Dupleix et l’Inde française/1/3

Champion (Tome 1p. 91-118).


CHAPITRE III

État de Chandernagor et du Bengale en 1731.

Dupleix devait passer à Chandernagor sur le Jason ; mais ce vaisseau s’étant trouvé en état de partir plus tôt qu’on ne le pensait — il partit le 4 août — Dupleix n’eût pas le temps de finir ses préparatifs et s’embarqua sur le Saint-Pierre qui mit à la voile le 8 du même mois. Il arriva à Chandernagor le 28 et prit aussitôt possession de ses fonctions.

Dirois l’attendait ; il avait le choix ou de rester à Chandernagor comme second, ou de repasser à Pondichéry ; il préféra revenir au chef-lieu et sa place au Bengale fut occupée par Burat, ancien lieutenant de vaisseau, hier encore chef du comptoir de Moka. Burat avait une grande connaissance de la marine et de l’armement des vaisseaux, et c’est surtout pour tenir en échec les capitaines trop portés aux abus qu’on l’envoya à Chandernagor.

Dupleix connaissait déjà les affaires du Bengale par une correspondance de huit années entre les Conseils de Pondichéry et de Chandernagor et par les divers renseignements qu’il avait pu très aisément se procurer durant cette période ; il connaissait même les hommes dont quelques-uns avaient servi à Pondichéry ou y avaient séjourné ; il remplissait donc toutes les conditions requises pour exercer sa mission sans être obligé de faire trop d’expériences personnelles. Mais avant d’exposer son œuvre qui, pour n’avoir pas été brillante, n’en fut pas moins féconde et heureuse, il n’est pas inutile de retracer les conditions générales dans lesquelles elle allait se manifester tant à l’intérieur même de nos comptoirs que dans nos rapports avec les Maures et les étrangers et d’établir en quelque sorte un état des lieux au moment où peut-être tout allait être modifié.

1. Le Conseil de Chandernagor.

À Chandernagor même, le calme eut été complet, sans une violente querelle entre l’Administration et les Jésuites, provoquée et entretenue par de mauvaises dispositions réciproques et par un désir manifeste de ne pas se concilier. En raison de l’ampleur qu’elle prit, nous lui consacrons plus loin un développement spécial (chapitre XI). Le Directeur du Bengale, qui avait la haute main sur toute l’Administration et sur les comptoirs éloignés de Balassor et de Cassimbazar, gouvernait avec l’assistance d’un Conseil d’administration et de justice analogue à celui de Pondichéry. Ce Conseil avait les mêmes pouvoirs et attributions ; il ne pouvait toutefois juger sans appel les affaires qui lui étaient soumises et le Directeur du Bengale n’avait pas la faculté, comme le Gouverneur de Pondichéry, de passer outre à ses délibérations. Il était subordonné à celui du chef-lieu ainsi que l’exigeait l’unité de direction nécessaire à notre politique dans l’Inde ; mais cette subordination n’allait pas sans quelques inconvénients. L’incommodité résultait surtout d’ordres, peut-être fort sages, mais devenus souvent d’une exécution difficile ou inopportune par suite de retard dans leur transmission ou d’une adaptation insuffisante à des situations lointaines à l’aspect changeant. Aussi le Conseil de Chandernagor, sans jouir de l’autonomie, bénéficiait-il en fait d’une certaine indépendance. Le Conseil supérieur n’intervenait guère auprès de lui que pour l’inviter à faire les changements prescrits par la Compagnie et à ne différer sous aucun prétexte le départ des bateaux pour France. Pour le reste la tutelle était assez bienveillante.

Le Conseil de Chandernagor ne s’en plaignait pas moins d’être mal commandé, comme celui de Pondichéry d’être mal obéi. Les conseillers du Bengale se plaignaient encore qu’on leur manquât d’égards, et qu’on leur témoignât une hauteur insupportable. Les directeurs en France, saisis de divers incidents, répondirent, le 28 décembre 1726, que tout en reconnaissant la subordination du Conseil de Chandernagor à celui de Pondichéry, ils n’entendaient pas pour cela que le Conseil supérieur fit sentir trop durement sa supériorité ; ils recommandaient au contraire d’user de toute la politesse et de la douceur qui conviennent à d’honnêtes gens travaillant pour le même but. Le Conseil supérieur répliqua qu’il n’avait rien à se reprocher ; il avait toujours traité fort honnêtement les employés du Bengale : c’étaient eux au contraire qui s’écartaient sans cesse des règles de la subordination. Il ne semble pas qu’il y ait eu de nouveaux froissements jusqu’en 1731, mais le conflit reprit avec une nouvelle acuité lorsque Dupleix eut pris la direction du Bengale.

Au moment de l’arrivée de Dupleix, le Conseil était ainsi constitué :

Guillaudeu, premier conseiller, garde-magasin.

Boulet d’Hervilliers, deuxième conseiller, teneur des livres.

Jacquard, troisième conseiller.

De la Croix, quatrième conseiller.

De Saint-Paul, cinquième conseiller, procureur du roi, chargé des affaires judiciaires.

Il y avait cinq sous-marchands : Imbault, Groiselle, Ravet, Golard et Malescot et quatre commis : Daubray, Lavabre, Pigeon et Renault.

Saint-Paul devint plus tard beau-frère de Dupleix et second de Pondichéry : et Renault était directeur du Bengale quand il livra Chandernagor aux Anglais en 1757, après une vicissitude de négociations dont il ne doit pas supporter seul la responsabilité. Les autres employés étaient en général des hommes assez médiocres et quelques-uns n’avaient pas un passé recommandable. Ainsi Golard avait commis un assassinat en France avant de venir dans l’Inde ; il n’en deviendra pas moins un jour conseiller à Pondichéry. Jacquard s’en allait de la poitrine et d’Hervilliers ne pouvait plus travailler.

