Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 41

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 331-342).

XLI

INCIDENT PARLEMENTAIRE


Vers le même temps où le désastreux événement que je viens de raconter arrivait à Pritchard, une horrible tempête éclatait à la Chambre des députés.

— Contre qui ? me demanderez-vous.

Contre moi, tout simplement.

La représentation nationale, qui bien certainement n’avait pas été créée dans ce but, avait l’extrême bonté de s’occuper de moi.

— À quel propos ? me demanderez-vous encore.

À propos de ce fameux voyage d’Espagne et d’Afrique que nous avions fait de compte à demi, le gouvernement et moi, et dans lequel le gouvernement avait mis dix mille francs, et moi quarante mille.

On donnait tous les jours des missions, on prêtait tous les jours des bâtiments à vapeur, mais c’était à des inconnus. Il n’y avait donc rien à dire.

Mais, moi, peste ! c’était autre chose.

C’est qu’à cette époque, ces messieurs de la Chambre étaient furieux contre nous, et ce n’est pas sans raison, vous allez en convenir.

Eugène Sue publiait les Mystères de Paris, Soulié publiait les Mémoires du diable, Balzac publiait le Cousin Pons, je publiais Monte-Cristo : de sorte que l’on s’occupait peu du premier-Paris, presque pas de la discussion des Chambres, et beaucoup du feuilleton.

Il en résultait que ces messieurs de la Chambre étaient fort jaloux des feuilletonistes, et qu’ils criaient à l’immoralité encore plus haut qu’ils ne criaient à l’ordre.

Et cependant, Dieu sait comme ils criaient !

Selon eux, l’immoralité était si grande, qu’ils finirent par mettre sur les feuilletons une taxe qu’ils avaient refusé de mettre sur les chiens, refus qui était fort heureux à une époque où je n’avais que trois ou quatre feuilletons par jour, et où j’avais quelquefois, grâce aux libéralités du pauvre Pritchard, treize ou quatorze chiens à dîner.

Une fois les feuilletons timbrés, ils ne dirent plus rien ; le timbre avait moralisé les feuilletons.

Mais ces messieurs rageaient en dedans. Le feuilleton allait toujours son train ; il avait une tache noire ou rouge à l’oreille ; il coûtait deux ou trois cents francs de plus aux journaux, c’est-à-dire qu’il rapportait au gouvernement le double de ce qu’il rapportait à l’auteur, ce qui est très-moral ; mais ni lecteurs ni journaux ne pouvaient se passer de feuilletons.

Il y avait même certains journaux auxquels on ne s’abonnait que pour les feuilletons.

De sorte que certains journaux rageaient encore plus que certains députés.

Voilà pourquoi, quand je donnais un drame bu une comédie, j’étais encore plus abîmé — style de théâtre — dans les journaux auxquels je donnais des feuilletons, que dans ceux auxquels je n’en donnais pas.

Je citerai le Siècle, auquel j’ai donné successivement : le Corricolo, — le Chevalier d’Harmental, — les Trois Mousquetaires, — Vingt ans après, — et le Vicomte de Bragelonne.

Et cependant, le Siècle avait trouvé, à l’insertion des livres que je viens de citer, une belle compensation à l’impôt du feuilleton ; le Siècle, pendant les deux ou trois ans qu’avaient duré mes publications, avait pu conserver le petit format.

J’en obtins une bien douce récompense, après Bragelonne. Le directeur du Siècle porta à mon confrère Scribe un traité en blanc. On pensait qu’on en avait fini avec moi, que je ne pouvais plus rien faire de bien, et l’on s’adressait à un autre.

J’avais ambitieusement demandé pour mes feuilletons, et pour la propriété de cinq ans qui en était la suite, cinq mille francs par volume, et l’on avait trouvé que c’était beaucoup.

Mon confrère Scribe demanda modestement sept mille francs, et l’on trouva que ce n’était point assez ; car on lui fit cadeau, à titre de prime, d’un encrier en vermeil et d’une plume d’or.

