Dupleix et l’Inde française/1/5

Champion (Tome 1p. 170-226).


CHAPITRE V

Les relations de Dupleix avec les Maures et les Compagnies européennes.


Il ne faut pas s’attendre à trouver en ce chapitre le récit d’événements extraordinaires où la personnalité de Dupleix se soit nettement révélée. Les Maures[1] n’avaient autorisé les Européens à se fixer au Bengale que dans l’espoir de retirer du commerce divers droits qui les aideraient à accroître leurs ressources budgétaires ; ils leur avaient, en conséquence, interdit de se faire la guerre entre eux. Pour des compagnies qui n’avaient alors aucune ambition territoriale, cette défense était une garantie de sécurité. C’est pourquoi l’histoire du Bengale pendant cette période n’offre pas un très grand intérêt : si désagréables que fussent les difficultés dans lesquelles ils se trouvèrent engagés, les Européens savaient qu’à moins d’événement imprévu elles ne se termineraient jamais par une catastrophe. Cet événement se présenta pourtant en 1739 avec l’invasion persane de Nadir-Cha qui faillit amener la chute de l’empire mogol et peut-être la ruine de tous les établissements européens ; mais quand la secousse fut passée, chacun retrouva son assiette légèrement instable mais néanmoins assurée.

Les souvenirs d’un passe où les royaumes indiens s’écroulèrent avec tant de facilité les uns après les autres pouvaient seuls ouvrir quelques perspectives sur l’avenir ; mais est-ce bien l’habitude des peuples de songer au lendemain et de subordonner leur politique à des nécessités lointaines qui exigent des sacrifices ?

Dupleix vécut pendant dix ans dans une sécurité absolue, à peine troublée par des contestations occasionnelles à répercussion limitée. Il n’eut jamais la crainte d’être obligé de quitter le Bengale à la suite de conflits soit avec les Maures, soit avec les Anglais ou les Hollandais.

De ces trois peuples, les Maures furent ceux avec qui il dut le plus compter ; nous étions installés sur leur territoire et c’étaient eux qui nous avaient concédé nos privilèges. Nous commencerons par eux le récit de nos relations avec les pouvoirs constitués au Bengale.


I. — Relations avec les Maures.

À la fin de 1731, les affaires de Cassimbazar dont on a vu plus haut l’origine, étaient loin d’être réglées ; le voyage de Dirois à Mourchidabad au début de cette même année n’avait rien terminé. Au moment où le pouvoir passa à son successeur, au mois d’août, notre loge où il ne restait plus qu’un écrivain et deux pions indigènes était gardée par les gens du nabab et nos marchandises étaient partout arrêtées sur les vaisseaux qui les portaient. Il paraît que quelque temps auparavant nous avions donné la chasse à plusieurs cavaliers du nabab qui avaient voulu s’emparer de l’aldée de Gondolpara, sur laquelle la Compagnie avait une ancienne hypothèque. D’après Dupleix, les Maures se vengeaient en paralysant notre commerce, mais tel n’était pas le motif invoqué. On nous reprochait de différer sans cesse le paiement des 40.000 roupies dues pour l’obtention du firman de 1718. Le nabab se plaignait en outre que depuis son avènement les Français ne l’eussent jamais visité, c’est-à-dire ne lui eussent pas fait le cadeau de joyeux avènement traditionnel. Dirois, peu de temps avant de quitter Chandernagor, lui avait écrit qu’on déférerait à son désir aussitôt après le départ des vaisseaux d’Europe, ce qui voulait dire en janvier ou février 1732. Le nabab fit répondre par son général Bakar Ali Khan que nous voulions le tromper comme nous l’avions fait jusqu’à ce jour et que si l’on tardait encore, on pourrait s’en repentir. Dupleix qui reçut cette sorte de sommation y fit la même réponse que Dirois ; le nabab maintint ses exigences. Dupleix devait-il s’entêter dans la résistance ? Il le pouvait sans doute pour affirmer son indépendance et maintenir l’honneur de la nation ; mais à ce jeu nos marchandises risquaient de rester indéfiniment à Cassimbazar et c’était le moment où les vaisseaux d’Europe allaient repartir. L’intérêt commandait la soumission : Dupleix se soumit et dès le mois de novembre il envoya en mission à Cassimbazar les conseillers Burat et Saint-Paul avec une escorte de 60 hommes, quelques objets comme présents et 10.000 roupies Madras. Il n’en fallait pas davantage pour que nos bateaux fussent aussitôt relâchés, car l’entrevue avec le nabab n’eut lieu qu’un peu plus tard. Avant qu’elle ne fut fixée et pour éviter toute méprise de la dernière heure, on arrêta la répartition des présents qui furent de 10.000 roupies pour le nabab et 5.000 pour ses différents officiers. Pour les 40.000 roupies du firman on discuta plus longuement mais sans résultat. Les Maures soutenaient que le firman du Mogol nous avait été envoyé peu de temps après sa signature par Martin, le médecin de Ferocksir, qui l’avait obtenu, mais ils ne pouvaient le prouver ; ils n’avaient jamais eu le document entre les mains et, invités à fournir des précisions, ils n’étaient plus sûrs de rien. Nous prétendions au contraire n’avoir jamais reçu le firman, et par conséquent n’être pas tenus de payer la somme qu’on nous réclamait. La vérité était du côté des Maures, il n’est que juste de le reconnaître ; mais dans l’impossibilité de justifier leur créance, ils durent s’en rapporter à nos déclarations. Et puis qu’importait au nabab que nous payons ou non, puisque c’était le Mogol seul qui devait encaisser les 40.000 roupies ?

Il consentit donc, après maints pourparlers, à nous promettre son propre paravana, qui nous garantirait comme par le passé le privilège de ne payer que 2 ½ pour cent de droits sur les marchandises, et il fut entendu que, quand le firman du Mogol serait arrivé, nous paierions en différents termes les 40.000 roupies convenues. Dupleix comptait bien sur l’indifférence du nabab pour ne pas faire venir le firman et se trouver ainsi lui-même dégagé, sinon de toute dette, du moins de tout paiement. Lorsque ces divers points furent réglés, le nabab accorda à nos délégués une audience solennelle dans son palais de Mourchidabad. L’entrevue se passa avec le cérémonial d’usage ; on échangea des compliments et des cadeaux et l’on se sépara avec la conviction mutuelle de n’avoir pas perdu son temps. Le nabab avait obtenu l’argent qu’il désirait et les délégués français avaient assuré le chargement de nos navires pour l’Europe.


Lorsque la Compagnie eut connaissance de ces incidents, il lui parut utile de tracer à Dupleix une ligne de conduite générale, d’autant que le plus parfait accord ne régnait pas entre les conseils de Chandernagor et de Pondichéry et que, la subordination de l’un à l’autre n’étant pas rigoureusement observée, elle avait lieu de redouter des malentendus ou même des conflits préjudiciables à ses intérêts. Elle écrivit le 21 janvier 1733 :

« Il n’est pas possible que la Compagnie ni le Conseil supérieur de Pondichéry prévoient les différentes affaires qui peuvent vous être suscitées par le gouvernement maure ni vous prescrire des règles certaines, desquelles il ne vous soit pas permis de vous écarter sans vous exposer à être blâmé. La distance considérable des lieux, même celle du comptoir de Pondichéry au vôtre, demande nécessairement que vous preniez votre parti après une mûre délibération, dans toutes les occasions qui requièrent célérité et qui ne peuvent vous permettre d’attendre des ordres, et lorsque ceux qui vous parviennent ne sont pas assez positifs pour vous déterminer, vous devez y suppléer d’office, en observant d’informer régulièrement le Conseil supérieur de Pondichéry et la Compagnie des raisons qui vous auront fait prendre ce parti plutôt qu’un autre. Elle se repose entièrement sur votre prudence dans ces occasions, en vous recommandant toujours une économie convenable dans les accords que vous ferez pour terminer les différentes affaires qui peuvent vous survenir ou dans la distribution des présents que vous estimerez être faits au nabab, au gouverneur ou enfin aux officiers de l’un et de l’autre pour prévenir ou faire cesser les vexations qui sont si communes dans le pays où vous êtes[2]. »

Ces vexations continuèrent en 1732. S’il n’arrêta pas nos marchandises, le nabab de plus en plus insatiable fit établir tout le long de la rivière des chokis ou postes de péages qui se succédaient de lieue en lieue ; en chacun d’eux, on arrêtait les bateaux des Européens et on ne les laissait repartir qu’après avoir obtenu d’eux de grosses contributions. Dupleix estimait que par ces moyens le nabab pouvait retirer dans une année au moins 100 lacks de roupies. Politique bien imprudente, disait-il, car, si les Européens partaient, le nabab n’aurait plus de quoi payer sa redevance au Mogol et le Bengale deviendrait le plus triste endroit du monde. Mais les Européens n’avaient nulle intention de partir, si dure que fut la loi qui leur était imposée ; les vexations des Maures diminuaient leurs bénéfices mais ne les ruinaient pas. Dupleix lui-même acceptait les faits accomplis, mais pour exhaler sa mauvaise humeur, de quelles injures ne couvrait-il pas le nabab ! « C’est un vieil ivrogne obsédé d’une bande de coquins, écrivait-il… il ne considère rien, et lorsqu’il est sou (sic) il est capable de faire mourir son père ; c’est enfin le plus grand misérable qui soit sur la terre[3] ».

À l’automne, les Maures arrêtèrent encore nos vaisseaux venant de Patna avec une cargaison de salpêtre. Il fallut plus de deux mois à Dupleix pour obtenir qu’ils fussent relâchés ; le nabab répondait à nos instances que si nous n’étions pas contents, nous n’avions qu’à quitter le pays ; il « n’avait pas besoin de nous non plus que des autres Européens ». Il était pénible de supporter patiemment ces procédés, mais comment réagir ? Dupleix ne jugeait pas la chose impossible. Il suffirait, pensait-il, d’envoyer au Bengale deux ou trois bateaux bien armés avec 300 soldats ; on arrêterait ainsi le commerce des Maures et on tiendrait le pays. Sans doute on courait le risque d’être une année sans faire le moindre commerce, mais quels avantages pour l’avenir d’une initiative aussi hardie ! Les Maures ne pouvaient manquer d’entrer en accommodement et nous jouirions enfin d’une certaine sécurité. Si nous ne prenions ce parti, il n’y avait qu’à tout souffrir avec patience. Persuadés que nous ne faisons aucune attention à leurs tyrannies, les Maures continueront à nous molester de toutes les façons. Dupleix n’était guère satisfait d’exposer cette situation aux directeurs. « Le nom d’Européens, qu’ils respectaient autrefois, leur écrivait-il le 30 novembre 1732, n’est plus pour eux qu’un objet de risée ; ils nous regardent comme une source inépuisable où ils peuvent puiser lorsqu’ils le jugent à propos. Le nabab livré à tout ce qu’il y a de plus infâme laisse le soin des affaires à une bande de gueux qui ne songent qu’à remplir leurs bourses. »

L’affaire des bateaux de Patna se régla comme toutes les autres par quelques milliers de roupies distribuées à l’entourage du nabab, y compris, semble-t-il, la « nourrice de la seconde personne du Gouvernement. »

Sachant combien les peuples sont en général mal gouvernés, nous ne récriminerons pas contre ces procédés d’administration où sombre d’ordinaire l’indépendance nationale. Parce qu’il pressentait qu’on pourrait venir à bout des agissements des Maures par un acte d’autorité où cette indépendance pouvait être compromise puis succomber, nous n’en conclurons pas que Dupleix avait dès ce moment la vision politique qui a fait sa gloire ; il est cependant intéressant de constater que l’appareil formidable de la puissance du Mogol ou des nababs ne faisait pas complètement illusion à tous les Européens ; on n’envisage pas sans quelque raison intuitive qu’un empire de plusieurs millions d’habitants pourra être amené à composition par une démonstration maritime ou militaire aussi peu formidable que celle recommandée par Dupleix. Les événements qui suivirent ne devaient pas démentir cette sorte de divination.

La plupart des lettres de Dupleix nous manquent pour les années 1733, 1734 et 1735. Nous y eussions sans doute trouvé de nouvelles récriminations contre la politique du nabab. Lorsque les renseignements commencent à se préciser à nouveau, la situation générale ne s’était pas modifiée. Sans chercher à nous faire quitter le pays, le nabab continuait à tirer de nous le plus d’argent qu’il pouvait. Comme dans l’intervalle nous avions établi une loge à Patna, nous avions donné un nouvel aliment à ses exigences. Là comme à Cassimbazar on ne pouvait faire le moindre commerce sans s’exposer, en dehors des droits réguliers, à satisfaire aux demandes les plus imprévues et les moins justifiées. Dupleix manœuvra au milieu de ces difficultés avec la prévision d’un commerçant qui sait que l’argent est un bon négociateur.


