Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 7

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 43-48).

VII

LE VIN DU LOIRET


Nous étions restés sur le pont du Pecq, Vatrin, Michel et moi, les veux fixés vers le point de l’horizon où Pritchard avait disparu ; la femme, le balai étendu vers lui et dans l’attitude de la malédiction.

Si un peintre avait jamais l’idée de puiser un sujet de tableau dans la narration que j’ai l’honneur de vous faire, je crois que c’est le point juste où nous en sommes qu’il devrait choisir.

Il aurait, au premier plan, quatre personnages groupés pittoresquement : au lointain, Pritchard fuyant, sa côtelette à la gueule : — car il faudrait montrer Pritchard, pour rendre la scène compréhensible ; — enfin, au fond et fermant l’horizon, cette belle ville de Saint-Germain, bâtie en amphithéâtre et présentant tout d’abord, aux yeux du voyageur, comme ce qu’elle a de mieux à nous offrir, le pavillon où accoucha Anne d’Autriche, et la fenêtre de laquelle Louis XIII, tout radieux, montra son fils Louis XIV au peuple.

Vatrin fut le premier à qui revint la parole.

— Ah ! le guerdin ! ah ! le guerdin ! dit-il.

— Mon cher Vatrin, lui répondis-je, je crois que notre chasse est finie pour aujourd’hui.

— Pourquoi cela ? dit Michel.

— Mais parce que nous chassions avec Pritchard, et, puisque nous n’avons plus Pritchard…

— Monsieur croit donc qu’il ne va pas revenir ?

— Dame, Michel, j’en juge par moi-même ; je sais bien, moi, qu’à sa place, je ne reviendrais pas.

— Monsieur ne connaît pas Pritchard. C’est un effronté.

— Alors votre avis, Michel ?

— Allons-nous-en tout tranquillement chez M. Vatrin ; mangeons-y un morceau de pain et de fromage ; et buvons-y un verre de vin, et vous verrez si, dans dix minutes, vous ne sentez pas la queue de Pritchard vous fouailler les mollets.

— Ça y est-il ? dit Vatrin. Justement, la femme a fait cuire un morceau de veau hier, et il y a un petit vin du Loiret — voyez-vous, c’est le pays de ma femme — il y a un petit vin du Loiret dont vous me direz des nouvelles… Je me rappelle que vous aimez le veau.

— Vous m’avez connu si jeune, mon cher Vatrin, que je ne saurais vous cacher aucun de mes défauts. Mais Corrége ?

— Nous le prendrons en passant, donc ; quand il y en a pour deux, il y en a pour trois.

— Oui, quand ou est déjà quatre !

— Eh bien, mais, et les poules ! est-ce que vous croyez qu’elles ont le derrière cousu ! On fera une omelette.

— Soit, Vatrin, je me donne un jour de bon temps ; va pour le vin du Loiret, le veau et l’omelette.

— Sans compter une bonne tasse de café. Ah ! vous allez en goûter, du lait.

— Eh bien, allons, Vatrin.

— Allons !… Guerdin de Pritchard, va !

— Qu’y a-t-il encore ?

— J’en ai laissé éteindre ma pipe ! Un second élève comme lui, et, foi de Vatrin, ils m’abrutiraient à eux deux !

Vatrin tira sa pierre à feu, son amadou, battit le briquet et ralluma sa pipe.

Nous nous remîmes en route.

Michel me toucha le coude avant que nous eussions fait vingt pas.

Je le regardai : il me fit signe de jeter les yeux derrière moi.

La moitié du corps de Pritchard dépassait l’angle du mur derrière lequel il avait disparu.

Il regardait ce que nous faisions, et, probablement, cherchait à deviner ce que nous pensions.

— N’avez pas l’air de le voir, dit Michel, et il va nous suivre. Effectivement, j’eus l’air de ne pas voir Pritchard et Pritchard nous suivit.

En passant, je recrutai Corrége à la station du Vésinet.

