Dupleix et l’Inde française/1/4

Champion (Tome 1p. 119-169).


CHAPITRE IV

Les relations de Dupleix et ses ambitions.


I. — Ses amis, sa famille.

Nous avons peu de renseignements sur la vie privée de Dupleix ; au xviiie siècle, on n’avait aucun souci de ce que nous appelons aujourd’hui « la petite histoire » ou les anecdotes, et Dupleix ne jouait pas un rôle assez important pour que les correspondances publiques ou privées attachassent un prix particulier à relater ses moindres actions. Les journaux qui se plaisent parfois à faire la renommée des gens même à leur détriment n’existaient pas à Chandernagor ; les seuls qu’on y lisait étaient le Mercure et la Gazette de Hollande et ils venaient d’Europe.

Dupleix avait 34 ans et il était célibataire. On ne nous dit point quel usage il fit de sa liberté, mais autant qu’on en peut juger par ce qui se passe aujourd’hui dans l’Inde, la chronique scandaleuse n’eut rien trouvé à relever en sa conduite. Il est des circonstances où l’homme doit à sa situation de s’enfermer dans une tour d’ivoire et de sacrifier ses goûts et même ses passions à des raisons d’état.

Aussi se trouva-t-il d’abord dépaysé et solitaire. En ces jours comme dans les jours actuels, la vie s’écoulait un peu monotone, en dehors des affaires. Le climat, sauf pendant trois mois d’hiver, ne se prête guère à l’activité et le temps se passe souvent dans une rêverie sans nom, à contempler sans les voir les barques à voile carrée qui se succèdent au fil de l’eau sur le vaste cours de l’Hougly.

Fort heureusement, il fut très occupé le premier hiver par le chargement des vaisseaux d’Europe et de ceux de l’Inde et il prit ainsi doucement l’habitude de vivre en une sorte d’isolement moral. Il n’avait aucune maison où il pût aller avec confiance. Les familles Guillaudeu et Saint-Paul, les premières par leur rang social, ne lui convenaient pas ; elles brouillaient tout le monde par leurs contes et qui voulait vivre en tranquillité devait les fuir comme la peste. Dupleix préférait rester chez lui dans un appartement qu’il partagea d’abord avec Jacquart et de la Croix. Vivant avec ces deux témoins fidèles de sa conduite, il passait son temps comme il pouvait, attendant qu’il plût à Dieu de lui envoyer quelqu’un qui pût le soulager et à qui il pût ouvrir son cœur avec confiance[1].

Jacquart et de la Croix, personnages honnêtes mais médiocres, ne pouvaient en effet lui tenir lieu de famille absente, pas plus que lui faire oublier les heureuses journées passées à Pondichéry dans l’intimité de M. et Mme  Vincens. Il eut fallu à Dupleix un intérieur plus intime ; il songea à se marier. Mais qui épouser au Bengale ? Des mariages très honorables et très assortis s’y contractèrent dans la suite, mais si l’on en juge par les familles Saint-Paul et Guillaudeu, la bonne société devait être fort clairsemée en 1731. Dupleix pria plus simplement son frère de lui chercher une femme en France et de la lui envoyer ; mais avant que la réponse ne fut arrivée, il avait changé d’avis. Il se voyait trop d’embarras, trop de peines et de risques et son désir de se marier s’était refroidi. Il pria en conséquence son frère de ne plus songer à ce projet ; cependant, lui dit-il, « si elle venait, il faudrait l’épouser. »

Elle ne vint pas et Dupleix en fut très satisfait. Les risques et les peines comptaient peu dans sa résolution : la vérité est que dans l’intervalle il avait entrevu la possibilité puis acquis la certitude de voir la famille Vincens venir à Chandernagor et cette perspective lui avait fait oublier sa solitude et ses rêves d’avenir.

Il n’était pas d’ailleurs étranger aux résolutions de Vincens. Vincens, lui écrivit-il à plusieurs reprises au cours de l’année 1732, n’avait aucun avenir à Pondichéry. Le gouverneur ne l’aimait pas et sans doute ne lui accorderait ni faveurs ni avancement. Ne vaudrait-il pas mieux qu’il vint le rejoindre au Bengale, pour s’y livrer au commerce libre où il pourrait faire fortune ? Sans doute il lui faudrait donner sa démission de conseiller, mais il retrouverait aisément en quelques affaires les avantages perdus. Dupleix lui proposa de courir cette chance, en même temps qu’il écrivait à d’Hardancourt, directeur à Paris, pour lui recommander son ami comme second du comptoir (14 janvier 1732). Cette deuxième proposition était faite sans doute pour corriger l’échec éventuel de la première.

Vincens arrivé dans l’Inde en 1717 avait fourni une carrière honorable, mais n’avait pas gagné d’argent. La proposition de Dupleix le séduisit tout d’abord et il parut devoir l’accepter. Dupleix, tout heureux de cette nouvelle, lui écrivit le 8 avril :

« Je vous avoue que le parti de venir me voir m’a fait un plaisir aussi sensible que j’en ai ressenti de ma vie. Vous me dites en même temps que toute la famille voudrait faire la même chose. Elle n’a qu’à venir, je ne me démentirai jamais à cet égard. Ne croyez donc pas m’embarrasser… j’en écris à Madame Albert. Elle peut venir en toute sécurité et ses filles trouveront mieux à s’établir. J’attendrai avec impatience votre réponse à tous pour vous apprêter des appartements. Je fais déjà travailler à plusieurs cadres de lit, afin qu’en arrivant vous ne soyez pas obligés d’aller quêter des lits chez personne. Je ne sais comment ma commère Jeanne (Madame Vincens) s’accommodera de tout cela et si elle voudra vous suivre. La mer est un obstacle qui me fait craindre sa préférence pour Pondichéry. »

Ainsi Vincens, en venant à Chandernagor, risquait d’y venir seul. La vie nouvelle qui s’ouvrait devant lui l’exposait à courir les mers pour les besoins du commerce et à ne se trouver au Bengale que fort occasionnellement. Dans ces conditions ne valait-il pas mieux laisser sa femme et sa nombreuse famille à Pondichéry, où elles avaient leurs habitudes ? Mais au moment de prendre une résolution définitive, il hésita, il différa, il ajourna. Dupleix combattit ces irrésolutions par des arguments où la passion contre Lenoir le disputait à l’intérêt pour Vincens. À ses yeux le départ de son ami, interprété comme une protestation contre la politique du gouverneur, lui porterait un coup terrible et sans doute suffisant, après tant d’autres, pour l’abattre complètement (5 juin). À un point de vue personnel, Vincens n’avait rien à gagner en restant au Conseil ; au service de la compagnie les capitaines et subrécargues étaient les seuls à s’enrichir. Les gens qu’il avait servis ne l’avaient jamais payé de retour ; il avait toujours été dupe de son bon cœur et devait surtout se défier de la Bourdonnais qui n’était qu’un beau discoureur, sur qui l’on pouvait à la rigueur être confidentiellement édifié. (13 octobre). Le moment était venu de se corriger ; autrement l’âge l’empêcherait de profiter des bonnes occasions. Voulait-il toujours mener la vie d’un malheureux ? « Au nom de Dieu, mon cher ami, lui disait-il (5 juin), ne faites point tant de châteaux en Espagne et attachez-vous à une seule chose fixe qui puisse vous rapporter du bénéfice et où pouvez-vous le trouver, si ce n’est auprès de moi ? » Dupleix lui réservait le voyage de Chine dont le bénéfice assuré devait le mettre en situation de se passer de tout le monde.

Cependant Vincens avait fini par accepter ; il écrivit (10 août) qu’il partirait en février 1733. Dupleix lui répondit le 13 octobre :

« J’ai examiné en habile confesseur votre confession du 10 août, que la commère avait déchirée, aussi bien que la lettre du 11. L’une et l’autre me confirment de plus en plus qu’il faut que vous songiez promptement à gagner du bien. Vous ne le pouvez faire mieux qu’en profitant des offres que je vous ai faites et que je réitère encore. Je vous attends ici au mois de février ou de mars prochain. Vous ne pouvez presser la commère de vous suivre. Habituée à se voir au milieu de sa famille, elle aurait de la peine à la quitter ; aussi ne faites rien, mon cher compère, sans la consulter… Je compte fort sur la promesse que vous me faites de venir me trouver en février ; vous ne pouvez choisir une plus belle saison ; je vous attends donc, mais souffrez que je vous répète encore que je ne vous croirai que lorsque je vous saurai en rivière. Ne vous arrêtez pas aux discours des Jésuites, de Dubois, de la Bourdonnais. Ils ne songent qu’à leurs intérêts, non aux vôtres. Ils vous regardent comme leur homme d’affaires et se moquent de vous après que vous avez bien travaillé. Tous ces gens sont riches. Comment se sont-ils enrichis ? En naviguant. Depuis 1717 vous êtes dans l’Inde ; qu’avez-vous fait pendant ces quinze ans ? Où est votre fortune[2] ? »

D’autres lettres furent échangées ; aucune n’infirmait la résolution de Vincens. Il assista encore au Conseil de Pondichéry le 18 mars 1733 ; le 9 avril sa signature ne figure plus au bas des actes. Dans l’intervalle, il était parti pour Chandernagor avec toute sa famille par les bots l’Alcyon ou l’Orient, qui mirent respectivement à la voile les 27 et 28 mars. Les lettres écrites à ces deux dates par le Conseil supérieur à celui de Chandernagor ne font pas mention de ce départ.

La famille de Vincens ne pouvait passer inaperçue. En dehors du chef même de la communauté elle comprenait sa femme, sa belle-mère, ses belles-sœurs Marie Françoise, déjà mariée à M. Aumont depuis 1728, Suzanne Ursule et Rose Éléonore et ses propres enfants au nombre de six encore vivants.

Cela faisait douze personnes. La tribu d’Israël n’était pas plus nombreuse à son origine. Et celle de Vincens s’accrut encore en 1734 et 1736 par la naissance de Pierre François Xavier et de Marie dite Chonchon, la même qui plus tard faillit épouser le marquis de Bussy.

Dans une lettre du 19 décembre 1735, Dupleix dit de cette famille qu’elle était la meilleure de l’Inde française, non qu’elle fut la plus fortunée, mais elle était l’une des plus considérées. M. Albert avait laissé la réputation d’un galant homme et tous ses enfants se recommandaient par leur intelligence, leur beauté et leur parfaite éducation.

Sous la protection de Dupleix, la fortune de Vincens commença à s’améliorer ; Dupleix l’associa à toutes les entreprises commerciales auxquelles il s’intéressa lui-même. Et la douce intimité de la côte Coromandel reprit au Bengale, dans une atmosphère paisible de confiance et de sécurité. C’était là que Dupleix aimait à se reposer des fatigues de la journée et du souci des affaires ; il y oubliait avec plaisir les bassesses et les mesquineries de la plupart de ses administrés.

Les longues et lointaines absences de Vincens jetaient seules une ombre de tristesse sur ces jours heureux, puis vint en 1738 la mort qui prit le mari et ouvrit à la femme de nouvelles destinées et l’on sait déjà que Madame Vincens devint Madame Dupleix.


La famille Vincens fut hors de doute celle que Dupleix aima d’une affection sans réserve ; il n’aurait pu cependant la fréquenter à l’exclusion de toutes autres sans susciter quelques médisances, encore que rien ne les justifiât ; aussi n’avait-il fermé à personne l’hôtel de la direction. La nature de ses fonctions l’obligeait d’ailleurs à recevoir très largement. Il recevait Français et étrangers avec une égale bonne grâce ; Sichtermann et Braddyl vinrent quelquefois le voir et il offrit souvent une hospitalité prolongée à quelques négociants anglais de Calcutta. Il tenait à les bien traiter, mais ce n’était pas sans quelques sacrifices personnels.