Ce fut dans cet intervalle que se confirma et s’accrut dans des proportions considérables l’autorité des deux frères Agy Hamet et Mirza Mohamed Ali. Safras Khan leur devait son élévation au trône et à moins de s’en défaire par un assassinat, il ne pouvait rien leur refuser ; c’étaient eux qui dirigeaient les affaires de l’État. Tant à Mourchidabad qu’à Patna tout passait par leurs mains, et selon la méthode indigène, rien ne se réglait sans argent. Il était tout à fait inutile d’adresser au nabab des plaintes contre leurs agissements, elles ne lui seraient jamais parvenues ; on n’eut trouvé personne pour les transmettre. Les maires du palais ont souvent plus de pouvoir que leur souverain. L’autorité de ces deux hommes qui ne manquaient ni d’intelligence ni de capacités, ni même d’un certain sens des nécessités administratives, n’était d’ailleurs pas plus tracassière ni plus injuste que celle des autres ministres qui dirigeaient ailleurs les affaires de l’Inde. Dupleix lui-même ne les accusa jamais de cruauté mais seulement de mauvaise foi et de rapacité. La cruauté n’est pas un vice indien et les musulmans de descendance étrangère avaient fini en général par prendre les caractères de la race, infiniment douce et aimable, même quand il ne faut pas accepter cette amabilité pour argent comptant.

L’indifférence pour les intérêts du Mogol que Dupleix avait escomptée en 1732 s’était réalisée ; le nabab n’avait point réclamé le firman de 1718 et nous n’avions point payé les 40.000 roupies qui en étaient la contre-partie. Le nabab ou ses agents ne perdaient cependant pas de vue cette affaire et lorsqu’ils voulaient nous ennuyer, ils savaient parfaitement la rappeler d’une façon plus ou moins claire en mettant nos privilèges en discussion. En 1737 l’alerte fut assez sérieuse pour que Dupleix envisageât à nouveau l’interruption de notre commerce pendant plusieurs années, comme un moyen d’en finir avec ce passé toujours inquiétant (lettre à Burat du 21 juin 1737).

On verra au chapitre consacré aux comptoirs les difficultés de diverses natures sans cesse renouvelées que Mirza Mohamed nous suscitait à Patna dont il était nabab ; son frère ne nous inquiétait pas moins dans le Bengale où il résidait de préférence. En août 1737 il prétendit obliger les trois nations européennes à prendre livraison d’une certaine quantité de salpêtre qu’il avait à Hougly et dont il ne trouvait pas acquéreur. Les Européens s’entendirent pour répondre que leurs magasins en étaient pleins et que s’ils achetaient leur salpêtre ailleurs qu’à Patna leurs établissements en cette ville deviendraient tout à fait inutiles. Ces arguments excellents en théorie ne pouvaient aboutir à un heureux succès. Après deux mois de pourparlers il fallut songer à prendre la marchandise à un prix honnête, mais Agy Hamet dut promettre de son côté de ne plus se mêler de ce commerce et il confirma cette promesse par écrit. Mais pour en détruire les effets il obtint dans les mêmes jours un paravana du nabab interdisant aux Européens le commerce du salpêtre à Patna. Cette interdiction créa aussitôt une situation nouvelle. Les Européens n’ayant pas encore pris livraison du salpêtre d’Hougly, Agy Hamet déclara que le paravana ne serait pas annulé si cette livraison n’était pas réalisée. Dupleix écrivit le 10 février 1738 à Sichtermann qu’il faudrait sans doute en passer par ces exigences, mais avant d’en arriver là, il fallait obtenir d’abord l’annulation du paravana et prendre ensuite le salpêtre. « Un peu de fermeté, disait-il, serait plus convenable que de lui (Agy Hamet) montrer aucune crainte ». Le pis qui pouvait nous arriver n’était-il pas d’être obligé de prendre quand même le salpêtre ? Ce fut la conception d’Agy Hamet qui prévalut, elle avait l’avantage d’être appuyée par la force,

Dupleix s’essayait ainsi, sans grande espérance de réussir, dans une sorte de résistance aux exigences des Maures et il est vraisemblable que s’il eut disposé d’une force armée suffisante, il eut mis les fers au feu. Il ne semble pas avoir eu une très haute estime pour les Indiens en général ni pour leurs chefs en particulier, bien qu’il en ait défendu quelques-uns avec une réelle conviction et une reconnaissance justifiée de leur valeur et de leurs services : « Tenez-vous toujours sur vos gardes, écrivait-il à Burat le 7 mars 1735, tous les noirs sont des coquins… Il est bon de ne pas adhérer trop facilement aux injustes procédés de cette maudite race. »

On ne trouve pas dans sa correspondance beaucoup de manifestations de sentiments similaires s’appliquant à toute une population ; dans l’Inde de cette époque le peuple ne comptait guère, les chefs seuls attiraient l’attention. Dupleix ne se gênait nullement, le cas échéant, pour les traiter de drôles et de coquins ; il affectionnait surtout ce dernier terme qui revient fréquemment sous sa plume comme l’expression coutumière de ses critiques ou de sa désapprobation. Agy Hamet était surtout la cible vivante de ses épigrammes. Le puissant Indien devait le savoir et sans doute les propos tenus à son égard dictaient-ils quelques-uns de ses actes, sauf à justifier ainsi les qualificatifs de Dupleix.

La singulière aventure arrivée en 1738 à notre courtier Indinaram en est une preuve convaincante. On ne connaît point les origines de cet homme qui devait avoir à ce moment de 45 à 50 ans. En 1730, il était un des principaux marchands de Chandernagor, un de ceux avec qui le Conseil passait habituellement des contrats. Sa connaissance des affaires détermina Dirois à se l’attacher plus étroitement en le nommant courtier de la Compagnie ; Indinaram y perdait le droit de lui fournir des marchandises soit directement soit indirectement, mais comme il avait une commission de trois pour cent sur les autres et que la Compagnie passait annuellement plus d’un million de contrats, les bénéfices d’Indinaram étaient fort appréciables et ils étaient sans aléas. En 1732, il avait pris à ferme les divers revenus de Chandernagor (cohaly ou droits de mesurage, droits de bazars, lods et ventes, divers salamys, droits sur les mariages, etc.) pour une somme de 12.000 roupies et il avait renouvelé le contrat en 1733 et en 1734 avec une augmentation de 1. 000 roupies chaque fois. Il était ainsi devenu une sorte de personnage officiel très en vue et partant très jalousé. Dupleix le soutenait de toute son autorité. Une de ses lettres (3 novembre 1738) nous apprend occasionnellement sans donner à ce sujet aucun détail, qu’à une date qui n’est pas précisée, le gouverneur Lenoir l’avait fait emprisonner pendant trois mois, les fers aux pieds et avait fait poser partout des affiches invitant le public à porter des plaintes contre lui : on n’avait trouvé personne. Ce témoignage discret était tout à son honneur. C’est une mésaventure du même genre qui lui arriva en 1738 sans qu’elle fut plus justifiée et sans doute elle l’était encore moins. Voici à quelle occasion :

Au mois de mars de cette année une femme et son fils furent trouvés morts dans leur paillote à Chandernagor sans que rien permit de déterminer le genre de décès. L’affaire fit grand bruit ; on crut généralement à un assassinat. Sur les plaintes des parents le faussedar d’Hougly ordonna une enquête ; mais comme elle ne s’ouvrit que deux jours plus tard, on avait dû, à la demande des voisins, enterrer les corps qui sentaient mauvais. Il ne restait plus d’autres éléments d’information que les bruits les plus contradictoires et les plus invraisemblables, ainsi qu’il arrive en pareille circonstance. Dupleix ne connut jamais les conclusions de l’instruction du faussedar ; mais elles devaient être peu bienveillantes à notre endroit, car quelques jours après il apprit que pour des motifs se rattachant à cette mort, notre loge de Cassimbazar était entourée de 10.000 personnes et que le nabab exigeait qu’on lui amenât de force notre directeur Burat. Afin d’éviter le pillage du comptoir, Burat ne se laissa pas faire violence pour se rendre chez le nabab. Là on lui demanda le nom des assassins de Chandernagor. Burat ignorait encore tout de cette affaire et répondit simplement qu’il demanderait des renseignements. On voulut bien le croire sur parole et on ne le retint pas, mais pour témoigner qu’on nous tenait responsables du prétendu meurtre on laissa trois cents hommes pour garder notre loge. Ils y restèrent pendant trois mois malgré les assurances et les certificats de notre innocence qui purent être fournis et ne se retirèrent que le jour où, suivant le règlement habituel des affaires du pays, nous nous décidâmes à verser une somme de 10.000 roupies dont 5.000 durent être remises à Agy Hamet, 3.000 au faussedar d’Hougly et 2.000 autres à divers officiers, mais peut-être Agy Hamet garda-t-il tout l’argent, du moins Dupleix l’insinua.

On croyait l’affaire terminée, elle rebondit soudain d’une façon tout à fait inattendue. Au mois d’octobre suivant Indinaram fut arrêté à Hougly et conduit en prison à Mourchidabad, sous prétexte qu’il était l’assassin des deux personnes de Chandernagor. En réalité, c’était Dupleix lui-même qu’Agy Hamet accusait de cet assassinat, il aurait tué la femme pour lui voler ses richesses, mais n’osant l’inculper lui-même Agy Hamet s’en prenait à son courtier. Dupleix ressentit profondément l’injure faite à la Compagnie autant qu’il regretta que le poids en retombât sur Indinaram, et donna aussitôt des instructions à Burat pour obtenir coûte que coûte sa mise en liberté. Burat devait toutefois s’abstenir de paraître directement dans l’affaire. Celle-ci fort heureusement n’était dans la pensée d’Agy Hamet qu’une opération comme beaucoup d’autres qui devait se terminer par une somme d’argent. Après quelques démarches, Burat finit par obtenir d’un nommé Coja Kamel qu’il voulut bien se porter caution d’Indinaram moyennant 35.000 roupies dont il affecta d’être le bailleur direct mais qui furent en réalité versées par la Compagnie. 15.000 furent portées directement au compte de celle-ci et les 20.000 autres furent remboursées à Burat en marchandises envoyées de Chandernagor. Grâce à la promptitude de Burat, Indinaram put être remis en liberté au bout de quelques jours, vers le 15 novembre, et il ne resta plus de l’incident que le souvenir cuisant d’un affront tel que jamais la Compagnie n’en avait souffert de pareil.

Des lettres de France du 18 janvier venaient précisément d’apprendre à Dupleix que Indinaram avait été desservi auprès de la Compagnie par des dénonciations calomnieuses. Loin de faire cause commune avec ses détracteurs il le soutint énergiquement. Il répondit dès le 25 novembre qu’il se portait fort de sa loyauté et de son zèle, allant jusqu’à dire que sa démission ou sa disparition serait pour la Compagnie une perte considérable, puis il envisagea avec elle les conséquences de l’incident.

Les Maures n’avaient évidemment plus aucun ménagement pour les Européens : non seulement ils ne tenaient aucun compte de leurs représentations, mais ils affectaient ouvertement de les mépriser et les condamnaient toujours sans les entendre. La moindre plainte contre leurs ouquils ou serviteurs était écoutée avec bienveillance ; parfois même on provoquait des dénonciations intéressées. Il était temps de les rappeler aux convenances. Dupleix suggéra à cet égard à la Compagnie un projet que nous n’avons pas retrouvé et dont il demandait qu’on lui confiât l’exécution (lettre du 6 janvier 1739). Peut-être renouvelait-il en l’aggravant la proposition qu’il avait faite en 1732 de faire une démonstration militaire et d’arrêter les vaisseaux maures dans le Gange ; mais si le projet nous manque, nous avons du moins une lettre adressée à Dumas le 4 avril 1739 et dans laquelle Dupleix exprime nettement son opinion sur la façon de se comporter désormais avec les Maures. Il n’est pas inutile pour la compréhension de cette lettre de dire par avance qu’en ce même moment Nadir Cha s’emparait de Delhi et démontrait à l’Inde tout entière la faiblesse et l’impuissance de l’empire mogol et du même coup celle de tous les princes indiens.