Dupleix complète ainsi cet exposé dans son mémoire de 1727 :

« Le Conseil de Chandernagor est à peu près sur le même pied que celui de Pondichéry, bien différent cependant dans le Gouvernement, puisque rien ne s’y peut faire que par délibération du Conseil. Le directeur n’est pas assez payé ; situé entre les Anglais et les Hollandais qui passent et repassent souvent à Chandernagor, il n’est point en état de les recevoir comme le demanderait le poste qu’il occupe. Cette épargne ne peut que faire mépriser la nation. Une convient pas d’être prodigue, mais au moins faut-il être dans une certaine aisance, surtout chez un chef. Le reste des employés est assez bien payé, les vivres y étant à bien meilleur marché qu’ailleurs. »

2. Le Commerce du Bengale.

Envisageant la situation du commerce, le même mémoire s’exprime en ces termes :

« Chandernagor est de tous les comptoirs celui qui peut fournir le plus de marchandises à la Compagnie. Quelque quantité que l’on en puisse demander, le Bengale est en état de les fournir. Les Hollandais et les Anglais y envoient un grand nombre de vaisseaux qui n’en sortent que bien chargés de toutes espèces de marchandises, tant pour l’Europe que pour l’Inde. Les Français pourraient même chose, si, jusqu’à présent, le commerce de la Compagnie avait eu une suite. Le comptoir ainsi que les autres s’est toujours trouvé dans une grande disette de fonds ; l’on n’a donc pu jouir des avantages que les autres nations retirent journellement de ce pays.

« La Compagnie retire de ce comptoir environ 10.000 roupies produites par quelques aidées ou villages que les nababs ont cédés à la Compagnie. Ces revenus ne sont assurés qu’autant qu’il plaît aux seigneurs du pays d’en laisser jouir. L’on y est souvent exposé à l’avarice du moindre officier maure et jamais ne s’en retire-t-on, quelle bonne contenance que l’on puisse avoir, qu’en acquiesçant aux demandes qu’il leur plaît de vous faire ou par quelqu’accommodement dont les Européens demeurent toujours les dupes.

« Les bords du Gange sont bordés de petits princes qui arrêtent souvent les bateaux chargés de marchandises dont ils prétendent des droits. Les Hollandais et Anglais, pour éviter ces retardements, embarquent des soldats sur leurs bateaux ; les Maures ne sont pas fâchés que l’on agisse ainsi avec ces princes indiens. Les Français sont obligés d’attendre que les marchands à qui appartiennent la marchandise fassent leur accord. Cependant, malgré toutes ces tyrannies, il y a peu de pays où le commerce soit si florissant et l’on doit regarder Bengale comme la source de tout celui de l’Inde. Ce serait entrer dans un trop long détail que de traiter des différentes espèces de marchandises que produit ce pays ; il suffit de dire qu’elles y sont en abondance et propres à tous les différents commerces, qu’elles produisent en Europe un profit considérable. »

Malgré cette abondance de richesses, Chandernagor n’avait pas connu depuis son origine une prospérité particulière. Il ne souffrit pas non plus de la misère et depuis l’établissement de la nouvelle compagnie la situation s’améliorait d’année en année. De 1723 à 1726, le chiffre des affaires avec la France avait été en moyenne de 1 million ½ de livres ; sous M. de la Blanchetière il approcha de 2 millions et en 1730 il atteignit 2 millions 250.000.

On a déjà vu que toutes les opérations se faisaient avec quelques marchandises de France, mais surtout avec des lingots ou des piastres pris à Cadix et convertis en roupies aux Monnaies de l’Inde. L’unité des matières d’argent était le marc qui valait de 48 à 50 livres. Il est difficile de déterminer d’une façon précise les fonds qui furent mis chaque année à la disposition du comptoir de Chandernagor, car ces chiffres sont tantôt en marcs, tantôt en marchandises sans indication de prix et nous ne les possédons pas tous. Notons seulement à titre d’indication ou de renseignement que le comptoir reçut en 1728 36.701 marcs et 58.000 piastres, soit plus de 2 millions de livres, et en 1729 28.092 marcs et différentes marchandises.



Avec ces divers effets le Conseil passait avec ses marchands des contrats pour la fabrication d’une somme à peu près équivalente de produits à livrer à la fin de l’année pour le retour des vaisseaux en Europe. Comme ces effets n’arrivaient jamais au Bengale avant le mois de juillet au plus tôt, on était presque toujours obligé en février ou en mars de recourir à des emprunts, afin de faire des avances aux marchands et leur permettre de ne pas attendre les derniers mois pour ordonner la fabrication : le remboursement des prêts se faisant d’ordinaire en septembre à l’arrivée des vaisseaux d’Europe. Le crédit et le commerce, tels que nous les concevons, n’existaient pas à cette époque. Il n’y avait nulle part de marchandises antérieurement fabriquées ; on ne travaillait qu’argent comptant. Il n’y avait pas davantage de fonds d’avances dans les caisses des comptoirs ; un exercice commercial ou financier se développait en général avec ses seuls moyens sans rien recevoir des exercices précédents. Il est juste d’ajouter que les conseils ne cessaient de protester contre cet état de choses ; ils demandaient régulièrement à la Compagnie qu’elle envoyât assez de fonds pour qu’il leur fût possible de contracter avec les marchands dès le début de l’année sans s’exposer à des emprunts toujours onéreux et parfois refusés, et régulièrement la Compagnie reconnaissait la justesse de ces désirs sans jamais leur donner satisfaction.

On pouvait demander au Bengale tous les produits ; les marchandises propres au pays étaient les baffetas et sanas qui servaient à faire des robes pour les femmes : des adatys ; des casses, nansouques, et tangebs ; des mallemolles, assaras et térindins ; des doréas et steinkerques ; des basins ; des mouchoirs blancs et bleus. Cassimbazar fournissait des soies, Patna du salpêtre et Dacca des broderies renommées.