De cette plume d’or et de cet encrier en vermeil sortit Piquillo Alliaga.

Je me consolai en allant faire la Reine Margot à la Presse, la Dame de Monsoreau au Constitutionnel, et le Chevalier de Maison-Rouge à la Démocratie pacifique.

Étrange destinée du Chevalier de Maison-Rouge, qui, donné à un journal républicain, devait si fort contribuer à la République, que, sous la République, le directeur des beaux-arts le défendait, de peur qu’après avoir contribué à la faire, il ne contribuât à la maintenir.

Donc, pour en venir à la colère de messieurs de la Chambre, elle éclata un matin ; la foudre tomba, non pas sur un paratonnerre, non pas sur un chêne, mais sur moi, faible roseau.

Un beau jour, on chercha chicane à M. de Salvandy pour les dix mille francs qu’il avait ajoutés à mes quarante mille, au roi pour les douze mille francs de charbon qu’il avait brûlé pour moi, et on l’accusa de partialité pour les hommes de lettres.

Pauvre Louis-Philippe ! il avait été accusé bien souvent, et bien injustement, mais jamais plus injustement que cette fois-là.

Nous ne sommes pas au bout. Un député très-sérieux, si sérieux qu’il pouvait se regarder sans rire, déclara que le pavillon français s’était abaissé en nous protégeant de son ombre.

Deux autres députés firent chorus ; toute l’opposition battit des mains.

Le soir même, les trois orateurs reçurent chacun une carte :

M*, une lettre signée de moi ;

M**, une lettre signée de Maquet ;

M***, une lettre signée de Desbarrolles.

Puis, comme nous ne nous en rapportions pas à la fidélité de la poste, et que nous tenions essentiellement à ce que ces lettres fussent remises, nous envoyâmes chacune d’elles par deux amis, chargés de remettre chacune d’elles à chacun de ces messieurs.

Mes deux amis à moi étaient Frédéric Soulié et Guyet-Desfontaines.

J’avais choisi M. Guyet-Desfontaines, non-seulement parce qu’il était mon voisin de campagne à Marly, mais encore parce qu’il était le voisin de chambre de M* au palais Bourbon.

De cette façon, j’étais sûr que M* recevrait ma lettre.

Cette lettre était bien simple ; il n’y avait pas à s’y tromper.

La voici :

« Monsieur,

» La députation a ses privilèges, la tribune a ses droits ; mais à tout privilège et à tout droit, il y a des limites.

» Ces limites, vous les avez dépassées à mon égard.

» J’ai l’honneur de vous demander réparation.

» Alex. Dumas. »

Si je faisais une petite erreur, comme M* vit encore, il pourrait la rectifier.

Les deux autres lettres furent rédigées à peu près dans le même style.

C’était laconique, c’était clair.

Les trois réponses furent non moins claires, quoique encore plus laconiques :

« Nous nous retranchons derrière l’inviolabilité de la tribune. »

Nous n’avions plus rien à dire.

Il est vrai que chacun de nous avait huit ou dix amis dans la presse, chacun armé d’une plume dont, de temps en temps, nous sentions la pointe comme on sent la piqûre d’une guêpe.

Pas un ne bougea.

Mais j’avais une amie, moi.

Chers lecteurs, du moment que vous loucherez une plume pour écrire autre chose que les comptes de votre cuisinière, avez des amies, jamais des amis.

J’avais donc une amie.

Cette amie s’appelait madame Émile de Girardin.

Il n’y a pas si longtemps que l’adorable créature est dans la tombe, que vous l’ayez déjà oubliée.

Oh ! non, vous vous rappelez cet esprit charmant et, en même temps, presque viril, qui parcourait la triple octave de la grâce, de l’esprit et de la force.

Eh bien, femme, elle fit ce qu’aucun homme n’avait osé, ou plutôt n’avait voulu faire.