Nous avons déjà cité et nous citerons encore beaucoup d’extraits de lettres de Dupleix sans demander pour elles une attention particulière ; il nous semble que celle-ci mérite plus qu’une simple mention. On y trouvera, du moins nous le pensons, autre chose qu’une simple critique de la politique des Maures, on y verra que Dupleix avait réellement envisagé les moyens de réagir contre elle et les motifs qui l’en avaient empêché. La divination de la chute des puissances indoues que nous avons signalée plus haut se précisait avec les années : or aucun pouvoir politique ne disparaît sans qu’un autre s’établisse aussitôt sur les ruines. Et la prise de Delhi par Nadir Cha précède seulement de sept années la bataille du Grand Mont où l’armée du nabab d’Arcate s’évanouit comme un fantôme devant une poignée d’Européens conduits par Paradis, le général improvisé de Dupleix.

Voici cette lettre, où l’auteur après avoir signalé à nouveau l’arrogance du Gouvernement maure déplore notre facilité à tout souffrir qui le portait chaque jour à de nouvelles exigences et cela

« parce que très mal à propos il semblait qu’on le craignît. Il était assez difficile de dire sur quoi cette crainte était fondée. On avait eu des exemples fréquents de leur lâcheté. Quelle était donc la raison de la facilité qu’il trouvait chez l’Européen ? Il n’y en avait point d’autre que le mauvais parti que les Européens avaient choisi et dont il avait su profiter en gens habiles. Je vous avoue que je me repens tous les jours de n’avoir pas agi dans diverses occasions avec vigueur, telle que l’idée m’en était venue. J’étais presque assuré de la réussite, mais cependant la crainte du retardement de quelques vaisseaux et d’être peut être condamné un peu trop légèrement m’a toujours arrêté, quoique je sentisse la conséquence d’agir tout autrement que nous ne faisions. La révolution présente est une preuve bien certaine du peu de crainte que ces misérables Maures devaient nous inspirer ; elle doit bien nous faire sentir la faiblesse que nous avons eue de souffrir si patiemment de pareils coquins. Il ne me paraît pas convenable dans ce nouveau gouvernement de se mettre sur le pied où nous avons été. Il y a trop longtemps que l’on nous crache impunément au nez ; il faut choisir un parti plus honorable et plus convenable à l’honneur de la nation et aux intérêts de nos maîtres. Tout dépend des commencements ; si l’on s’y prend mal tout est perdu par la suite et nous nous trouverons peut-être dans une plus triste situation que celle que nous venons d’essuyer. Je souhaite de tout mon cœur que votre façon de penser à ce sujet s’accommode avec la mienne et que, secondé de vos conseils, de vos secours et de vos ordres, je puisse avoir l’honneur et la satisfaction de mettre ici notre nation sur un tout autre pied que le passé. »

Dumas répondit à cette lettre le 9 juin ; il était dans les mêmes sentiments que Dupleix au sujet des vexations des Maures et sur la nécessité d’appliquer une politique nouvelle, mais c’était à la Compagnie seule à la déterminer.

Le malheur était que pour l’arrêter il eut fallu qu’elle sût exactement à quoi s’en tenir sur les affaires de l’Inde, or loin de jouer franc jeu, les prédécesseurs de Dupleix avaient toujours cherché à se disculper auprès d’elle des avanies qu’ils subissaient comme s’ils avaient craint de passer pour incapables en disant la vérité ; aussi loin de les plaindre, la Compagnie était-elle plutôt tentée de les blâmer de leur impuissance. « On a sacrifié, disait Dupleix, la vérité à une crainte secrète qui n’a servi qu’à exposer de plus en plus la nation aux affronts les plus insignes et l’on a complètement oublié de lui faire comprendre que nous n’étions que les victimes de la rapacité d’une bande de misérables cherchant avant tout à nous piller (lettre à Burat du 6 août 1739).


Nous renvoyons à un chapitre spécial les difficultés d’ordre financier que Dupleix eût à la même époque avec les gens du nabab au sujet de la circulation de nos roupies. Elles aussi se réglèrent par une forte contribution payée à Sujah Khan. Il nous faut pour un temps détourner nos regards de cette partie de l’Inde où s’agitaient à proprement parler nos destinées, pour les reporter jusqu’à Delhi qui était en ce moment le théâtre d’une révolution presque sans précédent dans l’histoire.

À la fin de 1738, Thamas Kouli Khan, roi de Perse, plus connu sous le nom de Nadir Cha, s’était emparé des villes afghanes de Caboul et de Candahar, qui dépendaient alors de l’empire mogol et s’était ainsi approché de l’Inde. Attiré par les richesses du pays et cédant aussi, dit-on, aux suggestions secrètes de Nizam oul Moulk, qui avait de vieilles injures à régler avec la cour de Delhi, il franchit l’Indus et arriva jusqu’à Carnaul, à 100 milles de la capitale sans trouver la moindre résistance. Il se heurta alors à une forte armée commandée par le généralissime Khani Douran et composée en partie de troupes armées par Sadut Khan, le vice-roi d’Oudh, et par Nizam oul Moulk lui-même. Nadir Cha n’avait que 65.000 combattants ; il défit sans difficulté les forces supérieures qui lui étaient opposées : le généralissime fut tué et Sadut Khan fait prisonnier. Mohamet Cha présent à l’action fit aussitôt sa soumission au vainqueur qui le reçut avec beaucoup de courtoisie, et tous deux se dirigèrent sur Delhi.

Il y avait alors à la cour du Mogol un aventurier français, originaire des environs de Bar-le-Duc, marié en 1729 à Pondichéry et qui se nommait de Volton. Lorsque le danger persan fut certain, il en informa Groiselle, notre chef à Patna, le 27 décembre et lui proposa d’user de ses relations pour essayer, le cas échéant, de détourner de nos établissements les mauvaises dispositions du vainqueur ; toutefois, une lettre des autorités de Pondichéry pour Thamas Kouli Khan lui paraissait nécessaire au succès de ses démarches. Dumas ne crut pas qu’il fut prudent d’accéder à cette demande ; il y avait trop de risques à courir, si la lettre se perdait ou tombait entre les mains des Maures.

Dupleix ne fut pas moins perplexe ; une révolution à Delhi pouvait avoir des répercussions immédiates et profondes au Bengale où l’autorité du nabab comme notre propre existence étaient à la merci des événements. Malgré les mauvais traitements de Sujah Khan et de son entourage, il n’était pas prouvé qu’un nouveau régime dût nous être plus favorable ; nos privilèges couraient au moins le risque d’être remis en discussion et, pour en obtenir confirmation, c’étaient des débours considérables en perspective, Dupleix, plus disposé d’ordinaire à suivre ses propres inspirations, demanda à Dumas des ordres précis sur la conduite qu’il devrait tenir si le roi de Perse se rendait effectivement maître de l’empire mogol. Le 20 avril 1739, cette révolution paraissait encore à Pondichéry éloignée et fort douteuse ; toutefois Dumas n’en écartait pas absolument la possibilité. Sa réponse à Dupleix s’explique tout à la fois par l’absence de nouvelles précises et récentes et par la crainte de l’inconnu. Si la révolution devait arriver et qu’il ne restât aucun doute à ce sujet, Dupleix pouvait prendre les mesures qui lui paraîtraient les plus convenables pour tirer de cet événement quelque avantage pour le commerce de la Compagnie, soit par intermédiaire de de Volton, soit par toute autre voie. Mais Dumas prévoyait qu’il en coûterait beaucoup à la Compagnie. Il ne croyait pas qu’il fut à propos d’expédier un employé à Delhi, à moins d’être sûr de réussir ; il faudrait alors que Thamas Kouli Khan fut reconnu empereur de tout l’Indoustan et surtout dans le Bengale. Il valait mieux peut-être envoyer à de Volton un mémoire des demandes qu’au nom de la nation il pourrait à l’occasion présenter à l’empereur, quel qu’il fût. Ce mémoire n’ayant pas d’adresse particulière indiquant qu’il fut destiné à Thamas Kouli Khan ne pouvait causer aucun préjudice à la Compagnie. Dumas laissait au surplus à Dupleix, plus rapproché du théâtre des événements, le soin de faire suivant les occurrences ce qu’il jugerait le plus à propos.

Cependant Delhi était tombée aux mains des Persans fin février 1739. Cette révolution subite et facile ne laissa pas que d’augmenter les inquiétudes de Dupleix. Il Ignorait les desseins du vainqueur sur les nations d’Europe. Les laisserait-on jouir tranquillement de leurs privilèges ou chercherait-on à les leur enlever ? Il pria instamment Dumas de lui prescrire la conduite à tenir. Que faire par exemple si le nouvel empereur voulait l’obliger à démolir les défenses de la loge, s’il mettait un faussedar dans les aldées dépendant de notre colonie, s’il prétendait se saisir de nos revenus, nous soumettre à sa juridiction, faire ouvrir à la douane toutes nos balles de marchandises, nous faire payer les droits sur l’estimation de ses douaniers, augmenter les droits de 2 ½ %, suspendre enfin le cours de nos passeports ? Que faire encore si le nouveau gouverneur envoyé au Bengale exigeait de nous des sommes considérables soit pour la continuation de nos privilèges soit par simple violence ou caprice, s’il obligeait Dupleix à aller voir le nouveau roi ou lui envoyer une députation, s’il avait le dessein d’acheter nos vaisseaux ou même les prendre de force ? Si l’on devait envoyer une députation, Dupleix conseillait de ne pas agir mesquinement dans le choix ni le nombre des présents ; une parcimonie exagérée coûtait toujours trop cher. Il conseillait surtout de mettre à sa tête des hommes habitués à traiter avec les Orientaux et ne se bornant pas, comme on l’avait fait trop souvent, à ne parler que de la Compagnie sans jamais prononcer le nom de la France. C’était la nation qui devait toujours passer au premier rang, et Dupleix constatait avec regret que, par un souci exagéré des affaires, le nom français était presque ignoré à Delhi (Lettres des 31 mars, 5 et 9 avril).

À ces questions précises, Dumas répondit avec non moins d’exactitude le 26 juin. Tout d’abord il ne pensait pas que le nouvel empereur voulut nous ôter nos privilèges. S’il le faisait, la place ne serait plus tenable pour les Européens ; il n’y aurait alors d’autre parti à prendre que de suspendre le commerce, devenu plus dispendieux que profitable, se renfermer dans la loge, et garder deux vaisseaux d’Europe, qui, à tout événement, pourraient servir de retraite et interrompre, lorsqu’on le jugerait à propos, le commerce des Maures dans le Gange. Le commerce suspendu, il faudrait renvoyer à Pondichéry les fonds devenus inutiles. Sans doute, en pareil cas, les ordres seraient communs avec les Anglais et les Hollandais : les trois nations pourraient alors se liguer pour faire tête aux Maures. Sur l’article de la démolition de nos défenses et des restrictions à l’exercice de nos droits commerciaux, « c’est à quoi, disait Dumas, il ne faut jamais consentir. Ce serait nous laisser arracher les dents et les ongles, nous mettre entièrement hors de défense et fournir aux Maures les moyens de nous opprimer plus facilement ». S’il venait un nouveau gouverneur et qu’il confirmât nos privilèges, ou même nous en accordât de nouveaux, il faudrait lui faire un présent fort honnête, en proportion de ses bons procédés. Mais s’il voulait, en agissant par force, nous obliger à lui payer une grosse somme, l’avis de Dumas était de refuser et de lui résister. Pour la visite au nouveau roi, Dupleix ne devait point, pour quelque raison que ce put être, abandonner son poste ; quant à une députation, elle ne pouvait que produire très bon effet, si elle était composée de gens sages et intelligents. On ne pouvait empêcher l’empereur d’acheter de gré à gré tous les vaisseaux qu’il voudrait, mais on devait absolument s’opposer à ce qu’il nous les enlevât par force.

Tels furent les sentiments de Dumas sur les propositions de Dupleix, mais le temps et les circonstances pouvaient exiger des conduites différentes. Dumas laissait à la prudence et à la sagesse de Dupleix le soin de s’y conformer.

Dupleix cependant continuait à informer Dumas de tout ce qu’il pouvait apprendre de Delhi (lettres des 24 avril et 16 mai), et Dumas le remerciait de son exactitude à le renseigner aussi complètement ; ces informations étaient, de son propre aveu, si contradictoires et pour la plupart si invraisemblables, qu’il n’était pas possible d’asseoir sur elles un jugement certain. On crut d’abord, à n’en pas douter, que, suivant l’exemple des grands conquérants de l’Inde, Mahmoud de Ghazni, Mohamed Tugluk et Beber, Thamas Kouli Khan prendrait la place de la dynastie mogole. Rien n’était plus facile et l’événement eut été accueilli dans l’Inde entière sans aucune protestation.

