Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 42

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 343-348).

XLII
OÙ IL EST TRAITÉ DE LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER ET DE L’INFLUENCE QUE CETTE RÉVOLUTION EUT SUR LES BÊTES ET SUR LES GENS.

Après la digression politique que nous avons faite, à propos de mon voyage d’Afrique, revenons, s’il vous plaît, à nos bêtes, qui, pendant ce temps, Dieu merci ! pensaient à toute autre chose que les Chambres, dont elles n’avaient jamais entendu parler.

Honnêtes bêtes !

Par bonheur, les Chambres, de leur côté, ne pensaient point à mes bêtes ; car, à coup sûr, après m’avoir fait l’honneur de s’occuper de moi, elles m’eussent fait l’honneur de s’occuper d’elles.

Dieu me garde de dire du mal d’un homme tombé ou d’une forme de gouvernement qui n’existe plus, mais c’était une singulière machine que cette mécanique à trois rouages dont l’un s’appelait Mole, l’autre Guizot, l’autre Thiers, qui ne marchait qu’à l’aide d’un de ces rouages, lequel, aussitôt qu’il marchait, se trouvait entravé par les deux autres.

On se rappelle cette fameuse carte de taverne que le prince de Galles trouve dans la poche de Falstaff ivre :

« Une dinde, — trois schellings.

» Une oie, — deux schellings.

» Jambon, — un schelling.

» Bière, — six schellings.

» Pain. — un penny. »

Eh bien, pendant dix-huit ans, notre politique constitutionnelle ressemble quelque peu à la carte de Falstaff :

Affaires Mole, — six ans.

Affaires Guizot, — six ans.

Affaires Thiers, — cinq ans, neuf mois et trois semaines.

Affaires de la France, — huit jours.

Dont il faut ôter les trois jours de février, pendant lesquels la France a fait ses affaires elle-même.

Un jour, je raconterai la révolution de février, comme j’ai raconté celle de juillet ; car, pour n’y avoir pas pris une part aussi active, peut-être ne l’en ai-je que mieux vue.

Mais, pour le moment, je l’ai dit, il s’agit de personnages innocents, qui n’ont à se reprocher aucune chute de ministère, aucun renversement de trône ; il s’agit de revenir à Pritchard, qui n’avait plus que trois pattes, qui était à moitié eunuque, et qui venait de perdre un œil à la révolution de février.

Comment Pritchard, dont il n’a été aucunement question, ni dans les deux volumes de Lamartine, ni dans la Revue rétrospective de M. Taschereau, avait-il perdu un œil à la révolution de février ?

Était-ce au boulevard des Capucines ? était-ce à l’attaque du pont Tournant ?

Pritchard avait perdu un œil parce que, la curiosité m’ayant poussé à voir ce qui ce passait à Paris, et ayant poussé Michel à voir ce qui se passait à Saint-Germain, on avait oublié de lui faire sa pâtée accoutumée et de lui donner ses os quotidiens ; il en était résulté que, ayant voulu partager la pitance du vautour, le vautour, qui, pas plus que celui de Prométhée, n’entendait plaisanterie à propos de son cœur, de son foie ou de son mou, avait allongé à Pritchard un magistral coup de bec qui l’avait déferré d’un œil.

Il était — à moins d’une grande philosophie à l’endroit des plaisanteries cynégétiques — il était difficile d’utiliser un chien en pareil état.

Par bonheur pour Pritchard, je n’étais pas de l’avis de Caton l’Ancien, pour la morale duquel, je l’avoue, je ne professe qu’une médiocre admiration, et qui dit : « Vendez votre cheval lorsqu’il est vieux, et votre esclave lorsqu’il est infirme ; car plus vous attendrez, plus vous perdrez sur l’un et sur l’autre. »

Je n’eusse pas trouvé acquéreur si j’eusse voulu vendre Pritchard, je n’eusse pas trouvé amateur si j’eusse voulu donner Pritchard ; il me restait donc à faire tout simplement, de ce vieux serviteur, si mauvais serviteur qu’il ait été, à mon avis, un commensal de la maison, un invalide de mon service, un ami enfin.

D’aucuns me dirent que, puisque je n’étais qu’à quelques pas de la rivière, il me restait à lui mettre une pierre au cou et à le jeter à l’eau.

C’est ce que Caton eût probablement fait. Mais, que voulez-vous ! je ne suis pas un vieux Romain, moi ; et le Plutarque qui racontera ma vie ne manquera pas de dire, en style moderne, que j’étais un panier percé, en oubliant d’ajouter, bien entendu, que ce n’était pas toujours moi qui faisais les trous au panier.

