Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 1

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 1-9).


HISTOIRE

DE

MES BÊTES

I

LE CHIEN QUE J’AI ET LES POULES QUE J’AVAIS


Peut-être êtes-vous chasseur ?

Peut-être avez-vous des poules ?

Peut-être vous est-il arrivé que votre chien de chasse, dans une bonne intention, et croyant avoir affaire à des faisans ou à des perdrix, étranglât vos poules ?

La supposition est possible, et n’a rien de désobligeant ; je me hasarde donc à la faire.

Dans ce cas, tenant à votre chien et à vos poules, vous avez dû regretter de ne pas connaître un moyen de châtier, sans que mort s’ensuivît, l’animal gallicide.

Car, tuer votre chien, ce n’était pas rendre la vie à vos poules ; et, d’ailleurs, l’Écriture dit que Dieu veut le repentir et non la mort du pécheur.

Dans cet axiome évangélique, me ferez-vous observer, Dieu ne s’est pas occupé des chiens.

Je reconnais bien, dans cette réponse, l’orgueil humain !

Je crois que Dieu s’est occupé, à l’égal de l’homme, de tout animal auquel il a donné la vie, depuis le ciron jusqu’à l’éléphant, depuis l’oiseau-mouche jusqu’à l’aigle.

D’ailleurs, je fais une concession à votre orgueil, cher lecteur, et je dis :

Peut-être Dieu a-t-il accordé une tentation particulière au chien, qui est l’animal dont l’instinct se rapproche le plus de l’intelligence de l’homme.

Peut-être même oserions-nous hasarder cette théorie, que certains chiens ont plus d’instinct que certains hommes n’ont d’intelligence.

Rappelez-vous le mot charmant de Michelet :

« Les chiens sont des candidats à l’humanité. »

Et, si ce fait était contesté, nous en donnerions cette preuve, que les chiens deviennent enragés, et mordent.

Ce point arrêté, abordons notre sujet.

J’ai un chien, et j’avais des poules.

Voyez ce que c’est que d’être auteur dramatique, et avec quel art un auteur dramatique entre en matière ! « J’ai un chien, et j’avais des poules ! » cette seule phrase, ces sept mots, vous disent toute une catastrophe ; de plus, la situation actuelle.

J’ai un chien, je l’ai toujours ; par conséquent, mon chien vit. J’avais des poules, je ne les ai plus ; par conséquent, mes poules sont mortes.

Vous voyez que, pour peu que vous ayez l’esprit de corrélation, quand même je ne vous l’aurais pas dit, un peu prématurément peut-être, par cette seule phrase : « J’ai un chien, et j’avais des poules, » non-seulement vous sauriez que mon chien est vivant et que mes poules sont mortes, mais encore vous devineriez que, selon toute probabilité, c’est mon chien qui a étranglé mes poules.

Il y a donc tout un drame dans ces mots : J’ai un chien, et j’avais des poules !

Si je pouvais espérer devenir membre de l’Académie, j’aurais la certitude qu’un jour mon éloge serait fait au moins par mon successeur, et, loué par un grand seigneur ou par un grand poëte de l’avenir, un Noailles ou un Viennet futur, je pourrais m’endormir tranquille sur cette phrase : J’ai un chien, et j’avais des poules, certain que les intentions qu’elle renferme ne seraient pas perdues pour la postérité.

Mais, hélas ! je ne serai jamais de l’Académie ! un confrère ne fera jamais mon éloge après ma mort !

Il est donc tout simple que je fasse mon éloge de mon vivant.

Maintenant, vous le savez, chers lecteurs, ou vous ne le savez pas, en fait d’art dramatique, tout est dans la préparation.

Faire connaître les personnages est un des moyens les plus sûrs de forcer le lecteur de s’intéresser à eux.

Forcer, le mot est dur, je le sais, mais il est technique ; il faut toujours forcer le lecteur de s’intéresser à quelqu’un ou à quelque chose.

Seulement, il y a plusieurs moyens d’arriver à ce résultat.

Vous rappelez-vous Walter Scott, envers qui nous commençons à être passablement ingrats ? — Après cela, peut-être notre ingratitude doit-elle être imputée à ses nouveaux traducteurs et non à nous.

Eh bien, Walter Scott avait un moyen à lui d’attirer l’intérêt sur ses personnages, moyen qui, pour être, à peu d’exceptions près, toujours le même, et pour paraître extraordinaire à la première vue, ne lui réussissait pas moins.

Ce moyen, c’était d’être ennuyeux, mortellement ennuyeux, souvent pendant un demi-volume, quelquefois pendant un volume.

Mais, pendant ce volume, il posait ses personnages ; mais, pendant ce volume, il faisait une si minutieuse description de leur physique, de leur moral et de leurs habitudes ; on savait si bien comment ils s’habillaient, comment ils marchaient, comment ils parlaient, que, lorsque, au commencement du second volume, un de ces personnages se trouvait dans un danger quelconque, vous vous écriiez :

— Eh ! ce pauvre monsieur qui avait un habit vert-pomme, qui boitait en marchant, qui zézeyait en parlant, comment va-t-il se tirer de là ?

Et vous étiez tout étonné, après vous être ennuyé pendant un demi-volume, pendant un volume, parfois même pendant un volume et demi, vous étiez tout étonné de vous intéresser énormément à ce monsieur qui zézeyait en parlant, qui boitait en marchant, et qui avait un habit vert-pomme.

Peut-être me direz-vous, cher lecteur :

— Vous nous vantez ce procédé, monsieur le poëte : est-il le votre, par hasard ?