Le bruit courut un instant que notre nabab songeait à résister et cela suffit pour jeter le pays dans un grand embarras ; personne n’osait plus entreprendre le moindre voyage et les transactions commerciales se trouvèrent partout arrêtées. Mais cette velléité fut de courte durée et, pour marquer sa soumission, Sujah Khan fit frapper à Mourchidabad 30 roupies d’or et 101 d’argent à l’effigie du nouveau souverain[4].

Mais bientôt on sut que Nadir Cha s’était contenté de piller la ville de Delhi, d’enlever les trésors du Mogol et d’imposer de lourdes contributions et qu’il était retourné en ses états. Mohamed Cha resta en conséquence Grand Mogol, ce qui ne veut pas dire un grand monarque. On peut au contraire affirmer que du jour où il subit l’humiliation des Persans, le pouvoir de la dynastie avait disparu et que l’heure était venue pour les grands seigneurs de réaliser chacun en leur gouvernement une indépendance effective sous le couvert d’une vassalité nominale. Ce fut le premier échec réel porté au prestige de la puissance indoue ; la chute de cette puissance s’effectuera ensuite très naturellement. Et Dupleix put dire avec raison qu’après tant d’arrogance la chute du Mogol paraîtrait dans l’avenir un « paradoxe » sans précédent.

Nadir Cha partit de Delhi le 15 mai. Nul ne le regretta. Les cruautés qu’il avait commises avaient entouré son nom d’une telle terreur que le Grand Mogol pouvait par opposition être considéré comme un souverain doux et bienveillant. Cependant si son autorité se fut effectivement établie dans l’Inde, elle eut peut-être été plus favorable à nos intérêts que l’anarchie qui prévalut et nous conduisit dix-huit ans plus tard à la perte de tous nos comptoirs. La tolérance dont il fit preuve en nous laissant l’année suivante fonder un comptoir à Bender-Abbas, en ses propres états, justifie cette supposition. Mais qui pouvait prévoir les dangers qu’allait nous créer l’affaiblissement de l’empire mogol ? Dupleix lui-même ne se rendait pas compte qu’un pouvoir fort régnant sur tout l’Hindoustan était la meilleure sauvegarde de nos établissements. La disparition de Nadir Cha parut une délivrance ; ce fut au contraire une rupture d’équilibre. Les principes d’autorité qui tenaient les Européens dans un mutuel respect étaient anéantis ; il était désormais loisible d’entrevoir des luttes où les plus forts ne se soucieraient plus des droits de leurs concurrents et chercheraient à les supplanter. L’instrument de combat était forgé ; qui allait le ramasser ?


La mort de Sujah Khan survenue quelques semaines après n’était pas faite pour assurer la sécurité. Ce souverain qui régnait depuis douze ans n’était arrivé au trône et ne s’y était maintenu que par l’appui d’Agy Hamet et de Mirza Mohamed. Il était peu probable que cet appui serait continué à son fils et successeur Safras Khan. Agy Hametet Mirza Mohamed l’avaient fait écarter du trône en 1727, lorsque par une disposition testamentaire de Murchid Kouli Khan, il avait paru devoir régner au préjudice de son père. Obligés maintenant de le reconnaître comme leur souverain légitime, il était vraisemblable que Safras Khan chercherait à les détruire s’ils ne prévenaient eux-mêmes ses dispositions. Les peuples du Bengale eurent l’intuition du danger qu’ils allaient courir et les transactions commerciales furent de nouveau suspendues, comme aux jours où l’on craignait l’approche de Nadir Cha. Le conflit toutefois n’éclata qu’au bout de quelques mois ; Mirza Mohamed et son frère savaient quels avantages confère l’exercice du pouvoir souverain et Safras Khan n’ignorait pas de son côté la puissance de ses maires du palais. Si ce prince avait été attentif aux affaires publiques et aussi scrupuleux qu’on doit l’être dans le maniement des intérêts de l’État, il est possible qu’il eût gagné la partie qui se préparait ; mais il était débauché, tyrannique, cruel, injuste et loin de chercher à se concilier des partisans, il ne négligeait aucune occasion d’humilier les gens et les couvrir d’affronts. Les fortunes privées furent elles-mêmes menacées et avec elles la vie de leurs propriétaires. De ce nombre était Jogot Chet, le plus riche banquier du Bengale. Le danger commun réunit de communs efforts ; Jogot Chet s’entendit avec Mirza Mohamed et la révolte prévue éclata.

Pendant qu’elle se déroulait, Dupleix réglait tranquillement avec le divan de Mourchidabad les diverses questions que soulevait toujours dans l’Inde un nouvel avènement au trône. Dès le lendemain de l’élévation de Safras Khan, Dupleix lui fit présenter le salam ordinaire par ses ouquils, mais ce n’était pas suffisant. L’usage voulait que le chef de Cassimbazar lui fit une visite solennelle et sollicitât de lui un nouveau paravana confirmant les privilèges de la nation. Le tout n’allait pas sans de grosses dépenses ; Dumas prescrivit à Dupleix de se conformer aux précédents.

Le bruit courut à ce moment que Nizam oul Moulk, pour affirmer ses droits de suzeraineté sur le Bengale, avait demandé 60 millions de roupies au nouveau souverain comme don de joyeux avènement. Il était peu probable que Safras Khan voulut reconnaître par un signe quelconque la sujétion plus nominale que réelle que le nabab du Décan prétendait établir sur ses états ; nul doute cependant, s’il devait s’incliner, qu’il ne récupérât sur les Européens et les marchands du pays les présents qu’il aurait à faire. Ainsi de nouvelles charges menaçaient nos établissements. Dupleix crut devoir demander des instructions à Dumas (lettre du 8 juillet). Celui-ci répondit que si le gouvernement était assez tyrannique pour exiger de nous des sommes considérables, il fallait refuser de les payer jusqu’à ce qu’on ne pût se dispenser de les donner sans exposer la Compagnie à perdre ses comptoirs et à subir par conséquent un dommage plus considérable que la somme exigée.

Les pourparlers duraient encore que Safras Khan disparaissait de la scène politique. Son renversement ne fut que l’affaire d’un moment ; il fut tué dans un combat et Aliverdi Khan prit sa place sur le trône, sans soulever les protestations du Mogol, qui lui donna quelque temps après l’investiture régulière. Il réprima sans peine des soulèvements qui se produisirent en diverses provinces et notamment à Catec et à Balassore et sa dynastie parut assurée du lendemain.

Dupleix n’avait pas pour ce souverain non plus que pour son frère Agy Hamet une très haute estime et avait encore en lui moins de confiance ; mais comme il quitta le Bengale quelque temps après pour devenir gouverneur de Pondichéry, il eut peu de rapports avec le nouveau nabab. Dupleix trouva au contraire en ces derniers jours l’occasion de recueillir avec les Maures quelques satisfactions personnelles.

Au moment de l’invasion de Nadir Cha, de Volton s’était offert pour faire confirmer nos privilèges par le nouveau souverain, en usant de diverses influences qu’il prétendait avoir à Delhi. Le départ inattendu du roi de Perse avait arrêté tous les pourparlers. Volton qui tenait à jouer un rôle utile à la Nation, sans doute pour racheter des fautes passées, imagina alors de proposer à Dupleix le titre de mansebdar pour les chefs français de Pondichéry et de Chandernagor. C’était un titre exclusivement indien équivalant à celui de commandant de cinq mille chevaux. Il conférait à leurs bénéficiaires, outre des distinctions purement honorifiques, le droit de jouir du revenu de certaines terres, dénommées jaguirs, qui rappelaient dans une certaine mesure les anciens titres de la féodalité française. Ces revenus pouvaient aller jusqu’à 200.000 roupies, compensés il est vrai par des charges presque équivalentes. Un mansebdar était ainsi un personnage très considérable et très considéré, fort supérieur en dignités et en pouvoir aux avaldars, faussedars et autres gouverneurs civils et militaires de l’Indoustan. Nul Européen n’avait été investi de ce titre, qui, même sans la charge effective, était encore des plus honorables et des plus imposants. Volton pensait toutefois qu’on ne l’obtiendrait pas du Mogol sans quelque gros cadeau. Il semble que Dupleix, si désireux de distinctions en France, aurait dû recueillir avec empressement une proposition qui flattait à ce point la vanité humaine. Il en fut tout autrement. Dupleix apprécia à sa juste valeur l’avantage politique qu’en recueillerait le représentant de la France. Ce titre, écrivait-il à Dumas le 10 janvier 1740, « nous éviterait surtout au Bengale bien des avanies ; c’est la plus grande marque de distinction et de protection que l’on puisse obtenir du Mogol et qui dans bien des occasions retiendrait l’avidité du misérable gouvernement auquel nous avons affaire… La Compagnie et la Nation seraient bien plus respectées qu’elles ne sont dans ces pays et les autres nations ne tarderaient point à débourser des sommes immenses pour être sur le même pied. » Mais Dupleix ne voulait ni des charges ni des émoluments qui lui étaient attachés ; il ne désirait que le titre lui-même avec ses privilèges purement honorifiques : ainsi les chefs de Pondichéry et de Chandernagor qui en seraient revêtus pourraient, quand il leur conviendrait, se faire précéder en marchant de toutes les marques de cette dignité : drapeau, timbales, etc. Quant à payer une grosse somme pour obtenir le titre, on n’y devait pas songer et il fallait que Volton eut le « cerveau dérangé » pour avoir fait cette proposition.

La négociation fut menée d’abord par Groiselle qui pendant un temps servit d’intermédiaire entre Volton et Dupleix. Celui-ci de son côté écrivait à Dumas à titre officieux, puis quand il eut son assentiment, il entra en relations directes avec Volton, sans jamais rien sacrifier à la pure vanité. Dégagée de ses arguments les plus persuasifs, la conversation traîna en longueur et peut-être n’eut-elle pas abouti sans un événement tout à fait inattendu à la côte Coromandel.

En 1741, les Marates avaient envahi la Carnatie, vaincu et tué le nabab d’Arcate et pourchassé sa famille jusque dans Pondichéry où elle s’était réfugiée. Sommé de la lui livrer, sous peine d’être lui-même attaqué, Dumas, avec un courage tranquille qui a fait sa gloire, répondit qu’il n’avait que du fer à la disposition de ses ennemis. Cette fière attitude impressionna plutôt qu’elle n’intimida réellement le chef marate Ragogy Bonsla ; il en conçut une haute estime pour la nation et ne s’entêta pas dans ses projets. Le nouveau nabab d’Arcate reconnut les services de Dumas par la cession de quelques aldées, qui forment encore aujourd’hui le patrimoine de Pondichéry ; quant au Mogol il voulut, lui aussi, remercier le gouverneur français d’avoir sauvé de la ruine et peut-être de la mort toute une famille de princes indiens et le titre de mansebdar qui nous fut alors accordé paraît avoir été un hommage à notre vaillance plutôt qu’une concession sollicitée. Il ne semble pas que Dupleix seul eut réussi à forcer la faveur du Mogol ; sa valeur personnelle n’avait pas encore eu l’occasion de se révéler dans aucune affaire retentissante et notre situation au Bengale, sans être très humiliée, était loin d’être fort glorieuse.

Dupleix reçut le titre de mansebdar à la fin de 1741, au moment où il allait quitter le Bengale pour prendre possession du gouvernement de Pondichéry. Un honneur extraordinaire en rejaillit aussitôt sur la nation ; les gouverneurs maures du voisinage reconnurent spontanément la supériorité du chef de Chandernagor et lorsque Dupleix, pour prendre congé du faussedar d’Hougly, voulut lui faire un présent, celui-ci refusa ; car, dans la société indoue, les présents sont en général considérés comme une des formes de l’hommage ou d’un respect particulier.


En résumé, durant cette période de dix ans, nous avions assisté à deux événements importants dont l’un est des plus considérables de l’histoire : l’invasion de Nadir Cha et l’avènement au pouvoir d’Aliverdi Khan ; mais aucun d’eux ne nous avait touchés de très près, et quel que fut le régime, nous étions également pressurés par les Maures. Des préoccupations fiscales plutôt que politiques étaient la cause de ces tracasseries continuelles où, pour obtenir de l’argent, on usait de tous les procédés que l’imagination orientale pouvait suggérer. Les bénéfices que nous retirions du commerce nous permettaient de supporter ces charges sans trop de mauvaise grâce. Dupleix protestait bien à l’occasion contre les abus de pouvoir dont nous étions les victimes, et soupçonnant plutôt qu’il ne connaissait réellement la faiblesse de l’empire mogol et du nabab de Mourchidabad, il proposait à Dumas et à la Compagnie de leur tenir tête ouvertement ; mais les moyens indiqués ne paraissaient pas très pratiques et la Compagnie, croyant les Maures plus puissants qu’ils ne l’étaient, recommandait la patience, toujours la patience, comme si des injures si lointaines méritaient d’être retenues par une puissance comme la nôtre jouissant en Europe d’une force aussi bien établie.