Vous me direz bien encore que rien n’était plus facile que de remplacer Pritchard ; que je n’avais qu’à descendre la rampe de la montagne, traverser le pont du Pecq, gagner la forêt du Vésinet, entrer chez Vatrin et lui acheter un beau et bon chien d’arrêt braque, comme nous avons l’habitude d’en avoir, nous autres chasseurs français, au lieu d’un pointer anglais.

Mais je vous répondrai — car j’ai réponse à tout — que, tout en n’étant pas assez pauvre pour noyer Pritchard, je n’étais plus assez riche pour acheter un autre chien.

Il va sans dire qu’au bruit de journaux intitulés le Père Duchesne, la Guillotine, la République rouge, la littérature purement historique ou pittoresque était tombée aussi bas qu’elle pouvait tomber.

Or, au lieu de faire de la littérature, j’avais fondé un journal appelé le Mois, et collaboré à un autre journal intitulé la Liberté.

Tout cela rapportait trente et un francs par jour. Puis restait le Théâtre-Historique ; mais celui-là en coûtait cent, deux cents et quelquefois cinq cents.

Il est vrai que j’avais une chance : c’est que, faisant, dans mes deux journaux, une guerre acharnée à MM. Barbès, Blanqui et Ledru-Rollin, j’avais la chance d’être assommé, un jour ou l’autre, par les partisans de ces messieurs.

Il s’agissait de faire une grande réforme dans la maison.

Je vendis mes trois chevaux et mes deux voitures pour le quart de ce qu’ils m’avaient coûté.

Je fis don au Jardin des Plantes du dernier des Laidmanoir, de Potich et de mademoiselle Desgarcins. Je perdais une maison, mais mes singes gagnaient un palais.

Après les révolutions, il arrive parfois que les singes sont logés comme des princes, et que les princes sont logés comme des singes.

À moins que les princes n’aient épouvanté l’Europe : alors, on leur fait l’honneur de les loger comme des lions.

Il vous faut donc, à partir de ce moment, chers lecteurs, dire adieu aux colères du dernier des Laidmanoir, aux mélancolies de Potich, et aux caprices de mademoiselle Desgarcins, à qui je n’avais plus de bouteilles d’eau de Seltz à donner à déboucher, bienheureux qu’il me restât de l’eau pure à boire, lorsque tant de gens qui avaient gagné, au lieu de perdre, à ce changement, étaient forcés de boire de l’eau trouble.

Quant à Mysouff, il fut traité comme détenu politique ; quoique sa détention, on se le rappelle, eût une source beaucoup moins honorable, il y gagna sa liberté.

Restait Diogène. — On se rappelle que c’était le nom donné par Michel au vautour, à cause du tonneau dans lequel il faisait sa résidence. — Il fut acheminé vers le restaurant Henri IV, chez mon voisin et ami Collinet, mon compère en art culinaire, et le propagateur, sinon l’inventeur, des côtelettes à la béarnaise.

Allez-en manger chez lui, arrosez les susdites côtelettes avec du vin de Champagne, et vous verrez quel déjeuner vous ferez !

Sans compter qu’en entrant et en sortant, vous pourrez voir Diogène, non plus dans son tonneau, mais sur son bâton.

Chez Collinet, Diogène avait une grande chance de ne pas mourir de faim ; aussi Diogène a-t-il prospéré en santé et en beauté, et, pour témoigner à Collinet sa reconnaissance, lui pond-il, tous les ans, un œuf ; ce qu’il n’a jamais eu l’idée de faire tandis qu’il était chez moi…

Cette année-là, il fallut renoncer à la chasse. Les maisons, les terres, les carrosses, les chevaux, étaient tombés à rien ; mais les ports d’armes étaient restés au même prix, c’est-à-dire à vingt-cinq francs.

Si je m’étais donné un port d’armes en l’an de grâce 1848, il ne me fût resté, ce jour-là, que six francs, ce qui n’eût point été assez pour ce qu’il y avait de gens et ce qu’il restait de bêtes à la maison.

Aussi Pritchard fut-il prié de cesser les invitations à dîner qu’en des temps plus heureux, il faisait sur le chemin vicinal de Saint-Germain à Marly.

Au reste, la recommandation était inutile ; les convives de Pritchard, pris une fois au brouet noir, ne fussent pas revenus une seconde fois.