Pendant toute la discussion parlementaire dont je venais d’être, sinon le héros, du moins l’objet, pas une seule fois mon nom n’avait été prononcé.

On m’avait appelé, non pas même M*, M** ou M***, comme j’ai appelé les trois députés qui s’étaient plus particulièrement occupés de moi dans cette mémorable séance, — mais monsieur tout court, et parfois, en manière de variante, le monsieur ou ce monsieur.

Du moment que l’inviolabilité de la tribune était décrétée, on pouvait m’appeler comme on voulait.

Madame de Girardin prit au collet le plus monsieur de ces trois messieurs, et, avec sa charmante main blanche, potelée et aux ongles roses, elle le secoua, elle le secoua… Au fait, pourquoi ne me donnerais-je pas le petit plaisir de vous montrer comment elle le secoua ?

Voyez ; c’est de la prose de femme ; mais madame de Girardin et madame Sand nous ont habitués à ces sortes de miracles-là :

« … Toutefois, nous sommes juste, et nous reconnaissons que, dans ses erreurs, M. Dumas a plus d’une bonne et belle excuse. Il a d’abord la fougue de son imagination, la fièvre de son sang naguère africain ; et puis il a une excuse que tout le monde n’a pas, il a le vertige de sa gloire. Nous voudrions bien vous voir, vous autres, gens raisonnables, au milieu du tourbillon qui l’emporte ; nous voudrions bien savoir quelle figure vous feriez si l’on venait tout à coup vous offrir trois francs la ligne de vos pattes de mouche ennuyeuses ; oh ! que vous seriez insolents ! quels airs superbes vous prendriez ! quel délire serait le vôtre ! soyez donc plus indulgents pour des égarements d’esprit, pour des transports d’orgueil que vous ne connaissez pas et que vous ne pouvez pas comprendre.

» Mais, si nous trouvons des excuses aux étourderies d’Alexandre Dumas, nous n’en trouvons pas, nous, à l’attaque faite contre lui, à la Chambre des députés, par M***. En effet, ni la fougue de l’imagination, ni la fièvre du sang africain, ni le vertige de la gloire, ne peuvent expliquer cet étrange oubli des convenances chez un homme si bien né, si bien élevé, et qui appartient au monde le plus distingué de Paris.

» Entrepreneur de feuilletons !

» Que le vulgaire dise cela, c’est possible ; le vulgaire croit que celui qui écrit beaucoup écrit mal ; le vulgaire, à qui tout est difficile, a horreur de toutes les facilités. Les ouvrages nombreux lui semblent toujours des œuvres de pacotille, et, comme il n’a pas le temps de lire tous les romans nouveaux qu’Alexandre Dumas trouve le temps de publier, il croit que ceux qu’il a lus sont les seuls ravissants, que tous les autres sont détestables, et il s’explique sa merveilleuse fécondité par une imaginaire médiocrité. Que le vulgaire ne comprenne pas les facultés surprenantes de l’intelligence, c’est tout simple, c’est dans l’ordre ; mais qu’un jeune député, qui passe pour être un homme d’esprit, se mette sans réfléchir du parti du vulgaire, et s’en vienne inutilement attaquer à la tribune un homme d’un talent incontestable, d’une célébrité européenne, sans s’être rendu compte de la valeur de cet homme si extraordinaire, sans avoir étudié la nature de son talent, sans savoir s’il méritait littéralement le surnom cruel qu’il lui plaisait, dans son ironie, de lui octroyer, c’est une imprudence dont nous sommes encore étonné ; — c’est ému que nous devrions dire.

» Depuis quand fait-on un crime au talent de sa facilité, si cette facilité ne nuit en rien à la perfection de l’œuvre ? quel cultivateur a jamais reproché à la belle Égypte sa fécondité ? qui donc a jamais critiqué ses moissons pour leur maturité précoce, et refusé ses blés superbes sous prétexte qu’ils avaient germé, poussé, verdi, grandi, mûri en quelques heures ? De même qu’il y a des terres favorisées, il y a des natures privilégiées ; on n’est pas coupable parce qu’on est doué injustement ; le tort, ce n’est pas de posséder ces dons précieux, c’est d’en abuser ; et, d’ailleurs, pour les artistes sincères qui commentent Alexandre Dumas, et qui ont étudié son merveilleux talent avec l’intérêt que tout savant physiologiste doit à tout phénomène, cette étourdissante facilité n’est plus un mystère inexplicable.

