Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 43

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 349-358).

XLIII

MON MEILLEUR DRAME ET MON MEILLEUR AMI.


Ce fut cette année-là que je partis pour le département de l’Yonne et que je fis connaissance avec mes deux excellents compagnons de chasse Graignez et Charpillon. Mais, cette année, je l’ai dit, il ne fallait pas songer à la chasse.

Je me trompe. Je fis, au contraire, la plus rude chasse que j’eusse jamais faite : la chasse aux électeurs.

J’ai déjà raconté, je ne sais où, que, neuf cents individus s’étant trouvés en France plus intelligents que moi, j’étais revenu bredouille.

Faites-vous expliquer, chères lectrices, par le premier venu de mes confrères en saint Hubert, ce que veulent dire ces deux mots : revenir bredouille.

Et cependant, en me présentant aux électeurs comme député, je faisais un sacrifice à la patrie.

Comme député, je ne touchais plus que vingt-cinq francs par jour, tandis que, comme journaliste, je continuais d’en gagner trente et un.

La situation dura un an.

Je parle de ma situation, et non de celle de la France.

Pendant cette année, je vis s’accomplir le quinzième changement de gouvernement auquel j’aie assisté depuis le jour de ma naissance.

Vers le 25 août 1849, je me trouvais avoir devant moi une somme de trois cents francs.

Comme la chose peut paraître extraordinaire en ces jours de disette, hâtons-nous de dire que je ne l’avais ni empruntée ni volée.

Non. Mais j’avais fait un drame intitulé le Comte Hermann.

Il pousse autour de chacun de mes drames qui vient au monde tant d’histoires incroyables que chacun fait semblant de croire que je ne suis pas fâché de raconter un peu en détail la naissance de celui ci.

Un jour, un de mes confrères, nommé Lefebvre, vient m’apporter une comédie reçue au Vaudeville et ayant pour titre : une Vieille Jeunesse.

Malgré mes instances pour ne pas l’entendre, il me la lut en me priant de refaire la pièce, et de devenir son collaborateur.

J’ai toujours eu la terreur de la collaboration, et par facilité de caractère, je m’y suis cependant toujours laissé entraîner.

Cette fois, je résistai, et, quoique j’entrevisse à travers un brouillard les cinq actes d’un grand et beau drame qui n’aurait aucun rapport avec la petite comédie en trois actes que me lisait Lefebvre, je lui répondis :

— Je ne veux pas travailler à votre pièce. Faites-la jouer, puisqu’elle est reçue ; tirez-en le plus d’argent possible, et, quand le théâtre l’aura abandonnée, moi, je vous donnerai mille francs de votre sujet.

Lefebvre entrevoyait un moyen de tirer plus d’argent de sa pièce morte qu’il n’en espérait de sa pièce vivante ; aussi me fit-il répéter, ne comprenant rien à ma proposition.

Je la lui répétai ; il la comprit, et l’accepta.

Six mois après, la pièce était jouée, elle était tombée, morte de la chute, et son auteur m’apportait le cadavre.

La pièce n’avait pas même été imprimée.

Comme toujours, je laissai reposer le sujet, jusqu’à ce que le désir m’en prit. Un beau matin, le Comte Hermann se trouva fait dans ma tête ; huit jours après, il était couché sur le papier. Un mois après, il se levait sur les planches du Théâtre-Historique, sous les traits de Mélingue, appuyé au bras de madame Person et de Laferrière.

C’était un de mes meilleurs drames, ce fut un de mes plus beaux succès.

En somme, grâce à ce succès, je me trouvai, comme je l’ai dit, vers le 25 août, possesseur d’une somme de trois cents francs.

J’entendis parler alors d’un certain M. Bertram ayant une chasse à louer aux environs de Melun. Je courus chez lui : il demeurait rue des Marais-Saint-Germain, à un quatrième étage.

La chasse n’était point à lui ; elle appartenait à M. de Montesquieu.