Alors que le Gouverneur de Calcutta était meublé et éclairé et avait en outre 500 roupies par mois, sa table et tous ses domestiques blancs et noirs payés, la batterie de cuisine, la vaisselle de table, et le linge aux dépens de la Compagnie, Dupleix, avec 222 roupies, devait faire face à toutes ces dépenses et meubler encore la loge. « Il eut volontiers, disait-il, abandonné son traitement à la Compagnie, si elle eut voulu payer les dépenses de sa table, les domestiques, la chandelle et enfin ce qui dépend d’un ménage. »

Déjà en son rapport de 1727, il se plaignait que le directeur du Bengale ne fut pas en état de recevoir les étrangers comme le demandait sa situation. Le 31 janvier 1733, la Compagnie porta ses appointements de 4.000 à 5.000 livres par an : ce n’était même pas une augmentation de 25 roupies par mois. L’avantage restait toujours aux étrangers[3].

Mais ses principaux hôtes étaient les employés et notables de Chandernagor et les capitaines des vaisseaux d’Europe. Chacun était reçu avec cordialité ; quelques-uns cependant plaisaient de préférence. Pour avoir quelque raison de les réunir de façon plus intime, Dupleix eut l’idée de créer sous une apparence plus badine que sérieuse une chevalerie sui generis, dont il établit lui-même les statuts. On n’était admis que si l’on plaisait. Les femmes n’étaient pas exclues et l’on s’appelait mutuellement frères et sœurs sans aucune cérémonie.

Les heures passées dans ce cercle faisaient oublier à chacun la patrie absente et les fêtes plus brillantes mais aussi plus maniérées de la métropole. On causait, on lisait[4], on faisait de la musique. Dupleix lui-même était un bon exécutant ; il avait jadis apporté de France une basse de viole et il en jouait souvent. Avec des musiciens achetés à Chinsura, il avait créé une sorte d’orchestre que dans sa correspondance il qualifie de symphonie[5].

« Nous tâchons de nous divertir, écrivait-il à Pondichéry le 19 décembre 1785 à M. de Saint-Georges, commandant du Triton, et nous avons établi une chevalerie dont vous entendrez parler. Elle nous procure des assemblées où l’on se réjouit à merveille, mais nous ne recevons dans cet ordre que gens dont l’humeur convient à la Société. Tout autre en est expédié. Ainsi voyez si vous convenez. L’on pourra, à ma considération, vous passer bien des choses, et si vous ne pouvez venir vous-même pour être reçu, je vous promets, aussitôt que vous aurez passé votre supplique, que l’on vous enverra la croix, les brevets et les statuts[6]. »

La lettre suivante, adressée à Vincens le 4 mars 1736, se réfère au même objet malgré quelques digressions. Elle sort un peu du ton des lettres officielles ; c’est pourquoi nous la publions de préférence ; la pensée, le tour d’esprit et, dans une certaine mesure, l’humour de Dupleix s’y révèlent au naturel :

« Sœur Jeanne (Madame Vincens) a senti les premiers effets d’une grossesse, ce qui l’a obligée d’être plus souvent couchée que debout. La sœur Manon (Madame Aumont) est, depuis quelques jours, fort incommodée d’un grand mal de tête avec la fièvre ; elle a voulu, il y a quatre jours, nous faire peur à tous, mais grâces à Dieu, nous en avons été quittes pour la peur : elle est à présent hors d’affaire. La sœur Ursule attend frère Jacob avec une diable d’impatience, elle sent des démangeaisons terribles qui ne peuvent cesser sans son secours. La sœur Rosette (Madame d’Arboulin) toujours belle, voudrait bien que frère Carloman fût ici ; elle dit que voilà bien du temps inutile qu’elle employait bien mieux l’année dernière et, dut-il en coûter deux ou trois attaques de rétention d’urine à Carloman, elle ne le ménagerait pas. Mère Rose (Madame Albert) se porte à merveille ; elle passe son temps à l’ordinaire, c’est-à-dire que de gronder ses mosses, ses nourrices et les ayas, sont tout son passe-temps. Frère Louis (probablement le Conseiller Louis Nicolas de Saint-Paul) est de plus en plus amoureux de la petite Joly qui l’est aussi de lui[7] ; la mère qui en faisait sy il y a quelque temps voudrait, à ce que l’on dit, faire conclure l’affaire, mais le père à qui la vue s’est redressée n’en veut point du tout entendre parler ; il s’est entêté de Ladhoue que la mère et la fille n’aiment point ; de tout cela je conclus que frère Louis ni ce dernier ne l’auront point, il viendra un troisième qui l’emportera. Frère Cosme a toujours la face blême, les chaleurs pourront le remettre. Ce sont tous les frères et sœurs qui nous restent. Nous attendons les autres avec impatience pour recommencer les chapitres, afin de remettre les statuts en vigueur, car je me doute bien qu’il y aura eu de grands relâchements de la part des frères ; en tout cas je salue toujours ceux qui sont avec vous et j’ai préparé le plus beau bene qui fut jamais pour le temps de votre heureuse arrivée, que je souhaite et attends avec impatience[8]. »

Nous ne savons combien de temps dura cette confrérie sous la forme que lui avait donnée Dupleix, mais il n’en est plus question après 1735 et nous supposons qu’elle avait disparu, pour laisser seulement subsister entre ses membres les relations ordinaires de la vie. Les d’Arboulin et les Aumont, pour ne parler que de ceux-là, restèrent jusqu’au dernier jour dans son intimité et ne cessèrent pas de faire pour ainsi dire partie de sa maison. Dupleix avait pour eux et surtout pour Aumont une estime particulière. Lorsque ce dernier mourut à Bassora en 1738, il le regretta avec une sincère émotion.

En dehors de ces amis qui habitaient tous Chandernagor, Dupleix entretenait par lettre des relations cordiales avec divers personnages qu’il avait connus à Pondichéry et que les hasards de l’existence avaient ensuite dispersés. De ce nombre étaient Trémisot, directeur à Mahé et Dulaurens, resté conseiller au chef-lieu. Dupleix leur écrivait sur le ton d’une aimable confiance en les traitant de « compères », mot fort usité au xviiie siècle. Il n’hésitait jamais à leur rendre tous les services en son pouvoir. Il était plus rude d’allure avec les autres conseillers et il y en avait certains comme Dirois qu’il détestait profondément.

Le cercle de ses amis resta en somme toujours très restreint, et si l’on en excepte Vincens il n’eut en réalité d’affection profonde pour personne. On ne saurait d’ailleurs s’en étonner : si l’esprit souffle d’où il veut, le cœur ne se donne pas à tout venant. Il nous faut pourtant parler de deux relations passagères qui parurent avoir fait sur son cœur une profonde impression, et dont l’une eut de grandes suites historiques, nous voulons parler de son amitié pour Saint-Georges et pour Godeheu.

Saint-Georges était capitaine d’un des vaisseaux de la Compagnie. Dupleix le reçut à Chandernagor et s’éprit pour lui d’une affection véritable. Après son départ pour la France, il lui écrivit une lettre émue : « Exposé à tout un public, je suis obligé de me gêner et souvent je parais content lorsque je suis rempli des soucis les plus chagrinants. Cependant contre ma coutume, je n’ai pu résister à la douleur de cette séparation, et tout le monde s’aperçut bien le lendemain que je n’avais plus mon cher Saint-Georges… » Cette note étant unique dans la correspondance de Dupleix, l’affection qui n’est pas monnaie courante n’en a que plus de prix.

Ses sentiments pour Godeheu étaient d’une autre nature et il est possible qu’on y trouve un alliage d’intérêt, si léger soit-il.

Godeheu n’est autre que son antagoniste de 1754. Fils du directeur des ventes à Nantes puis à Lorient, Godeheu de Zaimont avait été envoyé par la Compagnie dans l’Inde à la fin de 1735, en qualité de marchand principal, moins pour y remplir effectivement ce rôle que pour s’initier plus complètement aux affaires de la Compagnie. À peine arrivé à Pondichéry il passa en Chine où il resta jusqu’au mois de mai ou juin 1737. Alors il repassa à Pondichéry d’où il repartit pour le Bengale une quinzaine de jours plus tard par le Triton (7 août). « C’est une personne de mérite que nous avons vue avec plaisir », écrivait à son sujet le Conseil supérieur. Dupleix l’attendait comme un homme précédé de la réputation d’aimable cavalier. Il le reçut chez lui et l’hébergea pendant quatorze mois : les frais d’hospitalité devant être remboursés par son père en France ou par la Compagnie dans l’Inde. Ces frais s’élevèrent à 3.000 roupies. Pendant ce temps, il fut loisible à Godeheu de connaître dans tous les détails non seulement l’administration de Dupleix, mais la pensée même qui l’inspirait. Il connut ainsi plusieurs affaires importantes, notamment celle des roupies qui fut pour Dupleix l’occasion d’un franc conflit avec le Conseil supérieur, Dupleix ne lui cachait rien et ainsi s’établit entre eux une intimité sincère qui dura jusqu’en 1753. La façon dont elle se rompit est l’un des incidents les plus dramatiques et les plus poignants de notre histoire.

À quoi tiennent les destinées des peuples ? Il s’en fallut de peu que Godeheu n’épousât à Chandernagor l’une des filles de Madame Vincens et ne devint ainsi par la suite une sorte de gendre de Dupleix. Celui-ci voyait ce mariage avec déplaisir, il craignait qu’il ne lui causât de l’ennui en France, bien qu’à vrai dire il ne fut chargé de la conduite de qui que ce soit dans l’Inde. Fort heureusement la jeune fille avait d’autres visées. Avant même le départ de Godeheu elle épousa un Anglais nommé Barneval qui était une espèce de brute, mais l’un des plus riches partis de l’Inde. Dupleix fut charmé que la première affaire eut manqué. Lorsque Godeheu quitta l’Inde par le Comte de Toulouse, le 4 décembre 1738, l’alliance des deux hommes était faite. Godeheu devait soutenir à Paris les vues de Dupleix et il lui rendit en effet les plus grands services dans l’affaire des roupies. C’est sur ses conclusions que la Compagnie prit parti contre le Conseil supérieur.

Il n’est pas inutile de connaître quelles étaient les pensées de Dupleix sur son ami.

« C’est un aimable caractère, » écrivait-il à Bacquencourt le 16 novembre 1738. « C’est un fort honnête garçon dont j’ai tout lieu de me louer, lui répétait-il le 4 décombre, il s’est parfaitement bien comporté pendant son séjour ici de quatorze mois. Je te demande pour lui ton amitié, il la mérite par celle qu’il veut bien m’accorder… tu pourras savoir de lui tout ce qui se passe à la compagnie… C’est un garçon d’esprit et d’un grand sang-froid, cependant le cœur extraordinairement tendre… je m’attends qu’il sera près de toi mon confident en France ; ainsi aie pour lui bien de l’attention et des complaisances. »

Il écrivait à Godeheu père le 7 janvier 1707 :

« C’est un aimable garçon de qui j’ai tout lieu de me louer, il m’a assuré de son amitié, j’en fais un cas infini et je ne négligerai rien pour en mériter la continuation… C’est un garçon intelligent qui voit d’un coup d’œil de quoi il s’agit. »

Le départ de Godeheu causa à Dupleix un chagrin infini.

