Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 2

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 11-15).

II

DÉNOMBREMENT DE MES BÊTES


Continuons donc de procéder à la manière du grand romancier écossais, c’est-à-dire en faisant connaître nos personnages.

Mais, pour arriver à les connaître parfaitement, il faut que le lecteur ait l’obligeance de remonter à sept ou huit ans en arrière.

Ils me trouveront à Monte-Cristo.

Comment Monte-Cristo s’est-il appelé Monte-Cristo ?

Ce n’est pas moi qui lui ai donné ce nom ; je n’eusse pas eu cette fatuité.

J’attendais un jour à dîner Mélingue, sa femme et ses deux enfants.

Monte-Cristo était à peine sorti de terre, et n’avait pas encore de nom.

J’en avais indiqué, comme j’avais pu, le gisement à mes invités, mais pas si exactement que toute la chère famille pût venir à pied.

Au Pecq, elle prit une voiture.

— Chez M. Dumas, dit madame Mélingue.

— Où cela, M. Dumas ? demanda le cocher.

— Mais sur la route de Marly.

— Il y a deux routes de Marly : celle d’en bas, celle d’en haut.

— Diable !

— Laquelle ?

— Je ne sais pas.

— Mais, enfin, est-ce que la maison de M. Dumas n’a pas un nom ?

— Si fait, c’est le château de Monte-Cristo.

On se mit en quête du château de Monte-Cristo, et on le trouva.

Madame Mélingue me raconta l’anecdote.

Depuis ce temps, la maison de M. Dumas s’est appelée le château de Monte-Cristo.

Il est bon que, quand la postérité fera des recherches là-dessus, la postérité soit renseignée.

J’habitais donc Monte-Cristo.

À part les visites que je recevais, je l’habitais seul.

J’aime fort la solitude.

La solitude, pour les gens qui savent l’apprécier, c’est non pas une maîtresse, mais une amante.

Le premier besoin de l’homme qui travaille et qui travaille beaucoup, c’est la solitude.

La société est la distraction du corps ; l’amour, l’occupation du cœur ; la solitude, la religion de l’âme.

Cependant, je n’aime pas la solitude seule.

J’aime la solitude du paradis terrestre, c’est-à-dire la solitude peuplée d’animaux.

Je déteste les bêtes, mais j’adore les animaux.

Tout enfant, j’étais le plus grand dénicheur de nids, le plus grand coureur de marettes, le plus grand amateur de pipées de la forêt de Villers-Cotterets.

Voir mes Mémoires et la vie et les aventures d’Ange Pitou.

Il en résulte donc que, dans ma solitude de Monte-Cristo, sans avoir l’ingénuité ni le costume d’Adam, j’avais une réduction du paradis terrestre.

J’avais, ou plutôt, j’eus successivement cinq chiens : Pritchard, Phanor, Turc, Caro et Tambo.

J’avais un vautour : Diogène.

J’avais trois singes, l’un qui portait le nom d’un traducteur célèbre, l’autre le nom d’un romancier illustre, et le troisième, qui était une guenon, celui d’une actrice à succès.

Vous comprendrez facilement les raisons de convenance qui me font vous taire ces sobriquets, presque tous appliqués à la suite de détails de la vie privée ou de ressemblances physiques.

Or, comme l’a dit un grand publiciste, — je vous dirais bien lequel, mais je crains de me tromper, — « la vie privée doit être murée ».

Nous appellerons, si vous le voulez, le traducteur Potich, le romancier, le dernier des Laid manoir ; et la guenon, mademoiselle Desgarcins.

J’avais un grand perroquet bleu et rouge appelé Buvat.

J’avais un perroquet vert et jaune appelé papa Éverard.

J’avais un chat appelé Mysouff.

Un faisan doré appelé Lucullus.

Enfin, un coq appelé César.

Voilà, je crois, rémunération exacte des animaux qui peuplaient Monte-Cristo.

Plus, un paon et sa paonne ; une douzaine de poules, et deux pintades, animaux que je ne place ici que pour mémoire, leur personnalité n’existant pas ou étant profondément médiocre.

Il va sans dire aussi que je ne parle point des chiens errants qui, passant par la route de Marly d’en haut ou de Marly d’en bas, entraient en passant, rencontraient Pritchard, Phanor, Turc, Caro, ou Tambo, faisaient ou renouvelaient connaissance avec eux, et, selon les lois de l’hospitalité arabe, — que l’on reprochait, en général, au propriétaire de Monte-Cristo de suivre trop strictement, — recevaient une hospitalité plus ou moins prolongée, mais qui n’était jamais limitée que par la fantaisie, le caprice, les besoins ou les affaires de ces hôtes à quatre pattes.

Et maintenant, comme la destinée de quelques-uns des animaux habitant, vers 1850, le paradis terrestre de Monte-Cristo se trouve enchevêtrée à celles d’autres animaux habitant la cour et le jardin de la maison que j’habite aujourd’hui rue d’Amsterdam, terminons cette longue liste de quadrupèdes, de quadrumanes et de volatiles par l’indication de mes nouveaux hôtes.

Un coq de combat nommé Malbrouck.

Deux mouettes nommées monsieur et madame Denis.

Un héron nommé Charles-Quint.

Une chienne nommée Flore.

Un chien nommé autrefois Catinat et subséquemment Catilina'.

C’est à celui-ci que se rattache cette phrase caractéristique et que je suis si fier d’avoir trouvée : « Le chien que j’ai, et les poules que j’avais. »

Mais, avant d’arriver à cette histoire, que je garde naturellement pour la dernière, comme la plus dramatique et la plus intéressante, nous en avons pour un long temps, chers lecteurs, à causer ensemble, puisqu’il s’agit tout simplement de vous exposer les biographies de Pritchard, de Phanor, de Turc, de Caro, de Tambo, de Diogène, de Potich, du dernier des Laidmanoir, de mademoiselle Desgarcins, de Mysouff, de Buvat, de papa Éverard, de Lucullus et de César.

Commençons par l’histoire de Pritchard.

À tout seigneur tout honneur.