Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 45

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 371-382).

XLV

RECHERCHES HISTORIQUES SUR LA MANIÈRE DONT LES CHIENS SE DISENT BONJOUR


— Monsieur, me dit Michel après que Flore et Pritchard eurent fait connaissance à la manière accoutumée, c’est-à-dire en se regardant sous la queue, monsieur, vous qui savez tant de choses, pourriez-vous me dire d’où vient que les chiens se disent bonjour d’une si drôle de façon ?

Michel me dit ces mots en homme qui espérait une réponse négative pour faire preuve de sa science.

— Non, Michel, lui répondis-je.

— Eh bien, monsieur, un jour, les chiens ont eu envie de faire ce que nous venons de faire en 1848 : ils ont eu envie de se mettre en république. Mais les vieux chiens consultés firent observer aux nouveaux qu’il fallait, quand on changeait la forme du gouvernement, en demander la permission à qui de droit ; et que c’était probablement parce que les hommes ne demandaient pas la permission au bon Dieu qu’il arrivait tant de changements de gouvernement sur la terre.

» Les chiens d’un âge mûr, et même les chiens les plus jeunes, trouvèrent l’avis des vieux chiens excellent. Ils résolurent donc d’adresser une supplique à Jupiter et de la lui envoyer par un lévrier qui venait de gagner le prix de la course aux dernières fêtes de la Laconie.

» On fit venir le lévrier, qui ne pouvait qu’être flatté de se voir choisi pour une pareille ambassade et qui répondit qu’il y avait certainement loin jusqu’au sommet de l’Olympe, mais qu’il ne demandait que trois mois pour être de retour.

» Il paraît, monsieur, que l’Olympe est une montagne de la Grèce.

— Oui, Michel, elle est même située entre la Thessalie et la Macédoine.

— Eh bien donc, reprit Michel, on chercha un chien savant pour rédiger et écrire la pétition. La pétition rédigée et écrite, les principaux chiens la signèrent, et on la remit au lévrier.

» Puis il fut décidé qu’on lui ferait la conduite pendant un certain temps, pour se séparer de lui, le plus tard possible, et pour lui faire toutes les recommandations que l’on croirait nécessaires à la réussite de son ambassade.

» On n’avait pas fait trois ou quatre lieues, qu’on rencontra un fleuve.

— L’Eurotas, Michel.

— Oui, c’est cela, monsieur, l’Eurotas, je l’avais oublié. Il parait que, dans les temps ordinaires, l’Eurotas n’a pas plus d’eau que l’Arno, dont je vous ai entendu parler, et que le Mançanarès, dont j’ai entendu parler à votre fils.

— Encore moins. Michel. Je l’ai traversé sans ôter mes bottes, en sautant de pierre en pierre.

— Eh bien, monsieur, c’était comme un fait exprès. — Il parait qu’il y avait eu un grand orage la veille, de sorte que l’Eurotas était large comme la Seine.

— Eh bien. Michel, un chien peut, il me semble, traverser la Seine à la nage.

— Ah ! oui, monsieur ; mais la pétition ! qu’est-ce qu’elle deviendra ?

— Vous avez raison, Michel ; j’avais oublié la pétition.

— Où monsieur l’aurait-il mise ? Voyons !

— Ma foi, je vous avoue, Michel, que je n’en sais absolument rien.

— Eh bien, les chiens ne furent pas si embarrassés que monsieur l’aurait été. Ils prirent le papier, le plièrent en quatre, puis en huit, le roulèrent comme une cigarette et le lui fourrèrent…

— Ils étaient pleins d’esprit, vos chiens, Michel !

— Le lévrier, tranquillisé sur sa pétition, se jeta à l’eau, traversa la rivière, fit, arrivé de l’autre côté, un signe de la patte à ses camarades et disparut…

» Jamais on ne l’a revu depuis, monsieur ; de sorte que, lorsqu’un chien en rencontre un autre, il regarde s’il n’apporte pas la réponse de Jupiter.

— J’avais déjà entendu raconter cette histoire, Michel ; mais vous y ajoutez un nouveau charme. Faites seulement attention que Pritchard me parait un peu trop curieux de savoir si Flore n’est pas chargée de cette réponse.

