Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 5

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 29-34).

V

VATRIN ET SA PIPE


Vatrin regarda Pritchard d’un air méprisant.

— Bon ! encore un Englishman ! dit-il.

Il faut d’abord que vous connaissiez Vatrin.

Vatrin est un homme de cinq pieds six pouces, maigre, osseux, coupant. Il n’y a pas de buisson de ronces que ne taillent ses jambes, garnies de longues guêtres de cuir ; il n’y a pas de coupe de dix ans que ne fende son coude, pointu comme une équerre.

Il est silencieux d’habitude, comme les gens accoutumés aux rondes de nuit ; quand il a affaire à ses gardes, qui le tiennent pour un oracle, il se contente de leur faire un signe de l’œil ou un geste de la main : ils comprennent.

Un des ornements, je dirai presque un des appendices de son visage, c’est sa pipe.

Je ne sais si cette pipe a jamais eu un tuyau ; moi, je l’ai toujours vue à l’état de brûle-gueule.

Et c’est tout simple : Vatrin fume sans cesse.

Or, pour passer dans les fourrés, il faut une pipe particulière, une pipe qui ne dépasse pas la longueur du nez, afin que la pipe et le nez travaillent d’un effort égal au passage de la figure.

À force de presser le tuyau de la pipe, les dents de Vatrin, celles qui pressent le tuyau, se sont arrondies en haut et en bas ; de sorte que ce tuyau est pris comme dans une pince, d’où il ne bouge, une fois qu’il y est enserré. La pipe de Vatrin ne quitte sa bouche que pour s’incliner gracieusement sur les bords de sa blague, et se remplir, comme faisait l’amphore de la princesse Nausicaa à la fontaine, ou l’urne de Rachel au puits.

Aussitôt bourrée, la pipe de Vatrin reprend sa place dans sa pince ; le vieux garde chef tire de sa poche son briquet, sa pierre, son amadou ; — Vatrin ne donne pas dans les idées nouvelles et dédaigne la chimique ; — puis il allume sa pipe, et, jusqu’à ce qu’elle soit complètement épuisée, la fumée sort de sa bouche avec la régularité et presque avec l’abondance de la fumée d’une machine à vapeur.

— Vatrin, lui disais-je un jour, quand vous ne pourrez plus marcher, vous n’aurez qu’à vous faire adapter deux roues, et votre tête servira de locomotive à votre corps.

— Je marcherai toujours, me répondit simplement Vatrin.

Et Vatrin disait vrai : le Juif errant n’était pas mieux traité que lui pour la course.

Il va de soi que Vatrin répond sans avoir besoin de quitter sa pipe ; sa pipe est une espèce de végétation de sa mâchoire, un corail noir enté sur ses dents ; seulement, il parle avec une sorte de sifflement qui n’appartient qu’à lui, et qui provient du peu d’espace que les dents laissent au son pour passer.

Vatrin a trois manières de saluer.

Pour moi, par exemple, il se contente de lever son chapeau et de le remettre sur sa tête.

Pour un supérieur, il ôte son chapeau et parle son chapeau à la main.

Pour un prince, il ôte son chapeau de sa tête et sa pipe de sa bouche.

Ôter sa pipe de sa bouche est le plus haut signe de considération que puisse donner Vatrin.

Toutefois, sa pipe ôtée, il n’en desserre pas pour cela les dents d’une ligne ; au contraire : les deux mâchoires, n’ayant plus rien qui les sépare, se rejoignent comme sous l’impulsion d’un ressort, et, au lieu que le sifflement diminue, le sifflement augmente, le son n’ayant plus, pour passer, la petite ouverture pratiquée par le tuyau de sa pipe.

Avec tout cela, rude chasseur au poil et à la plume, manquant rarement son coup, tirant la bécassine comme vous et moi pouvons tirer le faisan ; connaissant ses passées, ses brisées, ses traces ; vous disant, à la première inspection, à quel sanglier vous avez affaire, si c’est une bête rousse, un tiéran, un ragot, un solitaire ou un quartanier ; reconnaissant la laie du sanglier, vous disant, à l’élargissement de sa pince, si la laie est pleine et de combien elle est pleine ; enfin, tout ce que la curiosité du chasseur désire savoir avant l’attaque de l’animal.