« Je ne suis pas encore habitué à ne plus vous voir, lui écrivait-il le 17 janvier 1739, et je ne jette qu’avec peine les yeux sur la chambre que vous occupiez. La lettre que vous m’avez écrite par le pilote a renouvelé ma douleur, elle m’apprenait que vous vous éloigniez à grande force… Les marques d’amitié dont elle est remplie ont été pour moi une vraie satisfaction, tandis qu’elles me faisaient sentir l’ami que je viens de perdre, ami que je regarde comme vrai et sincère et de qui l’amitié m’est très précieuse. Mes sentiments à votre sujet ne se démentiront jamais. Tel vous m’avez vu, tel vous me trouverez toujours… Donnez-moi souvent et amplement de vos nouvelles ; rendez-moi justice dans l’occasion et ne manquez pas de lier amitié avec mon frère entre lequel et vous je ne mets point de différence… »

Godeheu lui écrivit de son coté de l’Île de France le 9 février ; par la réponse que fit Dupleix le 5 janvier 1740 on peut supposer que Godeheu lui avait parlé de la Bourdonnais en termes peu favorables. Il était question « d’affronteurs » et de gens qui ne doivent leur protection qu’en retour de certaines complaisances. À qui ces expressions peuvent-elles s’appliquer sinon à la Bourdonnais que Dupleix méprisait depuis longtemps ?

La correspondance continua ainsi pendant quinze ans et sans doute les sentiments s’affaiblirent-ils peu à peu avec les souvenirs. 1754 fut moins une rupture qu’un dénouement.


Godeheu et Saint-Georges n’avaient été que des relations passagères. Vincens et Aumont ayant disparu, il ne restait plus à Dupleix en 1740 qu’un ami véritable et c’était son frère. Mais qu’est-ce qu’un ami lointain à qui l’on ne peut communiquer toutes ses pensées ? Aussi les quelques lettres de Dupleix à Bacquencourt qui nous sont restées sont-elles plus empreintes de confiance que d’expansion ; on sent que beaucoup d’années ont passé sur de mutuels souvenirs. Une sorte de respect distant sépare ces hommes qui ne devaient plus se revoir ; les services que l’un attendait de l’autre sans possibilité de retour accentuaient encore cette réserve et cette retenue. Cependant on peut dire que jamais Dupleix ne s’adressa en vain à l’influence ou à la bonne volonté de son frère et Bacquencourt se montra toujours disposé à le satisfaire selon ses désirs. Combien différait-il de son père, vieillard égoïste et morose, qui n’avait pas oublié au déclin de la vie ses autres passions de l’âge mûr. Il semble qu’il ait peu correspondu avec son fils et son fils non plus ne lui écrivait pas : Bacquencourt était leur trait d’union assez occasionnel. Le vieillard vivait, semble-t-il, d’une façon plus ou moins régulière avec une dame de Noyer qui elle non plus n’était pas jeune ; Dupleix demandait même à son frère s’il n’y avait pas dans cette union quelque mariage caché[9]. Lorsqu’il s’agit de solliciter la faveur de la Compagnie pour obtenir éventuellement le gouvernement de l’Inde, Dupleix eut soin de ne pas s’adresser à son père, dont le rigorisme eut pu tout compromettre ; il laissa faire Bacquencourt et des amis plus souples, plus adroits ; il ne réussit pas du reste en cette première tentative.

Le vieux Dupleix mourut à la fin de 1735, âgé de 76 ans. Peu de temps après, Dupleix perdit encore sa belle-sœur, deux de ses neveux et un oncle à la veille d’être fait maréchal de camp. Bacquencourt lui-même fut très malade et ne fut sauvé que par une saignée. Ces nouvelles parvinrent à Dupleix par les vaisseaux d’Europe, la première entre le 24 et le 31 juillet 1736, les autres entre les 19 et 24 septembre. Elles l’affectèrent diversement ; à cette époque il n’était guère mieux portant que son frère ; il avait mal à l’estomac depuis plusieurs mois et souffrait d’une diarrhée continue. Il écrivit à son frère que ces deuils l’avaient accablé au point d’en mourir ; en réalité la mort de son père laissa son cœur partagé entre le chagrin et la résignation. Le vieillard ne l’avait jamais aimé beaucoup et par sa mort il le lui fit bien voir. Il retint sur sa succession comme avancement d’hoirie une somme de 1.375 livres payées à des fournisseurs, de 1713 à 1721, avant que son fils ne partit définitivement pour l’Inde[10]. Ce procédé affligea Dupleix qui le manifesta en ces termes : « Cela m’a fait d’autant plus de peine que c’est une marque certaine que le bon homme n’avait pas pour moi la même tendresse que pour ses autres enfants et je suis au désespoir qu’il soit mort dans des sentiments que je ne méritais en aucune façon. »

La fortune laissée n’était pas considérable et Bacquencourt en était le légataire universel, avec charge de distribuer une certaine part à son frère et à sa sœur, Madame Desnos de Kerjean. Bacquencourt hésita un instant à accepter le legs pour ne pas leur faire tort ; puis sur les conseils des parents de sa femme il se ravisa.

La part de Dupleix consistait en quelques créances douteuses, des contrats de rentes sur les tailles, un peu d’argent comptant et les terres de Bruyère et des Gardes. Dupleix ayant envoyé à son frère toutes procurations requises, le pria d’affermer ou de faire valoir le domaine de Bruyère et abandonna à ses tantes le revenu de celui des Gardes. L’argent liquide alla rejoindre les fonds reçus de l’Inde.

Les règlements de succession soulèvent quelquefois de violents orages dans les familles ; il n’y eut dans la circonstance que des nuages fort légers. Madame de Kerjean était d’une grande facilité de mœurs ; elle n’était pas ennemie d’un certain libertinage ; malgré l’âge, elle recherchait les adorateurs et en trouvait dans toutes les conditions. Elle n’écrivait jamais à son frère ; après la mort de leur père, elle lui écrivit pourtant une très courte lettre datée de Reims, où elle était en bonne fortune avec un jeune officier de ses amis, et dans laquelle elle se plaignait de la préférence que leur père avait eue pour leur frère aîné. Celui-ci pensa de son côté n’avoir pas eu dans cette circonstance toute la confiance de son cadet, mais cette pensée fut vite dissipée par Dupleix lui-même :

« Je t’assure, lui écrivit-il, que je n’ai vu qu’avec peine que tu puisses douter de mes sentiments à ton égard. Rends-moi, mon ami, plus de justice, je le l’ai toujours rendue non comme mon aîné mais comme à un parfait homme et au plus tendre ami que j’ai dans le monde. Si ma sœur paraît avoir des sentiments différents, je la désavoue. »

Nous ne savons quel était le montant des divers biens échus à Dupleix. Dans une lettre qu’il écrivit à son frère le 13 novembre 1736, il lui annonce l’envoi prochain de 20.000 roupies en marchandises et en diamants et il compte que cette somme, jointe à la succession paternelle lui fera environ 200.000 livres d’argent comptant[11]. Or, au taux de 3 fr. 70 — valeur intrinsèque — 20.000 roupies faisaient 74.000 livres. Au lendemain de la mort de son père, Dupleix avait donc à peu près 125.000 livres de fortune stabilisée en France, sans compter les fonds engagés dans l’Inde dans des entreprises commerciales. Ce n’était pas la fortune, mais c’était loin d’être la misère. Avec 200.000 livres on pouvait faire une certaine figure même en France. Dupleix songea un instant à employer cet argent dans l’achat d’une charge de secrétaire du roi, mais il renonça vite à cette idée pour donner suite à une proposition éventuelle de son frère qui lui avait offert de l’intéresser dans le bail des fermes générales si lui-même pouvait en obtenir une part dans le renouvellement de 1738.

« Je me flatte, écrivait-il à Bacquencourt le 10 janvier 1737, que tu me donneras la préférence sur un étranger à qui tu pouvais céder la part que je puis prendre. Ajoutes encore, mon ami, qu’une somme aussi considérable qui paraîtra t’appartenir soutiendra ton crédit et t’en procurera même un plus important ; tu feras au reste ce qu’il te plaira. Je compte, si Dieu m’ayde, te faire encore passer l’année qui vient 20.000 autres roupies ; elles arriveront encore assez à temps avant la fin du bail, qui ne doit finir qu’en octobre 1738. Ainsi ce serait environ 250.000 livres que tu aurais à moi et dont tu pourrais disposer comme tu le jugeras à propos pour ton avantage et pour le mien. Le surplus, je l’emporterai avec moi ou j’en laisserai partie dans l’Inde, peut-être forcément. Tu dois bien croire qu’après avoir été dans un abîme d’affaires, il doit y avoir bien des queues. »

Ces dernières lignes sont une allusion à un retour en France qu’il envisageait à cette époque. La lettre continue en ces termes :

« Lorsque je prendrai le parti de me retirer, je ferai pour ton petit fonds comme pour le mien. Je ne puis t’envoyer de comptes à présent ; je ne pourrai le solder qu’au mois de mars prochain, mais tu peux compter sur un bénéfice de 25 % sur les 40.000 roupies que je t’ai intéressé dans le commerce des terres… »

Cette lettre arriva trop tard en France ; lorsqu’il la reçut, Bacquencourt pressé par les circonstances, avait accepté les propositions d’un nommé Barjac et s’était déjà associé avec lui. Mais il put néanmoins placer une partie des fonds de son frère dans des sous-fermes avec MM. Arnaud et Mauroy et Dupleix accepta cette disposition[12]. La lettre du 10 janvier se terminait ainsi :

« La fin de ta lettre du 12 février 1786 m’a fait un plaisir infini. Je l’ai lue et relue et plus l’envie me prend de me joindre à toi ; je vais y travailler de toutes mes forces ; c’est sur quoi tu peux compter. Dieu veuille bénir mes travaux et me faire la grâce de te rejoindre après une si longue absence et dans un état à pouvoir te faire honneur ; tu as bien raison de dire que deux frères honnêtes gens sont bien forts et que se soutenant réciproquement, ils peuvent se faire estimer et rechercher de tout le monde. Si mes souhaits sont exaucés, tu ne le seras jamais tant que je le désire et lorsque je serai auprès de toi, j’y contribuerai de toutes mes forces ; je désire ce moment avec impatience. Ce ne sera jamais assez tôt suivant les sentiments de mon cœur, je t’exhorte, mon ami, à ne point te chagriner et à ne prendre aucune résolution, dont lu puisses te repentir un jour. Si l’envie de te remarier reprend et que lu trouves un bon parti, je te conseille de ne point le refuser, d’autant plus que pouvant faire quelque bonne alliance qui nous donnerait de l’appui, ce serait être ennemi de toi-même et des tiens que de ne pas l’accepter. Je pense bien qu’il te sera difficile de retrouver ce que tu as perdu, mais peut-être seras-tu assez heureux pour retrouver aussi bien. Pour ce qui est de moi, mon ami, lorsque je serai auprès de toi, je verrai ce qui me conviendra ou plutôt à qui je conviendrai, car ma foi, à mon âge, l’on ne doit plus songer à choisir, trop heureux souvent de trouver[13]. »

« La façon de vivre à Paris, disait Dupleix dans une autre lettre[14], est peut être la meilleure pour faire un bon mariage ; on se voit si peu, lorsqu’on est dans un certain train de vie, que souvent l’on ne peut s’apercevoir des défauts de sa chère moitié. »

Bacquencourt se remaria en effet peu de temps après[15] : nous doutons que les conseils de son frère aient influencé sa détermination.

Nous connaissons mal les autres membres de la famille de Dupleix. Chez les parents de sa mère, les Massac, il avait une cousine, fort peu jolie, qui songea d’abord à se faire religieuse ; mais l’envie lui en passa assez vite et Dupleix prévoyait (1737) que « la petite » serait un embarras pour Bacquencourt, qui pourrait difficilement la placer. Il lui suggéra de la marier à Arnaud, qui était un très bon sujet. Cet Arnaud était sans doute le même que celui avec qui il était associé dans le sous-bail des fermes générales.

