Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 40

XXXIX
OÙ PRITCHARD EUT LE MALHEUR DE RENCONTRER UN CHANOINE FULBERT SANS AVOIR RENCONTRÉ UNE HÉLOÏSE.

Ce trait, raconté à notre hôte au moment de partir pour la chasse, lui donna pour Pritchard plus d’admiration que de sympathie.

Il fut convenu que, au retour, Pritchard serait mis dans l’écurie et que l’écurie serait verrouillée et cadenassée.

Pritchard, sans se douter des mesures que l’on prenait contre lui, courait à deux cents pas sur la grande route, fouettant l’air de sa queue.

On se mit en chasse.

— Vous savez, me dit Charpillon, que ni chasseurs ni chiens ne doivent passer dans les vignes. Gaignez, comme maire, et moi, comme adjoint, devons l’exemple. Veillez donc sur Pritchard.

— C’est bien, dis-je, on veillera.

Mais Michel, s’approchant de moi :

— Si monsieur faisait bien, dit-il, pendant que nous ne sommes encore qu’à un kilomètre de la maison, il me permettrait de reconduire Pritchard ; j’ai idée qu’il nous fera quelque malheur avec les vignes.

— Soyez tranquille, Michel, j’ai trouvé un moyen.

Michel m’ôta son chapeau de paille.

— Je savais monsieur fort, très-fort ! mais je ne le savais pas de cette force-là, dit-il.

— Vous verrez.

— En ce cas-là, dit Michel, il faut que monsieur se presse, car voilà déjà Pritchard en faute.

En effet, Pritchard venait d’entrer dans une vigne ; un instant après, il s’en éleva un vol de perdreaux.

— Retenez votre chien ! me cria Gaignez.

— Oui, monsieur le maire, répondis-je.

Et, en effet, j’appelai Pritchard.

Mais Pritchard savait ce qui lui revenait quand il avait fait un coup dans le genre de celui qu’il venait de faire.

Pritchard fit la sourde oreille.

— Attrapez-le, dis-je à Michel.

Michel se mit à la poursuite de Pritchard.

Dix minutes après, il revenait tenant Pritchard en laisse.

Pendant ce temps, j’avais pris un échalas qui dépassait autant les autres échalas que le neuf d’un jeu de quilles dépasse les autres quilles. Il pouvait avoir cinq pieds de long ; ce qui est une petite taille pour un homme, mais une grande taille pour un échalas.

Je le lui pendis au cou en travers, et le lâchai avec cet ornement.

Mais Pritchard ne me donna pas même la satisfaction de jouir de son embarras : il comprit qu’avec un pareil appendice, il n’y avait pas moyen de s’engager dans les vignes. Il les côtoya juste ce qu’il fallait pour ne pas faire battre son échalas contre les autres, mais il n’en alla que plus vite, forcé qu’il était d’aller sur un terrain libre.

À partir de ce moment, je n’entendis plus qu’un cri sur toute la ligne.

— Rappelez donc votre Pritchard, mille tonnerres ! il vient de me faire partir une compagnie de perdreaux à cent pas devant moi !

— Sacredieu ! faites donc attention à votre chien : il vient de me faire lever un lièvre hors de portée.

— Dites donc, est-ce qu’il vous serait bien désagréable que l’on envoyât un coup de fusil à votre animal ? Il n’y a pas moyen de chasser avec ce gueux-là !

— Michel, dis-je, rattrapez Pritchard.

— Quand je le disais à monsieur ! Heureusement que nous sommes encore assez près de la maison pour que je l’y reconduise.

— Non pas ! j’ai une seconde idée.

— Pour l’empêcher de courir ?

— J’en ai bien eu une pour l’empêcher d’entrer dans les vignes !

— Quant à ça, je dois dire qu’elle a réussi ; mais, quant à l’autre, à moins que monsieur ne lui mette des entraves comme aux chevaux au vert…

— Vous brûlez, Michel ! vous brûlez !… Rattrapez Pritchard.

— Au fait, dit Michel, c’est aussi drôle que de chasser, ce que nous faisons.

Et il se mit à courir en hélant :

— Pritchard ! Pritchard !

Et bientôt je le vis revenir, tirant Pritchard par son échalas. Pritchard venait de côté, un perdreau à la gueule.

— Voyez-vous, le voleur ! le voilà qui commence ses farces, me dit Michel !

— Ce doit être le perdreau que Cabasson vient de tirer : je le vois qui le cherche.

— Oui, et Pritchard le rapporte. J’ai voulu vous ramener ce guerdin-là en flagrant délit.

— Mettez le perdreau de Cabasson dans votre carnier ; nous lui ferons une surprise.

— Non, mais ce qui m’agace, dit Michel, c’est l’opinion que ce gueux-là a de vous.