II. — Rapports avec les Compagnies Européennes.

La Compagnie d’Angleterre et celle de Hollande ne raisonnaient pas différemment. Celle d’Angleterre bénéficiant d’un firman octroyé en 1717 pour l’empereur Férocksir était exempte de droits pour ses marchandises, mais cette faveur ne s’étendait pas au commerce des particuliers, même revêtus de la protection ou de la recommandation britannique. On tournait la difficulté en faisant figurer au compte de la Compagnie nombre d’affaires privées d’Anglais, Arméniens ou autres et ainsi les trois quarts des opérations échappaient au contrôle du nabab. Celui-ci le savait mais s’en souciait d’ordinaire assez peu, si des cadeaux venaient à propos endormir sa vigilance. Les Anglais furent sans doute moins généreux en 1731, car cette année le nabab manifesta l’intention d’installer un gouverneur maure à Calcutta pour y rendre la justice et y surveiller le commerce. S’il ne réalisa pas cette menace, il prit d’autres mesures aussi désobligeantes ; il interdit le cours des roupies Madras dans tout son gouvernement ; il barra le cours de l’Hougly à la flotte anglaise qui descendait de Patna et donna l’ordre de saisir les marchandises de la Compagnie dans tous les lieux où elles se trouveraient ; à Cassimbazar, enfin, il fit arrêter les akons ou écrivains indigènes des Anglais et entoura leur loge d’une enceinte pour les mieux tenir sous sa surveillance.

C’étaient des mesures graves, moins cependant qu’elles ne le paraissaient. Au Bengale, il n’y avait jamais rien de grave, si l’on n’était pas chassé du pays. Une mesure de persécution signifiait simplement que le nabab attendait des présents pour la rapporter. Dupleix, quoique nouveau venu dans le pays, pensa bien que les choses se termineraient de cette façon. Il le déplorait pourtant, se rendant compte que de telles concessions ne pouvaient qu’affaiblir l’autorité des Européens ; mais cet affaiblissement n’était-il pas leur faute ? Les Anglais, écrivait-il le 25 octobre 1731, n’avaient-ils pas été les premiers à montrer au nabab les moyens de tirer des Européens ce qu’il jugeait à propos. L’affaire s’arrangea, en effet, par une somme d’argent, mais, à peine était-elle réglée (décembre), qu’il en surgit une autre, inspirée par les mêmes besoins. Le nabab demanda dès le mois de janvier suivant, aux Anglais et aux Hollandais, le paiement de 130.000 roupies qu’ils avaient convenu de lui donner pour chasser les Ostendais du Bengale. On eut besoin de dire que les Ostendais s’y trouvaient encore, le nabab ne se mit pas en peine de ces raisons et par provision, il fit saisir à sa Monnaie de Mourchidabad la moitié de la somme pour le compte des Hollandais. Les Anglais contre lesquels on n’avait pas les mêmes moyens d’action, furent à nouveau confinés comme des prisonniers dans leur loge de Cassimbazar.

Dupleix ne plaignit pas trop les Hollandais qui, selon lui, auraient tout sacrifié pour nous détruire nous-mêmes ; mais à un point de vue plus élevé, il continua de regretter que, de concessions en concessions, les Européens en fussent arrivés à supporter toutes les humiliations et à ne plus écarter aucune réclamation des Maures par un refus catégorique.

Les difficultés n’étaient pas si grandes autrefois, disait-il, mais autrefois le commerce était moins développé, et si l’on veut bien considérer que les exigences du nabab étaient plus commerciales que politiques, on comprendra dans une certaine mesure qu’elles aient suivi le mouvement des affaires. N’y avait-il pas, en réalité, entre les nations européennes et le nabab un contrat d’association sui generis où le pouvoir concédant prélevait un bénéfice variable suivant l’importance des entreprises ? Les charges que les États imposent de nos jours à certaines banques ou à d’autres affaires ne s’inspirent-elles pas du même principe ?


Nos rapports mêmes avec les Anglais et les Hollandais n’étaient pas très cordiaux en 1731 : les affaires de la Compagnie d’Ostende avaient jeté quelque froid entre nous et nos concurrents. On se rappelle que l’empereur avait promis en 1727 de la suspendre pendant une durée de sept ans et avait essayé presque aussitôt de continuer le commerce du Bengale par des sociétés étrangères interposées. Après l’incident des vaisseaux polonais, les Anglais et les Hollandais s’entendirent pour établir à Coulpy, à l’embouchure du Gange, un poste de surveillance où l’on demanderait leurs passeports à tous les navires étrangers, sans en excepter les nôtres : on voulait ainsi nous punir de notre mansuétude à l’égard des Polonais en même temps que prendre des garanties pour l’avenir. Dupleix venait d’arriver à Chandernagor lorsque les Hollandais élevèrent les premiers cette prétention. Dans la crainte d’aggraver des dispositions qu’il connaissait mal, il commença par consentir à leurs exigences. Ainsi que l’écrivit plus tard la Compagnie, il n’aurait jamais dû s’assujettir à cette formalité déshonorante, propre pour avilir les Français dans l’esprit des Indiens ; mais, quand il connut mieux la situation, il se ravisa et prit, sous sa propre responsabilité, une attitude plus énergique. Dans le courant de décembre, les Hollandais s’étant permis au moment de l’arrivée du Saint-Pierre de demander sa commission au capitaine Butler, Dupleix fit monter à bord pour le voyage de retour 50 soldats français et 2 officiers avec ordre de résister à leurs exigences par la force. Il n’était pas sûr, en donnant ces ordres, d’être approuvé en France, où la formule « pas d’histoire » était déjà pratiquée, aussi provoqua-t-il des instructions plus précises de la Compagnie.

« Ces ordres, écrivit-il en janvier, sont d’autant plus nécessaires qu’étant fort éloignés de France, on est au moins dix-huit mois pour avoir réponse, et pendant ce temps que l’on est forcé de se tenir tranquille, les gens du pays croient que c’est par crainte que nous n’osons nous revancher. Ils en sont persuadés par les discours que leur tiennent les Anglais et les Hollandais ; le mépris et le discrédit en sont la suite ; c’est ce que demandent ces deux nations. Ils ont fait les surpris de voir dans le Gange quatre vaisseaux d’Europe ; ils semaient dans le public que notre Compagnie n’était pas en état de faire un tel envoi[5]. »

Les Hollandais laissèrent passer le Saint-Pierre sans l’inquiéter. Mais alors ce fut le tour des Anglais de nous tracasser ; ils prétendaient qu’à Balassor nous fournissions des pilotes à des navires opérant en réalité pour la Compagnie d’Ostende. Dupleix ayant protesté auprès du Conseil de Calcutta, il se tint à Chandernagor le 9 janvier 1732 une conférence des députés des trois Conseils. Ceux de Calcutta et de Chinsura déclarèrent que tout ce qui s’était passé était le seul fait des capitaines et qu’ils n’avaient jamais songé à prendre une supériorité sur nous dans le Gange, Ils déclarèrent pourtant qu’ils ne pouvaient se dispenser de donner des ordres au bas de la rivière, de faire montrer leur commission à tous les capitaines des bâtiments portant pavillon français, crainte, disaient-ils, qu’il n’entrât ou sortît quelques vaisseaux ostendais à la faveur de notre pavillon. Les délégués français leur firent sentir tout le ridicule de supposer que des vaisseaux chargés ou déchargés à Chandernagor ne fussent pas français, et l’on arriva à une solution mixte en vertu de laquelle les vaisseaux descendants ne seraient pas soumis au contrôle étranger et qu’on attendrait pour les autres des ordres du Conseil de Pondichéry. « Il est de conséquence, concluait Dupleix en rendant compte de l’incident à la Compagnie, de ne pas laisser prendre un pied à ces deux nations et de soutenir la neutralité de la rivière, le gouvernement du pays en étant incapable[6]. »

Ainsi c’était beaucoup moins pour contrarier nos opérations que pour empêcher les manœuvres de la Compagnie d’Ostende que les Anglais et les Hollandais inquiétaient nos navires. Si nous ne fûmes pas assez forts pour nous opposer d’abord purement et simplement à leurs prétentions, du moins gagnâmes-nous à ces luttes où nous n’intervînmes pas directement, de voir nos concurrents dépenser beaucoup d’argent, pendant que nous recueillions sans frais les bénéfices des embarras de la Compagnie impériale. C’était une compensation. Dupleix se demandait pourtant si les Anglais et les Hollandais « voyant nos affaires prospérer, ne chercheraient pas quelque jour par une entente avec le nabab à nous jouer le même tour qu’aux Ostendais. » On ne devait pas compter outre mesure sur la neutralité désintéressée du nabab ; avec les moyens employés par les Anglais on pouvait tout redouter[7].

Le Conseil supérieur n’était pas en mesure d’apprécier exactement l’importance des événements du Bengale, mais il sentait que sur ce terrain il convenait d’agir avec prudence. Nous n’avions pas plus de 65 soldats d’Europe à Chandernagor ; ce n’est pas avec une pareille force qu’on pouvait tenir l’étranger en respect. Il lui parut que Dupleix ne tenait pas assez compte de cette infériorité. Quant aux Maures, le sujet était plus délicat à cause de leur puissance et il semble que Lenoir ait voulu laisser à la Compagnie elle-même le soin de tracer à Dupleix une ligne de conduite.

Nous ignorons si Dupleix rendit compte de ces incidents à la Compagnie par des lettres particulières et confidentielles, aujourd’hui perdues, dans lesquelles l’attitude des Hollandais et des Anglais aurait été exposée en termes légèrement déplacés. Celles que nous avons sous les yeux sont rigoureusement correctes. Pourtant dans une lettre du 16 mars 1732, le Conseil supérieur reprocha à Dupleix d’avoir écrit à la Compagnie dans des termes constituant autant de « turlipinades » contre les Anglais et les Hollandais ; on lui disait qu’il avait agi avec bien peu de réserve et que les plaisanteries n’étaient pas de mise en de pareilles questions. Les réponses de France arrivées en 1733 ne font aucune allusion au moindre écart de langage, autant du moins qu’on peut en juger par la lettre du 13 octobre 1732, où il est question de ces incidents.

« La Compagnie, écrivait celle-ci, vous a donné des ordres l’année passée sur la conduite que vous devez tenir tant à l’égard des Ostendais que par rapport à l’insulte que vous ont faite les Anglais et Hollandais. Elle ne peut que vous les confirmer, en vous recommandant toujours d’observer de les mettre dans un tort évident, lorsque vous serez obligé de repousser la force par la force. Vous êtes dans l’erreur de croire que vous ayez pour cela un besoin indispensable des ordres de la cour ; vous devez seulement éviter avec soin que vos démarches dans ces conditions ne soient susceptibles d’aucune repréhension, en observant inviolablement de ne donner à ces nations aucun sujet de plaintes bien fondées par des violences anticipées et hors de place. Vous ne devez pas douter que vous n’avez l’approbation du Ministre et de la Compagnie tant que vous vous tiendrez sur la défensive et que vous ne paraîtrez vouloir leur résister ouvertement que dans les cas où ils voudraient attenter au droit des nations, à la liberté du commerce et aux privilèges de la Compagnie. Au surplus, M. le Ministre s’est chargé d’agir efficacement auprès de ceux d’Angleterre et de Hollande pour qu’il soit donné dans l’Inde aux conseils de l’une ou de l’autre nation des ordres positifs pour que toutes les choses soient pacifiées ou conduites de manière qu’il ne puisse y avoir dans la suite aucun sujet de plainte de part ni d’autre[8]. »

Après avoir essayé d’anéantir la Compagnie d’Ostende, les Anglais et les Hollandais se résolurent soudain, sur l’ordre de leurs gouvernements, à laisser entrer dans le Gange un vaisseau armé à Ostende, appelé la Concorde du port de 5 à 600 tonneaux[9]. C’était le résultat de négociations menées en Europe entre l’Angleterre et l’Empereur et ayant abouti à un accord signé à Vienne le 16 mars 1731. En vertu de cet accord la Compagnie devait être abolie ; il lui était toutefois permis d’effectuer un dernier voyage dans l’Inde et ce fut celui de la Concorde. Les Hollandais adhérèrent à la Convention de Vienne dans le courant de 1732.