Un des frères de la petite Massac vint dans l’Inde en 1737 pour y faire le voyage de Chine avec le capitaine la Franquerie, mais il n’alla pas jusqu’à Chandernagor et Dupleix ne le connut jamais. Il se borna à le recommander à la Franquerie et à le défrayer de toutes ses dépenses. Il semble que Massac ait été reconnaissant des bons procédés que l’on eut à son égard.

Une autre cousine de Dupleix, une Montaud, fit en 1737 un assez bon mariage dont toute la famille se félicita.

Enfin Dupleix lui-même se maria avec Madame Vincens en 1741, mais c’est un autre récit que l’on trouvera plus loin, à la fin de ce volume.


II. — La succession de Lenoir. — Opinions de Dupleix sur Lenoir, Dumas et La Bourdonnais.

Lorsque Dupleix arriva à Chandernagor, ses vues d’avenir n’étaient pas encore très nettes. Parvenu fort jeune à l’une des situations les plus importantes de la Compagnie, nommé à 34 ans directeur de nos établissements du Bengale, très bien apparenté en France où son frère était fermier général, il pouvait très légitimement se permettre les plus hautes ambitions. Il avait disputé avec passion à Dirois le poste de Chandernagor ; ce poste où l’on était merveilleusement bien pour faire fortune lui convint assez les premières aimées pour qu’il ne songeât pas sérieusement à l’échanger contre le gouvernement de Pondichéry ; il n’écartait pas toutefois cette éventualité et sur le bruit qui courut dès 1731 que Lenoir, dégoûté de ses fonctions, demandait à rentrer en France, il pria son frère (30 novembre) d’intervenir auprès des directeurs de la Compagnie pour obtenir sa succession ; Bacquencourt ne devait épargner ni ses prières ni l’argent. Mais partagé entre le désir de faire fortune à Chandernagor et celui d’occuper une situation plus brillante à Pondichéry, Dupleix ne formula pas ses désirs avec une grande insistance ; trois mois après, se rendant compte sans doute qu’il s’était fié à de faux bruits, il demandait au contraire à son frère de le tirer de ce pays, où il s’ennuyait à mourir, et il laissa courir les événements, quoi qu’il dut advenir, disposé à les accueillir avec une égale sérénité. Nul doute cependant que, par vanité tout au moins, il eut été plus satisfait d’être nommé gouverneur de tous nos établissements.

Dupleix s’était trompé en escomptant la succession de Lenoir pour 1732 ou 1733 ; elle ne s’ouvrit qu’en 1735.

Lenoir n’a pas laissé dans l’histoire un nom retentissant. Ce sont surtout les occasions qui font l’homme et les occasions lui manquèrent pour déployer toute sa valeur. Son gouvernement se déroula dans une période de paix complète, où même les bons administrateurs ont peine à faire ressortir leurs qualités. À part ses démêlés avec Dupleix, il s’attacha à dégager les affaires des conceptions grandioses, où parfois elles se perdent ; il se conforma avant tout aux règles du bon sens. Ses observations à Dupleix sur le crédit et sur les emprunts furent manifestement empreintes de sagesse. Les opérations auxquelles il présida furent en général heureuses et plus tard, lorsque vinrent des années difficiles, on en invoqua le souvenir avec complaisance, avec trop de complaisance peut-être : Lenoir fut en effet servi par la paix européenne autant que par ses mérites personnels. Son nom resta longtemps populaire dans l’Inde, puis il s’effaça.

Dupleix n’avait jamais entretenu avec lui de bonnes relations depuis 1727, et, comme on s’en rendra compte au cours de cette histoire, ils passèrent leur temps à se faire la guerre à coups d’épingles. Un incident diplomatique relatif à un vaisseau suédois, permit en 1734 à Dupleix de supposer et d’espérer que Lenoir en serait la victime, et prenant ses désirs pour des réalités, il pria à nouveau son frère de lui faire obtenir sa succession. Mais, soit qu’il ne trouvât pas le terrain assez solide, soit qu’il fût encore retenu à Chandernagor par la nécessité de consolider sa fortune, il ne mit guère à réaliser son désir plus d’énergie qu’en 1731. S’il pria son frère et un nommé M. de Savalette, parent de sa belle-sœur, de plaider sa cause auprès des directeurs, il ne leur demanda pas de remuer ciel et terre, ni surtout de faire agir Plutus, le dieu du succès. En ne s’engageant pas à fond, il masquait de façon habile l’éventualité d’un échec et s’évitait à lui-même pour l’avenir les embarras d’une situation difficile.

Il est peu probable que l’incident du vaisseau suédois ait été la cause réelle du remplacement de Lenoir ; les documents officiels nous apprennent qu’il demanda spontanément à être relevé de ses fonctions. Le bruit de son départ commença à courir à Pondichéry au début de 1735 et c’était Lenoir lui-même qui le répandait. Dupleix pensa d’abord que le gouverneur parlait ainsi dans le dessein de mieux connaître les gens qui lui étaient hostiles et se réjouir ensuite de leur déconvenue. Lui-même déclarait qu’il ne faisait aucun château en Espagne, qu’il attendait avec tranquillité les événements et qu’il ne serait pas plus surpris du non que du oui. Il n’excluait donc pas à priori une solution qui lui fût favorable.

La décision de la Compagnie fut connue le 8 juillet de la même année par le Saint-Pierre qui arrivait des îles. C’était Dumas, plus âgé que Dupleix d’un an et dont les services étaient plus anciens que les siens, qui était nommé gouverneur et La Bourdonnais remplaçait Dumas à l’île Bourbon.

Dupleix supporta cet échec avec une résignation mitigée. Il dissimula naturellement ses sentiments dans la lettre sans caractère qu’il adressa à Lenoir lui-même le 19 décembre :

« J’ai reçu, lui disait-il, les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire de Pondichéry les 2 juillet, 12 août et 13 septembre dernier. Je souhaite que la présente vous trouve arrivé en bonne santé et que vous ayez moins souffert que dans vos autres traversées, ce que j’apprendrai avec plaisir… Je vous remercie des offres de service que vous avez la bonté de me faire. J’en profiterai dans l’occasion ; je souhaiterais pouvoir vous être utile dans l’Inde. Je vous prie de croire que j’exécuterai vos ordres avec exactitude, lorsqu’il vous plaira de m’en donner. Souffrez, s’il vous plaît, que je vous prie de me rendre justice auprès de la Compagnie[16]. »

Il dissimula également sa déconvenue à ses autres correspondants, tant aux Indes qu’en France, notamment à Burat, Groiselle, Trémisot, le P. Thomas, le P. Turpin, Castanier, d’Hardancourt, Saint-Georges, etc. ; à tous, il tint à peu près le même langage : bien des gens comptaient qu’il remplacerait Lenoir ; il l’espérait beaucoup moins qu’eux et la nomination de Dumas, qui l’obligeait à rester à Chandernagor, favorisait plutôt ses intérêts[17].

Le départ de Lenoir le consolait de tout et dans sa joie il voyait d’abord le bonheur commun ; à l’entendre la colonie subissait depuis neuf ans le plus dur esclavage ; on vivait sous un régime de terreur, mais maintenant les beaux jours allaient revenir et l’on pourrait penser plus librement. Il convenait seulement de se défier des vengeances lointaines et persistantes de l’ancien gouverneur. Qui sait si Lenoir de retour en Europe, n’allait pas céder à « l’humeur v’indicativc qui le possède toujours » et chercher à porter de nouveaux coups à ses ennemis de la veille ? Chacun devait s’y attendre et personne ne serait épargné[18].

Dupleix exprimait la même crainte à son frère : « Il n’y a nul doute, écrivait-il à son frère, que cet homme d’un esprit haut et remuant ne fasse son possible en Europe pour bouleverser toute l’Inde française. Rien ne le pouvait plus chagriner que d’être relevé par M. Dumas, l’homme du monde qu’il hait le plus. Aussi tu peux compter qu’il emploiera son crédit et celui de ses amis pour le culbuter et pour mettre en sa place son cher Dirois, qui lui a sacrifié son honneur cl sa réputation. »

Dupleix doutait cependant que Lenoir parvint aux fins qu’il lui supposait :

« L’affaire du Suédois, écrivait-il à Dumas le 17 août 1706, sera plus que suffisante pour empêcher M. Lenoir de faire dès l’abord montre de ce qu’il est capable. Cette fusée sera difficile à démêler. Je l’avais prévu dans le temps. Ses amis n’en croyaient rien. Je ne fais nul doute qu’à son arrivée on ne lui mette la main sur le collet et sur les urnes où il a ensablé son or et peut-être que réduit à la misère il sera sur la fin de ses jours réduit à mendier un misérable emploi, si l’incommodité que lui cause la mer jointe au chagrin dont il est rongé n’abrège ses jours. Il doit à sa présomption, à son orgueil et à son mépris pour tout le monde ce qui lui arrive aujourd’hui[19]. »

On aimerait un peu plus de modération dans la haine. Ici elle oblitérait le jugement. Non seulement on ne mit pas la main au collet de Lenoir, non seulement on ne le réduisit pas à une condition misérable, mais on en fit un des directeurs de la Compagnie, situation qu’il conserva jusqu’à sa mort.

Résigné à son échec, mais heureux du départ de Lenoir, Dupleix était plutôt satisfait de la nomination de Dumas. Depuis que celui-ci était parti de Pondichéry en 1723, leurs rapports n’avaient jamais été complètement suspendus ; on a vu plus haut que Dupleix et Vincens furent même associés un instant avec Dumas dans une propriété sise à l’île Bourbon. Dupleix salua ainsi son arrivée :

« Je vous fais mes compliments sur votre heureuse arrivée dans votre gouvernement et sur la justice que la Compagnie vous a rendue. En vous y nommant, elle ne pouvait mieux choisir. Tels sont mes sentiments sur votre chapitre. Je vous prie d’en être persuade et de me continuer votre amitié que vous m’avez conservée jusqu’à présent ; la mienne est toujours la même à votre égard ; il ne tiendra qu’à vous d’en faire l’épreuve quand vous le voudrez. »

Dupleix exprimait à d’autres personnes les mêmes sentiments. Il écrivait à St -Georges, le 19 décembre :

« Pondichéry m’a tendu les bras inutilement ; de toute éternité ce gouvernement était destiné à Dumas et certainement la Compagnie lui a rendu justice ; il le mérite de toute façon et ainsi nous sommes dans le dessein l’un et l’autre de lier une correspondance intime. Voilà à quoi a abouti de ma part tout le dépit que m’a causé sa nomination. »

Au P. Turpin : « Je ne doute pas un moment que vous n’ayez tout lieu d’être content de la douceur du gouvernement de M. Dumas. Son humeur est très compatissante et je sais que son naturel le porte à faire plaisir à tout le monde. En mon particulier je crois que la Compagnie ne pouvait faire un meilleur choix, d’autant qu’ayant des qualités bien au-dessus des miennes, il a encore par devers lui l’ancienneté de service, de façon que je n’ai point été surpris de sa nomination et je vous dis vrai[20]. »

On voudrait pouvoir ajouter que rien ne vint jamais troubler cette harmonie et que des rapports si heureusement commencés se continuèrent jusqu’au départ de Dumas. Mais une année à peine s’était écoulée que, pour des motifs qui viendront à leur place, Dupleix était entré en lutte avec Dumas et formulait contre lui des appréciations au moins exemptes de bienveillance. Dès le 10 décembre 1735, il écrivait en France à M. de la Farelle : « Dumas ne vous disait pas ce qu’il pensait lorsqu’il vous assurait que ses vues étaient du côté de la France. Il est vrai qu’elles y étaient ; mais c’était pour obtenir le gouvernement de Pondichéry en répandant de tous côtés bien de l’argent. Grignon pourrait vous en dire des nouvelles[21]. »

Dupleix toutefois était trop heureux d’être débarrassé de Lenoir pour accentuer ses critiques ; par contre il ne pardonnait pas à La Bourdonnais d’avoir remplacé Dumas aux îles. Il n’avait pas envisagé qu’il pût avoir lui-même cette succession moins considérée que celle de l’Inde ; mais il lui fut très pénible et il lui parut même odieux qu’elle fut attribuée à La Bourdonnais, plus jeune que lui d’un an et pour lequel il ne professait aucune estime. L’antagonisme violent qui se produisit dix ans plus tard entre ces deux hommes étant un de ces drames desquels l’historien aime à faire dépendre les destinées de l’Inde, comme s’il avait éclaté dans une atmosphère calme sans avoir été préparé dans le lointain, il nous paraît tout à la fois intéressant et utile de reproduire avec quelques développements les observations dont Dupleix crut devoir accompagner l’élévation de La Bourdonnais. Ces appréciations pour lesquelles il ne demandait pas le secret furent sans doute connues du gouverneur des îles qui, étant lui-même d’un caractère peu conciliant, dut en concevoir un ressentiment dont l’affaire de Madras ne fut que la conséquence logique et insoupçonnée.

