Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 8

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 49-57).

VIII

NOUVEAUX MÉFAITS DU POINTER PRITCHARD


À peine venais-je de vider le verre, que nous entendîmes des cris féroces.

— Ah ! voleur ! ah ! brigand ! ah ! misérable ! criait la voix de madame Vatrin dans la cuisine.

— Feu ! dit Michel.

Michel n’avait pas dit Feu ! que le verre de Vatrin était parti de tout ce que j’avais de force dans le biceps et dans le deltoïde.

On entendit un cri de douleur.

— Ah ! cette fois-ci, dit Michel en riant, monsieur ne t’a pas manqué, hein ?

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Corrége.

— Je parie que c’est encore ce guerdin de Pritchard, dit Vatrin.

— Pariez, Vatrin, pariez ! vous gagnerez, lui dis-je en m’élançant dans la cour.

— Pourvu que ce ne soit pas le veau, s’écria Vatrin en pâlissant.

— Justement, c’est que c’est le veau, dit madame Vatrin en paraissant sur le seuil de la porte ; je l’avais mis sur le rebord de la fenêtre, et ce gueux de Pritchard l’a emporté.

— Eh bien, dis-je en rentrant, le morceau de veau à la main, je vous le rapporte.

— C’est donc après lui que vous avez jeté le verre ?

— Oui. dit Michel, et le verre n’est pas cassé ! Ah bien, monsieur, en voilà un fameux coup d’adresse.

En effet, le verre avait atteint Pritchard au défaut de l’épaule, et était retombé sur l’herbe sans se casser.

Seulement, le choc avait été assez violent pour faire jeter un cri à Pritchard.

Pour jeter son cri, Pritchard avait été obligé d’ouvrir la gueule.

En ouvrant la gueule, il avait lâché le morceau de veau.

Le morceau de veau était tombé sur l’herbe fraîche.

Je l’avais ramassé et je le rapportais.

— Allons, allons, dis-je, consolez-vous, madame Vatrin, nous déjeunerons…

J’allais ajouter comme Ajax : « Malgré les dieux ! »

Mais je trouvai la phrase un peu bien prétentieuse.

— Malgré Pritchard, me contentai-je de dire.

— Comment ! demanda madame Vatrin, vous allez manger ce veau-là ?

— Je crois bien ! répliqua Michel. Il n’y a que l’endroit de la dent à enlever ; rien n’a la gueule saine comme un chien.

— C’est vrai, dit Vatrin.

— Comment, si c’est vrai ! mais c’est-à-dire, monsieur, que, si vous êtes blessé par hasard, vous n’avez qu’à faire lécher la blessure à votre chien : il n’y a pas d’emplâtre qui vaille la langue d’un chien.

— À moins qu’il ne soit enragé.

— Ah ! ça, c’est une autre affaire ; mais, si jamais monsieur était mordu par un chien enragé, il faudrait prendre le train de derrière d’une grenouille, le foie d’un rat, la langue…

— Bien, Michel ! si jamais je suis mordu, je vous promets de recourir à votre recette.

— C’est comme si monsieur était jamais piqué par une vipère… En avez-vous jamais vu dans la forêt du Vésinet, monsieur Vatrin ?

— Jamais.

— Tant pis, parce que, si jamais vous êtes mordu d’une vipère, vous n’avez…

Je l’interrompis.

— Qu’à frotter la blessure avec de l’alcali et en boire cinq ou six gouttes étendues dans l’eau.

— Oui ; et si monsieur est à trois ou quatre lieues d’une ville, où trouverait-il de l’alcali ? dit Michel.

— Ah ! dit Corrége, où en trouverez-vous ?

— C’est vrai, fis-je en baissant la tête, écrasé que j’étais sous le poids de l’argumentation, je ne sais pas où j’en trouverais.

— Eh bien, que ferait monsieur ?

— Je ferais comme les anciens psylles, je commencerais par sucer la plaie.

— Et si c’était à un endroit que monsieur ne pût sucer… au coude, par exemple ?

— Je ne répondrais pas que ce fût au coude que dit Michel ; mais ce dont je suis sûr, c’est que c’était à un endroit que je n’eusse pu sucer, de quelque souplesse de corps que m’eût doué la Providence.

Je fus encore plus écrasé que la première fois.

— Eh bien, monsieur n’aurait qu’à attraper la vipère, lui écraser la tête, lui ouvrir le ventre, prendre son amer, et s’en frotter… l’endroit ; deux heures après, il serait guéri.

— Vous êtes sûr, Michel ?

— Bon ! je crois bien que j’en suis sûr : c’est M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire qui me l’a dit, la dernière fois que j’ai été chercher des œufs au Jardin des Plantes ; vous ne direz pas que ce n’est pas un savant, celui-là !

— Oh ! non, Michel, vous pouvez être tranquille, je ne dirai pas cela.

Michel a une foule de recettes, toutes plus efficaces les unes que les autres et qu’il puise à différentes sources. Je dois dire que toutes les sources où puise Michel ne sont pas aussi respectables que la dernière qu’il venait de citer.

— La ! dit Corrége.

Cela signifiait que le veau avait subi son opération, et offrait sur ses quatre faces une chair rosée et appétissante de laquelle avait disparu toute trace de la dent de Pritchard.

Après le veau vint l’omelette ; une omelette épaisse, bien colorée, un peu baveuse.

Pardonnez-moi, belles lectrices, mais votre cuisinière, si elle sait faire les omelettes, ce dont je doute, vous dira que c’est là le mot, et que le dictionnaire de Bescherelle, qui contient dix mille mots de plus que celui de l’Académie, n’en connaît pas d’autre.

Puis ne vous fâchez pas si je doute que votre cuisinière sache faire les omelettes.

