Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 6

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 35-42).

VI

CHASSE AUX CÔTELETTES


Le lendemain, je vis apparaître Vatrin sur les pas de l’aurore.

— Avez-vous jamais vu un guerdin !… me dit-il.

Vatrin avait la tête tellement montée, qu’il avait oublié de me dire bonjour ni bonsoir.

— Vatrin, lui dis-je, je remarque une chose ; c’est que votre brûle-gueule est beaucoup plus court qu’il ne l’a jamais été.

— Je crois bien, dit Vatrin, ce guerdin de Pritchard me met dans de telles colères, que voilà trois fois que j’en écrase le tuyau de ma pipe entre mes dents, que ma femme a été obligée de l’entortiller avec du fil ; sans quoi, qu’il me ruinerait en tuyaux de pipe, ce va-nu-pieds-là !

— Entendez-vous, Pritchard, ce que l’on dit de vous ? fis-je à Pritchard assis sur le parquet.

Pritchard entendait ; mais sans doute ne comprenait-il pas l’importance de l’accusation, car il me regardait de son œil le plus tendre, tout en balayant le parquet avec sa queue.

— Ah ! continua Vatrin, si le général avait eu un chien pareil !…

— Qu’aurait-il fait, Vatrin ? demandai-je. Nous ferons ce qu’il aurait fait.

— Il aurait, dit Vatrin, il aurait…

Puis, s’arrêtant et réfléchissant :

— Il n’aurait rien fait, continua-t-il : car le général, voyez-vous, c’était la bête du bon Dieu.

— Eh bien, que ferons-nous, nous, Vatrin ?

— Le diable m’emporte si je le sais ! dit Vatrin. M’entêter à garder ce guerdin-là, il démolira la maison ; vous le rendre…, je ne veux cependant pas avoir le dernier avec un chien : c’est humiliant pour un homme, savez-vous ?

Vatrin avait tellement la tête montée, que, pareil au Bourgeois gentilhomme, qui faisait de la prose sans s’en douter, Vatrin, sans le savoir, parlait belge. Je vis qu’il était arrivé au dernier degré de l’exaspération, et je résolus de faire une proposition conciliatrice.

— Écoutez, Vatrin, lui dis-je, je vais mettre mes souliers de chasse et mes guêtres. Nous allons descendre au Vésinet, nous ferons un tour sur votre garderie, et nous verrons bien à nous deux si c’est la peine qu’on s’occupe davantage de ce guerdin-là, comme vous l’appelez.

— Je l’appelle par son nom. C’est pas Pritchard qu’il fallait l’appeler : c’est Cartouche, c’est Mandrin, c’est Poulailler, c’est l’Artifaille !

Vatrin venait de dire les noms des quatre plus grands bandits dont les histoires aventureuses eussent bercé sa jeunesse.

— Bah ! dis-je à Vatrin, continuons de l’appeler Pritchard, allez ! M. Pritchard avait bien aussi son mérite, sans compter qu’il l’a encore.

— Bon ! fit Vatrin, je dis cela parce que je n’ai pas connu Pritchard, et que je connais les autres.

J’appelai Michel.

— Michel, faites-moi donner mes guêtres et mes souliers de chasse ; nous allons aller voir au Vésinet ce que Pritchard sait faire.

— Eh bien, dit Michel, monsieur verra qu’il n’en sera pas si mécontent qu’il croit.

Michel a toujours eu un faible pour Pritchard.

C’est que Michel est tant soit peu braconnier, et que Pritchard, comme on le verra plus tard, était un vrai chien de braconnier.

Nous descendîmes au Vésinet, Michel tenant Pritchard en laisse, Vatrin et moi devisant, non pas comme Amadis, de faits de guerre et d’amour, mais de faits de chasse.

Au tournant de la descente :

— Regardez donc, Michel, dis-je, comme voilà un chien qui ressemble à Pritchard.

— Où donc ?

— Là-bas, sur le pont, à cinq cents pas en avant de nous.

— C’est ma foi vrai, dit Vatrin.

La ressemblance parut si frappante à Michel, qu’il regarda derrière lui.

Pas plus de Pritchard que sur la main.

Pritchard avait coupé délicatement sa laisse avec ses incisives, et, par un détour, avait pris les devants.

C’était Pritchard qui se pavanait sur le pont du Pecq, regardant couler l’eau par les ouvertures du parapet.

— Fichtra ! s’écria Michel.

— Bon ! dis-je, voilà que vous parlez auvergnat, vous. — Vatrin, si nous ne savons que faire de Pritchard, nous en ferons un maître de langues.

— Vous en ferez un vagabond, voilà tout, dit Vatrin, et pas autre chose. Voyez-vous où il va ! tenez, tenez.

— Vatrin, n’incriminez pas Pritchard pour ses bonnes qualités ; vous aurez, croyez-moi, assez à faire avec les mauvaises. Où il va, je vais vous le dire : il va dire bonjour à mon ami Corrége, et lui manger son déjeuner, si la servante n’y fait pas attention.

En effet, un instant après, Pritchard sortit de la station du Pecq, poursuivi par une femme armée d’un balai.

Il tenait à la gueule une côtelette qu’il venait de prendre sur le gril.

— Monsieur Dumas, criait la femme, monsieur Dumas, arrêtez votre chien !

Nous barrâmes le passage à Pritchard.

— Arrêtez ! arrêtez ! criait la femme.

Ah oui ! autant eût valu essayer d’arrêter Borée enlevant Orithye.

Pritchard passa entre Michel et moi comme un éclair.

— Il paraît, dit Michel, que le gueusard aime la viande saignante.

— Mouton bêlant, veau saignant, porc pourri, dit sentencieusement Vatrin en suivant des yeux Pritchard, qui disparut au tournant de la montée.


Poursuivi par une femme armée d’un balai

— Eh bien, dis-je à Vatrin, nous ne savez pas encore s’il rapporte, mais vous savez déjà qu’il emporte.

La femme nous avait rejoints et voulait s’obstiner à la poursuite de Pritchard.

— Oh ! ma bonne femme, lui dis-je, je crois que vous perdrez votre temps : quand vous rejoindrez Pritchard, si vous le rejoignez, il est probable que la côtelette sera loin.

— Vous croyez ? dit la femme en s’appuyant sur son balai pour reprendre haleine.

— J’en suis sûr.

— Alors, vous pouvez vous vanter de nourrir là un fier voleur.

— Ce matin, ma bonne femme, c’est vous qui le nourrissez, et non pas moi.

— C’est-à-dire… c’est moi, c’est moi… c’est M. Corrége. Eh bien, par exemple, qu’est-ce qu’il va dire, M. Corrége ?

— Il va dire ce que disait Michel : « Il paraît que Pritchard aime la viande saignante. »

— Oui ; mais il ne sera pas content, et ça retombera sur moi.

— Écoutez, je vais le prévenir que je l’emmène déjeuner à la villa Médicis.

— C’est égal, s’il continue, il lui arrivera malheur, à votre chien… je ne vous dis que cela, il lui arrivera malheur.

Et elle étendit son balai dans la direction où avait disparu Pritchard.

Comme on le voit, rien ne manquait à la prédiction de la sorcière, pas même le balai.