Procédons par citations ; dans l’occurrence elles ont plus de valeur que l’analyse même la plus exacte. Dupleix écrit d’abord à La Bourdonnais, comme il avait écrit à Lenoir, sans laisser apparaître ses véritables sentiments : « Je vous félicite, lui dit-il, du choix que la Compagnie a fait de vous pour gouverner ces îles ; je souhaite que vous puissiez réussir dans toutes vos entreprises et que vous puissiez faire de l’île de France un lieu de sûreté et de rafraîchissement pour les vaisseaux.

« II est très nécessaire pour le bien du service que les chefs des établissements de la Compagnie entretiennent entre eux une bonne union ; je vous promets que de mon côté je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour n’y apporter aucune altération. Je suis très sensible aux offres de service que vous me faites ; j’en profiterai dans l’occasion comme je vous prie de faire des miens que je vous offre volontiers vous priant de me continuer votre amitié. » (Lettre du 19 décembre 1735)[22].

Cette concession faite aux convenances, Dupleix ne ménage pas la Bourdonnais avec ses divers correspondants. À Dumas : « La nomination de M. delà Bourdonnais à votre place aux îles m’a surpris, ainsi que toute l’Inde. Dieu veuille que la Compagnie n’ait pas lieu de s’en repentir. La vivacité et la pétulance du sujet me le font craindre. Je regarde ce gouvernement comme le plus difficile de l’Inde et auquel son humeur ne convient nullement. »

À Castanier : « Les espérances du sieur La Bourdonnais font peur ; que peut-on espérer lorsque l’on voit qu’un nouveau venu dont la réputation dans l’Inde est mal établie obtiendra dès l’abord un poste aussi considérable ? Que ne doivent pas craindre ceux qui sont dans les emplois de la Compagnie[23] ! »

À d’Hardancourt : « Je souhaite que la Compagnie retire des talents de M. de la Bourdonnais tout ce qu’elle en espère ; il n’y a dans toute l’Inde qu’une voix sur son chapitre. Il est vrai qu’elle ne lui est pas avantageuse. Peut-être se trompe-t-on ; il faut le souhaiter pour l’honneur de la Compagnie qui l’a sans doute mieux connu. M. Lenoir le connaît encore mieux qu’elle : il ne sera pas son apologiste. »

À Duvelaër : « J’admire la modestie de la Bourdonnais de s’être restreint au gouvernement des îles et je ne comprends pas la Compagnie de s’être laissée leurrer par les fariboles de cet évaporé. Que de belles promesses de part et d’autre ? Il n’y manque qu’une chose et la suite le fera voir. Je l’ai toujours dit : La Bourdonnais ira loin ou tombera dans le néant. Il ne peut y avoir de milieu chez lui. Dieu le bénisse et lui donne les forces nécessaires pour soutenir tout ce qu’il a promis. Faire beaucoup et ne rien promettre a toujours été ma façon de penser. Je mourrai dans ce système. »

Enfin à La Farelle : « La Bourdonnais n’a rien épargné pour obtenir ce poste ; tout a été employé et il a, dit-on, beaucoup d’obligations à son épouse. Je n’en crois rien ; elle est trop bien élevée pour avoir fait aucunes bassesses, mais cependant… ce diable de cependant ne vaut rien. Tous les officiers de vaisseaux le diront. Je ne sais pas si la Compagnie aura lieu d’être satisfaite de ce nouveau gouverneur ; il a trop promis pour ne pas manquer en beaucoup de choses[24]. »

Aucun document connu ne permet de contrôler ces jugements ou insinuations. Il est vraisemblable que Dupleix exagérait en représentant La Bourdonnais sous des traits aussi disgracieux : la querelle de Madras, où il montra lui-même peu de mesure, en est une preuve a posteriori ; mais il est probable aussi qu’il ne se trompait pas complètement, pas plus que La Bourdonnais n’était dans l’erreur en accusant Dupleix de vanité et même de fausseté[25], comme il l’a fait en ses mémoires. Ces faiblesses humaines n’empêchent pas toujours de réaliser de grandes actions ; alors l’histoire est pleine d’indulgence et c’est ainsi que Dupleix et La Bourdonnais ont été réconciliés par la postérité.

Si Dupleix ne fut point nommé gouverneur de Pondichéry, il reçut en revanche, et par manière de compensation, une gratification de 100 pistoles ou 1.000 livres pour les soins qu’il venait d’apporter à l’établissement de la loge de Patna. Il refusa d’abord de la toucher, la trouvant trop mesquine. « Je remercie la Compagnie, écrivit-il aux directeurs le 15 décembre, de la gratification de 100 pistoles qu’elle a eu la bonté de m’accorder ; c’est toujours une marque de sa bienveillance, mais… je croyais mériter autre chose. Je m’arrête et je crains d’en trop dire. Il est cependant à propos de vous dire que je n’ai point reçu cette gratification. Il est vrai que si elle eut été passée en augmentation d’appointements, je l’eusse acceptée avec plaisir. » Cette lettre n’était pas encore arrivée en France que la Compagnie lui renouvelait la même gratification par délibération du 23 mars 1736 et elle lui fut continuée l’année suivante.

Si l’on se rappelle que sa solde était seulement de 5.000 livres, cette gratification deux fois renouvelée, ne paraîtra pas trop misérable. Dupleix n’en fut pas satisfait. « L’ingrate Compagnie, écrivait-il à son frère le 28 novembre 1737, a cru devoir faire beaucoup en augmentant mes appointements de 100 pistoles et en me donnant deux gratifications de même somme. Une gratification de 100 pistoles est la récompense de tout, c’est le remède à tous maux et il faut encore que je la remercie comme si j’avais lieu d’être content. »

Cultru fait remarquer que le principe de ces récriminations était un orgueil basé sur une susceptibilité maladive. Nous ne le contredirons pas. Depuis le jour où, nouvellement débarqué à Pondichéry, Dupleix s’était vu attribuer la première place au Conseil, sa présomption avait toujours été très grande ; on eut dit qu’il se sentait marqué d’un signe prédestiné.


III. — Ses projets de retour en France. La mission Vincens.

La nomination de Dumas au gouvernement de Pondichéry ajournait à une époque indéterminée les espérances de Dupleix. Si Dumas, âgé seulement de quarante ans, restait dans l’Inde autant que quelques-uns de ses prédécesseurs et notamment Lenoir qui était revenu à Pondichéry en 1726, Dupleix approcherait de la cinquantaine, lorsque son ambition serait satisfaite. Encore n’était-il pas sûr de réussir ; déjà la voix publique désignait La Bourdonnais comme le successeur probable de Dumas et Dupleix lui-même ne considérait pas que cette nomination fut invraisemblable. Dumas était très protégé par Orry et surtout par son frère, Fulvy, commissaire de la Compagnie. N’étant pas venu dans l’Inde pour y conquérir des honneurs mais surtout pour y faire fortune, ne valait-il pas mieux pour Dupleix partir sans esprit de retour, si ses affaires le lui permettaient ? Or jusqu’en 1735, elles avaient convenablement réussi et son avenir était presque assuré. Aussi après la nomination de Dumas, songea-t-il très sérieusement à rentrer en France, où il pourrait faire bonne figure. Il en parla, il l’écrivit ; cependant il ne se décida jamais. La peur de l’inconnu, la crainte de lâcher la proie pour l’ombre sont autant de facteurs qui agissent puissamment sur le caractère même le mieux trempé, quand on n’est pas entièrement couvert contre les inquiétudes de l’existence ou les étroitesses de la fortune. Partagé entre le désir de quitter l’Inde où il n’espère plus occuper le premier rang et celui d’y rester pour accroître et consolider ses biens, Dupleix donnera ainsi pendant trois ans le spectacle d’un homme inquiet et indécis, trompant les autres et se trompant lui-même sur ses intentions véritables. Il ne se décida qu’en 1738 ; il avait alors fait en divers armements de grosses pertes qu’il fallait réparer. L’ouverture de la succession de Dumas paraissait de son côté devoir être moins éloignée qu’on l’avait d’abord cru et les chances de la Bourdonnais avaient diminué. Devant cette nécessité et ces perspectives, Dupleix n’hésita plus ; il renonça à tout projet de rentrer en France ou du moins l’ajourna à une date indéterminée, et il se prépara résolument à parcourir la carrière nouvelle qui s’ouvrait à son activité et à son ambition.

Suivons-le maintenant au milieu de toutes ces hésitations où les questions d’argent et d’ambition sont étroitement unies et confondues. Nous serons ainsi amené à voir comment les unes ont pu réagir sur les autres.

C’est au lendemain même de la nomination de Dumas et par une sorte de dépit que Dupleix songea pour la première fois à quitter l’Inde. Il fit part de cette idée à son frère par les derniers courriers de 1735. L’année suivante il apprit que son nom avait été prononcé à Paris pour la succession de Lenoir et des promesses éventuelles, quoiqu’un peu vagues, lui furent faites par quelques directeurs de la Compagnie. La prudence commandait de les accueillir avec réserve ; c’est ce qu’il fit. Le 10 janvier 1737, il écrivit à ce sujet à son frère :

« Ce que M. des Préménil t’a dit au Havre me fait un vrai plaisir. Chacun des directeurs m’en disent autant, mais, mon ami, tout cela n’est que de l’eau bénite de cour. Ils ne sont pas maîtres de faire ce qu’ils veulent. Un valet de chambre ou, si l’on veut, une drôlesse en font plus qu’eux et c’est par ce moyen que Dumas a obtenu le gouvernement en faisant un présent de 50.000 livres au valet de chambre du cardinal. La Bourdonnais s’est aussi servi du même secret. C’est aujourd’hui le vrai chemin pour venir à bout de ses desseins.

« Ainsi, mon ami, pour revenir à ce que disent les directeurs, je n’y fais aucun compte… Il ne faut passe flatter que Dumas sorte sitôt du gouvernement ; il est encore très jeune et très ambitieux. Tu peux penser qu’il emploiera le vert et le sec pour se soutenir contre tout et contre M. Lenoir même qui ne peut être jamais de ses amis. Je ne pense donc plus à cette place ; mes vues sont tournées de ton côté ; et il est temps de nous rejoindre pour toujours[26]. »

Et, ne sachant pas lui-même le parti auquel il s’arrêterait, il laissa, sans le confirmer ni le démentir, courir le bruit de son départ. Il inclinait pourtant pour le retour et l’entrevoyait pour le début de 1739. Marquaysac, croyant répondre à ses intentions, lui offrit une place sur le navire qu’il commandait pour le ramener en France[27]. Mais Dupleix préférait revenir par le Golfe Persique et la Mésopotamie ; il écrivit à Aumont à Bassora pour avoir des renseignements sur la route des caravanes et comptait terminer son voyage par l’Italie.