Vous avez un cordon bleu ?

Raison de plus ! L’omelette est un plat de femme de ménage, de fermière, de paysanne, et non pas un plat de cordon bleu ! Une omelette et une fricassée de poulet, c’est ce que je fais d’abord exécuter à mon cuisinier ou à ma cuisinière quand je les essaye.

— Mais aussi qui mange des omelettes ?

Oh ! quelle erreur, belles lectrices ! Ouvrez Brillât-Savarin, article Omelette, et lisez le paragraphe intitulé : Omelette aux laitances de carpe.

Une omelette ! demandez aux vrais gourmands ce que c’est qu’une omelette.

J’aurais fait faire dix lieues à mon maître de violon pour manger une omelette au court bouillon d’écrevisses et une salade au lard.

— Vous avez donc eu un maître de violon ?

— Comment ! si j’ai eu un maître de violon ?… pendant trois ans ; voyez mes Mémoires.

— Mais je n’ai jamais entendu dire que vous jouiez du violon.

— Je n’en joue pas non plus ; mais cela n’empêche pas que je n’aie appris à jouer du violon ; voyez mes Mémoires.

— Il fallait vous entêter.

— Oh ! je ne suis ni M. Ingres ni Raphaël pour avoir de ces entêtements-là.

Enfin, pour en revenir à l’omelette de madame Vatrin, elle était excellente. Nous appelâmes la brave femme pour lui en faire notre compliment ; mais elle écouta d’un air distrait et tout en regardant autour d’elle.

— Qu’est-ce que tu cherches ? dit Vatrin.

— Ce que je cherche… ce que je cherche…, dit madame Vatrin : c’est étonnant !

— Dis ce que tu cherches

— Je cherche… enfin, je l’ai vu, je l’ai tenu, quoi ! n’y a pas dix minutes.

— Qu’as-tu vu ? qu’as-tu tenu ? Parle.

— Puisque je l’ai rempli de sucre.

— C’est ton sucrier que tu cherches ?

— Oui, c’est mon sucrier.

— Bon ! dit Corrége, il y a tant de souris cette année !

— Ça ne leur est pourtant pas bon, aux souris, de manger du sucre, dit Michel.

— Vraiment, Michel ?

— Dame, monsieur sait qu’une souris qu’on ne nourrit qu’avec du sucre devient aveugle.

— Oui, Michel, je sais cela ; mais ce n’est pas le cas d’accuser les souris. En supposant que les souris aient mangé le sucre, elles n’auraient pas mangé le sucrier.

— On ne sait pas, dit Corrége.

— En quoi était le sucrier ? demanda Michel.

— En porcelaine, répondit madame Vatrin, en porcelaine, donc ! un sucrier superbe, que j’avais gagné à la foire des Loges.

— Quand cela ?

— L’an dernier.

— Madame Vatrin, dit Corrége, j’ai gagné un autre meuble ; si vous voulez, je vous en ferai cadeau eu place de votre sucrier ; on ne s’en est pas encore servi.

— C’est bel et bien, dit madame Vatrin ; mais, avec tout cela, que peut être devenu mon sucrier ?

— Mais où l’avais-tu mis ? dit Vatrin.

— Je l’avais mis sur la tablette de la croisée.

— Ah !… lit Michel comme éclairé d’une idée subite. Et il sortit.

Cinq minutes après, il rentra, chassant devant lui Pritchard, qui avait le sucrier en guise de muselière.

— En voilà un, dit-il, qui est puni par où il a péché.

— Comment ! c’était lui qui avait emporté le sucrier ?

— Vous voyez bien, puisqu’il l’a encore. Oh ! il ne se contente pas d’un morceau de sucre, lui : il lui faut le sucrier avec.

— Vous lui avez attaché le sucrier au museau, je comprends…

— Non, il tient tout seul.

— Tout seul ?

— Oui, regardez plutôt.

— Il a donc le bout du nez aimanté, le brigand ?

— Ce n’est pas cela : vous comprenez, il a fourré son nez dans le sucrier, qui est plus large au fond qu’à son ouverture, puis il a ouvert la gueule, puis il a empli sa gueule de sucre ; je suis arrivé sur ce moment-là ; il a voulu refermer la gueule, les morceaux de sucre s’y sont opposés ; il a voulu retirer son museau, il n’a pas pu, la gueule était ouverte. M. Pritchard a été pris comme un corbeau dans un cornet ; il en a jusqu’à ce que le sucre fonde.

— Oh ! c’est égal, monsieur Dumas, dit madame Vatrin, vous conviendrez que vous avez là un chien terrible, et que celui qui vous l’a donné aurait aussi bien fait de le garder pour lui.

— Voulez-vous que je vous avoue une chose, chère madame Vatrin, lui répondis-je, c’est que je commence à être de votre avis.

— Eh bien, c’est étonnant, dit Vatrin, tout cela, au contraire, m’attache à lui ; j’ai idée que nous en ferons quelque chose, moi.

— Et vous avez raison, père Vatrin, dit Corrége ; tous les grands hommes ont eu de grands défauts, et, une fois sortis du collège, ce ne sont pas les prix d’honneur qui font parler d’eux.

Pendant ce temps, le sucre avait fondu, et, selon la prédiction de Michel, Pritchard s’était démuselé tout seul.

Seulement, de peur de nouveaux accidents, Michel avait noué un bout de son mouchoir autour du cou de Pritchard, et enroulé l’autre bout autour de sa main droite.

— Allons, allons, dit Vatrin, d’autre sucre ! prenons notre café et allons essayer ce gaillard-là.

Nous prîmes notre café, qui dépassait en excellence tout ce que Vatrin avait pu nous dire, et nous répétâmes d’après lui :

— Allons essayer ce gaillard-là !