Quant à nous, nous continuâmes d’observer la même réserve à l’égard de la Compagnie étrangère. Nous ne lui étions guère plus favorables que nos concurrents ; peut-être pourtant ne nous déplaisait-il pas de ne point épouser ouvertement leurs querelles. Mais en secret la Compagnie de France ordonnait de mettre en usage tous les obstacles imaginables pour s’opposer au commerce des Ostendais sous main et selon les lois de la prudence. Avec une franchise un peu excessive, Dupleix les communiqua tels quels au Conseil de Calcutta et les rendit exécutoires par une affiche qui fut placardée dans toutes nos aldées. La visite de nos navires ou l’examen de nos passeports perdait alors tout intérêt ; la question ne fut toutefois résolue que l’année suivante, après l’adhésion des Hollandais à la Convention de Vienne.

La Compagnie disparut définitivement en 1733. La Concorde, arrivée à la fin de 1732, repartit au début de 1734, après avoir fait aisément ses opérations tant avec les Maures qu’avec les étrangers ; seul, le marché de Chandernagor lui resta fermé. Peu de jours après son départ, le drapeau de la Compagnie fut amené à Banquibazar et remplacé par celui de l’Empereur. Schonanille, nommé gouverneur au nom de Sa Majesté Impériale, commença aussitôt ses fonctions et informa officiellement de sa nomination toutes les nations étrangères fixées dans le Gange. Le bruit courut alors que deux navires de Trieste n’allaient pas tarder à arriver. Il n’en vint aucun et la Compagnie impériale resta sans rien faire dans l’Inde jusqu’en 1744, époque où elle disparut définitivement.


Par suite de cet événement, la question des passeports se trouva réglée. Avant même de savoir de quelle façon Dupleix avait résisté aux prétentions hollandaises en décembre 1731, la Compagnie avait envoyé des ordres formels défendant à nos capitaines de montrer leurs passeports ou commissions aux commandants étrangers établis à Coulpy. Une délégation du Conseil de Chinsura étant venue à Chandernagor le 9 juillet pour s’enquérir de nos intentions, nous les lui notifiâmes de vive-voix et par écrit. Le Conseil de Chinsura répondit le 11 que jusqu’à réception de nouveaux ordres de Hollande, il surseoirait à exiger de nos capitaines leurs passeports. On s’écrivit encore différentes lettres : les Hollandais, pour masquer leur retraite, les Français pour ne pas froisser leur amour-propre et la question fut définitivement résolue à la fin de l’année par la suppression du poste de Coulpy.

Dans une lettre au Contrôleur général du 00 décembre, oùi il exposait ces heureux résultats, Dupleix se déclarait très satisfait d’avoir fait voir aux Hollandais et aux Anglais qu’il n’était pas d’humeur à tolérer les insultes faites à notre pavillon ; il lui avait suffi d’un peu d’initiative et de fermeté.

Ces vexations avaient duré près de quatre ans. Il ne faut pas s’en indigner ; les concurrences commerciales de notre siècle ne sont pas moins ardentes et elles sont aussi égoïstes et plus meurtrières.

Nous faut-il maintenant parler d’une simple querelle d’ivrognes, qui eut lieu à Balassor entre matelots français et anglais ? Oui, sans doute, puisque les correspondances officielles s’y réfèrent avec complaisance comme s’il se fut agi d’une affaire d’État. Un bot anglais outragea donc l’un des nôtres et les matelots des deux nations en vinrent aux gros mots et aux coups. Ce sont les inconvénients nécessaires de tout contact entre matelots ou soldats de nationalités différentes, même au temps des alliances les mieux établies. La querelle eut pu se régler sur place, si les directeurs de Chandernagor et de Calcutta eussent été moins disposés à écouter les mauvaises raisons de leurs gens. Mais le Conseil de Calcutta ne voulut pas ouvrir une information comme Dupleix l’eût désiré et celui-ci porta plainte à la Compagnie en France. L’incident, autant qu’on en peut juger ne méritait pas d’aller au-delà des mers. La Compagnie ne paraît pas s’en être émue et se borna à défendre à nos pilotes d’aller à bord des bots des autres nations ; « nos bots, disait-elle, ainsi que ceux des autres nations sont des lieux de débauche continuelle. Il est étonnant qu’il n’arrive pas plus d’accidents aux bots et vaisseaux qui entrent, les pilotes étant presque toujours ivres. » (Lettre du 19 mars 1734).


En dehors de cet incident sans gravité, on ne signale à partir de 1734 aucun conflit avec les Anglais non plus qu’avec les Hollandais. Depuis le règlement de l’affaire des passeports, Dupleix n’avait eu qu’à se louer de ses rapports avec les Anglais, en dépit de la jalousie qui continuait de régner entre les Compagnies. Cette bonne intelligence ne subit aucune altération jusqu’à la fin de sa direction. Elle ne fut pas même modifiée par les bruits de guerre européenne qui coururent en 1733 et dans laquelle il paraissait que la France et l’Angleterre dussent se trouver en antagonisme. C’est en Europe que les inquiétudes furent les plus vives. La guerre éclata, en effet, à propos des affaires de Pologne ; si l’Angleterre y prenait part, il était à craindre qu’elle ne fut transportée dans l’Inde. En prévision de complications possibles, la Compagnie avait, dès le 31 octobre 1733, donné des instructions sur la conduite à tenir par notre comptoir du Bengale :

« Quoique la Compagnie, disait-elle, soit informée que les nations d’Europe, suivant les intentions de l’empereur mogol, ne puissent commettre aucun acte d’hostilité dans le Gange, quelque guerre qu’il y ait d’ailleurs entre elles en Europe, vous devez néanmoins vous tenir exactement sur vos gardes et en observant de ne commettre aucun acte d’hostilité entre les Anglais et les Hollandais, vous mettre en état de parer les coups qu’ils pourraient vous porter, si on en venait en France à une rupture ouverte entre ces deux nations. C’est dans cette vue que vous devez tenir la main à ce que le soldat soit bien discipliné, veiller à la conservation des munitions de guerre que vous avez à Chandernagor et surtout au ménagement de la poudre d’Europe pour vos besoins pressants et celui des vaisseaux. »

La Compagnie jugeait l’avenir si inquiétant qu’elle envoya aux îles, puis dans l’Inde, un bateau spécial, le Dauphin, pour informer tous nos établissements de la situation des affaires en Europe et inviter le Conseil des îles à assurer le retour des vaisseaux qui auraient pu quitter l’Inde à la fin de 1733 ou au début de 1734. Le Dauphin rencontra, en effet, ces vaisseaux à l’Île de France et sur les avis qu’il leur donna, ils partirent tous de conserve pour faire leur retour en France[10].

Fort heureusement, la paix continua de régner en Europe entre les deux nations, au grand avantage de leur commerce dans l’Inde.


Stackhouse était alors gouverneur de Calcutta depuis 1732 ; il lui arriva plusieurs fois de s’associer à Dupleix en divers armements, comme Dupleix fit de nombreuses affaires avec des commerçants anglais, notamment Eliot, Court, Bennet, Jackson, Tempête Milner, Bloom, Weston. La confiance et la loyauté présidaient en général à ces opérations et Dupleix apportait l’esprit le plus large à leur règlement. Il lui importait peu qu’elles n’eussent pas un caractère exclusivement français, puisque nous étions en paix avec l’Angleterre et que depuis quinze ans l’entente avec ce pays était un des principes de notre politique étrangère ; Dupleix obéissait à cette politique comme on cède aux circonstances, en dirigeant sur elles sa conduite.

Dumas, gouverneur de l’île Bourbon, n’en pratiquait pas une autre ; il eut l’occasion, en 1735, de recevoir quelques vaisseaux anglais et traita les officiers avec la plus grande courtoisie. On en fut très satisfait au Bengale et Dupleix traduisait les sentiments de Stackhouse en écrivant au gouverneur français le 19 décembre : « Les Anglais sont charmés de la façon gracieuse dont leurs vaisseaux ont été reçus aux îles. Cela ne peut faire qu’un très bon effet dans la suite ». Cette dernière phrase n’est pas d’un homme à idées préconçues. Le même jour, il écrivait à Hume sur le même sujet :

« Je souhaite que les médiateurs (en Europe) puissent, par leurs bons offices, venir à bout de cimenter une bonne paix ; elle nous est nécessaire dans l’Inde : au surplus que les Français et les Allemands se chamaillent tout ce qu’ils voudront, pourvu que les puissances maritimes ne se mettent pas du côté des derniers… Vous devez savoir la raison qui avait retenu les vaisseaux de la Compagnie d’Angleterre ; ils ont relâché à l’île de Bourbon où on leur a procuré tous les secours qu’il a été possible ; je suis charmé de cette bonne intelligence entre les deux Compagnies. Je souhaite qu’elle puisse durer longtemps[11]. »

C’était l’année des souhaits. En mars 1786, les Anglais eurent de grosses difficultés avec le nabab, comme il arrivait lorsque ce prince avait besoin d’argent. Ils crurent l’amener à composition en prenant le parti de ne plus faire aucun achat de marchandises dans l’espoir que les revenus qu’elles produisaient venant à manquer, le nabab serait le premier à proposer un accommodement. Ils décidèrent en même temps de ne rien laisser rien sortir de Calcutta. Dupleix fit des vœux pour le succès des Anglais[12], mais il n’y croyait guère. Loin d’être jaloux de leur action, il souhaitait au contraire qu’elle se manifestât pour triompher de l’inertie et de l’hostilité des Maures ; toutes les nations y gagneraient. Les Angrias venaient précisément de s’emparer à la Côte Malabar de trois bateaux anglais dont un d’Europe. L’affaire eut un retentissement considérable dans l’Inde entière et beaucoup de commerçants du Bengale manifestèrent l’intention de charger désormais leurs marchandises sur nos vaisseaux plutôt que de les confier à des concurrents si malheureux ou sachant si mal se défendre. Bien que cette perspective nous fut favorable, Dupleix n’en continua pas moins de souhaiter que les Anglais prissent des mesures contre des pirates aussi formidables ; au besoin il eut incité la Compagnie d’Angleterre elle-même à intervenir[13].

Que pouvait-il autre chose que formuler des souhaits pour l’amélioration de la situation commune des Européens ? Les moyens d’actions manquaient aux Anglais aussi bien qu’à nous-mêmes. On notera cependant comme tentative d’un effort commun l’entente qui eut lieu le 25 juillet au jardin même de Dupleix avec Stackhouse et Sichterman, pour résister aux prétentions des Maures relativement au commerce du salpêtre. Les trois nations convinrent de n’en pas acheter autre part que dans leurs établissements tant dans le Bengale proprement dit que dans les provinces de Pournia et de Catec. On pensait aussi écarter les prétentions des faussedars ou notables indiens à nous imposer d’autorité l’achat de leurs marchandises à des prix exagérés. On n’écarta absolument rien : Agy Hamet obligea au contraire les trois nations en 1737 à lui acheter au prix qu’il voulût une certaine quantité de salpêtre qu’il avait à Hougly, sous peine de voir leurs privilèges de Patna rester lettre morte. Ce fut en vain que Dupleix, Sichterman et Stackhouse avaient marché en parfait accord.

Stackhouse fut remplacé comme gouverneur des établissements anglais à la fin de 1738 par Braddyl, un « pisse-froid » comme le qualifie Dupleix. (Lettre à Saint-Georges, du 12 janvier 1739). Contrairement aux usages, Stackhouse ne s’était pas enrichi dans ses fonctions qui avaient pourtant duré sept ans : il partait au contraire très endetté et devait 42.000 roupies à Sichterman et sans doute des sommes plus élevées à d’autres personnes. Si Dupleix, à qui il ne devait rien, eut eu pour les Anglais une haine ou simplement une aversion naturelle, il lui eût été loisible de triompher à bon compte de l’infortune de son collègue ; il travailla au contraire à lui aplanir les difficultés nouvelles de l’existence, en priant son ami Hume de lui faciliter la continuation de ses services à la Compagnie d’Angleterre. Il lui recommanda en même temps, avec toute la discrétion d’usage, pour le poste de chef de Cassimbazar ou de Patna, Roussel, second de Calcutta, qu’il estimait un honnête homme et, ce qui paraîtra maintenant plus croyable, il considérait en général les membres du Conseil de Calcutta comme des gens d’esprit et les mieux qualifiés pour conduire et développer ses intérêts[14].