Parmi les rares produits importés de France, les draps figuraient au premier rang, puis venaient les fers, le corail, la quincaillerie courante, les vins et eaux-de-vie. La Compagnie estimait que le profit de ces ventes n’était pas assez considérable pour tenter le commerce d’exportation sur une vaste échelle ; elle préférait de beaucoup tirer du pays des marchandises qui se vendraient en France avec un gros bénéfice, véritable loyer des fonds engagés.

« Ces bénéfices, avons-nous dit dans notre ouvrage sur les Origines de Mahé (page 200), étaient évalués eu moyenne à 200 %. Le riz, le coton, la cire, le salpêtre pouvaient donner 300. Les mousselines et marchandises fines donnaient 200. Les marchandises prohibées en France telles que les étoffes de soie et les toiles peintes ou brodées, donnaient autant ; elles ne pouvaient être vendues qu’à l’étranger, où on les écoulait principalement par la Hollande et par Strasbourg. Les bois de teinture, en raison de leur poids, ne rapportaient rien ; enfin les cauris, guinés et salempouris se vendaient au Sénégal.

« Le commerce d’importation dans l’Inde était loin de présenter ces avantages et c’est pourquoi il était si négligé. Si les vins et eaux-de-vie se vendaient à 200 % de bénéfice, la plupart des articles se vendaient au pair et d’autres avec perte. Le bénéfice total d’une cargaison bien assortie ne dépassait pas 50 %. »

Ce bénéfice n’était pas net : si l’on déduisait les frais de direction en Europe et d’administration des comptoirs dans l’Inde, on arrivait souvent dans l’ensemble à ne pas dépasser 10 % et ce chiffre n’était pas toujours atteint.

Nous avons dit que les opérations commerciales de 1730, l’année qui précéda l’arrivée de Dupleix à Chandernagor, montèrent à environ 2 millions 250.000 livres. Les marchandises furent chargées sur deux forts navires, le Neptune et la Diane et durent pour ce motif se composer de grosses marchandises ayant moins de valeur, plutôt que de marchandises fines valant plus cher mais aussi pesant beaucoup moins.

Le Neptune et la Diane, partis de Chandernagor en janvier 1731, se rendirent directement en France sans toucher à Pondichéry. Le Conseil de Chandernagor expédia également à la même époque deux navires de moindre importance pour les Îles, — nom dont on se servait couramment pour désigner les Îles de France et Bourbon. Ces navires furent le Saint-Pierre et le bot le Dauphin.

Ces opérations liquidées, il restait à la fin de décembre au Conseil de Chandernagor 354.455 roupies pour servir à l’achat de nouvelles marchandises sous forme d’avances.

Devant une situation aussi favorable, le Conseil de Pondichéry prescrivit de porter les contrats de 1731 d’abord à 1.200.000 puis à 1.400.000 roupies — lettres des 12 mars et 24 juin — en faisant observer de toujours préférer les grosses marchandises aux fines suivant les instructions de la Compagnie.

Les achats se faisaient directement aux marchands ; mais suivant le système pratiqué à la côte Coromandel, le Conseil jugea préférable, en 1730, de recourir à l’intermédiaire d’un courtier et il proposa pour remplir cette charge un marchand brahme de beaucoup de capacité, nommé Indinaram. qui fut agréé. Cet Indinaram était appelé à jouer un rôle assez important dans les affaires de Chandernagor. Du jour où il devint courtier, il perdit le droit de faire aucun contrat avec la Compagnie, soit directement, soit indirectement, mais il compensa très largement ces avantages par les droits de courtage que les marchands devaient lui payer.

Le commerce se développant, le Conseil fut autorisé à accroître les magasins de la marine ; on en construisit de nouveaux le long de l’Hougly en 1730 et 1731. De là, les marchandises suivaient leur destination ; les unes s’en allaient en France, d’autres à Pondichéry, d’autres enfin à Achem, Mahé, la Perse et même Moka. Le Bengale étant réputé le pays le plus riche de l’Inde, Chandernagor était, de tous les comptoirs, celui qui pouvait fournir le plus de marchandises.

Il correspondait avec la France, une fois l’an, en décembre ou en janvier, par des navires qui, chargés généralement à la dernière heure, n’avaient plus le temps de toucher à Pondichéry, sous peine de ne pouvoir doubler le Cap de Bonne-Espérance ; aussi l’arrêt à Pondichéry n’était pas escompté. Les navires venant de France à destination de Chandernagor s’arrêtaient au contraire toujours au chef-lieu, où ils arrivaient entre les mois de juin et de septembre, avec les marchandises à écouler et les avances nécessaires pour l’achat des produits du Bengale et le remboursement des emprunts. Ces navires, jaugeant de 3 à 500 tonnes, pouvaient remonter l’Hougly sur une longueur de 150 à 160 kilomètres, en tirant 16 pieds d’eau à pleine charge.

Les correspondances avec Pondichéry étaient plus fréquentes, mais là il fallait tenir compte des moussons. Dans le golfe du Bengale, le vent souffle du nord entre les mois d’octobre et de février et du sud à partir du mois de mars ; aussi les navires allant de Pondichéry à Chandernagor ne partaient-ils guère avant le mois de février pour commencer à revenir au mois d’août, époque où les vents du sud sont déjà faibles[1].

Ces navires étaient de préférence des bots ou des brigantins de 50 à 200 tonnes ; il en partait six à huit dans chaque sens. C’étaient bien entendu les mêmes qui servaient au retour. Ils apportaient en général à Chandernagor des marchandises de la côte Coromandel et de la côte Malabar destinées à être transbordées sur les vaisseaux allant directement en France, tandis qu’ils amenaient à Pondichéry des marchandises du Bengale, telles que le riz et le blé, destinées à être consommées sur place.