D’abord, je ne vante pas le procédé ; je l’expose, je le constate, je le discute même.

Non ; le mien, au contraire, est tout opposé.

— Vous avez donc un procédé ? va me dire poliment et spirituellement M. P… ou M. M…

Pourquoi pas, mon cher monsieur P… ? pourquoi pas, mon cher monsieur M… ?

Voici donc mon procédé : je vous le donne pour ce qu’il est.

Seulement, je commence par vous dire que je le crois mauvais.

— Mais, alors, objecterez-vous, si votre procédé est mauvais, pourquoi vous en servez-vous ?

Parce qu’on n’est pas toujours maître de se servir ou de ne pas se servir d’un procédé, et que parfois, j’en ai peur, c’est le procédé qui se sert de vous.

Les hommes croient avoir les idées ; j’ai bien peur, moi, que ce ne soient, au contraire, les idées qui aient les hommes.

Il y a telle idée qui a usé deux ou trois générations, et qui, peut-être , avant de s’accomplir, en usera encore trois ou quatre.

En somme, que ce soit moi qui possède mon procédé ou que ce soit mon procédé qui me possède, le voici tel qu’il est :

Commencer par l’intérêt, au lieu de commencer par l’ennui ; commencer par l’action, au lieu de commencer par la préparation ; parler des personnages après les avoir fait paraître, au lieu de les faire paraître après avoir parlé d’eux.

Peut-être vous direz-vous, au premier abord :

— Je ne vois absolument rien de dangereux dans ce procédé-là.

Eh bien, vous vous trompez.

En lisant un livre, ou en regardant jouer un drame, une comédie, une tragédie, une pièce de théâtre, enfin, schauspiel, comme disent les Allemands, il faut toujours qu’on s’ennuie peu ou prou.

Il n’y a pas de feu sans fumée, il n’y a pas de soleil sans ombre.

L’ennui, c’est l’ombre ; l’ennui, c’est la fumée.

Or, l’expérience a prouvé que mieux valait s’ennuyer au commencement qu’à la fin.

Il y a plus : quelques-uns de mes confrères, ne sachant lequel de ces deux partis adopter, out pris celui d’ennuyer le lecteur tout le long du roman ou le spectateur tout le long du schauspiel.

Et cela leur réussit.

Tandis que, moi, j’ai failli être victime de mon procédé, qui consiste à amuser en commençant.

En effet, voyez mes premiers actes, voyez mes premiers volumes : le soin que j’ai toujours pris de les rendre aussi amusants que possible a souvent nui aux quatre autres, quand il s’agissait d’un acte ; aux quinze ou vingt autres, quand il s’agissait d’un volume.

Témoin le prologue de Caligula, qui a tué la tragédie : témoin le premier acte de Mademoiselle de Belle-Isle, qui a failli tuer la comédie.

Du moment que l’on s’est amusé au premier acte ou au premier volume, on veut toujours s’amuser.

Et c’est difficile, fort difficile, presque impossible, d’être toujours amusant.

Tandis qu’au contraire, quand, au premier volume ou au premier acte, on s’est ennuyé, on désire changer un peu.

Et alors le lecteur ou le spectateur vous sait un gré infini de tout ce que vous faites dans ce but.

Rien qu’avec le prologue de Caligula, il y avait de quoi faire le succès de cinq tragédies comme Clovis, comme Artaxerce, comme le Cid d’Andalousie, comme Pertinax et comme Julien dans les Gaules.

Seulement, il n’en fallait mettre qu’un peu à la fois, et surtout ne pas le mettre au commencement.

Il en est d’un roman ou d’un drame comme d’un dîner.

Vos convives ont faim ; ils ont le désir de manger. Ce qu’ils mangeront, peu leur importe, pourvu que leur appétit soit satisfait.

Servez-leur une soupe à l’oignon : quelques-uns feront la grimace, peut-être ; mais tous mangeront à coup sûr ; donnez-leur ensuite du porc, de la choucroute, quelques plats grossiers quels qu’ils soient, mais en abondance, l’estomac ne demande plus rien, et ils s’en vont sans murmurer.

Ils se diront même : « Ce n’était pas exquis ; mais, ma foi, j’ai dîné. »

Voilà pourquoi réussissent souvent ceux qui ennuient toujours, depuis le commencement du roman ou de la pièce jusqu’à la fin.

Ce procédé-là est le moins usité et le moins sûr ; je ne conseille pas d’en user.

Voici les deux autres procédés.

Le procédé Walter Scott, d’abord.

Vous servez, comme au dîner précédent, la soupe à l’oignon, la choucroute, les viandes communes. Mais viennent après perdreaux et faisans, même une simple volaille ordinaire, une oie, si vous voulez, et tous vos convives d’applaudir, d’oublier le commencement du repas, et de s’écrier qu’ils ont dîné comme on dînait chez Lucullus.

Mon procédé, à moi, est le plus mauvais, je l’ai dit.

Je sers mes perdreaux et mes faisans, mes turbots, mes homards, mes ananas, que je ne garde point pour mon dessert ; et puis vous trouvez enfin le lapin sauté, le fromage de Gruyère, et vous faites la grimace ; et je suis bien heureux si vous n’allez pas crier sur les toits que ma cuisine est à six cents mètres au-dessous de la dernière gargote et du niveau de la mer.

Mais je m’aperçois, chers lecteurs, que je me suis un peu écarté du chien que j’ai et des poules que j’avais.

Je crois que je me suis servi aujourd’hui du procédé Walter Scott.

Il faut essayer de tout.