Ainsi, l’idée de rentrer en France, née en 1735, était encore arrêtée en principe dans l’esprit de Dupleix au début de 1737 ; il voulait même partir sans demander un congé, mais sur les conseils de son frère, il se ravisa ; un retour imprévu aurait pu mécontenter le Ministre.

Toutefois, en quittant l’Inde, Dupleix n’entendait pas se désintéresser des affaires où il était encore engagé ni de celles qui pourraient se présenter à l’avenir. N’était-il pas lui-même le mandataire, pour des sommes parfois considérables, de Castanier, l’un des directeurs de la Compapagnie ? S’il partait, il avait besoin comme lui d’un homme de confiance pour achever et pour continuer ses opérations.

Cet homme était trouvé, c’était Vincens. Ce dernier n’avait guère quitté le service de la Compagnie que pour échapper à la malveillance de Lenoir et n’avait jamais perdu de vue qu’il pourrait un jour reprendre les fonctions de conseiller dont il s’était démis. Au retour d’un voyage qu’il fit à Djedda, au début de 1735, il vit que Lenoir avait été remplacé par Dumas et le bruit courut un instant que lui-même était nommé second à Pondichéry. Il ne fut pas peu surpris d’apprendre quelque temps après que le Conseil supérieur l’avait simplement réintégré dans son ancien poste de conseiller. Ses espérances étaient déçues, il ne savait quel parti prendre. Dupleix estima que le Conseil avait eu tort de ne pas s’attacher plus étroitement un pareil sujet, mais laissa Vincens entièrement maître de choisir le parti qu’il estimerait le meilleur. Il n’accepta pas sa nomination et retourna à Djedda au mois de décembre comme subrécargue du Chandernagor pour réparer ses pertes de l’année précédente.

Après ce voyage qui ne fut pas non plus très heureux, il se décida à repasser en France, dans l’espoir de fléchir la justice de la Compagnie. Dupleix était trop sceptique sur la reconnaissance de celle-ci pour encourager son ami à tenter un voyage aussi long et suivant toute apparence aussi inutile ; il l’en dissuada autant qu’il put mais, quand son parti fut pris, il lui parut que si un heureux hasard favorisait Vincens, il aurait un homme de confiance entre les mains de qui il pourrait avec sûreté abandonner ce qu’il laisserait après lui dans l’Inde. Le meilleur moyen pour atteindre ce but était que Vincens obtint le poste de second à Chandernagor avec promesse de la direction ; alors il pourrait lui-même quitter l’Inde en toute tranquillité ; il était sûr que ses intérêts seraient bien servis.

Ce plan conçu, il pria son frère de remuer ciel et terre pour le réaliser et il recommanda Vincens dans les termes les plus chaleureux aux différentes personnes en situation de lui être utile, notamment à Fulvy, Orry, Castanier, d’Espréménil, Saintard et d’Hardancourt ; à ses yeux, nul n’avait plus de services, ni plus d’aisance, de capacité ou de probité. Il pouvait arriver pourtant que Vincens rencontrât de sérieux obstacles : Lenoir, son ennemi, n’était-il pas toujours l’un des directeurs de la Compagnie ? Pour les vaincre, Dupleix n’hésita pas à lui recommander l’emploi de l’argent qui aurait si bien réussi à Dumas et la Bourdonnais, autrement le succès était fort incertain.

« Vous ne devez pas craindre de dépenser pour parvenir à votre but. Ne donnez cependant qu’à condition d’obtenir ; mon frère et ses amis vous donneront de bons conseils, j’en suis persuadé et je l’exhorte en particulier à vous servir comme moi-même et à vous fournir tout l’argent dont vous pourrez avoir besoin[28]. »

Vincens partit pour France au début de 1737. Afin de dérouter l’opinion, Dupleix répandit le bruit qu’il s’en allait chercher des fonds considérables que tous deux feraient valoir dans l’Inde[29].

La précaution n’était pas inutile ; dans le temps même où le vaisseau emmenant Vincens s’éloignait de l’Inde, un autre y apportait une lettre de la Compagnie qui non seulement n’approuvait pas sa réintégration comme conseiller à Pondichéry, mais le rayait purement et simplement des cadres. Ce n’était pas d’un bon augure pour le succès du voyage.

Dupleix apprit à la même époque — août 1737 — que son frère, outrepassant légèrement ses instructions, avait demandé pour lui-même un congé et ne l’avait pas obtenu ; à moins de le solliciter personnellement par des arguments qui peut-être convaincraient les directeurs, il était condamné à demeurer à son poste.

Or, à ce moment, ses affaires étaient fort embarrassées ; il avait subi de grosses pertes dans différentes opérations, notamment par le naufrage du Balocopal et sa présence était nécessaire pour les réparer.

Il prit assez facilement son parti de rester dans l’Inde, au moins jusqu’au jour ou il serait fixé sur la réussite du voyage de Vincens ; mais afin de ne pas affaiblir son autorité en livrant à son entourage le secret de ses tergiversations, il ne communiqua ses intentions qu’à Dumas, qui avait du reste intérêt à les connaître, en raison des affaires où ils étaient l’un et l’autre engagés. Mais, en les communiquant — 27 août — il ajoutait :

« Laissez penser aux autres ce qu’ils jugeront à propos et gardez-moi le secret sur ce point ; j’y compte fort. Vous pouvez donc en toute sûreté continuer votre commerce à Bengale à l’ordinaire et sur le même pied. »

Et il continua lui-même à laisser ses paroles et ses actes flotter dans une certaine indécision jusqu’à la fin de 1737. Au début de l’année suivante, le temps avait fondu toutes ses nuances et Dupleix n’envisageait plus son départ immédiat ou prochain qu’au cas où la Compagnie le rappellerait. Sa situation ne se modifia pas dans les mois qui suivirent : en décembre, ses fonds étaient dispersés un peu partout : il avait 400.000 roupies engagées dans différents armements, dont partie était empruntée et pour laquelle il payait des intérêts exorbitants. Nul autre que lui ne pouvait les rassembler sans y perdre beaucoup et il lui fallait au moins un an pour tout liquider. Même, si la Compagnie le remerciait, Dupleix déclarait qu’il serait encore obligé de rester un an dans l’Inde pour mettre de l’ordre dans ses affaires[30].

Son départ, en admettant qu’il fut possible, se trouvait ainsi reporté en 1740.

Cependant Vincens n’avait rien obtenu de la Compagnie. Lenoir lui était resté hostile ; d’Hardancourt, sur lequel il comptait le plus, l’abandonna ; les autres directeurs le bernèrent sans pitié, Castanier notamment n’aurait pas eu pour lui plus d’égards que pour un chien. On lui offrit d’abord le poste de Mahé, et quand on vit qu’il allait l’accepter, on retira la promesse. La Compagnie lui tenait rigueur de sa retraite en 1733 ; elle n’admettait pas qu’un de ses employés put la quitter pour améliorer sa situation. Vincens n’avait évidemment pas employé la clé d’or qui ouvre les consciences ni d’autres moyens qu’indique Dupleix non sans quelque amertume :

« La sincérité ne convient pas du tout ; beaucoup de faste soutenu de clinquant ; ne parler que par monosyllabes ; faire l’important sur tout, quoiqu’avec un grand fonds d’ignorance crasse ; gagner la catin de celui-ci, de celui-là, voilà ce qu’il devait faire et dont il (Vincens) n’est pas capable[31]. »

Vincens, après son échec, ne prolongea pas son séjour en France et il revint à Pondichéry par l’un des bateaux qui y arrivèrent entre le 9 juillet et le 10 septembre 1738 ; il partit aussitôt pour Chandernagor. Si Dupleix fut heureux de le revoir, il ne fut pas moins attristé de son insuccès et s’emporta violemment contre la Compagnie, incapable, disait-il, de toute reconnaissance.

Ses espérances s’évanouissaient ainsi les unes après les autres. Rappelons-les en quelques lignes. Il avait recherché, sans trop y compter, la succession de Lenoir et ne l’avait pas obtenue. De dépit, il avait songé à rentrer en France, mais retenu en même temps dans l’Inde par le désir d’y consolider sa fortune, il ne s’était arrêté à aucune résolution positive. Ses velléités de retour se précisèrent, il est vrai, après la mort de son père ; les biens laissés par le vieillard et les siens propres lui permettaient de tenir en France un rang honorable. Cependant il ne voulut pas partir sans laisser derrière lui un homme qui prendrait soin de ses intérêts. L’échec des projets de Vincens ruina tous ses calculs. Réduit, s’il ne voulait les liquider, à gérer lui-même ses affaires, il s’y résigna d’autant plus aisément qu’il venait de faire des pertes importantes que lui seul pouvait réparer.

On en verra le détail au chapitre du commerce d’Inde en Inde ; il suffit de dire ici qu’en 1739 Dupleix avait compromis presque tout son avoir dans l’Inde ; seuls les fonds placés en France lui restaient acquis et ils ne s’étaient pas accrus depuis 1737.

Ses revers ne l’avaient d’ailleurs pas abattu ; en toutes ses lettres il se montre plein de résignation en même temps que d’espérance et de courage. Le 3 janvier 1740, il écrivait à la Garde Jazier, capitaine du Duc de Bourbon :

« L’on a raison de dire que tous les projets de l’homme s’en vont en fumée et que quiconque a le dessein de se reposer se trouve souvent réduit à travailler plus que jamais. J’en fais cette année la triste expérience par la perte que je supporte de deux vaisseaux dans lesquels j’avais de très gros fonds. Ces deux articles font une diable de brèche à mes fonds et je vois avec peine les espérances de mon retour en Europe bien éloignées.

« Vous voyez, mon cher ami, que la fortune ne nous est pas plus favorable à l’un qu’à l’autre[32] ; il ne faut pas se déconcerter ; travaillons puisque nous sommes nés pour cela ; nous nous reposerons après, si Dieu le veut. »

À Godeheu, il écrivait le surlendemain :

« Il est fâcheux, après de longs travaux, de se voir forcé de travailler sur de nouveaux frais et de ne pouvoir parvenir à ce but de tranquillité que les hommes se proposent et auquel ils n’arrivent presque jamais. Dieu soit loué ! il me reste des bras et du courage, je les emploierai tant que je les aurai. »

Même note à d’Hardancourt dans une lettre du 6 janvier. Dupleix a une fortune à refaire ; il a envisagé la tâche et elle ne lui a pas paru au-dessus de ses forces[33].


IV. — La lettre du 23 novembre 1738.

On ne saurait malheureusement dire qu’il fût aussi bien armé contre l’amour-propre et la vanité. On a déjà pu noter au passage la facilité avec laquelle il relevait les injures ou les manques d’égards ; les années n’avaient point affaibli cette susceptibilité quelque peu maladive ; en 1738, il passa par une véritable crise. Tout fut prétexte à ses critiques, et la réparation refusée à Vincens et les appréciations aigres-douces du Conseil de Pondichéry sur son rôle dans la frappe des monnaies de Mourchidabad.


Statue de Dupleix à Pondichéry.

