le récit des quatre tentatives dirigées contre Goudelour et celui du fameux siège de Pondichéry, qui a illustré Dupleix. Malgré l’autorité des hommes engagés dans cette lutte. Paradis, Lawrence, Dupleix et Boscawen, ce ne furent quand même pas de très grandes opérations militaires.

On sait déjà que le traité signé à Aix-la-Chapelle le 18 octobre 1748 termina la guerre par la restitution mutuelle des conquêtes qui auraient pu être faites dans l’Inde. Nous terminons de même notre ouvrage par la rétrocession de Madras aux Anglais.

Il ne nous a pas toujours été possible en ce long récit de définir jusqu’à quel point Dupleix dirigea et commanda les événements, qui s’accomplirent sous sa responsabilité ; si nombreux que soient les documents restés à notre disposition, il en manque cependant un grand nombre ; les actes du Conseil supérieur de Pondichéry et la correspondance avec les comptoirs, qui ne seraient pas les moins précieux de tous, sont presque entièrement perdus. C’est pourquoi, comme dans le précédent volume, nous avons légèrement débordé la biographie de Dupleix en traitant parfois de questions concernant l’Inde française en général, et ainsi nous avons continué de justifier le titre même de notre ouvrage. Mais si nous n’avons pu toujours indiquer très exactement l’action ou la réaction de l’homme sur les faits, le rôle personnel de Dupleix, éclairé par les confidences de son biographe indien, Ananda Rangapoullé, nous apparaît cependant assez net pour que nous n’ayons pas la moindre hésitation à apprécier son caractère et son œuvre. Et l’homme reste bien celui dont nous avons fait précédemment l’esquisse, vaniteux et susceptible, mais génie clair, esprit tenace et ne s’embarrassant pas de subtilités juridiques pour réaliser les moyens qu’il estimait les meilleurs pour les intérêts de la France, qu’il a toujours mis avant tous les autres.

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Les sources auxquelles nous avons puisé sont de deux sortes : volumes imprimés et documents inédits.

Parmi les premiers, il convient surtout de retenir :

1) Le Mémoire pour la défense de la Bourdonnais, rédigé par l’avocat de Gennes, et paru en 1750 ; il contient avec 231 pièces justificatives un exposé en 282 pages de tous les événements relatifs à la guerre, depuis la constitution de la première escadre de la Bourdonnais en 1741 jusqu’au retour de ce dernier en France en 1747. Il est très habilement rédigé et ses conclusions semblent parfois convaincantes ; il convient cependant de ne les adopter que sous bénéfice d’inventaire ;

2) Le Journal d’Ananda Rangapoullé (1736-1760), manuscrit en tamoul, traduit en partie en français par Julien Vinson en 1894 et dont la traduction in-extenso en langue anglaise se poursuit actuellement à Madras. Sept volumes ont déjà paru : le septième s’arrête au 30 avril 1751. À côté de faits sans importance ou d’un intérêt très local et très particulier, ce volumineux ouvrage nous donne souvent sur Dupleix et sur sa femme des impressions qui ne les grandissent pas toujours ; tous deux nous apparaissent avec leurs sentiments naturels et l’on sait qu’au naturel l’homme ne se montre guère qu’avec des imperfections ;

3) Dupleix et la défense de Pondichéry, ouvrage de 450 pages paru en 1908. L’auteur de ce travail, le marquis de Nazelles, était un descendant de Bacquencourt, frère de Dupleix ;

4) Dupleix et Clive, par M. Dodwell, ancien conservateur des Archives de Madras. Ouvrage de 278 pages, publié à Londres en 1921 ;

5) La Bourdonnais, monographie de 482 pages, publiée en 1922 par Pierre Crepin ;

6) Divers ouvrages sur Dupleix, dont le seul important pour l’époque qui nous occupe est celui de M. Guénin. Celui de Cultru est de peu d’intérêt pour cette période et il vaut autant ne pas parler des autres (de Bionne. Tibulle Hamont, Castonnet des Fosses, etc.) ;

7) Enfin les documents publiés par nous-mêmes à Pondichéry et qui sont extraits des archives publiques de cette ville :

Correspondance du Conseil supérieur et de la Compagnie, T. II et III, années 1736 à 1738, et 1739 à 1742.

Correspondance du Conseil supérieur et du Conseil de Chandernagor, T. II et III, années 1738 à 1747 et 1747-1757.

Résumé des actes de l’État civil de Pondichéry. T. II. Années 1736 à 1760.

Les autres ouvrages très peu nombreux ou très peu importants, non cités ici, seront indiqués en notes au bas des pages, au fur et à mesure de leur utilisation éventuelle.

Les manuscrits les plus importants que nous ayons consultés se trouvent dans les dépôts suivants :

1° Archives de Pondichéry, notamment les tomes 7 et 16. Correspondance du Conseil supérieur et de la Compagnie, du 18 oct. 1744 au 10 janvier 1749, et correspondance du Conseil provincial de Madras, du 26 sept. 1746 au 4 décembre 1747.

2° Archives de Madras, dont la majeure partie se retrouve également à l’India Office ;

3° Archives de l’India Office :

Correspondance memoranda, vol. 12, 1743-1749.

Miscellaneous letters, vol. 32, 33 et 34, 1743-1748.

Coast and bay abstracts, vol. 4 et 5, 1734-1754.

4° Manuscrits du fonds français de la Bibliothèque Nationale :

Nouvelles acquisitions : nos 9147 à 9151.

Fonds Ariel : nos 8924 à 8934.

5° Enfin les Archives du Ministère des Colonies. C2 30, 31, 32, 76, 78, 79 et 82, et t. 6 à 10 de l’Inde, 2e série[2].


  1. V. P. Crepin : Mahé de la Bourdonnais. — Paris, 1922.
  2. Afin de ne pas surcharger le bas des pages par des références, qui distraient parfois d’une façon fâcheuse l’attention du lecteur, nous les avons autant que possible intercalées dans le texte, en les réduisant au minimum. Les plus longues seules ont été renvoyées en notes. Il faudra les lire de la façon suivante :
    Archives de Pondichéry : A. P., puis le numéro du volume.
    Archives du Ministère des Colonies : A. C.,           
    Bibl. Nat. nouv. acq. : B. N.,           
    Bibl. Nat. fonds Ariel : Ariel.,           

    L’indication des ouvrages imprimés se lira d’après les mêmes principes :

    Mémoire pour la défense de la Bourdonnais : Mémoire, puis le numéro ou la page de l’exposé général, ou le numéro de la pièce justificative ;

    Journal d’Ananda Rangapouilé : Ananda. puis la page du volume de l’édition anglaise ;

    Correspondanre du Conseil supérieur de Pondichéry et de la Compagnie ; C. P. C2, puis l’indication du tome et la pagination ;

    Correspondance du Conseil supérieur de Pondichéry et du Conseil de Chandernagor : C. P. Ch., mêmes indications.