Vatrin regarda donc Pritchard, et dit : « Bon ! encore un Englishman ! »

Pritchard était toisé.

Vatrin n’admettait pas beaucoup plus le progrès pour les chiens que pour les briquets. Toute la concession qu’il avait pu faire aux progrès cynégétiques, c’était de passer du braque national, de l’honnête braque de nos pères, gris et marron, à la chienne anglaise à deux nez, blanc et feu.

Mais il n’admettait pas le pointer.

Aussi fit-il toute sorte de difficultés pour se charger de l’éducation de Pritchard.

Il alla jusqu’à m’offrir de me donner un chien à lui, un de ces vieux serviteurs dont un chasseur ne se sépare que pour son père ou pour son fils.

Je refusai : c’était Pritchard que je voulais, et pas un autre.

Vatrin poussa un soupir, m’offrit un verre de vin dans le verre du général, et garda Pritchard.

Il le garda ; pas si bien cependant, que, deux heures après, Pritchard ne fût de retour à la villa Médicis.

J’ai déjà dit qu’à cette époque je n’habitais pas encore Monte-Cristo ; mais j’ai oublié de dire que j’habitais la villa Médicis.

Pritchard fut le malvenu ; il reçut une volée de coups de fouet, et Michel, mon jardinier, concierge, homme de confiance, fut chargé de le reconduire chez Vatrin.

Michel reconduisit Pritchard, et s’informa des détails de la fuite. Pritchard, enfermé avec les autres chiens du garde chef, avait sauté par-dessus la palissade, et il était revenu à la maison de son choix.

La palissade avait quatre pieds ; Vatrin n’avait jamais vu de chien faire un pareil saut.

Il est vrai que jamais Vatrin n’avait eu de pointer.

Le lendemain, lorsqu’on ouvrit la porte de la villa Médicis, on trouva Pritchard assis sur le seuil.

Pritchard reçut une seconde volée de coups de fouet, et Michel fut une seconde fois chargé de le reconduire à Vatrin.

Vatrin passa un vieux collier au cou de Pritchard, et mit Pritchard à la chaîne.

Michel revint, m’annonçant cette mesure acerbe, mais nécessaire. Vatrin promettait que je ne reverrais Pritchard que lorsque son éducation serait finie.

Le lendemain, pendant que j’étais en train de travailler dans un petit pavillon situé au plus profond du jardin, j’entendis des abois furieux.

C’était Pritchard qui se battait avec un grand chien des Pyrénées, dont venait de me faire cadeau un de mes voisins, M. Challamel.

J’ai oublié, chers lecteurs, de vous parler de celui-là (le chien des Pyrénées) ; vous me permettrez de revenir sur son compte dans l’un des chapitres suivants. Cet oubli, du reste, serait calculé, qu’il pourrait passer pour une adresse ; car il mettrait au jour une de mes vertus prédominantes : le pardon des injures.

Pritchard, tiré par Michel des dents de Mouton… — on appelait le chien des Pyrénées Mouton, non pas à cause de son caractère : il eût été, sous ce rapport, fort mal nommé ; mais à cause de son poil blanc, fin comme de la laine ; — Pritchard, disais-je, tiré des dents de Mouton par Michel, reçut une troisième volée et fut reconduit pour la troisième fois chez Vatrin.

Pritchard avait mangé son collier !

Vatrin s’est demandé bien des fois comment Pritchard avait fait pour manger son collier, et jamais il n’est parvenu à trouver la réponse.

On enferma Pritchard dans une espèce de bûcher ; de là, à moins qu’il ne mangeât la muraille ou la porte, Pritchard ne pouvait s’enfuir.

Il essaya de l’une et de l’autre, et, trouvant sans doute la porte plus digestible que la muraille, il mangea la porte, comme le père de la Captive de M. d’Arlincourt :

Mon père, en ma prison, seul à manger m’apporte.

Le surlendemain, à l’heure du dîner, on vit entrer, dans la salle à manger, Pritchard, avec son plumet au vent et ses yeux moutarde, pleurant de satisfaction.

Cette fois, on ne battit point Pritchard, on ne le reconduisit point.

On attendit que Vatrin arrivât, pour établir un conseil de guerre qui jugeât Pritchard déserteur pour la quatrième fois.