Et, en effet, Pritchard, qui n’avait pas une juste idée de ses infirmités, ou qui avait remarqué que, chez les animaux comme chez les hommes, les femelles ont souvent de singuliers caprices, Pritchard faisait le beau, sur ses trois pattes, lorgnant Flore du seul œil qui lui restât, et agitant triomphalement le plumet qui lui servait de queue.

— Monsieur ne le croit pas ? me dit Michel.

— Qu’est-ce que je ne crois pas, Michel ? Il me semble que vous n’avez rien avancé.

— Eh bien, je dis qu’avec une chienne raisonnable comme Flore paraît l’être, chassant sous le fusil, comme elle doit chasser, je parie que Pritchard et elle, ça ferait de fameux chiens.

— Croyez-vous que Charpillon n’y ait pas mis bon ordre, Michel ?

— Ah bien, oui, monsieur ! ça n’a fait que l’exciter.

— Michel, Michel…

— D’ailleurs, il n’y a qu’à les laisser ensemble ; monsieur verra bien.

— Faites comme vous voudrez Michel. Je ne serais pas fâché, je vous l’avoue, d’avoir de la descendance de Pritchard.

Michel parut tellement satisfait de la concession, qu’il n’en demanda pas davantage, et, comme nous n’étions qu’à une centaine de pas du château, il ne revint point sur ce qu’il regardait comme une chose arrêtée.

En arrivant au château, je trouvai une lettre de ma fille, qui m’annonçait que Devisme m’avait trouvé pour cent vingt francs un chien magnifique ; nommé Catinat ; elle me demandait si elle devait me l’envoyer, ou bien, jusqu’à mon retour, le laisser dans l’écurie, où elle l’avait mis.

Je lui répondis de laisser Catinat où il était, c’est-à-dire dans l’écurie, vu que, le surlendemain, je comptais être de retour à Paris.

Le lendemain, à mon réveil, Michel m’annonça que, selon toute probabilité, nos désirs seraient comblés relativement à la descendance de Pritchard. Il me donnait, en conséquence, le conseil, afin que Flore ne fût pas distraite par les caresses de son époux, de l’emmener seule en laissant Pritchard à la niche. Nous jugerions en même temps de ce qu’elle pourrait taire.

L’avis était bon. Nous nous mîmes en chasse avec Flore, malgré les cris désespérés de Pritchard.

Flore était une honnête chienne, n’ayant ni grands défauts, ni grandes qualités ; bien certainement, sans le hasard qui fit qu’elle me rencontra sur son chemin, sa vie serait restée dans l’obscurité la plus complète, dont sa mort, quelle qu’elle fût, n’aurait pu la tirer.

Une de ses qualités était, par bonheur, de chasser sous le canon du fusil.

En somme, je fus fort content de l’acquisition. Flore était une de ces chiennes qu’on vend cent vingt francs la veille de l’ouverture de la chasse et quarante francs le lendemain du jour où elle est fermée. Pritchard fit grande fête à Flore au retour de la chasse.

C’était un chien de race qui voulait, à force de bonnes façons, faire oublier ses infirmités et ses blessures.

Nous prîmes congé de nos amis de Bernay et nous repartîmes pour Paris le 3 septembre 1850.

Cette fois, l’année était en retard, de sorte que le département de l’Yonne n’ouvrait que le 5.

Une lettre de mes amis d’Auxerre m’annonçait que, si je m’engageais à venir pour l’ouverture, comme j’avais affaire à des maires et à des adjoints, ils retarderaient la chasse jusqu’au 10.

Cette lettre fut pour beaucoup dans mon départ précipité de Bernay.

En rentrant à la maison, mon premier soin fut de demander à voir Catinat.

On commença par enfermer en conséquence Pritchard et Flore dans la salle à manger, et on fit venir Catinat à mon atelier.

Je demeurais alors dans un petit hôtel que j’occupais seul avec mes onze poules, mon héron, Pritchard et Michel, et qui allait s’augmenter, je le croyais du moins, de nouveaux locataires, Flore et Catinat.

Catinat était un vigoureux braque de trois ou quatre ans, étourdi, violent et querelleur.

Il bondit plutôt qu’il ne monta jusqu’à moi, sauta à mon cou, comme s’il voulait m’étrangler, renversa les chevalets de ma fille, sauta sur la table où étaient mes armes et mes potiches de Chine, m’indiquant, du premier coup, qu’il serait plus qu’imprudent à moi de l’admettre dans ma familiarité.