Dupleix alla passer quelques jours chez Braddyl en 1739 et leurs bonnes relations continuèrent jusqu’à son départ, aucun intérêt de quelque importance ne s’étant mis en travers. Il ne faut donc pas chercher dans des animosités mal éteintes les causes du conflit qui quelques années plus tard mirent aux prises Dupleix et les Anglais à la côte Coromandel. Ce fut la politique des peuples, généralement supérieure à celle des individus, qui seule déchaîna l’orage d’où devait sortir l’hégémonie anglaise dans l’Inde. On sait au contraire que, le jour où la lutte fut imminente comme une des conséquences de la guerre en Europe, Dupleix fit tous ses efforts pour en excepter l’Inde et y maintenir la paix entre les deux Compagnies, ce furent les Anglais qui refusèrent d’adhérer à cette politique, prenant ainsi dans un intérêt légitime que nous ne contestons pas, l’initiative d’une rupture retentissante, conforme à leurs sentiments nationaux. Il était naturel que ce jour-là Dupleix leur résistât avec d’autant plus d’ardeur qu’il avait été plus conciliant, et ne déposât plus les armes qu’on l’avait obligé de prendre en mains. Tout autre gouverneur que lui eut tenu la même attitude. Dupleix paraît en somme avoir eu à l’égard des Anglais les sentiments de tout Français qui a vécu avec eux dans un contact assez étroit ; il n’avait pour eux ni haine ni amitié préconçue ; entre ces deux sentiments également contraires à tout esprit national, il s’inspirait du juste égoïsme qui est la loi des peuples soucieux de leur existence. À l’occasion il souffrait trop de celui de nos voisins pour ne pas le relever avec une certaine aigreur, mais il savait qu’en jouant avec eux un jeu franc et net, on leur fait presque toujours entendre raison et que, la confiance établie, les rapports, quoique restant toujours distants par une sorte de réserve particulière à la race, s’imprègnent très vite d’une intimité discrète qui n’est pas sans charme pour les esprits délicats.


Il y avait sans doute plus de souplesse et d’abandon dans les rapports de Dupleix et de Sichterman, le chef de la loge hollandaise de Chinsura. Si les deux nations ne s’aimaient guère, les chefs se plaisaient infiniment et se faisaient de fréquentes visites au cours desquelles on réglait les affaires les plus badines comme les plus sérieuses. Rien ne vaut ces échanges d’idées où les paroles n’ont pas encore de valeur officielle ; une position n’est pas encore prise que déjà elle est abandonnée par des concessions mutuelles qu’on n’a même pas besoin de souligner. C’est sans doute au cours de ces entretiens que Dupleix et Sichterman s’intéressèrent dans une quantité d’affaires, généralement heureuses, dont aucune ne paraît avoir jeté de la froideur dans leurs relations.

Il était en principe interdit aux nationaux des deux pays de se fréquenter en leurs loges respectives, de peur de quelque vilaine histoire entre gens d’éducation le plus souvent douteuse ; par une tolérance mutuelle cette interdiction n’était pas observée. Or il arriva qu’au cours d’une visite de Dupleix à Sichterman en septembre 1739, un de nos nationaux nommé Davelose eut une algarade avec la Gâtinais, capitaine de l’un de nos navires de l’Inde. Davelose crut devoir tenir des propos où la France était dénigrée. Quels furent-ils ? il n’importe. Les Davelose ne sont pas rares en France qui pourtant survit à leurs critiques. Dupleix jugeait ainsi ces sortes de gens : « Par ces mauvais contes presque toujours faux, ils croient se faire un mérite auprès de ceux qui ont la patience de les écouter, prétendant par d’aussi insignes moyens faire leur cour, sans faire réflexion qu’ils se rendent eux-mêmes méprisables par une telle conduite. Ils participent au ridicule qu’ils veulent nous attribuer et deviennent à charge à ceux-mêmes dont ils croyaient devoir s’attirer les bonnes grâces ». (Lettre à Sichterman du 26 septembre 1739).

Dupleix, mis au courant de cette algarade au moment même où elle venait de se produire, invita Davelose à retourner immédiatement à Chandernagor ; Davelose refusa. Dupleix transforma alors son conseil en un ordre positif et chargea le capitaine Dupuy-Planchard de l’exécuter. Ce ne fut pas chose aisée : Davelose résista et, sa fureur augmentant de minute en minute, essaya de porter un coup d’épée à Dupuy qui fort heureusement l’évita. L’affaire prenait mauvaise tournure. Sichterman dut intervenir à son tour et avec l’assentiment de Dupleix, fit saisir Davelose et le confina dans le jardin d’un des conseillers de la Compagnie. Là encore tout pouvait s’arranger si Davelose eut voulu reconnaître ses torts et Dupleix lui en fit faire la proposition par Baudran de la Limonais, capitaine d’un vaisseau de la Compagnie. Davelose qui avait perdu toute mesure et tout sens des réalités, s’entêta dans sa fureur avec la ténacité des hommes qui, convaincus d’une erreur, prétendent en faire une vérité en la confirmant plus énergiquement encore. L’affaire suivit donc son cours et, comme elle était née en territoire hollandais, ce fut Sichterman qui l’instruisit. Dans les jours qui suivirent, il fit venir Dupuy pour lui demander comment les choses s’étaient exactement passées ; quant à Dupleix qui ne croyait nullement à la nécessité de prolonger ce scandale, il s’efforça en vain de convaincre la Gâtinais de ne pas poursuivre des injures qui après tout ne lui étaient pas personnelles. Trois mois après, la Gàtinais exigeait encore que l’affaire suivit son cours et c’était aussi l’opinion de Sichterman.

Nous ignorons comment elle se termina et cela importe peu. Nous ne l’avons racontée que pour nous associer aux observations de Dupleix sur la manie qu’ont certains de nos compatriotes de nous découvrir toutes sortes de défaut vis-à-vis des étrangers ; au moins faudrait-il qu’ils reçussent d’eux une confession équivalente ; ce mutuel examen de conscience servirait peut-être à la perfection des peuples.

Cet incident faillit pourtant rompre la bonne entente de Dupleix et de Sichterman. Pour empêcher qu’il n’en surgit d’autres aussi désobligeants, Dupleix fit revivre les anciens ordres qui défendaient aux Français de quitter Chandernagor sans sa permission et il en fit part à Sichterman en le priant de ne voir dans cette mesure que le désir de sauvegarder l’honneur de la nation : il lui demandait de ne pas l’interpréter comme un refroidissement de leur amitié. Sichterman lui répondit par une lettre peu chaleureuse, d’où l’on pouvait conclure qu’il ne croyait guère aux motifs invoqués par Dupleix. Celui-ci fut très mortifié que justice ne lui fut pas rendue ; il faisait un cas infini de l’amitié de Sichterman et, en toutes circonstances, il l’avait recherchée ; il espérait la conserver. Mais il ne pouvait sans compromettre son autorité rapporter l’ordre qu’il avait donné. L’ordre subsista et les bonnes relations des deux directeurs reprirent peu à peu, comme par le passé. En 1741, Sichterman fut avec Schonamille, directeur de la Compagnie impériale à Banquibazar, un des témoins du mariage de Dupleix.

Schonamille ! Ce nom nous ramène de plusieurs années en arrière, lorsque la Compagnie impériale ayant transféré son siège à Trieste remplaça la Compagnie d’Ostende. Depuis le jour où elle avait pris sa succession dans l’Inde en 1733, elle ne s’était livrée à aucune opération ; elle ne recevait aucun vaisseau et n’achetait aucune marchandise. Schonamille, lieutenant plutôt que directeur du comptoir de Banquibazar, attendait de la diplomatie un réveil de fortune favorable aux intérêts de son maître, l’empereur Charles VI. Il l’attendait, semble-t-il, avec une philosophie très résignée. Le Bengale a de grands charmes pendant les mois où la température n’est pas élevée et il n’est pas nécessaire d’y être très riche pour vivre largement ; il en était du moins ainsi au xviiie siècle. Comme Sichterman, Schonamille se lia d’amitié avec Dupleix et leurs rapports furent d’autant plus sûrs qu’ils n’avaient pas d’intérêts nationaux à débattre.

Dupleix allait quelquefois à Banquibazar et Schonamille à Chandernagor. Ce fut sans doute au cours d’un de ces voyages que Schonamille fit connaissance de Madame Vincens. Sa fille, Jeanne Suzanne Ursule, jeune personne de 11 ans, lui plut et il pria Dupleix de la demander en mariage pour son fils âgé de 18 ans. Dupleix entra aisément dans ses vues si même il ne les favorisa et transmit à Madame Vincens la proposition de son collègue. La belle veuve crut d’abord à un badinage ; quand elle sut que la chose était sérieuse, elle accepta. L’amour n’avait naturellement aucune part dans ce projet d’union, car les jeunes gens ou plutôt les enfants ne se connaissaient même pas ; le fils de Schonamille n’était jamais venu dans l’Inde et habitait l’Autriche. Dupleix fit convenir que si pour un motif quelconque l’une des parties refusait plus tard le mariage, elle serait tenue envers l’autre d’un honnête dédommagement. Schonamille calculait que son fils n’arriverait pas dans l’Inde avant trois ans ; afin de le façonner à nos mœurs, puisqu’aussi bien il devait épouser une française, Dupleix conseilla de le faire venir en France et de le placer, sous la surveillance de son frère, dans une bonne institution où il apprendrait ce qu’un homme bien né doit savoir et fréquenterait « tout ce qu’il y a de plus grand et de plus opulent dans le royaume ». Il en fut ainsi fait et le jeune Corneille de Schonamille, après avoir fait quelques études à Paris, vint dans l’Inde où il épousa Jeanne Suzanne Ursule le 29 juillet 1743. C’était la seconde fille que mariait Madame Vincens, devenue Madame Dupleix ; la première avait été Madame Barneval.


La Compagnie d’Ostende, avant qu’elle ne devint impériale, n’avait pas été la seule à souffrir de la jalousie et de l’exclusivisme des autres Compagnies européennes ; en 1733, deux navires, l’un portugais et l’autre suédois, comptant sur la liberté du commerce, reconnue par les Maures, avaient pénétré dans le Gange ; aucun d’eux n’avait songé que tous les ports de commerce étaient occupés par les nations rivales ou concurrentes ; tous restèrent fermés. Les Anglais et Hollandais et même les Français les traitèrent comme s’ils faisaient le jeu de la Compagnie d’Ostende, en prenant à leur compte ses propres opérations.

L’aventure du vaisseau portugais ne nous est connue que dans ses lignes générales. Armé à Lisbonne, il venait de faire des opérations assez importantes à Surate, Bombay, Porto Novo et Saint-Thomé, lorsqu’il arriva dans le Gange. Les trois nations européennes s’entendirent pour défendre à leurs sous-marchands de faire avec lui le moindre commerce. Les mêmes ordres avaient été donnés à Madras et à Pondichéry. Ce navire mouilla devant l’ancienne loge des Danois et repartit à la fin de l’année sans avoir pu faire d’opérations. Étrange destinée de cette nation qui deux siècles auparavant avait ouvert le commerce de l’Inde à la civilisation de l’Occident !

L’odyssée du vaisseau suédois nous est mieux connue. Il se nommait Ulrich-Eléonor et avait pour capitaine Peter Van Olfall. C’était la première fois qu’un navire suédois venait aux Indes ; il n’en fut pas mieux accueilli. Dès son arrivée à Porto Novo, au mois de septembre, il éprouva toutes les contrariétés. Les Français et les Anglais avaient une grande autorité dans cette place, qui dépendait du roi de Tanjore. Lenoir, d’accord avec les Anglais, fit signifier aux négociants, fournisseurs de la Compagnie, que s’ils faisaient le moindre commerce direct ou indirect avec les capitaines, subrécargues et officiers du navire, on ne se servirait jamais d’eux. Des prescriptions plus dures encore furent édictées à Pondichéry où, tous les marchands et notables étant assemblés, Lenoir leur fit défense d’avoir tout rapport avec les Suédois sous peine d’amende et d’être à jamais chassés de la ville. Pitt, gouverneur de Madras, fut invité à prendre des mesures analogues. « Ces armements, écrivait Lenoir, ne pouvaient que causer beaucoup de chagrin au commerce de nos Compagnies qui font des dépenses considérables, auxquelles de semblables gens ne sont pas exposés. »

On ne s’en tint pas là. Les Suédois ayant débarqué des marchandises, Lenoir envoya de Pondichéry la Farelle, major de la garnison, avec un détachement, pour mettre sur elles l’embargo et y apposer les scellés. Peu de jours après, le sous-marchand Dulaurens alla en faire l’inventaire. Entre temps, sept matelots déserteurs vinrent se réfugier à Pondichéry ; Lenoir refusa de les rendre, sous prétexte qu’aucun traité d’extradition ne nous liait dans l’Inde avec les Suédois.