Voulez-vous, chers lecteurs, voir un beau nageur et connaître un bon garçon ? Prenez, au chemin de fer de Saint-Germain, un billet pour la station du Vésinet ; arrivés à la station, demandez Corrége.

Comme bon garçon, il se mettra, je vous en réponds, à votre service pour quelque chose que ce soit.

Comme beau nageur, il remontera la Seine avec vous jusqu’à Saint-Cloud, et, si vous le pressez un peu, jusqu’à Paris.

Nous arrivâmes chez Vatrin. Avant d’entrer, je me retournai, et j’aperçus Pritchard, qui se tenait prudemment à une distance de deux cents pas.

Je fis un signe de satisfaction à Michel, et nous entrâmes.

— Femme, dit Vatrin, à déjeuner !

Madame Vatrin jeta un regard d’effroi de notre côté.

— Ah ! mon Dieu ! dit-elle.

— Après ?… fit Vatrin ; nous sommes quatre ? Eh bien, quatre bouteilles de vin, une omelette de douze œufs, le morceau de veau, et chacun une bonne tasse de café, on en verra le jeu.

Madame Vatrin poussa un soupir, non point qu’elle trouvât, l’excellente femme, que nous fussions trop, mais elle craignait de n’avoir point assez.

— Allons, allons, nous soupirerons demain, dit Vatrin ; vite la table ! nous sommes pressés.

En un tour de main, la table fut mise, et les quatre bouteilles de vin du Loiret s’alignèrent sur la table.

On entendit le beurre qui commençait à frire dans la poêle.

— Goûtez-moi ce petit vin-là, dit Vatrin en me versant un plein verre de liquide.

— Vatrin, Vatrin, lui dis-je, que diable faites-vous ?

— C’est vrai, j’oubliais que vous êtes comme le général : lui, il ne buvait que de l’eau ; quelquefois, par hasard, dans les grandes débauches, un verre de vin rougi ; cependant, une fois, mon père lui a fait boire un verre de vin pur, tenez, dans le verre doré qui est sur la cheminée. Monsieur Corrége, vous ne l’avez pas encore vu, ce verre-Là, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est le verre du général. Pauvre général !

Puis, se tournant vers moi :

— Ah ! s’il vous voyait faire des livres comme vous en faites et tirer comme vous tirez, il serait bien content.

Ce fut à moi de pousser un soupir à mon tour.

— Allons, dit Vatrin, voilà que j’ai fait une bêtise ; je sais cependant que cela vous fait cet effet-là quand je parle du général ; mais, que voulez-vous ! je ne peux pas m’empêcher d’en parler. C’était un homme… cré nom !… Bon ! voilà ma pipe cassée.

En effet, Vatrin avait voulu, pour ajouter plus d’expression à ses paroles, faire craquer ses dents, et il avait pour cette fois coupé le tuyau de sa pipe au ras du four.

Le four était tombé à terre et s’était brisé en mille morceaux.

— Cré nom !… répéta Vatrin, une pipe si bien culottée !

— Eh bien, Vatrin, vous en culotterez une autre.

— On voit bien que vous ne fumez pas, vous, dit Vatrin ; si vous fumiez, vous sauriez qu’il faut six mois à une pipe pour avoir un peu de goût. Vous fumez, monsieur Corrége ?

— Je crois bien ! seulement, je fume le cigare.

— Ah ! dit Vatrin ; alors, vous ne savez pas ce que c’est qu’une pipe.

Vatrin ouvrit une armoire, et y prit une pipe presque aussi culottée que celle qu’il venait d’avoir le malheur de perdre.

— Bon ! fis-je, mais vous avez une réserve, mon cher Vatrin.

— Oui, dit-il, j’en ai comme cela dix ou douze à des degrés différents ; mais, c’est égal, celle-ci, c’était la favorite !

— Bah ! n’en parlons plus, Vatrin : ce sont les malheurs irréparables qu’il faut surtout oublier.

— Vous avez raison. Goûtez-moi ce petit vin-là, et regardez-le au jour : c’est clair comme du rubis. À votre santé !

— À votre santé, Vatrin.

Et je vidai le verre pour lui faire raison.