Le commerce avec Pondichéry et avec les autres ports de l’Océan Indien et des mers de Chine constituait le commerce d’Inde en Inde, réservé au commerce libre. La Compagnie autorisait ses agents à y prendre part et y contribuait elle même par une participation variable dans l’affrètement. Les navires employés à cet usage appartenaient soit à la Compagnie soit à des particuliers. Les richesses du Bengale créèrent tout de suite à Chandernagor une part privilégiée dans ce commerce. C’était là plutôt qu’à Pondichéry que s’armaient les vaisseaux allant à Surate, en Perse et dans la mer Rouge ; mais contrairement aux navires retournant en France, ces vaisseaux touchaient d’ordinaire à Pondichéry pour y compléter leur chargement ou recevoir des ordres. On verra au chapitre VIII, tous les développements de ce commerce.


Si de Chandernagor nous jetons un coup d’œil sur les autres comptoirs, celui de Cassimbazar est le seul qui mérite un peu plus qu’une simple mention, Balassor n’avait d’autre but que de fournir des pilotes aux navires qui entraient dans le Gange ; ces pilotes, au nombre de trois, furent portés à quatre en 1731. Nous n’avions pas à Dacca d’agent à demeure, mais seulement des acheteurs indigènes, qui nous envoyaient sur commande les mallemolles et broderies propres à cette région. Cassimbazar, fondé uniquement pour nous procurer des soies qui se fabriquent encore aujourd’hui en grand nombre dans cette région, parut devoir acquérir une certaine importance à la suite du transfert de la capitale du Bengale de Dacca à Moxoudabad. Cassimbazar était dans son voisinage immédiat. Différents motifs, notamment l’éloignement de Chandernagor, empêchèrent la loge de prospérer, et en 1719 l’ancienne Compagnie avait résolu, sinon de l’abandonner complètement, du moins de la confier à un zemindar ou fermier indien, qui la gérerait avec un écrivain et deux pions. Ce projet, longtemps différé, allait recevoir son exécution lorsque survint l’incident Malescot dont nous parlerons plus loin. Il ne parut pas convenable de paraître prendre la fuite et, après Malescot, le Conseil de Chandernagor envoya Pigeon.

Une des raisons qui faisaient désirer l’abandon de la loge était l’instabilité du cours du fleuve, qui déplaçait souvent les terres d’une rive à l’autre. L’ingénieur Deidier[2], envoyé en 1728 pour reconnaître les lieux, estima qu’on pourrait empêcher l’érosion du fleuve par un piloti et un mur de protection, dont le coût fut évalué 6.000 roupies. Suivant les projets de Deidier, le Conseil supérieur envoya en 1729 un de ses employés nommé Lavabre pour exécuter les travaux. Lavabre, après quelques essais, déclara qu’ils dépasseraient de beaucoup les devis prévus et seraient inopérants. Il n’y avait qu’à laisser la nature maîtresse du terrain et abandonner la loge à sa destinée.


3. Le Nabab de Mourchidabad. — Les affaires de Cassimbazar.

Nos établissements du Bengale étaient tous situés dans les états du nabab de Mourchidabad, Mourchid Kouli Khan ou encore Jaffer Khan. Ce souverain dépendant du Mogol comme tous les souverains de l’Inde, était arrivé au pouvoir en 1704 et un de ses premiers actes avait été de transférer sa capitale de Dacca à Moxoudabad qui de son nom prit alors celui de Mourchidabad. Il mourut le 11 juillet 1727, laissant sa succession à son petit-fils Safras Khan, au détriment de son gendre Sujah Khan, qu’il n’aimait pas, mais ce dernier n’accepta nullement d’être déshérité et soutenu par deux puissants gouverneurs, les deux frères Hadji Hamet et Mirza Mohamed Ali, il revendiqua ses droits.

Mirza Mohamed Ali, qui devait un jour devenir lui-même nabab du Bengale sous le nom d’Aliverdi Khan, était né à Berhampour, dans le Décan, il y avait quelque soixante ans. Son père, du même nom que lui, était un parent pauvre du nabab, qui l’avait fait venir auprès de lui ainsi que ses deux fils. Ces deux hommes avaient de précieuses qualités pour réussir. Hadji Ahmet, l’aîné, était insinuant, souple et judicieux ; à ces qualités, le plus jeune ajoutait quelques talents militaires. Tous deux ne tardèrent pas à acquérir une grande influence et, lorsque survint la mort de Mourchid Kouli Khan, leur audace et leur habileté firent échouer les dispositions qu’il avait prises pour réserver sa succession à son petit-fils. Ils se soulevèrent et avant que Safras Khan eut pu faire acte de nabab, Sujah Khan était déjà maître de la capitale. Des lettres patentes du Mogol confirmèrent cette élévation. Sujah Khan, déjà nabab du Bengale et de l’Orissa, acquit encore le Béhar en 1729. Ce fut pour lui une occasion éclatante de témoigner sa reconnaissance à ceux qui l’avaient porté au pouvoir ; Mirza Mohamed fut chargé de l’administration de la nouvelle province, il l’administra avec prudence et en accrut la prospérité. Son autorité et celle de son frère firent de Sujah Khan un souverain très redoutable.

Les nations européennes devaient composer avec lui pour la sécurité de leurs transactions et il en tirait au moindre prétexte des sommes considérables sous forme de droits, de présents ou simplement d’exactions. Les Anglais et les Hollandais, plus riches que nous, étaient plus pressurés. Le pouvoir du nabab était pourtant une garantie contre la rapacité de ses propres agents ou de tous ceux qui prétendaient avoir des droits à une part quelconque d’autorité.

Nos droits de faire du commerce au Bengale avaient été déterminés par un paravana accordé à Deslandes le 23 janvier 1693 par Ibrahim Khan. Moyennant le paiement d’une somme de 40.000 roupies à faire à l’empereur et des cadeaux moins importants distribués au nabab et à ses principaux officiers, nous avions alors obtenu des droits analogues à ceux des Hollandais ; ils nous donnaient, après l’acquit des droits de douane fixés à 3 ½ %, la liberté de faire mouiller nos vaisseaux à Hougly, Ingely et Balassor, transporter nos marchandises où bon nous semblerait, les vendre à qui nous voudrions et les acheter à qui il nous plairait. Nous pouvions même acheter dans l’Orissa et le Béhar des toiles, cires, soies et autres marchandises à notre choix.

