Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 3

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 17-22).

III

UN POINTER ÉCOSSAIS


Pritchard était un pointer écossais.

Vous savez tous, chers lecteurs, ce que c’est, en termes de chasse, qu’un pointer ; mais, peut-être, mes belles lectrices, moins familières que nous avec les termes cynégétiques, ne le savent-elles pas.

C’est donc pour elles que nous allons donner l’explication suivante.

Un pointer est un chien qui, ainsi que l’indique son nom, fait des pointes.

Les bons pointers sont anglais, les excellents sont écossais.

Voici la manière de procéder du pointer : au lieu de chasser sous le canon du fusil, comme le braque, l’épagneul ou le barbet, il prend un grand parti et chasse à cent pas, deux cents pas, et même trois cents pas de son maître.

Mais, dès qu’il rencontre, un bon pointer tombe en arrêt et ne bouge pas plus que le chien de Céphale, jusqu’à ce que son maître lui marche sur la queue.

Pour ceux de nos lecteurs ou celles de nos lectrices qui ne seraient pas familiers ou familières avec la mythologie, nous consignerons ici que le chien de Céphale fut changé en pierre en courant le renard.

Pour ceux qui veulent tout savoir, nous ajouterons que le chien de Céphale s’appelait Lélaps.

— Mais comment s’appelait le renard ?

Vous croyez me prendre sans vert ; le mot grec alôpex veut dire renard.

Or, celui-là était l’alôpex par excellence, et, comme on appelait Rome la ville, urbs, de même on appelait ce renard-là le renard.

Et, en effet, il méritait bien cet honneur.

Figurez-vous un renard gigantesque, envoyé par Thémis pour se venger des Thébains, et auquel il fallait, tous les mois, sacrifier une victime humaine, douze par an, ou deux de moins seulement que le Minotaure ; ce qui doit faire supposer un renard ayant seulement quatre ou cinq pouces de moins qu’un taureau.

Belle taille pour un renard !

— Mais, si Lélaps a été changé en pierre, le renard lui a échappé ?

Rassurez-vous, chères lectrices : le renard a été changé en pierre en même temps que le chien.

Si par hasard vous allez à Thèbes, on vous les montrera tous les deux, essayant depuis trois mille ans, le renard de fuir le chien, et le chien d’atteindre le renard.

Où en étions-nous ?

Ah ! nous en étions aux pointers, qui ne rachètent leur défaut de faire des pointes qu’en arrêtant ferme comme des chiens de granit.

En Angleterre, pays aristocratique, où l’on chasse dans des parcs de trois ou quatre mille hectares entourés de murs, peuplés de perdrix rouges et de faisans, bariolés de pièces de trèfle, de sarrasin, de colza et de luzerne, — qu’on se garde bien de couper pour que le gibier ait toujours du couvert, — les pointers peuvent arrêter tout à leur aise, et ferme comme des chiens de pierre.

Le gibier tient.

Mais, dans notre France démocratique, divisée entre cinq ou six millions de propriétaires, où chaque paysan a un fusil à deux coups pendu à sa cheminée, où la récolte, toujours attendue impatiemment par son maître, se fait à son heure et souvent même tout entière avant l’ouverture de la chasse, un pointer est un animal désastreux.

Or, Pritchard, je l’ai dit, était un pointer.

Maintenant, sachant le mauvais usage d’un pointer en France, d’où vient, me demanderez-vous, que j’avais un pointer ?

Eh ! mon Dieu, d’où vient que l’on a une mauvaise femme ; d’où vient que l’on a un ami qui vous trompe ; d’où vient que l’on a un fusil qui vous crève dans les mains, quoiqu’on connaisse les femmes, les hommes et les fusils ?

Des circonstances !

Vous connaissez le proverbe : « Il n’y a qu’heur et malheur en ce monde. »

J’étais allé à Ham faire une visite à un prisonnier pour lequel j’avais un grand respect.

J’ai toujours un grand respect pour les prisonniers et les bannis.

Sophocle dit :

Honorons le malheur ; le malheur vient des dieux !

De son côté, ce prisonnier avait quelque amitié pour moi.

Depuis, nous nous sommes brouillés…

Je passai quelques jours à Ham ; pendant ces quelques jours, je m’étais trouvé naturellement en relations avec le commissaire spécial du gouvernement.

Il se nommait M. Lerat. C’est un homme charmant ; ne pas confondre avec M. Lerat de Magnitot, qui, lui aussi, cumule ou cumulait les fonctions de commissaire de police avec le titre d’homme charmant.

M. Lerat, celui de Ham, me fit toute sorte d’amitiés ; il me conduisit à la foire de Chauny, où j’achetai deux chevaux, et au château de Coucy, où je montai sur la tour.

Puis, au moment de partir, m’ayant entendu dire que je n’avais pas de chien de chasse :

— Ah ! me dit-il, que je suis heureux de pouvoir vous faire un véritable cadeau ! Un de mes amis qui habite l’Écosse m’a envoyé un chien de race royale : je vous le donne.

Comment refuser un chien offert avec tant de grâce, fût-ce un pointer ?

— Amenez Pritchard, ajouta-t-il en s’adressant à ses deux filles, charmantes enfants de dix à douze ans.

On introduisit Pritchard.

C’était un chien avec des oreilles presque droites, des yeux de couleur moutarde, à longs poils gris et blancs, portant un magnifique plumet à la queue.

À part ce plumet, c’était un assez laid animal.

Mais j’ai appris, dans le Selectæ e profanis scriptoribus, qu’il ne faut pas juger les hommes sur l’apparence ; dans Don Quichotte de la Manche, que « l’habit ne fait pas le moine » ; je me demandai donc pourquoi une règle applicable aux hommes ne serait point applicable aux chiens, et, dans ma foi pour Cervantes et Sénèque, j’ouvris mes bras au cadeau que l’on me faisait.

M. Lerat parut plus content de me donner son chien que je ne l’étais de le recevoir ; c’est le propre des bons cœurs d’aimer moins à recevoir qu’à donner.

— Les enfants, me dit-il en riant, l’appellent Pritchard. Vous serez libre, si le nom ne vous convient pas, de l’appeler comme vous voudrez.

Je n’avais rien contre le nom ; mon opinion était même que, si quelqu’un avait à récriminer, c’était le chien.

Pritchard continua donc de s’appeler Pritchard.

Je revins à Saint-Germain, — je n’habitais pas encore Monte-Cristo à cette époque, — plus riche ou plus pauvre, comme on voudra, d’un chien et de deux chevaux que lorsque j’étais parti.

Je crois que plus pauvre est, dans l’espèce, préférable à plus riche, car un de mes chevaux eut le farcin, et l’autre se donna un écart ; ce qui fit que je fus obligé de me défaire de tous les deux moyennant cent cinquante francs, et que le vétérinaire prétendit encore que j’avais fait une excellente affaire.

Ils m’avaient coûté deux mille francs.

Quant à Pritchard, sur lequel se reporte naturellement tout votre intérêt, vous allez voir ce qu’il advint de lui.