Son prix était de huit cents francs.

Nous débattîmes un instant la somme, et il me laissa le loyer de la chasse pour six cents francs, sauf une condition.

Je partirais le lendemain avec un mot de lui, je ferais le tour du terroir, accompagné du garde, auquel ce mot était adressé, je m’assurerais de la quantité de gibier que la chasse contenait, et, si j’étais content, nous signerions au prix sus-indiqué.

Le lendemain, en effet, je pris avec moi Pritchard, j’emportai mon fusil, une douzaine de cartouches et je partis par le chemin de fer de Melun.

À Melun, je m’enquis du lieu où ma chasse était située, et, moyennant cinq francs, une voiture se chargea de me conduire et de me ramener.

La moisson avait été très-précoce cette année, de sorte que, dans le département de la Seine et dans les départements environnants, la chasse s’était ouverte la veille, 25 août.

Je trouvai le garde ; il prit connaissance du billet de M. Bertram, qui m’autorisait en même temps à tirer quelques coups de fusil, et, comme son désir le plus vif était que la chasse fût louée, — ce qui n’était pas arrivé l’année précédente, — le garde, après avoir jeté un coup d’œil assez méprisant sur Pritchard, se mit en route, me montrant le chemin.

En sortant de sa maison, on entrait en chasse.

Pritchard monta sur un petit tertre et aperçut au loin une pièce de betteraves qui verdoyait.

Il traversa rigidement et en droite ligne une pièce de terre labourée, se dirigeant vers les betteraves.

Je le laissai faire insoucieusement.

— Monsieur, me dit le garde, je vous ferai observer que votre chasse n’a que cinq cents arpents de terre, qu’il y a sur ces cinq cents arpents de terre, huit ou dix compagnies de perdreaux et trois ou quatre cents lièvres ; si vous ne retenez pas votre chien, il va attaquer la meilleure de nos pièces, et en faire partir cinq ou six lièvres et deux ou trois compagnies de perdreaux avant que nous l’ayons atteinte.

— Ne vous inquiétez pas de Pritchard, lui dis-je. Il a sa manière de chasser à lui, manière à laquelle je suis accoutumé. Laissons-le dans sa pièce de betteraves, et voyons ce qu’il y a dans ce champ labouré qui nous sépare d’elle.

— Il doit y avoir deux ou trois lièvres, monsieur. Eh ! tenez, tenez !… en voilà un qui part devant vous.

Avant que le garde eût achevé, le lièvre était mort.

Pritchard ne s’inquiéta pas du coup de fusil, et fit le tour de la pièce pour prendre le vent.

Pendant ce temps, un second lièvre me partait ; je lui envoyai un second coup de fusil.

Il était si grièvement blessé, qu’au bout de cent pas, il fut obligé de s’arrêter, puis s’étendit ; il était mort comme le premier.

Pritchard, qui était tombé en arrêt, ne s’inquiéta ni du coup de fusil, ni du lièvre, qui était allé mourir à vingt pas de lui.

Le garde se chargea des deux lièvres, en me faisant observer que le billet de M. Bertram m’autorisait bien à tirer quelques coups de fusil, mais que lui croyait devoir me prier de ne plus tirer sur les lièvres, de chasser les perdrix seulement.

— En ce cas, lui dis-je, faisons un détour, et prenons le vent comme a fait Pritchard.

— Ah ! monsieur, me dit le garde, votre chien ne vous attendra pas ?

— Soyez tranquille, lui dis-je. Vous allez le voir travailler. Seulement, si vous avez quelque chose à faire, votre pipe à allumer, par exemple, allumez-la.

— Merci, je viens de la remettre dans ma poche.

— Eh bien, alors, dis-je en tirant une gourde de ma poche, buvez une goutte de cette eau-de-vie ; c’est d’excellente fine Champagne.