J’appelai Michel, lui annonçant que cette connaissance superficielle me suffisait pour le moment, et que je remettais, jusqu’à l’ouverture de la chasse à Auxerre, le plaisir de faire avec lui une connaissance plus approfondie.

Michel était, en conséquence, invité à reconduire Catinat à l’écurie.

Je dois dire que le pauvre Michel fut atteint d’un pressentiment à la vue de Catinat.

— Monsieur, dit-il, voilà un chien qui nous fera quelque malheur, je ne sais pas encore lequel, mais il nous en fera, il nous en fera !

— En attendant, Michel, dis-je, remettez Catinat chez lui.

Mais Catinat, qui jugeait sans doute lui-même qu’un atelier n’était pas son fait, était redescendu de son propre mouvement ; seulement, en descendant, il avait trouvé la porte de la salle à manger ouverte, et il était entré.

Pritchard et lui ne prirent pas même la peine de se demander l’un à l’autre s’ils étaient porteurs de la réponse de Jupiter ; jamais Hector et Achille ne se sentirent, à première vue, pris d’une haine plus subite.

Ils se jetèrent l’un sur l’autre, d’instinct et de haine, avec un acharnement tel, que Michel fut obligé de m’appeler à son secours pour les séparer.

Soit caractère apathique, soit cette coquetterie cruelle qui, chez la femelle du lion et chez la femelle de l’homme, fait qu’elle ne déteste pas de voir deux rivaux s’entre-déchirer pour elle, Flore était restée indifférente pendant ce combat, qui ne fut qu’une rixe violente, grâce aux secours que nous y apportâmes, Michel et moi.

Il nous parut cependant que Catinat saignait du cou, cela se voyait facilement sur son poil blanc.

Quant à Pritchard, son poil bariolé ne permettait pas qu’on vît ses blessures, s’il en avait reçu.

Pour l’intelligence des événements qui vont suivre, il est indispensable que je donne une idée topographique de ce que l’on pouvait appeler les communs du petit hôtel de la rue d’Amsterdam.

La grande porte, qui donnait d’un coté sur la rue, donnait de l’autre côté sur une espèce de jardin plus long que large, au fond duquel j’avais trouvé des remises, une écurie et une seconde cour à fumier. Comme, depuis la révolution de 1848, je n’avais plus ni chevaux ni voitures, j’avais converti les remises en un grand bureau, l’écurie en une espèce de magasin dans lequel on mettait tous les débarras, et la seconde cour au fumier en une cour à poules où perchaient, caquetaient, pondaient, mes onze poules et mon coq César, et où, dans une immense niche, véritable palais, avait jusque-là trôné Pritchard.

La familiarité de Pritchard avec les poules ne s’était jamais démentie. — On a vu, du reste, dans le coup d’œil jeté sur le poulailler de Charpillon, le profit qu’il en tirait ; à partir de ce jour, la stérilité de mes poules m’était expliquée.

Pritchard reprit sa place dans la cour aux poules, et, comme la niche était assez grande pour lui et pour Flore, Flore, en sa qualité d’épouse, partagea sa niche.

Catinat fut réintégré dans l’écurie, où il avait été installé d’abord, et de laquelle mon arrivée l’avait fait sortir.

Michel, comme toujours, fut chargé du soin des quadrupèdes et des bipèdes.

Le soir, pendant que ma fille et moi prenions le frais dans le jardin, il vint me trouver, tournant sa casquette entre ses doigts, ce qui était le signe évident qu’il avait quelque chose d’important à me dire.

— Qu’y a-t-il, Michel ? lui demandai-je.

— Monsieur, me dit-il, il m’est venu une idée en conduisant Pritchard et Flore dans la cour aux poules : c’est que nous n’avons pas d’œufs, parce que Pritchard les mange, comme monsieur a pu le voir à Saint-Bris ! et Pritchard les mange parce qu’il est en communication directe avec les poules.

— Il est évident, Michel, que, si Pritchard ne pouvait pas entrer dans le poulailler, il ne mangerait pas les œufs.

— Eh bien, il me semble à moi, continua Michel, que, si on mettait Catinat, — qui est un animal sans éducation, à ce que je crois, mais qui n’est pas un filou comme cette canaille de Pritchard, — il me semble que, si on mettait Pritchard et Flore dans l’écurie, et que l’on mit Catinat dans la cour aux poules, tout irait mieux.