Les guerres de la fin du règne de Louis XIV obligèrent la Compagnie de France à suspendre presque complètement son commerce et l’expédition de ses vaisseaux dans l’Inde. Les affaires ne reprirent guère que sous la Régence. La Compagnie obtint le 7 mai 1718 du Grand Mogol lui-même, par l’intermédiaire d’un médecin français, nommé Martin, résidant à Delhi, un firman confirmant le paravana de 1693, mais réduisant toutefois les droits de douane à 2 ½ %. Cet acte fut à son tour rendu exécutoire par un paravana du nabab du 9 janvier 1720.

L’inexécution par nous d’une des conditions de ce paravana nous créa les plus sérieuses difficultés. Nous avions promis de payer 40.000 roupies au Grand Mogol. Les retards un peu volontaires que nous apportâmes à l’exécution de cette promesse ne tardèrent pas à nous attirer plusieurs tracasseries dont il nous fut impossible de nous plaindre comme nous l’aurions dû. À la fin de 1728, un incident plus grave surgit. Les officiers du nabab, — par ordre ou spontanément, nul ne le sait — firent à notre agent à Cassimbazar, un nommé Malescot, une insulte dont nous ne connaissons pas la nature, mais qui dut être assez vive, puisque le Conseil supérieur, l’appréciant quelques mois plus tard, estima que le Conseil de Chandernagor aurait dû, par manière de représailles, arrêter les bateaux maures passant en vue de Chandernagor et les retenir jusqu’à ce que le nabab nous eut accordé une réparation honorable.

C’étaient de graves mesures ; de la Blanchetière ne les avait pas envisagées. Loin d’agir avec décision, il envoya pour parlementer avec le nabab, ou plutôt ses officiers, un nommé Lempereur, qui se conduisit avec une telle faiblesse qu’il fallut le désavouer publiquement et le congédier du service. Pour montrer que nous n’étions pas d’humeur à nous laisser traiter comme des sujets, Lenoir décida de renvoyer Malescot à Cassimbazar avec une force de quarante hommes (28 février 1729). Afin de ne pas diminuer la garnison de Chandernagor, réduite alors à quarante-six hommes, ce renfort fut envoyé de Pondichéry, pour être mis à la libre disposition du Conseil de Chandernagor. « Étant sur les lieux, écrivait le même jour le Conseil supérieur, et sachant mieux que nous la façon dont les nations se font rendre justice lorsqu’elles sont insultées, nous vous laissons les maîtres d’agir suivant que les circonstances le demandent, sans attendre nos ordres ; nous approuvons ce que vous ferez. »

Guillaudeu qui administrait nos établissements depuis la mort de la Blanchetière, ne fut pas d’avis d’envoyer une force aussi nombreuse, qui en cas de résistance à nos réclamations eut été encore impuissante, il pensa que douze hommes et un sergent suffiraient pour appuyer une mission, qui fut confiée au conseiller de la Croix. Lenoir pensa tout de suite qu’elle n’aboutirait pas ; de la Croix revint, en effet, à Chandernagor le 1er octobre sans même avoir obtenu une audience du nabab.

En cette occurrence, le Conseil Supérieur crut devoir reprendre les négociations pour son propre compte, et le 28 février 1730, il fit demander, par l’intermédiaire d’un notable bengali de Mourchidabad, nommé Alemchend, si le nabab ne consentirait pas à recevoir un nouvel envoyé de Chandernagor pour lui remettre une lettre personnelle du gouverneur. Dans ce cas, l’envoyé partirait avec peu de monde, mais avec des présents convenables. S’il ne réussissait pas dans sa mission, on le rappellerait et on attendrait d’avoir des forces suffisantes pour arrêter les vaisseaux des Maures. « Cette affaire, disait Lenoir, a fait trop de bruit pour que nous restions dans l’inaction jusqu’à ce que nous ayons eu une réponse favorable du nabab. »

Aucune réponse à ces suggestions n’était encore parvenue à Pondichéry à la fin de mai. Désireux, d’amener le nabab à composition, le Conseil de Chandenagor avait proposé divers moyens, parmi lesquels l’augmentation de la garnison et la fortification du comptoir. « Croyez-vous, lui répondit Lenoir le 22 juin, la chose si aisée et d’une prompte exécution ? Le nabab verrait-il ces ouvrages tranquillement et sans s’y opposer, avant même que vous fussiez en état de lui résister à force ouverte. » Lenoir, pour qui montrer de la fermeté ne signifiait pas nécessairement pousser les choses à l’extrême, recommandait seulement d’arrêter les vaisseaux dans le Gange. Le propre intérêt des négociants les engagerait à prier le nabab de nous rendre justice pour qu’ils pussent faire plus tranquillement leur commerce.

Cependant les suggestions exposées par Alemchend avaient réussi, et Dirois lui-même avait été autorisé à se rendre à Mourchidabad pour régler le différend. Mais, avant même que Dirois fut parti, une nouvelle affaire était venue aggraver le conflit. Dans le courant du mois d’août 1730, le sieur Pigeon, nouvel agent de la Compagnie, fut informé qu’un pion du nabab venait de tuer un de nos soldats, envoyé dans cette ville pour sauver du pillage le vaisseau le George, appartenant à des particuliers de notre dépendance.

