Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 44

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 359-370).

XLIV

CASTOR ET POLLUX


L’année suivante, j’allai retrouver M. Bertram, comptant bien, vu les bonnes relations qui avaient existé entre nous, et les quelques pièces de gibier que je lui avais envoyées pendant le cours de la chasse, obtenir de lui les mêmes conditions que l’année précédente.

Je me trompais du tout au tout.

Le prix de la chasse était doublé. Mes moyens ne me permettant pas d’atteindre à une si forte somme, je me décidai à aller chasser chez un de mes amis qui habite la Normandie.

Son château était à quelques lieues de Bernay.

Il vint au-devant de nous à cheval, accompagné des deux grands lévriers blancs que je lui avais donnés.

— Ah ! voyez donc M. Ernest, monsieur ! s’écria Michel en l’apercevant ; il a l’air de la reine d’Angleterre.

Et, en effet, Michel avait, dans sa chambre, une gravure d’après un tableau de Dedreux, représentant la reine d’Angleterre montée sur un cheval noir, et accompagnée de deux lévriers blancs.

Je fis part à Ernest de la similitude que lui trouvait Michel avec la reine de la Grande-Bretagne, ce qui le flatta beaucoup.

Ces deux lévriers, dont l’éducation avait coûté beaucoup de soins à Ernest, et qui étaient très-soignés, au reste, comme on va le voir, avaient été, la veille, l’objet d’un grand étonnement de la part d’un de ses amis venu de Caen pour faire l’ouverture de la chasse avec nous.

Arrivé droit au château, pendant qu’Ernest était à visiter le terroir avec son garde champêtre, le survenant avait été reconnu du valet de chambre pour un ami de son maître, et le domestique l’avait invité, en attendant monsieur, à entrer dans son cabinet de travail, qui était en même temps la bibliothèque.

Le cabinet de travail donnait sur le parc, où l’on descendait par la fenêtre du milieu faisant porte.

De chaque côté de cette fenêtre-porte, était une autre fenêtre élevée de six à huit pieds au-dessus du niveau du jardin.

Le nouvel arrivant s’était d’abord promené de long en large, regardant la vue que l’on avait de la fenêtre de droite, puis celle que l’on avait de la fenêtre de gauche ; après quoi, il était passé aux tableaux, avait admiré Hippocrate refusant les présents d’Artaxercès, avait soupiré à la vue de Napoléon faisant ses adieux à l’armée, dans la cour du château de Fontainebleau ; il avait ensuite jeté un coup d’œil distrait sur les deux chiens couchés l’un à côté de l’autre, comme deux sphinx, sous le bureau de leur maître ; puis, se sentant atteint d’une petite colique et voyant qu’il était absolument seul, il n’avait pas cru avoir besoin de se gêner pour Castor et Pollux, et avait laissé échapper ce bruit qui mit mademoiselle de Rohan si fort en peine, tant que M. de Chabot ne l’eut pas pris sur son compte.

Mais sa stupéfaction fut grande, quand, à ce bruit, qui cependant avait été modéré, les deux chiens parurent atteints d’une terreur subite, et, s’écartant l’un de l’autre, autant qu’il leur était possible, s’élancèrent chacun par une des fenêtres de la bibliothèque ouverte sur le parc, et disparurent à ses regards.

Le visiteur resta une jambe en l’air. Il savait bien qu’il venait de commettre une inconvenance ; mais c’était la première fois qu’il rencontrait des chiens si susceptibles.

Il les rappela par leurs noms, cria : « Castor ! » cria : « Pollux !  » mais pas un des deux ne reparut.

Sur ces entrefaites, Ernest rentra. — Il avait entendu les cris de son ami, il le trouvait un peu troublé, et, après les compliments d’usage, il ne put s’empêcher de lui demander :

— Mais qu’avais-tu donc, quand je suis arrivé ?

— Ma foi, lui répondit son ami, j’avais que j’étais très-étonné.

— De quoi ?

— Imagine-toi que j’étais là, bien tranquille avec tes chiens, quand tout à coup, comme si un serpent les eût piqués, les voilà qui s’élancent en poussant une plainte, et qui disparaissent dans le jardin, comme si le diable les y eût emportés !

— Tu auras… ? dit Ernest.