» Cette rapidité de composition ressemble à la rapidité de locomotion des chemins de fer ; toutes deux ont les mêmes principes, les mêmes causes : une extrême facilité obtenue par d’immenses difficultés vaincues. Vous faites soixante lieues en trois heures, ce n’est rien, et vous riez d’un si prompt voyage. Mais à quoi devez-vous cette rapidité de voyage, cette facilité du transport ? À des années de travaux formidables, à des millions dépensés à profusion et semés tout le long de la route aplanie, à des milliers de bras employés pendant des milliers de jours à déblayer pour vous la voie. Vous passez, on n’a pas le temps de vous voir ; mais, pour que vous puissiez passer un jour si vite, que de gens ont veillé, surveillé, pioché, bêché ! que de plans faits et défaits ! que de peines, que de soucis a coûtés ce trajet si facile, que vous parcourez, vous, en quelques moments, sans souci et sans peine !… Eh bien, il en est ainsi du talent d’Alexandre Dumas. Chaque volume écrit par lui représente des travaux immenses, des études infinies, une instruction universelle. Alexandre Dumas n’avait pas cette facilité-là il y a vingt ans ; c’est qu’il ne savait pas ce qu’il sait. Mais, depuis ce temps, il a tout appris, et il n’a rien oublié ; sa mémoire est effrayante, son coup d’œil infaillible ; il a, pour deviner, l’instinct, l’expérience, le souvenir ; il regarde bien, il compare vite, il comprend involontairement ; il sait par cœur tout ce qu’il a lu, il a gardé dans ses yeux toutes les images que sa prunelle a réfléchies ; les choses les plus sérieuses de l’histoire, les plus futiles des mémoires les plus anciens, il les a retenues ; il parle familièrement des mœurs de tous les âges et de tous les pays ; il sait les noms de toutes les armes, de tous les vêtements, de tous les meubles que l’on a faits depuis la création du monde, de tous les plats que l’on a mangés, depuis le stoïque brouet de Sparte jusqu’au dernier mets inventé par Carême ; faut-il raconter une chasse, il connaît tous les mots du Dictionnaire des chasseurs mieux qu’un grand veneur ; un duel, il est plus savant que Grisier ; un accident de voiture, il saura tous les termes du métier, comme Binder ou comme Baptiste.

» Quand les autres auteurs écrivent, ils sont arrêtés à chaque instant par un renseignement à chercher, une indication à demander, un doute, une absence de mémoire, un obstacle quelconque : lui n’est jamais arrêté par rien ; de plus, l’habitude d’écrire pour la scène lui donne une grande agilité de composition. Il dessine une scène aussi vite que Scribe chiffonne une pièce. Joignez à cela un esprit étincelant, une gaieté, une verve intarissables, et vous comprendrez à merveille comment, avec de semblables ressources, un homme peut obtenir dans son travail une incroyable rapidité, sans jamais sacrifier l’habileté de sa construction, sans jamais nuire à la qualité et à la solidité de son œuvre.

» Et c’est un pareil homme qu’on appelle un monsieur ! Mais un monsieur, c’est un inconnu, un homme qui n’a jamais écrit un bon livre, qui n’a jamais fait une belle action ni un beau discours, un homme que la France ignore, dont l’Europe n’a jamais entendu parler. Certes, M. Dumas est beaucoup moins un marquis que M*** ; mais M*** est beaucoup plus un monsieur qu’Alexandre Dumas ! »

Quand je vous disais, chers lecteurs, qu’en littérature mieux valait avoir des amies que des amis !