Le nabab, sollicité de nous rendre raison, invoqua nos retards dans le paiement des 40.000 roupies promises au Grand Mogol. Acceptant la discussion sur ce terrain, le Conseil Supérieur fut d’avis de payer immédiatement cette somme « légitimement due », au lieu de retenir un bateau de la Compagnie dans le Gange pour faire la guerre au nabab, ainsi que le proposait Dirois. La Compagnie, pensait-il, ne comprendrait jamais que pour venger une insulte, qui avait pour principe un commerce particulier, on interrompît son commerce d’Europe, en retenant quelques-uns de ses vaisseaux aux Indes. Puisqu’aussi bien la dette n’était pas contestable, autant valait l’acquitter. On aviserait ensuite au sort à réservera la loge de Cassimbazar et déjà l’on entrevoyait qu’on en retirerait le personnel européen et qu’on la laisserait à la garde de deux pions et d’un écrivain, comme au temps de l’ancienne Compagnie (lettre du 9 novembre).

Dirois se rendit en effet à Cassimbazar en janvier ou février 1731 pour fermer la loge ; mais auparavant il dut payer au nabab une somme de 6.000 roupies, comme condition du départ de Pigeon. S’occupa-t-il également de l’affaire Malescot ? nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, il ne fut pas question de la dette des 40.000 roupies et Lenoir lui-même, si soucieux de se libérer quelques semaines auparavant, ne vit aucun inconvénient à attendre une nouvelle réclamation.


4. Les Anglais et les Hollandais. — La Compagnie d’Ostende.

Lorsque Dupleix arriva à Chandernagor, nous n’avions en réalité obtenu satisfaction ni pour l’insulte Malescot ni pour l’affaire Pigeon.

Mais comment faire acte d’autorité dans un pays aussi vaste que le Bengale sans autre base que deux ou trois comptoirs sans défense ? Il nous eut fallu l’appui des Anglais et des Hollandais, aussi peu favorisés que nous par le nabab ; en lui opposant un front commun, on eut peut-être réduit ses exigences. Il est possible aussi qu’on les eut aggravées ; alors c’eut été l’abandon du Bengale ; la prudence commandait de ne pas courir ce risque. Le nabab savait au fond jusqu’où pouvaient aller ses caprices sans provoquer une crise ; il n’ignorait pas non plus que les Européens ne s’aimaient pas les uns les autres et qu’en ne prenant pas parti dans leurs rivalités, il avait l’assurance de les tenir divisés. À défaut d’entente générale, il eut semblé que les Français et les Hollandais, également jaloux des menées des Anglais, eussent dû se sentir particulièrement unis ; c’étaient au contraire les nations qui se délestaient le plus ; les Hollandais ne nous avaient pas pardonné les guerres de Louis XIV. En vérité, tout concourait à nous affaiblir et à convaincre le nabab de sa toute-puissance. Le gouverneur Lenoir a parfaitement déterminé cette situation respective des Maures et des Européens dans une lettre du 12 mars 1731 :

« La conduite que tiennent les Anglais et les Hollandais avec les Maures influe sur nous et autorise le nabab et ses officiers à nous inquiéter à la moindre occasion, pour tirer de l’argent comme il fait de ces deux nations et surtout des Anglais. Nous sommes néanmoins regardés dans l’Inde sur un tout autre pied qu’eux. Nous y sommes tranquilles et uniquement occupés de notre commerce, sans nous mêler d’autre chose, de sorte que, quand les choses nous chagrinent, nous devons nous en plaindre avec d’autant plus de raison et d’assurance que nous n’y donnons pas lieu. »

Les Anglais étaient mieux armés que nous pour soutenir une lutte commerciale ; ils avaient obtenu du Mogol un firman qui les dispensait de tout droit de douane. Cette faveur leur constituait une supériorité économique manifeste. Aussi parlaient-ils en maîtres dans toute la rivière. Sans avoir de supériorité officielle sur les autres nations, ils se l’étaient attribuée. Au début de novembre 1730, ils avaient, d’accord avec les Hollandais, exigé que nous donnions des passeports à nos embarcations naviguant dans le Gange bien que tous nos vaisseaux fussent parfaitement connus, et sans attendre notre réponse, ils en avaient visité quelques-uns. Les Hollandais, opérant plus politiquement, s’étaient contentés de nous demander l’exercice de ce droit. Dans un esprit de conciliation, le Conseil de Chandernagor décida de donner satisfaction aux Hollandais mais en les prévenant qu’au premier jour les choses seraient remises sur le pied primitif ; quant aux Anglais, il résolut d’opposer la force à la force et fut approuvé à Pondichéry. Le Conseil supérieur décida même d’envoyer quarante ou cinquante soldats au Bengale pour repousser toute nouvelle violence des Anglais[3]. Il n’y en avait alors que 117, européens et topas. Les ordres de la Compagnie n’autorisaient qu’un effectif de 100 hommes. En envoyant un renfort composé exclusivement de troupes européennes, le Conseil de Pondichéry prescrivait de licencier assez de topas pour réduire la garnison au chiffre prévu par la Compagnie. Il joignit à ce renfort l’envoi de munitions de guerre assez importantes (12 mars 1731).

Dans l’intervalle les prétentions des Anglais étaient tombées d’elles-mêmes et tout conflit avait été écarté. Nous nous étions même rendus mutuellement quelques déserteurs et le nombre de ces derniers était considérable de part et d’autre, ainsi qu’on pouvait s’y attendre de troupes racolées plutôt que recrutées et composées en bonne partie de Suisses et d’Allemands[4].