Mais ce qui mit le comble à sa mauvaise humeur ce furent les distinctions que le roi accorda à Dumas et à la Bourdonnais. Le premier reçut les titres de noblesse et la croix de Saint-Michel et le second la croix de Saint-Louis. Lui-même avait sollicité la croix de Saint-Lazare et n’avait rien obtenu. La nouvelle des honneurs conférés à Dumas lui arriva le 6 mai 1738 par le Comte de Toulouse et s’il adressa par convenance ses félicitations au gouverneur de Pondichéry (6 juillet), il n’en éprouva pas moins un profond ressentiment. Mais il fut plus touché encore par le refus du cordon de Saint-Lazare ; il ne voulut pas admettre qu’en dehors de tout mérite les titres s’attachent quelquefois à la fonction comme une parure nécessaire ; il ne vit là qu’une question personnelle que son animosité contre la Bourdonnais rendit plus aiguë, et, loin de prendre sa déconvenue avec une grimace puis avec un sourire, il se fâcha, s’indigna et cria à l’injustice. L’Inde et la France elle-même eurent l’écho de ses plaintes, il parla et écrivit de tous côtés. La prudence lui commandait peut-être de ne pas s’en prendre trop ouvertement à la Compagnie, d’où sortaient les faveurs comme les disgrâces, mais c’est précisément à elle qu’il s’attaqua de préférence comme à l’auteur de tous ses maux. La lettre qu’il lui écrivit le 23 novembre mérite d’être reproduite presque intégralement, car nul document ne projette une lueur plus vive sur son caractère. Dupleix y a réuni, avec une rudesse peu commune, l’ensemble de ses griefs comme il a mis en lumière, sans modestie aucune, les titres qu’il pensait avoir à la reconnaissance de ses chefs :

« C’est le propre des hommes de se tromper, écrivait-il ; je me trouve dans ce cas. J’avais cru que mes services joints à leur durée auraient dû m’attirer quelque ménagement de la part de ceux qui devaient, pour bien des raisons, en avoir pour moi. Je vois avec chagrin que, bien loin d’avoir pour moi la moindre petite attention, on me fait jouer un personnage indigne en vérité de moi et de la façon dont je vous ai servi jusqu’à présent.

« Voilà donc à quoi ont abouti dix-huit années d’un travail consécutif soutenu d’un zèle inaltérable, de services essentiels ! Voilà donc la récompense que je reçois de ces services indiscutables. Je vous demande, Messieurs, avec tout le respect que je vous dois et sans être trop apologiste si des services aussi marqués n’auraient pas dû arrêter Messieurs de Pondichéry dans les termes injurieux à double entente qu’ils ont glissés dans leurs lettres[34]… Je vous avoue que je suis au désespoir d’être forcé de vous rappeler ce que j’ai fait pour la Compagnie et ce que je fais encore tous les jours… il est vrai qu’une raison doit m’y engager. C’est que je n’ai personne dans la Compagnie qui s’intéresse assez à ce qui me touche pour relever et faire valoir mes services dans l’occasion. L’on ne fait que trop voir qu’on les oublie. Je ne puis espérer de secours des employés répandus dans l’Inde. Les premiers, mes émules, me portent envie, la preuve en est visible et quelques-uns souhaiteraient que je leur laissasse la place libre. Je n’ai donc rien à attendre que de votre bonté, c’est à elle que je m’adresse, c’est à elle que je veux faire les détails suivants : Je ne m’étendrai pas sur le temps que j’ai resté à Pondichéry pendant neuf ans… Personne n’ignore la situation dans laquelle j’ai trouvé ce comptoir-ci et cette colonie négligée depuis quarante ans et de laquelle on n’avait su tirer aucun avantage. Quels soins, quelles veilles, quels risques n’ai-je pas encourus pour la rendre digne de la jalousie des Anglais et des Hollandais qui avaient pour elle auparavant un mépris des plus parfaits ! Quand y auraient-ils vu vingt vaisseaux mouillés et expédiés dans l’espace chaque année de deux mois ? Quelles quantités d’ouvriers de toute espèce n’y sont pas attirés ! J’ai, cette année (1738), trouvé le moyen d’y abattre quatre vaisseaux ensemble. Je doute que l’on puisse en Europe, dans quelqu’un de nos ports, fournir le monde nécessaire en même temps à la carène de quatre vaisseaux. Les magasins sont fournis de tout le nécessaire à tous les équipements, et au lieu d’aller chercher comme autrefois chez l’étranger, j’ai la consolation de les voir venir chercher ici très souvent. Ce mouvement si considérable augmente de même les revenus des aidées. La Compagnie autrefois tirait tout au plus de 5 à 6.000 roupies net et quitte. Son revenu est à présent de 15.500. Cette augmentation est une marque certaine de celle des habitants de la colonie. Elle doit même être considérable puisque les revenus ont presque triplé. Les Arméniens, les Grecs, les Arabes, les Persans, les Indiens viennent volontiers apporter leurs marchandises dans nos vaisseaux qui vont dans les divers endroits de l’Inde. J’ai tiré dans des années jusqu’à 70.000 roupies de fret. Ce n’a pu être un petit travail que de leur faire changer le seul chemin qu’ils connaissaient autrefois. Celui que je leur ai ouvert est si connu et si facile que j’ai depuis plusieurs années la satisfaction d’apprendre que l’on affiche à Calcutta des défenses à tous ceux de ces étrangers qui en sont de rien mettre sur nos vaisseaux. »

Dupleix parle ensuite des vices qu’il a trouvés en arrivant à Chandernagor et parmi lesquels il relève la crapulerie des habitants et des employés, l’insouciance des chefs pour leurs fonctions, leur avarice crasse et le discrédit qui en résulte pour la colonie, enfin la bassesse de la plupart des gens qui, abandonnés à eux-mêmes, se laissaient aller à l’ivrognerie et à mille excès aussi préjudiciables à leur santé qu’à l’honneur de la nation. Sans trop s’avancer, Dupleix croit pouvoir affirmer que c’est aujourd’hui le contraire. Il s’est résolument attaqué aux abus et maintenant les étrangers ne fuient plus le Chef de la colonie ; ils sont toujours sûrs d’être bien reçus en venant le voir et ils ne partent pas avec la résolution de ne plus revenir. Ce résultat n’a pas été obtenu sans beaucoup de dépenses de sa part.

Puis Dupleix « passe à des faits plus importants pour la nation ». Il relate avec complaisance qu’en sept ans il a obtenu des résultats commerciaux trois fois plus considérables que tous ses prédécesseurs en douze ans et il compte que ces différences, déjà considérables, vont encore s’accroître par le zèle qu’il apporte à étendre les affaires de la Compagnie, notamment à Patna. Il ajoute :

« Toujours l’esprit tendu vers le bien de votre service et celui de la nation, je n’ai encore laissé échapper aucune occasion qui put me conduire à mon but ordinaire. Ce sera à moi que la Compagnie aura l’obligation du rétablissement du commerce de Perse.

« La nation me doit l’honneur d’avoir été le premier Français qui ait fait paraître le pavillon de la nation à Djedah. C’est à moi à qui la Compagnie a l’obligation d’avoir la soie à 50 % meilleur marché et de plus belle qualité ; c’est encore à moi qu’elle doit une plus grande diminution sur le salpêtre, qui est une des bonnes suites du comptoir de Patna. C’est sous ma régie que les plus fortes et les plus belles cargaisons ont été faites. C’est encore à moi que la Compagnie a l’obligation de l’idée de faire fabriquer ses matières en roupies arcattes et d’avoir su donner cours à ces mêmes roupies. Je rougis en vérité de vous rappeler. Messieurs, tout ce que j’ai fait, ma modestie ne peut s’accommoder de ce récit mais je ne pouvais me le refuser après l’oubli qu’il semble qu’on fait de moi en France. N’est-ce pas, Messieurs, me donner à entendre que l’on n’est pas content de mes services, que de ne m’avoir pas traité comme M. Dumas ?

« Ne serait-ce pas m’en donner l’exclusion que de me renvoyer au temps que j’occuperais le gouvernement de Pondichéry puisque l’âge de M. Dumas, aussi jeune que moi et sa situation ne me permettent d’envisager ce poste que dans le lointain et qu’en renonçant pour ainsi dire à ma patrie et à la satisfaction de revoir ma famille… Joignez encore que, quand même je serais à Pondichéry, je me trouverais trop heureux de soutenir les choses sur le pied que les ont mis M. Lenoir et son successeur. Tout y est réglé, tout y est fait. Je n’y vois plus d’avantage considérable à procurer à la Compagnie au lieu qu’ici tout y était abandonné ; il m’a fallu faire tout et établir mille choses auxquelles mes prédécesseurs n’avaient pas voulu penser. Ici l’on me doit beaucoup, là on ne me devra rien. Ainsi la récompense que j’ai méritée ne me sera pas plus due qu’à Pondichéry et ce sera me faire entendre que je ne la mérite pas que de me renvoyer à ce temps trop éloigné. Je ne prétends pas trouver à redire aux grâces que M. Dumas vient de recevoir ; elles sont fondées sur les services qu’il a rendus. Ne puis-je pas, sans trop de présomption de ma part, dire que les miens ne cèdent pas aux siens ; ils l’emportent même. Cependant tout l’avantage est de mon côté et la raison que l’on me donnera c’est qu’il est gouverneur de Pondichéry. Le poste ne donne pas aux services leur réalité, c’est le service même ; les miens sont réels, indiscutables, à la vue du ciel et de la terre. La récompense n’en peut être reculée sans me déshonorer et sans me causer une mortification que je ne mérite en aucune façon ; car enfin ne devais-je pas espérer, sans me faire un tort considérable et aux miens qui ont si bien servi la Compagnie, que puisque on avait trouvé M. Dumas digne des grâces qu’il a obtenues, la Compagnie eut bien voulu employer ses bons offices pour me faire participer aux mêmes faveurs que je crois mériter par mon zèle, mes attentions et mes services, ainsi que par les obstacles que j’ai eu à vaincre et même par le nombre de jaloux que je me suis fait depuis que je travaille en chef. Ajoutez, s’il vous plaît, que, né d’une famille qui de temps immémorial s’est soutenue avec honneur, fils et frère de directeur de la Compagnie, j’avais plus de droit d’y aspirer que tout autre. Je vois avec douleur que tout a été oublié. Je me trompe ; votre intention, Messieurs, est sans doute que je doive ces faveurs à votre pure bonté. J’y consens volontiers ; il ne sera plus question de mes services passés. La grâce que vous m’accorderez sera purement gratuite et, pour le prouver à toute la terre, mon zèle pour votre service redoublera plus que jamais. »

Cette lettre est intéressante à plus d’un titre. L’homme s’y révèle tout entier, avec la connaissance de sa valeur poussée jusqu’à l’infatuation, et, comme l’a fort bien dit Cultru, « le ton même de la supplique et cette infatuation presque naïve ne pouvaient que confirmer le ministre et les directeurs dans l’idée que Dupleix était aussi inquiet et jaloux qu’il était actif et intelligent[35]. »

Dupleix communiqua à son frère sa lettre à la Compagnie par l’intermédiaire de Godeheu qui rentrait à ce moment en France, et, naturellement, il l’accompagna de quelques commentaires. Il commence par dire avec une réelle franchise que l’affaire des roupies dont il parle au début n’a été pour lui qu’un prétexte pour mettre en lumière les services qu’il a rendus. Il ne les a pas exagérés, et compte beaucoup sur son frère pour les faire valoir auprès du Contrôleur Général et de Fulvy, en vue de la récompense à laquelle il a droit. Dumas, qu’on vient de couvrir d’honneurs, n’est pour rien dans l’obtention du privilège des roupies dont il se targue[36] ; c’est Lenoir qui avait tout préparé sur ses propres idées à lui, Dupleix, et sur les démarches qu’il avait faites eu diverses occasions. Aussi la récompense obtenue par le gouverneur a-t-elle surpris tout le monde. Dupleix la mérite encore plus que lui ; il prie son frère de l’exiger et de ne pas s’arrêter aux premiers refus qu’on pourra lui opposer. Il aurait été vaguement question, pour reconnaître ses services, de lui donner une place de directeur à Paris ; ce n’est point ce qu’il demande ; quand il se retirera, ce sera, dit-il, pour jouir plus tranquillement et plus honorablement du fruit de ses travaux.