Lenoir excédait manifestement ses droits en prenant de pareilles mesures dans une ville qui ne dépendait pas de son autorité et les Suédois protestèrent contre elles avec énergie ; mais comme ils avaient l’intention d’aller au Bengale et qu’ils étaient pressés d’y arriver à cause de la mousson, ils renvoyèrent à leur gouvernement en Europe l’examen de leurs réclamations.

Lenoir ne supposait pas qu’à la suite de ces difficultés le vaisseau suédois irait au Bengale, où il courait des risques encore plus considérables ; aussi négligea-t-il d’informer Dupleix de ce qui s’était passé. Ce fut par des lettres particulières, arrivées le 4 janvier 1734, que ce dernier apprit le détail des incidents de Porto-Novo.

À cette date, le navire suédois était dans le Gange depuis deux ou trois semaines. Son arrivée étonna d’abord les nations européennes qui dans un premier mouvement de surprise, ne surent pas d’abord adopter une commune attitude. Tandis que les Anglais et les Hollandais le laissaient tranquillement mouiller à Chinsura, où il commença aussitôt à négocier ses fers et ses draps, Dupleix, inlerprétant les ordres appliqués à la Compagnie d’Ostende, fit défense dans nos aldées de lui procurer les moindres marchandises. Les nouvelles reçues le 4 janvier tant par Dupleix que par les Anglais eux-mêmes modifièrent ces dispositions ; le conseil de Calcutta craignit fermement que le vaisseau suédois, très bien armé, ne cherchât à se venger dans le Gange des affronts reçus à la côte Coromandel par quelque atteinte à leurs navires ou factoreries et, dès le 5 janvier, il envoyait une députation à Chandernagor pour proposer à Dupleix de prendre des communes mesures pour assurer la navigation du Gange. Nous ignorons celles qui furent prises ; tout porte à croire que, pour éviter des représailles, on fit aux Suédois quelques concessions en ne paralysant pas entièrement leurs opérations commerciales.

Le navire quitta le Bengale au mois de février, sans qu’il se fut produit d’incident fâcheux. Son départ fut salué avec une profonde satisfaction ; il ne resta au cœur de Dupleix qu’une certaine amertume pour le silence officiel observé à son égard. Il s’en plaignit à Lenoir et ce dernier lui répondit le 19 mars en des termes qui, même après les explications que nous venons de donner, ne laissent pas que d’être quelque peu énigmatiques :

« Le 5 novembre, lui écrivit-il, nous n’étions pas nous-mêmes bien informés de ce qui s’était fait à Porto-Novo ; d’ailleurs, les vues que nous avions ne nous permettaient pas de divulguer cette affaire ; si vous et les Anglais de Calcutta eussiez été plus réservés, les gens du vaisseau suédois n’en auraient eu aucune connaissance et ce vaisseau se trouverait aujourd’hui hors d’état de rien entreprendre, au lieu que les avis que les officiers ont eus de Chandernagor et de Calcutta leur ont fait différer leur sortie du Gange et fait prendre des mesures contraires à celles que nous avions prises. Nous savons que le sieur … officier sur ce vaisseau, est allé à Chandernagor prendre langue ; ainsi, s’il arrive accident à quelqu’un de nos vaisseaux de l’Inde, ce sera votre faute et celle des Anglais de Calcutta de n’avoir pas gardé le secret dans une affaire de cette importance[15]. »

Cependant Lenoir à Pondichéry n’était guère plus rassuré sur l’avenir que Dupleix et les Anglais ne l’avaient été au Bengale. Il craignait qu’au lieu de retourner directement en Europe, le vaisseau suédois ne revint à Porto-Novo pour y poursuivre le règlement de ses affaires et y entraver notre commerce. En quittant ce port pour le Bengale, l’Ulrich-Eléonor avait confié ses intérêts à un Anglais nommé Barington. Ce Barington n’était pas resté inactif. Il avait envisagé trois moyens de défendre les intérêts de ses commettants. Le premier était de faire sommation aux Français et aux Anglais de la part du roi de Suède de restituer l’argent et les objets saisis, sans pourtant qu’il y eut danger pour l’Ulrich-Eléonor de reparaître à Porto-Novo. Le second était, en cas d’échec, de faire intervenir le nabab d’Arcate, souverain effectif du roi de Tanjore ; le troisième enfin, si les deux premiers ne réussissaient pas, était d’user du droit de représailles, en se saisissant des navires maures ou étrangers que le Suédois pourrait trouver sur sa route.

C’était l’exercice de ce droit qui avait effrayé Dupleix et les Anglais du Bengale ; il ne toucha pas moins Lenoir et les Anglais de Madras. L’Ulrich-Eléonor avait une excellente artillerie et soixante Européens à bord ; aucun navire français ou anglais n’était capable de lui résister. On ne pouvait le tenir en échec que par des efforts combinés. Lenoir et Pitt se mirent aisément d’accord. Dès les premiers jours de janvier Lenoir envoya le Saint-Pierre à Porto-Novo avec un détachement de cent hommes et demanda à Hubbard, gouverneur du fort Saint-David, de le renforcer d’une quarantaine d’Anglais. Hubbard y consentit. Pitt envoya de son côté un vaisseau d’Europe, le Prince-Auguste avec le major Roach. Lenoir enfin compléta cette défense par l’envoi de l’Amphitrite et du Pondichéry : l’un, navire d’Europe et l’autre, navire des Indes. Ainsi toute une flotte se trouva assemblée dès le début de 1734 pour combattre ou saisir éventuellement l’Ulrich-Eléonor. Le major la Farelle avait le commandement des forces de débarquement, autant pour résister aux Suédois qu’à l’avaldar de la ville, s’il voulait nous créer des difficultés. Le major Roach avait l’autorité sur mer.

Ces dispositions indiquaient nettement qu’on n’entendait pas rendre aux Suédois les objets saisis ni céder à l’intervention du nabab. Quant aux représailles, Pitt jugea préférable d’essayer d’arrêter en mer le vaisseau suédois avant qu’il put les exercer. Il craignait en effet que si le vaisseau suédois, suivant le projet de Barington, venait à piller des vaisseaux maures, cela n’attirât aux deux nations des affaires fâcheuses avec le Mogol, et s’il s’emparait de quelques-uns de nos propres vaisseaux, les propriétaires et même les compagnies n’en rendissent responsables leurs directeurs dans l’Inde. La saisie de l’Ulrich-Eléonor parut d’autant plus légitime à Pitt que, d’après ses renseignements, sur les six mille livres environ qui constituaient son armement, les deux tiers à peu près appartenaient à des Anglais. Un navire ainsi armé, se réclamant d’une nationalité étrangère, ne pouvait être qu’un navire interlope et la commission du roi de Suède dont il se prévalait était suspecte. Le droit de représailles était en lui-même contraire au droit des gens et à la teneur des traités ; un navire régulier ne l’eut pas invoqué.

Pendant que s’agitaient ces questions, où la parole et les écrits eurent autant de part que l’action elle-même, l’Ulrich-Eléonor approchait de la côte Coromandel. Le 13 mars, vers les deux heures et demie du soir, il fut signalé par le travers du fort Saint-David faisant route vers le sud et longeant de très près la côte. La Galathée, navire français, qui l’aperçut, lui fit signe de stopper. Le navire suédois continua sa route, mais vira de bord pour courir au large. La Galathée en fit autant et le suivit ; par une autre manœuvre, l’Ulrich se trouva un instant entre la Galathée et le Prince-Auguste. C’était le moment d’agir. Le major Roach, qui avait le commandement sur mer, n’en fit rien. Sous prétexte qu’il y avait des Anglais à bord de l’Ulrich et que ses ordres ne le couvriraient pas suffisamment pour attaquer dans ces conditions, il se borna à l’inviter à mouiller et lui envoya un canot. Le capitaine suédois s’arrêta un moment, mais simplement pour répondre au major par écrit qu’il n’avait qu’à l’attaquer et qu’il l’attendait de pied ferme, puis il reprit sa course. On lui donna aussitôt la chasse ; mais l’Ulrich était meilleur marcheur ; il eut vite gagné de l’avance. On le poursuivit jusqu’à Négapatam, où l’on perdit toute espérance de l’atteindre.

Ainsi toutes les mesures si laborieusement prises pour arrêter le vaisseau suédois ne servirent de rien : on se trouva au contraire dans une situation plus embarrassante que si l’on n’avait fait aucune démarche. L’Ulrich sachant les desseins que l’on avait formés contre lui, il y avait tout à craindre pour nos vaisseaux de l’Inde, soit que le navire allât à Goa chercher des secours nécessaires, soit plutôt qu’il croisât dans le golfe ou à Ceylan, où la mousson pouvait le retenir.

Pitt donna en conséquence des ordres au major Roach pour croiser au sud de Porto-Novo avec la Galathée ; il demanda en même temps au gouverneur de Bombay de lui envoyer deux bâtiments armés en guerre et marchant bien, pour l’aider à faire la police des ports de la côte Coromandel. Lenoir attendait de son côté deux navires de France à Mahé ; il donna ordre à leurs capitaines d’arrêter le vaisseau suédois et de l’amener à Pondichéry, s’ils le rencontraient en route.

Tardives précautions, inutiles menaces ! L’Ulrîch-Eléonor, après avoir mouillé pendant quelques jours entre Tranquebar et Nagour, s’en alla sans être inquiété à la côte malabar, où il fut reçu à Cochin par les Hollandais, puis il retourna en Europe. Au mois de juin, il fut aperçu péchant tranquillement la tortue à l’île Rodrigue.

Dès lors il ne fut plus question de lui qu’en Europe. L’ambassadeur de Suède en France avait pris sa cause en main et n’eut guère de peine à démontrer combien les procédés employés dans l’Inde avaient été peu conformes au droit et à l’équité. La Cour décida qu’il serait accordé des dédommagements. La Compagnie d’Angleterre pensa au contraire que tout s’était passé de la façon la plus correcte et l’ambassadeur suédois à Londres perdit son temps à présenter d’autres arguments. Certaines personnes toutefois crurent voir une satisfaction donnée à la Suède par le remplacement des gouverneurs Pitt et Lenoir par Benyon et Dumas en 1735. Dumas, jugeant de ces mêmes faits en 1736, en rejette l’initiative et la responsabilité sur le gouvernement de Madras[16].

L’affaire de l’Ulrich-Eléonor prouve avec quelle âpreté les nations européennes établies dans l’Inde défendaient leurs privilèges ; désunies entre elles lorsqu’elles se trouvaient en concurrence, elles oubliaient leurs querelles et faisaient front contre l’ennemi commun si quelque rival s’avisait de vouloir participer à leurs affaires. Les notions de droit et de justice étaient alors complètement oubliées, la force seule était un argument ainsi qu’il arrive en toutes choses et particulièrement entre nations. On comprendra peut-être que Lenoir, se sentant au début engagé dans une affaire équivoque, à issue douteuse, ne se soit pas soucié de l’exposer à Dupleix, toujours peu enclin à le seconder, et ne lui ait pas demandé son concours.


  1. Au xviiie siècle, les Européens donnaient communément le nom de Maures aux Musulmans, comme celui de Gentils aux Brahmaniques.
  2. A. P. 102, p. 124.
  3. B. N. 3979. Lettre à Forestieri du 2 septembre 1732.
  4. Le nombre fut si restreint qu’il fut impossible à Dupleix de se procurer autre chose qu’une simple empreinte, qui fut envoyée à Pondichéry.
  5. A. P. t. 102, p. 168 et 245.
  6. A. P. t. 102, p. 267.
  7. A. P. t. 102, p. 249.
  8. A. P. t. 102, p. 109.
  9. A. P. 102, p. 271.
  10. A. P., t. 102, p. 190 et 200.
  11. Ars. 4744. p. 36 et 50.
  12. Ars. 4744, p. 85.
  13. Ars. 4745, p. 7 et 8.
  14. En cette lettre qui est du 28 décembre 1738, Dupleix informe Hume qu’il lui envoie à titre amical par le Duc de Cumberland 50 bouteilles d’araque de Goa et 49 de Batavia, en deux caisses distinctes — une bouteille de moins dans la seconde caisse pour que Hume puisse les distinguer plus aisément.
  15. C. P., t. I, p. 257 ; A. P., t. 102, p. 337.
  16. A. P. 13, passim.