L’idée première de la Compagnie d’Ostende remonte à 1714. L’empereur qui venait d’acquérir les Pays-Bas espagnols au traité d’Utrecht et voyait les bénéfices considérables que les compagnies d’Angleterre et de Hollande retiraient du commerce de l’Inde, résolut de faire d’Ostende un port de commerce, qui put rivaliser dans une certaine mesure avec Londres et Amsterdam. Le prince Eugène, qui favorisait ces idées, espérait ainsi rendre l’Allemagne indépendante des autres puissances maritimes et accroître son influence en Europe ; son but était aussi politique que commercial. En 1714, l’empereur autorisa donc deux navires à s’armer à Ostende pour aller dans l’Inde ; d’autres suivirent. Ces voyages furent en général heureux. Il n’en fallait pas davantage pour éveiller la méfiance puis l’hostilité de l’Angleterre et de la Hollande. Les Hollandais capturèrent un navire ostendais dans les mers des Indes. L’empereur ne s’émut pas de ces susceptibilités et continua ses armements ; en 1720, il n’envoya pas moins de six vaisseaux dans l’Inde et autant l’année suivante. Cette fois la compagnie anglaise, émue depuis l’origine de cette concurrence aussi heureuse qu’inattendue, porta plainte au Parlement et l’invita à prendre des mesures énergiques pour la suppression de ce commerce ; elle prétendait — ce qui sans doute n’était pas inexact — que les fonds des armements étaient fournis en grande partie par des Anglais et que les agents embarqués avaient pour la plupart servi les Anglais ou les Hollandais. À ce double titre, les navires ostendais devaient être considérés comme interlopes, puisqu’il était interdit aux nationaux d’un pays de faire du commerce sous un pavillon étranger non reconnu. La Compagnie d’Angleterre obtint en 1721 le renouvellement des pénalités prévues en pareil cas, et comme elles se trouvèrent inopérantes, un autre acte du Parlement de l’année 1723 interdit formellement aux Anglais de s’intéresser dans des entreprises étrangères dans l’Inde, sous peine d’amende égale au triple de la somme embarquée, sans préjudice de la confiscation des marchandises et de l’emprisonnement des délinquants. Le roi de France, que les succès de l’Empereur troublaient beaucoup moins, défendit pourtant de son côté (16 août de la même année) à ses sujets de s’intéresser dans le commerce d’Ostende, à peine de 3.000 livres d’amende, dont moitié au profit du Trésor et moitié au profit des dénonciateurs, sans compter la confiscation de tous les objets ou fonds qu’ils pourraient avoir dans l’entreprise.

En dépit de ces oppositions manifestes, l’empereur continua avec plus d’assurance que jamais à favoriser les armements d’Ostende. Il n’avait pas encore d’établissement régulièrement concédé dans l’Inde, mais par une tolérance des autorités locales, ses navires pouvaient sans être inquiétés stationner à Coblon à la côte Coromandel, entre Madras et Sadras, et à Isapour ou Banquibazar sur l’Hougly, à quelques lieues en amont de Calcutta. Il ne lui paraissait pas douteux qu’un jour sans doute assez rapproché il obtiendrait du nabab le firman nécessaire pour établir un comptoir ; mais il fallait une compagnie à qui l’attribuer et jusqu’alors il n’y avait eu dans l’Inde que des voyages particuliers, encore que les armateurs fussent à peu près toujours les mêmes. Assuré de l’avenir par une expérience de près de dix ans, l’empereur crut qu’il pouvait enfin consacrer son œuvre par une proclamation officielle et, en août 1728, il constitua la Compagnie d’Ostende au capital de 6 millions de florins. À peine émises, les actions furent aussitôt souscrites et donnèrent dès 1726 un dividende de 32 ½ %.

La Compagnie de France ne fit pas meilleur accueil à la compagnie étrangère qu’aux commerçants particuliers qui s’étaient engagés dans l’Inde avec des commissions de l’empereur ; par lettre du 25 février 1726, elle invita ses conseils à faire arrêter avec toutes les précautions d’usage et renvoyer prisonniers en France tous ceux de nos nationaux qui pouvaient se trouver au service de la Compagnie impériale, et à lui adresser le nom de tous ceux qui ne pourraient être arrêtés. Quant à Londres et Amsterdam, l’émoi y fut au comble, car les succès de la compagnie consacraient également la force de l’empire. Il fallait à tout prix les arrêter.

Or, vers ce moment, l’empereur se trouvait aux prises avec des difficultés politiques considérables ; le seul allié sur lequel il pouvait compter, le roi d’Espagne, l’abandonna. Les Anglais et les Hollandais profitèrent utilement de ces circonstances pour essayer de détruire la compagnie elle-même et l’on tint en 1727 un Congrès à Aix-la-Chapelle puis à Cambray pour examiner la situation. L’empereur était vivement désireux de sauver la compagnie d’Ostende, mais il était non moins soucieux d’assurer sa propre succession au trône à sa fille unique Marie-Thérèse et de faire consacrer par les diverses nations européennes la pragmatique sanction qu’il avait préparée pour obtenir ce résultat. À la suite de pourparlers qu’il serait trop long de raconter ici, il fut convenu que la compagnie d’Ostende pourrait avoir un établissement au Bengale, mais qu’elle n’y pourrait envoyer aucun navire avant sept ans. C’était une façon de la supprimer en ménageant les susceptibilités de l’empereur.

Au moment où ces tractations se passaient en Europe, la Compagnie obtenait au Bengale la reconnaissance officielle qui lui avait toujours manqué ; le nabab Mourchid Kouli Khan lui accorda au début de 1727 un paravana lui permettant de fonder un comptoir régulier à Banquibazar. Mais conformément aux résolutions arrêtées au congrès de Cambray, l’empereur n’envoya pas de vaisseaux dans l’Inde en 1728. Il ne renonçait pourtant pas à l’idée d’y continuer le commerce et il songea un instant à transférer à Fiume ou à Trieste le siège de la compagnie condamnée. La concurrence de ces deux ports eut été moins grave que celle d’Ostende pour Londres et pour Amsterdam ; l’empereur, toutefois, se heurta aux mêmes difficultés et comprit que dans l’Inde ses concurrents de la veille lui feraient une guerre acharnée, en quelque ville de son empire qu’il organisât ses expéditions. Il pensa qu’il serait plus heureux en s’adressant à des compagnies étrangères qui feraient naviguer leurs vaisseaux avec des commissions régulières de leurs souverains mais qui en réalité lui prêteraient l’autorité de leur pavillon : ainsi sous un nom d’emprunt, c’est toujours la compagnie d’Ostende qui agirait. L’empereur s’entendit dans ce but avec le roi de Danemark, Frédéric IV, qui accorda une charte spéciale permettant aux membres de la compagnie supprimée de se joindre à ses sujets pour le commerce du Bengale ; il établit même une maison de l’Inde à Altona pour l’exécution de ce projet. Le roi de Suède accorda une autorisation de même nature en 1731 et il n’est pas jusqu’au roi de Pologne qui n’entrât dans la combinaison. Dès 1729, il équipa pour l’Inde deux navires armés de 36 pièces de canon et ayant à bord 300 hommes d’équipage ; il leur donna des commissions régulières et le droit d’arborer son pavillon.