— Ah ! une goutte d’eau-de-vie, monsieur, ça ne se refuse pas, dit le garde. Mais votre chien ?…

— Oh ! mon chien, je vous ai dit que nous avions le temps, prenons-le.

— Savez-vous qu’il y a déjà cinq minutes qu’il est en arrêt ?

— Combien nous faut-il pour le rejoindre ?

— Cinq autres minutes, à peu près.

— Et cinq minutes pour nous reposer. Quand nous l’aurons rejoint, ça nous fera un quart d’heure.

— Voilà un crâne chien, tout de même ! dit le garde. C’est malheureux qu’il lui manque un œil et une patte.

— Regardez-le bien quand nous l’aurons rejoint, dis-je en riant, et vous verrez qu’il lui manque encore autre chose.

Nous rejoignîmes Pritchatd au bout de cinq minutes.

— Dans cinq minutes, dis-je au garde, nous allons essayer de lui tuer deux perdrix devant le nez, et, si nous réussissons, vous verrez qu’il ne bougera pas de son arrêt, que je n’aie eu le temps de recharger mon fusil.

— S’il le fait comme vous le dites, répliqua le garde, c’est un chien qui vaut cinq cents francs comme un liard.

— Oui, répondis-je, pendant les huit premiers jours, c’est-à-dire tant que le gibier tient. Maintenant, ajoutai-je, nous allons essayer une chose. D’après le rayon visuel de Pritchard, il me paraît arrêter à dix pas à peu près devant lui. Eh bien, je vais reculer de quinze pas ; j’enverrai mon coup de fusil où il regarde, probablement au milieu d’une bande de perdrix ; si je n’en tue pas, et que les perdrix restent, Pritchard ne bougera pas ; si j’en tue une ou deux, et que les autres ne s’envolent pas. Pritchard ne bougera pas davantage ; si toute la bande s’envole, et que, parmi la bande, il y en ait une blessée, Pritchard la suivra jusqu’à ce qu’elle tombe.

Le garde fit un signe des épaules et de la tête, qui signifiait : « Dame, s’il fait cela, je n’ai rien à dire. »

Je reculai de quinze pas, je m’agenouillai, et, dans la direction du nez de Pritchard, je lâchai mon coup de fusil.

Deux perdrix firent la culbute, montrant leur ventre blanc et se débattant, tandis qu’à quatre pas d’elles, un lièvre partait, détalant comme si le coup de fusil avait été tiré sur lui.

Pritchard ne bougea pas.

— Eh bien ? dis-je au garde.

— Ah ! fit- il, allons jusqu’au bout, monsieur ; c’est trop curieux.

Je rechargeai mon fusil et rejoignis Pritchard.

Pritchard me regarda comme pour me demander si j’étais prêt, et, sur ma permission, força l’arrêt.

Une bande de quinze ou seize perdrix partit.

J’en tuai une du premier coup ; du second, j’en blessai une dans les reins, et, selon l’habitude des perdrix blessées à cet endroit, elle s’éleva d’un vol presque vertical.

Ce que j’avais prédit arriva : Pritchard ne s’occupa que d’elle, la suivit à la fois de l’œil et de la course, et, quand, au bout de son vol, elle tomba lourdement, ce fut presque dans sa gueule.

Il n’y avait pas besoin de pousser la chasse plus loin. Je savais ce que je voulais savoir : le terrain était giboyeux. Je revins à Paris. Je courus chez mon ami d’Orsay, je lui fis part de ma bonne fortune.

Je le trouvai occupé à faire un buste de Lamartine.

D’Orsay, le comte d’Orsay, frère de la belle madame de Grammont, est un de ces hommes dont j’aime à retrouver de temps en temps le nom sous ma plume. J’ai toujours quelque chose à en dire de nouveau ; et non-seulement de nouveau, mais encore de bon.

D’Orsay faisait donc le buste de Lamartine ; car, en même temps qu’il était un grand seigneur, d’Orsay était un grand artiste : il dessinait et sculptait avec une élégance parfaite. Peut-être la science avait-elle quelque chose à reprendre à ses dessins et à sa sculpture ; mais nul n’avait comme lui le sentiment de l’idéal.