— Savez-vous ce qui arriverait, Michel ? dis-je. C’est que Catinat pourrait peut-être ne pas manger les œufs, mais qu’il pourrait bien manger les poules.

— Si un malheur comme ça lui arrivait, j’ai un moyen de le guérir pour toute son existence de l’envie de manger des poules.

— Oui, Michel ; mais, en attendant, les poules seraient mangées.

Je n’avais pas achevé ces mots, qu’il se fit dans l’intérieur des communs, un vacarme à faire croire que toute une meute était en train de faire curée, des cris de rage, des abois de douleur indiquaient un combat à outrance.

— Eh mon Dieu ! Michel, dis-je, entendez-vous ?

— Oui, j’entends bien, répondit-il ; mais ce sont les chiens de M. Pigeory.

— Michel, c’est Catinat et Pritchard qui se dévorent tout simplement.

— Monsieur, ça ne se peut pas, je les ai séparés.

— Eh bien, Michel, ils se sont réunis.

— Ce n’est pas l’embarras, les guerdins en sont bien capables ; avec ça que cette canaille de Pritchard ouvrait la porte de l’écurie comme un serrurier,

— Eh bien, comme Pritchard est un chien plein décourage, il aura ouvert la porte de l’écurie pour aller défier Catinat. Et, tenez, ma foi, j’ai bien peur qu’il n’y en ait un des deux d’étranglé.

Michel se précipita dans l’allée qui conduisait à l’écurie, et, bientôt après l’avoir perdu de vue, j’entendis des lamentations indiquant qu’un grand malheur était arrivé.

Au bout d’un instant, je vis reparaître Michel, sanglotant et tenant Pritchard, entre ses bras.

— Tenez, monsieur, me dit-il, il n’y a plus de Pritchard ! voilà l’état où il l’a mis, votre beau chien de M. Devisme ! Ce n’est pas Catinat qu’il faut l’appeler, c’est Catilina.

Je m’élançai vers Michel ; malgré les rages où il m’avait fait mettre quelquefois, j’avais une grande amitié pour Pritchard. C’était le seul chien chez lequel j’eusse trouvé l’originalité et l’inattendu qu’on trouve dans un homme d’esprit et de caprice.

— Enfin, dis-je à Michel, qu’a-t-il ?

— Il a qu’il est mort…

— Mais non, Michel, pas encore.

— Dans tous les cas, il n’en vaut guère mieux.

Et il posa le pauvre animal à terre.

La chemise de Michel était toute couverte de sang.

— Pritchard ! mon pauvre Pritchard ! criai-je.

Comme l’Argien mourant de Virgile, Pritchard rouvrit son œil moutarde, me regarda tristement et tendrement à la fois, allongea les quatre pattes, roidit son corps, poussa un soupir et expira.

Catilina lui avait, d’un coup de dent, ouvert la carotide, et la mort avait été, comme on l’a vu, presque instantanée.

— Que voulez-vous, Michel ! repris-je, ce n’est pas un bon serviteur, mais c’est un bon ami que nous perdons… Vous allez le laver avec soin, pauvre bête ! on vous donnera un torchon pour l’envelopper ; vous lui creuserez sa fosse dans le jardin, et nous lui ferons faire un tombeau sur lequel nous mettrons cette épitaphe :

Comme le grand Rantzau, d’immortelle mémoire,
Il perdit, mutilé, quoique toujours vainqueur,
La moitié de son corps dans les champs de la gloire,
Et Mars ne lui laissa rien d’entier que le cœur !

Comme toujours, je cherchai dans le travail une distraction à ma tristesse.

Cependant, désirant savoir vers minuit si mes désirs à l’endroit des obsèques de Pritchard avaient été acccomplis, je descendis doucement, et trouvai Michel assis sur les marches de la salle à manger, avec le cadavre de Pritchard à ses pieds.

La douleur de Michel n’avait point subi d’adoucissement, il gémissait et sanglotait comme au moment où il m’avait apporté Pritchard entre ses bras.

Seulement, deux bouteilles de vin, que je jugeai vides parce que toutes deux étaient couchées à terre, m’indiquèrent que, comme dans les funérailles antiques, Michel n’avait pas négligé les toasts au défunt, et je me retirai convaincu que, si Michel ne pleurait pas du vin pur, il pleurait au moins de l’eau rougie.

Quant à lui, il était tellement absorbé dans sa douleur, qu’il ne me vit ni ne m’entendit.