Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 4

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 23-28).

IV

ON A LE GEAI


D’après les données les plus probables, Pritchard pouvait avoir de neuf à dix mois.

C’est l’âge où les chiens commencent leur éducation.

Il s’agissait de lui choisir un bon professeur.

J’avais un vieil ami dans la forêt du Vésinet. On le nommait Vatrin : je puis même dire on le nomme, car j’espère bien qu’il vit toujours.

Notre connaissance remontait aux premiers jours de ma jeunesse ; son père avait été garde de la portion de la forêt de Villers-Cotterets où mon père avait ses permissions de chasse. Vatrin avait douze ou quinze ans alors, et il lui est toujours resté du général — c’était ainsi qu’il nommait mon père — un souvenir gigantesque.

Qu’on en juge.

Un jour que mon père avait soif, il s’arrêta devant la maison du garde Vatrin, et demanda un verre d’eau.

Le père Vatrin donna au général un verre de vin au lieu d’un verre d’eau, et, quand le général eut bu, ce brave homme mit le verre sur un piédestal en bois noir, et le recouvrit d’un globe, comme il eût fait d’une relique.

En mourant, il légua le verre à son fils.

Aujourd’hui, ce verre fait probablement encore le principal ornement de la cheminée du vieux garde ; — car le fils est devenu vieux à sou tour ; ce qui n’empêche pas qu’il ne fût encore, la dernière fois que je le vis, un des gardes chefs les plus actifs de la forêt de Saint-Germain.

Vatrin peut avoir une quinzaine d’années de plus que moi.

Dans notre jeunesse à tous deux, la différence était plus sensible qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Il était un grand garçon, que j’étais encore un enfant, et je le suivais, avec l’admiration naïve de l’enfance, à la marette et à la pipée.

C’est que Vatrin était un des plus habiles tendeurs de gluaux que j’aie jamais vus.

Plus d’une fois, quand je parlais à des Parisiens ou à des Parisiennes de cette chasse si pittoresque qu’on appelle la pipée, et que, après avoir fait tout ce que j’avais pu pour leur en expliquer le mécanisme, quelqu’un de mes auditeurs disait :

— J’avoue que je voudrais bien voir une pareille chasse.

Je demandais à la société de fixer un jour ; puis, le jour fixé, j’écrivais à Vatrin :

« Mon cher Vatrin, préparez un arbre. Nous irons coucher tel jour chez Collinet, et, le lendemain, à cinq heures du matin, nous serons à votre disposition. »

Vous savez ce que c’est que Collinet, n’est-ce pas ? le maître du pavillon Henri IV, le cuisinier par excellence.

Quand vous irez à Saint-Germain, demandez-lui, en vous recommandant de moi, des côtelettes à la béarnaise, et vous m’en donnerez des nouvelles.

Eh bien, Vatrin arrivait chez Collinet, et, avec un clignement d’œil qui n’appartenait qu’à lui :

— Ça y est, disait-il.

— L’arbre est fait ?

— Un peu.

— Et le geai ?

— On l’a.

— Fanfare, alors !

Puis, me retournant vers la société :

— Messieurs et mesdames, disais-je, bonne nouvelle ! on a le geai.

La plupart du temps, personne ne savait ce que cela voulait dire.

C’était pourtant bien significatif : c’était la sécurité de la chasse du lendemain. Du moment que l’on avait le geai, on savait que la pipée serait bonne.

Expliquons donc toute l’importance de ces mots : « On a le geai. »

La Fontaine, qu’on s’obstine à appeler le bonhomme la Fontaine, comme on appelle Plutarque le bonhomme Plutarque, a fait une fable sur le geai.

Il a intitulé cette fable : le Geai qui se pare des plumes du paon.

Eh bien, c’est de la calomnie pure !

Le geai, un des animaux dans la tête duquel il passe le plus de mauvaises idées, n’a jamais eu, j’en jurerais, celle que lui prête la Fontaine, de se parer des plumes du paon.

Remarquez que j’affirme non-seulement qu’il ne s’est jamais paré, mais encore qu’il y a cent à parier contre un que le malheureux n’en a jamais eu l’idée.

Il aurait bien mieux valu qu’il se parât des plumes du paon que de faire ce qu’il fait : il ne se fût point amassé tant d’ennemis.

Que fait donc le geai ?

Vous connaissez l’histoire de Saturne, qui dévorait ses enfants ? Eh bien, le geai est meilleur père que Saturne : il ne mange que les enfants des autres.

Dès lors, vous comprenez quelle haine ont vouée au geai, les mésanges, les tarins, les pinsons, les chardonnerets, les rossignols, les fauvettes, les linottes, les bouvreuils et les rouges-gorges, dont le geai gobe les œufs ou mange les petits.

C’est une haine à mort.

Seulement, aucun de ces oiseaux n’est de force à se mesurer avec le geai.

Mais, qu’il arrive un malheur, un accident, une catastrophe à un geai, tous les oiseaux de la contrée sont en jubilation.

Or, c’est un malheur, un accident, une catastrophe terrible pour un geai, que de tomber entre les mains d’un pipeur, en même temps que c’est une véritable chance au pipeur que d’attraper un geai ; car, lorsque le pipeur a préparé son arbre, c’est-à-dire qu’il l’a effeuillé, qu’il a pratiqué des entailles aux branches, et que, dans ces entailles, il a planté des gluaux ; quand, sous cet arbre, il a bâti sa hutte, recouverte de genêts et de fougère ; quand, seul ou avec sa société, il est entré dans cette hutte, au lieu d’être obligé d’imiter, avec une feuille de chiendent ou un morceau de soie, le chant ou plutôt le cri des différents oiseaux, il n’a, s’il possède un geai, qu’à tirer le geai de sa poche et à lui arracher une plume de l’aile.

Le geai pousse un cri, coing !

Ce cri retentit par la forêt.

A l’instant même, tout ce qu’il y a de mésanges, de pinsons, de tarins, de bouvreuils, de fauvettes, de rouges-gorges, de rossignols, de chardonnerets, de linots rouges ou gris, tressaille et prête l’oreille.

Le pipeur arrache une seconde plume de l’aile du geai.

Le geai pousse un second coing !

Alors, c’est fête parmi toute la gent volatile : il est évident qu’il est arrivé quelque malheur à l’ennemi commun.

Que peut-il lui être arrivé ?

Il faut voir cela ! Où est-il ? de quel côté ? C’est par ici, c’est par là.

Le pipeur arrache une troisième plume de l’aile du geai.

Le geai pousse un troisième coing !

— C’est là ! c’est là ! crient en chœur tous les oiseaux.

Et ils se précipitent en vol, par bande, par masse, sur l’arbre du pied duquel sont partis les trois coing !

Or. comme l’arbre est garni de gluaux, tout oiseau qui s’abat sur l’arbre est un oiseau pris.

Voilà pourquoi je disais à mes invités en leur présentant Vatrin : « Mesdames et messieurs, bonne nouvelle ! on a le geai. »

Vous vovez, chers lecteurs, qu’avec moi tout s’explique ; — seulement, il faut me donner le temps, surtout quand j’emploie le procédé Walter Scott.

Ce fut donc chez ce brave Vatrin — auquel j’ai amicalement emprunté son nom pour en doter le héros principal de mon roman de Catherine Blum — que je conduisis Pritchard.