— Ma foi, oui, répondit le visiteur, je l’avoue. J’étais seul, il n’y avait là que tes deux chiens ; je n’ai pas cru devoir observer devant eux toutes les règles de la civilité puérile et honnête.

— C’est cela ! dit Ernest. Ne t’inquiète pas d’eux, ils reviendront, va.

— Je ne m’inquiète pas d’eux ; mais je voudrais savoir d’où leur vient une pareille susceptibilité.

— Ah ! cela n’est pas difficile, je vais te le dire. J’aime beaucoup ces chiens, qui me viennent de Dumas, je les ai refusés à ma femme, qui voulait les avoir, et je les ai gardés pour moi afin de me les attacher ; je les ai conservés toujours, soit dans ma chambre, soit dans mon cabinet. Mais ces diables de chiens, ce qui n’est chez toi qu’un accident était chez eux une habitude ; de sorte que, comme ils ne choisissaient pas le moment, c’était tantôt couchés sous mon bureau, tantôt couchés sur le pied de mon lit, qu’ils se laissaient aller à ces incongruités. Pour les en guérir, j’ai acheté une jolie cravache, et, quand l’un d’eux avait fait ce que tu viens de faire, je le rossais d’importance, le bruit me désignait le coupable. De quoi se sont alors avisés mes drôles ? Ils ont fait tout bas ce qu’ils faisaient tout haut. Alors, comme je ne pouvais pas deviner lequel des deux était le coupable, je les fouaillais vigoureusement tous les deux ; si bien que tout à l’heure, quand ils t’ont entendu, ne pouvant pas croire que ce fût toi, et n’ayant pas la moindre confiance l’un dans l’autre, chacun des deux a cru que c’était son camarade… Alors, pour éviter la schlague qu’ils avaient cru mériter, ils se sont élancés, comme tu les a vus, pleins d’inquiétude, sinon de remords.

Michel, qui avait des remèdes pour tout, avoua n’en avoir point pour cette sorte d’inconvénients ; de sorte qu’Ernest fut obligé
de s’en tenir à son remède qui avait produit de si heureux résultats.

Il y avait malheureusement très-peu de couverts dans les environs de Bernay, et le talent de Pritchard ne trouva point à s’exercer.

Je fis une assez mauvaise chasse, quoique je me fusse dérobé, comme on dit en termes de turf, craignant les tours habituels de Pritchard à l’endroit de mes compagnons.

Je revenais donc avec quelques perdrix et un lièvre seulement dans le carnier de Michel, lorsque je rencontrai un paysan tenant en laisse une belle chienne marron, qui paraissait avoir trois ou quatre ans.

— Pardieu ! dis-je à Michel, si ce brave homme voulait se défaire de sa chienne à un prix raisonnable, voilà une bête qui ferait bien mon affaire.

— Mais, répondit Michel, monsieur sait qu’il a chargé son ami Devisme de lui acheter un chien et qu’il lui a ouvert à cet effet un crédit de cent cinquante francs.

— Bah ! dis-je à Michel, Devisme m’aura oublié. S’il m’avait acheté un chien, il me l’eût acheté pour l’ouverture ; la veille de l’ouverture, tous les chiens sont à acheter ; quinze jours après, tous les chiens sont à vendre. Voyez ce brave homme, insistai-je et parlez-lui.

Michel s’approcha du paysan.

— Morgue ! dit celui-ci à Michel, voilà un monsieur qui devrait bien m’envoyer noyer son chien qui n’a plus que trois pattes et un œil (il ne voyait pas ce qui manquait encore à Pritchard), au lieu de ma chienne, et prendre ma chienne à sa place.

— Est-ce que vous allez neyer votre chienne, mon brave homme ? lui demanda Michel.

— Ah ! monsieur, si ce n’est pas aujourd’hui, il faudra bien que ce soit demain. Ils ne savent de quoi s’aviser ! est-ce qu’ils ne viennent pas de mettre un impôt de dix francs par tête de chien ; tandis que, nous autres, nous ne payons que deux francs ! Est-ce que ce n’est pas humiliant qu’une bête qui n’a pas la parole paye cinq fois plus qu’un homme ? Eh bien, non, quoi ! on n’est pas assez riche par le temps qui court, quand on nourrit deux enfants, pour nourrir encore un chien par-dessus le marché, surtout quand ce chien paye dix francs d’imposition.

— De sorte, dit Michel, que vous offrez votre chienne à monsieur ?