Il n’était pas malaisé de prévoir que, malgré ces précautions, les Anglais et les Hollandais considéreraient ces manœuvres comme une résurrection à peine déguisée de la Compagnie d’Ostende et s’emploieraient à les faire échouer. Ils obtinrent, en effet, sans aucune peine du roi de Danemark qu’il renonçât à la maison de l’Inde à Altona ; ils se soucièrent moins de la Suède, qui faisait surtout du commerce avec la Chine et le Japon ; quant aux Polonais, dès le premier jour ils s’arrangèrent pour les décourager de recommencer les moindres opérations dans l’Inde. Moyennant un présent de 130.000 roupies, ils persuadèrent au nouveau nabab Sujah Khan qu’il fallait les chasser du Gange et avec son assentiment, ils s’emparèrent du plus petit des deux navires.

Sans être favorable aux Ostendais, la compagnie de France était loin d’avoir pour eux la même haine que les Anglais ou les Hollandais ; dans toutes les mesures prises pour les faire disparaître, elle avait suivi plutôt que précédé le mouvement. Dans l’affaire des Polonais, le Conseil de Chandernagor observa la même réserve et loin de s’associer à la capture de leurs vaisseaux, il offrit au contraire la protection de notre pavillon à celui qui restait libre. La compagnie approuva cette conduite (26 septembre 1730), mais alors l’animosité des Anglais se retourna contre nous et ils crurent pouvoir s’arroger le droit de contrôler notre navigation dans le Gange, comme favorisant le commerce inavoué des Ostendais. On verra au chapitre des relations de Dupleix avec les Maures et avec les Européens les divers procédés qui furent mis en usage et les incidents qu’ils provoquèrent.


C’est dans ces conditions générales que Dupleix prit la direction de nos comptoirs du Bengale. Malgré certains heurts, la situation était au fond satisfaisante ; le commerce se développait normalement, les rapports avec le nabab étaient marqués au coin d’une bienveillance relative et, s’il n’y avait pas de vives sympathies entre nous et les Anglais ou les Hollandais, il n’y avait pas non plus à craindre avec eux de conflits inquiétants. À Chandernagor même, tout eut été tranquille, sans la querelle avec les Jésuites ; encore cette querelle était-elle pour les esprits un sujet de distraction plutôt qu’un élément de trouble véritable. Dupleix arrivait donc au Bengale pour y continuer une œuvre existante et agissante ; il mit à la développer toute son intelligence et toute son énergie.

Comme nous ne désirions ni ne poursuivions aucune conquête, la principale sinon son unique obligation fut de satisfaire aux demandes de la métropole et de développer le commerce d’Inde en Inde.

Les décisions qu’il put prendre étant subordonnées à l’avis de son conseil, il est malaisé de déterminer d’une façon précise quelle fut sa part propre dans l’administration ou la direction des affaires ; on peut cependant affirmer qu’en matière commerciale tout au moins, étant lui-même intéressé dans une quantité d’opérations où ses fonds personnels étaient engagés, il fit en général preuve d’une grande initiative et parfois d’une réelle audace. Ses appréciations sur le gouvernement des Maures sont pleines de clairvoyance. Il ne lui manqua pour mettre ses qualités en lumière qu’un champ d’action où il pût agir librement ; il ne le trouva pas au Bengale où, à défaut des ordres de la Compagnie toujours prudente et réservée, les circonstances ne le favorisèrent jamais.

Voyons quelle fut son œuvre. Dans un intérêt de clarté nous parlerons d’abord de diverses particularités relatives à la vie de Dupleix et à son caractère, puis nous traiterons successivement de ses relations avec les Maures et les étrangers, de l’administration de nos comptoirs, de leur commerce et enfin de deux affaires particulières qui, par leur développement plutôt que par leur importance, méritent une description spéciale : l’affaire des Jésuites et la fabrication des roupies. Nous atteindrons ainsi l’année 1742 où l’activité de Dupleix allait s’exercer sur un théâtre plus vaste qu’il avait lui même recherché.


  1. Si dans l’intervalle, il était nécessaire de se communiquer des nouvelles ou des instructions importantes, on s’envoyait des pattemars ou courriers piétons, qui faisaient le voyage en deux mois.
  2. Deidier, arrivé dans l’Inde en 1725, avait pris une grande part à l’expédition de Mahé où il s’était distingué. Après la prise de cette ville, il était resté à la côte malabare jusqu’en 1727 pour y diriger les travaux de fortification de notre nouvelle possession. À son retour à Pondichéry, il fut envoyé en mission au Bengale. Cette mission terminée, il rentra en France.
  3. C. P. ; I, p. 115-116.
  4. Le mariage n’était pas étranger à ces désertions. Les soldats en effet ne pouvaient se marier sans l’autorisation du Conseil. En cas de refus, ils se sauvaient à Bandel où les religieux portugais les mariaient d’ordinaire sans aucune formalité. C’était une sorte d’union à la Mairie du 21e. Le Conseil de Pondichéry protesta en 1731 contre ces facilités auprès de l’évêque de St -Thomé.