Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 9

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 59-63).

IX

OÙ PRITCHARD DÉJOUE LA FORCE PAR LA RUSE.


Seulement, avant de partir, Vatrin prit le soin de substituer au mouchoir de Michel un collier de force.

Savez-vous ce que c’est qu’un collier de force ?

Ce n’est pas à vous, chers lecteurs, que je demande cela, c’est à mes belles lectrices.

— Non.

— Avez-vous vu au cou de certains chiens de bouclier, hargneux et querelleurs, un collier garni de clous, portant les pointes en dehors, et qui a pour but d’empêcher les adversaires des susdits chiens de les empoigner par la peau du cou ?

— Oui.

— Eh bien, voilà le collier de défense vu à l’endroit.

Maintenant, pour faire du collier de défense un collier de force, vous n’avez qu’à le retourner et mettre la pointe des clous en dedans.

À ce collier, le dresseur de chiens adapte une corde par laquelle il maintient le chien à une vingtaine de pas de lui.

C’est ce qu’on appelle chasser sous le canon du fusil.

Tant que la corde ne se tend pas, les pointes des clous se contentent de chatouiller agréablement le cou de l’animal.

Mais, si l’animal s’emporte, alors la corde se tend violemment, et, comme les clous lui entrent immédiatement dans la gorge, l’animal s’arrête en poussant un cri plus ou moins accentué, selon que les clous entrent plus ou moins avant.

Il est rare que, quand l’animal a été arrêté ainsi une centaine de fois, il ne comprenne pas que cette correction a pour but de l’empêcher de pointer.

D’abord, on le déshabitue peu à peu.

On commence par laisser traîner la corde derrière lui avec un bâton de huit ou dix pouces lié en travers ; le bâton, en traînant lui-même à travers les broussailles, le trèfle ou la luzerne, oppose à la course de l’animal un certain obstacle qui lui fait comprendre qu’il est dans son tort.

Puis on laisse traîner la corde sans bâton.

C’est la seconde période de l’éducation. L’obstacle étant moins grand, la douleur qu’éprouve l’animal est moins vive.

Puis on enlève la corde pour ne laisser que le collier, lequel procure à l’animal ce chatouillement dont nous avons parlé, chatouillement qui, sans être désagréable, lui rappelle seulement que le collier existe, que le collier est là, que son épée de Damoclès continue de le menacer.

Enfin, quitte à le remettre à l’animal dans les grandes occasions, on finit par enlever le collier ; l’éducation est faite ou à peu près.

C’était par cette terrible épreuve que devait passer Pritchard.

Jugez quelle humiliation pour un pointer, habitué à battre la campagne à trois cents pas de son maître, d’être obligé de chasser sous le canon de son fusil !

J’étais convaincu, dans mon for intérieur, que Pritchard ne s’y soumettrait jamais.

Vatrin prétendait qu’il en avait réduit de plus indociles.

Michel disait prudemment :

— Il faudra voir.

Ce fut bientôt vu.

Au premier arbre qu’il rencontra, Pritchard fit trois tours autour du tronc, et demeura arrêté.

— Avez-vous vu une brute pareille ? dit Vatrin.

Et, faisant autant de tours qu’en avait fait Pritchard, il le dégagea.

On se remit en route.

Au second arbre qu’il rencontra, Pritchard fit trois autres tours autour du tronc, et se retrouva engagé de nouveau.

Seulement, au lieu de faire les trois tours à droite, comme la première fois, Pritchard avait fait les trois tours à gauche.

Un servent instructeur dans la garde nationale n’aurait pas commandé la manœuvre avec plus de régularité.

Il est vrai que ses hommes, selon toute probabilité, l’eussent exécutée moins adroitement.

— En voilà une double brute ! dit Vatrin.

Et Vatrin fit à gauche, autour du second arbre, autant de tours qu’il en avait fait à droite autour du premier, et dégagea Pritchard.

Au troisième arbre qu’il rencontra, Pritchard en fit autant.

— En voilà une triple brute ! dit Vatrin.

Michel se mit à rire.

— Eh bien, quoi ? demanda Vatrin.

— Mais vous voyez bien qu’il le fait exprès, dit Michel.

Je commençais à le croire, comme Michel.

— Comment, il le fait exprès ?

Vatrin me regarda.

— Ma foi, lui dis-je, j’en ai peur.

— C’est pas malin ! s’écria Vatrin : eh bien, tu vas voir.

Vatrin tira son fouet de sa poche.

Pritchard se coucha, résigné, comme un serf russe condamné au knout.

— Que faut-il faire ? faut-il le rouer de coups, ce guerdin-là ?

— Non, Vatrin, ce serait inutile, répondis-je.

— Mais alors ! mais alors ! mais alors ! s’écria Vatrin exaspéré.

— Alors, il faut abandonner l’animal à son instinct ; vous ne donnerez pas à un pointer les qualités d’un braque.

— Vous êtes donc d’avis de le laisser aller ?

— Laissez-le aller, Vatrin.

— Allons, trotte, vagabond ! dit Vatrin en enlevant la corde.

À peine Pritchard se sentit-il libre, que, sans tourner autour d’aucun arbre, il disparut dans le fourré, le nez bas et le plumet au vent.

— Eh bien, dis-je, le voilà parti, le drôle.

— Cherchons-le, dit Michel.

— Cherchons-le, dit Vatrin en secouant la tête comme un homme médiocrement convaincu de la vérité de la maxime évangélique : « Cherche et tu trouveras. »

Nous ne nous en mîmes pas moins à la recherche de Pritchard.