Le seul portrait qui nous soit resté de Byron, celui que le poëte a exigé que l’on mît à la tête de ses œuvres, était de d’Orsay.

Ce goût extrême l’accompagnait dans tout ; médiocrement riche et forcé, vers la fin de sa vie, de regarder à ses dépenses après avoir été l’homme le plus fashionable de France et d’Angleterre, il avait loué je ne me rappelle plus dans quelle rue, pour huit cents francs, une espèce de grenier dont il avait fait l’atelier le plus élégant de tout Paris.

Pendant dix ans, il avait donné le ton à la France et à l’Angleterre ; son tailleur, dont il lit la fortune, était renommé pour son habileté à habiller les gens selon la classe à laquelle ils appartenaient, faisant des distinctions d’une subtilité incroyable.

Un jour, un gentilhomme campagnard, ami de d’Orsay, vient passer un mois à Londres ; il va faire une visite au comte, et lui dit :

— Cher ami, me voici ; mais ce n’est pas tout, je viens passer un certain temps à Londres ; je voudrais ne pas être ridicule, je ne suis ni un dandy, ni un marchand de la Cité, je suis un gentilhomme campagnard ; regardez-moi bien, et dites à votre tailleur comment il doit m’habiller.

D’Orsay le regarde, va à la collection de ses cannes, — d’Orsay avait cinquante ou soixante cannes, — en choisit une dont la poignée était une patte de chevreuil recourbée et ferrée d’argent.

— Tenez, dit-il à son ami, allez trouver Blindem, et dites-lui de vous habiller pour cette canne-là.

Et Blindem habilla le gentilhomme pour cette canne et sur la seule vue de cette canne, et jamais le gentilhomme, il l’avoua lui-même, ne fut mieux habillé.

C’étaient des merveilles que les dessins de d’Orsay.

Je me rappelle un soir où, chez Masnef, jeune Russe de mes amis, il passa la soirée à faire, de nous tous, des dessins à la mine de plomb.

Jamais je n’ai vu collection plus curieuse que cette collection, au milieu de laquelle se trouvait le portrait d’une jeune fille, charmante incontestablement, mais qu’il avait fait, chose rare, je ne dirai pas plus jolie, mais plus angélique qu’elle n’était.

Qu’est devenu ce portrait, auquel il n’y avait qu’à mettre des ailes, pour qu’on le crût de Beato Angelico ?

D’Orsay était non-seulement élégant, mais encore d’une beauté parfaite ; et non-seulement d’une beauté parfaite, mais encore d’un esprit charmant. Il fut ainsi jusqu’à la fin de sa vie.

Je venais lui proposer de prendre la chasse à nous deux.

Il y consentit, mais à la condition que nous nous adjoindrions le duc de Guiche, son neveu, aujourd’hui duc de Grammont, ambassadeur à Vienne.

Je ne pouvais rien désirer de mieux : j’aimais Guiche autant que j’aimais d’Orsay, c’est-à-dire de tout mon cœur.

Nous prîmes donc la chasse à nous trois.

Comme il n’y avait pas de temps à perdre, nous résolûmes d’en faire l’ouverture dès le surlendemain.

Nous allâmes signer le bail, le même jour, chez maître Bertram, qui nous fit une petite restriction : c’est que, pour nos six cents francs, nous ne pourrions tuer que cent lièvres, ce qui nous faisait trente-trois lièvres chacun ; les perdrix étaient pardessus le marché.

Celui qui tuait un lièvre de plus que son compte en était quitte pour repayer cinq francs au garde.

À midi, le jour de l’ouverture, j’avais tué onze lièvres.

Inutile de dire que Pritchard avait été, de la part de mes aristocrates amis, l’objet d’une raillerie dont, selon son habitude, il se tira à son honneur.