— Oh ! de grand cœur ! dit le paysan ; car je suis sûr qu’elle sera bien avec lui.

— Comme une princesse ! dit Michel.

Michel, en homme prudent, ne s’engageait pas trop, comme vous le voyez.

— Eh bien, donc, dit le paysan avec un soupir, offrez Flore au monsieur.

Michel revint à moi.

— Avez-vous été heureux dans votre négociation, Michel, demandai-je, et le maître de la chienne est-il raisonnable ?

— Vous allez en juger, monsieur, répondit Michel : il vous l’offre pour rien.

— Comment, pour rien ?

— Oui, imaginez-vous qu’il allait justement la neyer.

Michel n’a jamais reconnu pour français le verbe noyer ; il s’appuyait sur ce dilemme, au moins spécieux, qu’il était impossible qu’une langue aussi riche que la langue française n’eût qu’un même mot pour un substantif qui porte des noix, et pour un verbe qui donne la mort.

Il avait donc enrichi la langue française du mot neyer, comme M. de Jouy avait enrichi la langue latine du mot agreabilis.

— Et pourquoi cet homme noyait-il sa chienne ? demandai-je à Michel. Est-ce qu’elle est enragée ?

— Non, monsieur, douce comme un mouton, au contraire ! mais, que voulez-vous ! il la neye, cet homme, parce qu’il n’a pas de pain de trop à la maison pour lui, sa femme et ses deux enfants.

— Tenez, Michel, voilà dix francs ; portez-les-lui, et ramenez-moi la pauvre bête.

— C’est que…, dit Michel embarrassé, je dois avouer à monsieur une chose.

— Laquelle ?

— C’est que la chienne s’appelle Flore.

— Dame, Michel, le nom est prétentieux ; mais, que voulez-vous ! une chienne ne mérite pas d’être jetée à l’eau parce qu’elle s’appelle comme la déesse du printemps.

En sa qualité de jardinier, Michel réclama.

— Je croyais, monsieur, dit-il, que c’était la déesse des jardins.

— Michel, sans faire tort à vos connaissances mythologiques, les jardins ont pour divinité protectrice non pas une déesse, mais un dieu que l’on appelle Vertumne.

— Tiens, fit Michel, comme M. Vertumne du Théâtre-Français, à qui je demandais des billets.

— Verteuil, vous voulez dire, Michel ? Un charmant garçon !

— Il a ses jours… Eh bien, moi, je l’ai toujours appelé Vertumne.

— Les jours où vous l’appeliez Vertumne étaient probablement ses mauvais jours ; mais, moi, comme je l’ai toujours appelé Verteuil, je ne me suis jamais aperçu de ce que vous dites.

— C’est égal, il devrait se marier.

— Qui ? Verteuil ?

— Non, votre Vertumne ; il devrait épouser Flore.

— Vous vous y prenez trop tard pour faire la demande. Michel : il a épousé, voici tantôt deux mille huit cents ans, une nymphe de fort bonne maison, nommée Pomone.

— Ah ! fit Michel visiblement contrarié.

Puis, revenant au premier sujet de notre conversation :

— Ainsi, reprit-il, ça vous est égal que la chienne s’appelle Flore ?

— Le nom, comme je vous l’ai dit, est un peu prétentieux ; mais bah ! je m’y habituerai.

Michel fit quelques pas vers le paysan ; puis il revint presque aussitôt en se grattant le bout du nez, — habitude qu’il avait prise depuis le jour où Turc, chien idiot dont nous avons dit peu de choses parce qu’il y avait peu de choses à en dire, — avait failli, d’un coup de dents, séparer le bout du nez de Michel de sa base.

— Que voulez-vous. Michel ?

— Je réfléchis, monsieur, que, du moment où je lui donne dix francs, à cet homme, et cela pour une chienne qu’il allait neyer, j’ai bien le droit de lui demander si elle rapporte et si elle arrête.

— Michel, ce sont bien des choses pour dix francs ! On n’en demande pas davantage à un chien qui coûte cent écus. Michel, donnez dix francs à l’homme, prenez Flore, et… à la grâce de Dieu !

Michel donna les dix francs au paysan et ramena Flore. Dieu nous fit la grâce qu’elle arrêtât et qu’elle rapportât comme un chien de cent écus.

Seulement son nom mythologique lui porta malheur : Flore mourut comme Eurydice.