La lettre aux directeurs s’adressait à un groupe anonyme et dans une certaine mesure irresponsable ; on pouvait lui confier sans grand inconvénient des expressions outrancières ; celles que Dupleix envoya au contrôleur général, à d’Hardancourt, à Godeheu père et à d’autres personnes furent un peu moins vives et plus atténuées. Il est évident que Dupleix cherchait à se concilier en particulier des appuis qu’il malmenait quelque peu dans leur ensemble. Il était tellement hanté par l’idée d’une récompense proportionnée à ses services qu’il déclara à son frère ne plus vouloir quitter l’Inde si justice ne lui était préalablement rendue. Il y attendrait dans un exil volontaire l’heure de la réparation, sauf à rentrer ensuite en France, en prétextant le mauvais air du Bengale ou l’état de sa santé ; mais peut-être rentrerait-il également si on s’obstinait à lui refuser les faveurs et honneurs qu’il réclamait.

La lettre de Dupleix arriva en France dans le cours de l’été de 1739. Nous ne savons comment elle fut accueillie ; mais son exagération même dut désarmer la malveillance. La vanité d’autrui amuse plus qu’elle n’irrite et Dupleix se conduisait lui-même au Capitole avec trop de candeur pour qu’on lui réservât la Roche Tarpéienne. Cependant, en dépit de ses récriminations, il n’eut encore ni le cordon de Saint-Lazare, ni le gouvernement de Pondichéry ; la Compagnie fit faire un nouveau stage à son impatiente ambition et c’est seulement un an plus tard, sur le désir exprimé par Dumas de résigner ses fonctions, que l’on songea à reconnaître ses services en l’appelant à commander à tous nos établissements.

Dupleix avait-il mérité cette haute distinction ? était il digne d’accomplir la tâche qui allait lui être dévolue ? Nous allons le demander à sa longue administration du Bengale.


  1. B. N. 8979. p. 3. Lettre à Vincens du 4 octobre 1731.
  2. B. N. 8979, p. 53.
  3. Nous n’avons aucun détail sur ses réceptions, mais il est aisé de les reconstituer, au point de vue matériel tout au moins. Le pays fournit tous les aliments nécessaires à une table bien garnie depuis les poissons de mer et ceux du fleuve jusqu’au gros bétail et au gibier le plus fin, bécassines et canards sauvages. On a sans trop de peine la plupart des légumes d’Europe et ceux du pays s’ajoutent par surcroît. Les fruits seuls sont propres à la région ; on ne pouvait comme aujourd’hui faire venir de l’Afghanistan et du Cachemire les pommes, poires et raisins qui foisonnent sur le marché de Calcutta. On demandait à la France des olives de Provence, de l’huile, des anchois ; en raison de la longueur des traversées, c’étaient à peu près les seuls objets d’alimentation qu’elle put envoyer. Un cuisinier habile — et les Indiens ne sont pas maladroits — tirait heureusement parti de ces éléments divers. Les liquides venaient également de France. Dupleix lui-même en faisait peu de cas ; il n’était pas porté pour la bonne chère et les bons vins autrement que par nécessité pour ainsi dire professionnelle. Noblesse oblige et représentation également. Son frère et parfois Duvelaër, directeur à Lorient, lui envoyaient du Champagne et du Bourgogne que les Français de l’Inde préféraient aux vins du Rhin, du vin de Pakarète et de Côte Rôtie et différentes liqueurs dont le parfait amour, liqueur sans doute exquise, si l’on on juge par le nom et l’insistance de Dupleix à en demander. (B. N. 8979, p. 13-65 ; 8982, p. 16).
  4. Dupleix se tenait au courant des dernières publications en France. Il se faisait envoyer les bons livres nouveaux dont il voyait les comptes-rendus dans le Mercure et se plaisait à la lecture des gazettes même anglaises, qu’il se faisait traduire.

    Entre autres ouvrages scientifiques, il se fit envoyer celui de Réaumur sur les insectes. Lui-même se livrait à des recherches se référant aux phénomènes de la nature. Pendant trois ans, il tint un journal des chutes de pluies au Bengale, puis l’envoya à l’abbé Pluche, auteur du Spectacle de la Nature ; il se trouva que leurs théories sur la formation des pluies par l’évaporation des mers concordaient absolument.

    Amateur d’estampes, il demanda à son frère de lui procurer un recueil en quatre volumes du prix de 800 livres renfermant plus de six cents estampes, publié chez Julienne aux Gobelins. Il écrivit à Delhi pour avoir des miniatures sur papier faites à Agra, représentant « les rois mogols, les seigneurs, les dames et plusieurs autres choses de cette nature, tant à nu qu’habillés. »

  5. Le chef de cette musique était un nommé Laurent Woest, né à Bruxelles, et mort subitement le 21 juin 1739, à l’âge de 31 ans.
  6. Ars. 4743, p. 59.
  7. Il s’agit vraisemblablement d’Anne Joly, fille de François Joly, chirurgien major ; elle épousa le 23 octobre de la même année Antoine Bruno, capitaine de navire. Nous ne savons qui était frère Cosme, ni frère Jacob, non plus que sœur Ursule. Celle-ci, d’après les sous-entendus de Dupleix, ne pouvait être Ursule Suzanne Albert, qui épousa de Saint-Paul le 21 novembre de cette même année.
  8. Ars. 4747, p. 76.
  9. B. N. 8979. Lettre du 30 novembre 1731.
  10. Ces fournisseurs étaient Duverger à Dax, Dandrenec à Nantes et Laville à Saint-Malo.
  11. Ars. 4744, p. 19.
  12. B. N. 8982, p. 23-311.
  13. Ars. 4744, p. 67-71.
  14. B. N. 8980. Lettre du 23 novembre 1737.
  15. Il épousa en 1739 Marguerite Françoise de Rheims, alors âgée de 20 ans, fille de Bernard de Rheims, baron du Saint-Empire et chambellan du duc de Lorraine.
  16. Ars. 4743, p. 54.
  17. Il disait à Burat le 4 août : « Bien des gens comptaient que je devais relever M. Lenoir. Je ne l’ai jamais cru, de façon que cette nouvelle ne m’a pas surpris. Je ne pouvais du reste quitter si vite ce pays sans apporter un dérangement considérable à mes affaires particulières qui ma foi me touchent plus que l’honneur d’être gouverneur de Pondichéry, honneur qui ne date de rien, lorsque nous serons rendus en Europe, où chacun rentrant dans sa coquille ne se fera distinguer qu’autant qu’il aura du bien. »

    Même note à Trémisot le 19 novembre : « Pour la nomination de M. Dumas, je m’y attendais, quoique bien du monde pensât tout le contraire. Il semble que la Compagnie ait cru que j’en serais bien fâché, car avec des lettres des plus polies elle y a ajouté une gratification que je n’ai point acceptée dans l’idée où je suis qu’elle ne me l’a accordée que pour m’apaiser. Elle se trompe ; je suis mieux ici qu’à Pondichéry, et les pertes considérables que j’ai faites cette année n’auraient pu se réparer dans ce dernier endroit, ce qu’avec l’aide du Seigneur j’espère faire ici. »

    Il écrivait à Lollière le 19 décembre : « Je suis persuadé que depuis l’arrivée de M. Dumas vous devez trouver Pondichéry bien changé. Ce sera encore mieux par la suite ; je le souhaite pour tous ceux qui y sont. Il y a longtemps qu’ils étaient en esclavage. »

    « Vous allez, disait-il à Bury, passer des jours plus heureux que vous n’avez fait depuis neuf ans. » Et au P. Montalembert : « Vous ne perdrez point au change. M. Dumas a tout ce qu’il faut pour vous faire goûter une tranquillité dont il y a longtemps que vous ne jouissez pas à Pondichéry. Vous m’en direz quelque chose en réponse. »

    Citons enfin trois lignes d’une lettre écrite à Castanier, l’un des directeurs de la Compagnie : « J’ai appris avec assez de tranquillité la nomination de M. Dumas au gouvernement de Pondichéry ; j’avais cependant quelques raisons de croire que je pouvais prétendre à ce poste. Je me suis trompé ; ce n’est pas la première fois. » (Ars. 4743, p. 23, 34, 48, 41, 42.)

  18. Ars. 4743, p. 43.
  19. Ars. 4743, p. 86.
  20. Ars. 4743, p. 36, 40, 59.
  21. Ars. 4743, p. 53.
  22. Ars. 4743, p. 60.
  23. Ars. 4743, p. 36. 48.
  24. Ars. 4743, p. 49, 52, 56.
  25. Mémoires de la Bourdonnais. Édition de 1890, p. 148 et 154.
  26. Ars. 4744, p. 68.
  27. B. N. 8980, p. 79-80.
  28. Ars. 4744, p. 74.
  29. Ars. 4744. Lettre à Dumas du 24 janvier 1737.
  30. Lettre à son frère du 4 décembre 1738.
  31. Lettre à Duvelaër du 7 janvier 1739.
  32. La Garde n’avait pas retiré d’un voyage à Moka tous les avantages qu’il en espérait.
  33. Cultru a essayé d’établir la fortune de Dupleix. Il calcule qu’à la fin de 1738, il devait avoir en France 250.000 livres et dans l’Inde 280.000 roupies. Ces 280.000 roupies, dont 200.000 au Bengale et 80.000 à Bassora, étaient représentées par des marchandises pour la plupart difficiles à vendre et sur lesquelles il était dû vraisemblablement de grosses sommes à des banians ou marchands indigènes. En 1739, Dupleix perdit sur un vaisseau revenant de Manille, le Balocopal, une somme qui n’est pas indiquée mais fut « bien plus forte » que celle de Castanier, l’un des directeurs de la Compagnie ; or la perte de Castanier fut de 34.000 roupies.

    Cultru estime d’après ce chiffre que celle de Dupleix ne pût être inférieure à 100.000. Nous croyons qu’en la réduisant à 60.000 on serait plus près de la vérité. La même année, Dupleix perdit encore environ 30.000 roupies sur le Petit Heureux, vaisseau de Mozambique. Avait-il alors vendu ses marchandises du Bengale et de Bassora ? Il est permis de le supposer. En ramenant à moitié sa part dans cette vente — le restant étant attribué à ses créanciers — il aurait alors disposé de 150.000 roupies environ, desquelles il conviendrait de déduire ses pertes de 1739, soit 120.000 roupies. Il lui serait alors resté comme fonds liquides à peu près 25.000 roupies, soit 92.500 livres, inscrivons 100.000. Faute de comptes complets, nous ne saurions garantir ces chiffres ; il est seulement permis d’affirmer, contrairement à certaines opinions, que Dupleix était loin d’avoir fait fortune lorsqu’il quitta Chandernagor.

  34. Il s’agit ici de l’affaire des roupies de Mourchidabad.
  35. Cultru, p. 164.
  36. Il s’agit ici du privilège de la frappe des roupies à Pondichéry obtenu en 1736 du nabab d’Arcate, et non de celle de Mourchidabab obtenue par Dupleix lui-même en 1738, et qui fut l’objet d’un conflit avec le Conseil Supérieur.