— Comment, Michel, vous croyez que Pritchard a une mauvaise opinion de moi ?

— Oh ! Monsieur, une opinion détestable !

— Qui vous fait croire cela ?

— Ses actions.

— Expliquez-vous, Michel.

— Voyons, Monsieur, croyez-vous que Pritchard ne sache pas, en son âme et conscience, que, lorsqu’il vous apporte un perdreau qui a été tué par un autre, c’est un vol qu’il commet ?

— Je crois qu’il s’en doute, en effet, Michel.

— Eh bien, Monsieur, du moment où il sait qu’il est un voleur, il vous prend pour un receleur, quoi ! Or, Monsieur, voyez les articles du Code : il y est dit que les receleurs sont assimilés aux voleurs et doivent être punis des mêmes peines.

— Michel, vous m’ouvrez tout un horizon de terreurs ; mais nous allons tâcher de le guérir de courir ; quand il sera guéri de courir, il sera guéri de voler.

— Jamais, Monsieur, jamais vous ne guérirez ce guerdin-là de ses vices.

— Mais, alors, Michel, il faut donc le tuer ?

— Je ne dis pas cela, Monsieur, parce qu’au fond je l’aime, la canaille ! mais il faudrait demander à M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, qui vit dans la société des animaux les plus nuisibles, s’il ne connaîtrait pas quelque recette.

— Tenez, Michel, je crois qu’en voici une.

En effet, je venais de passer à Pritchard la patte droite de devant dans son collier ; de cette manière, la patte droite de devant adhérant au cou, et la patte gauche de derrière étant coupée à l’articulation, Pritchard n’avait plus que deux pattes : la patte gauche de devant et la patte droite de derrière.

— En effet, dit Michel, s’il s’emporte maintenant, il faudra qu’il ait le diable au corps.

— Lâchez-le, Michel.

Michel lâcha Pritchard, qui demeura un instant étonné et comme s’il cherchait son équilibre.

L’équilibre trouvé, il se mit à marcher, puis à trotter ; puis, s’équilibrant de plus en plus, il partit au galop, courant plus vite certainement, sur ses deux pattes, qu’un autre n’eût fait sur ses quatre.

— Eh bien y êtes-vous, Monsieur ? demanda Michel.

— C’est son diable d’échalas qui lui sert de balancier, répondis-je un peu désappointé.

— Il y a une fortune à faire avec ce brigand-là, dit Michel : c’est de lui apprendre à danser sur la corde, et de le mener de foire en foire.

— Si vous y avez confiance, Michel, vous tendrez une corde sur la pelouse, et vous en ferez un acrobate. Je connais la bonne madame Saqui ; je lui demanderai de permettre que nous intitulions Pritchard son élève. Elle ne me refusera pas ce petit service.

— Oui, plaisantez, Monsieur ! Tenez, entendez-vous ?

En effet, les plus terribles imprécations retentissaient contre Pritchard.

Ces imprécations furent suivies d’un coup de fusil, puis d’un cri.

— Je reconnais la voix de Pritchard, dit Michel. C’est bien fait, il n’a que ce qu’il mérite.

Un instant après, Pritchard reparut, tenant un lièvre à la gueule.

— Vous disiez que vous aviez reconnu la voix de Pritchard, Michel ?

— J’en jurerais, Monsieur.

— Mais comment a-t-il pu crier, tenant un lièvre à la gueule ?

Michel se gratta l’oreille.

— C’est pourtant lui qui a crié, dit-il. Et la preuve, tenez, à peine s’il a la force d’apporter le lièvre !

— Allez voir, Michel.

Michel courut.

— Oh ! Monsieur, dit-il, je ne me trompais pas. Celui à qui il a pris le lièvre lui a envoyé un coup de fusil. Il a le derrière plein de sang !

— Tant pis pour lui ! cela le guérira peut-être. Mais n’importe, je voudrais bien savoir comment il a fait pour crier, tenant le lièvre à sa gueule.

— Faut demander à M. Charpillon. Tenez, le voilà qui arrive, tout courant après son lièvre.

— Vous savez que je viens de lui saler les fesses, à votre Pritchard ? me cria Charpillon du plus loin qu’il me vit.

— Sans compter que vous avez bien fait.

— Il m’emportait mon lièvre !

— Voyez-vous ! dit Michel. Il n’y a pas moyen de le guérir. C’est pire que Cartouche !

— Mais, s’il emportait votre lièvre, il le tenait à la gueule.

— Pardieu ! où voulez-vous qu’il le tint ?

— Comment, tenant votre lièvre à la gueule, a-t-il pu crier ?

— Il l’a posé à terre pour crier, puis il l’a repris et est reparti.

— Eh bien, dit Michel, l’est-il vicieux ? l’est-il, hein ? Pritchard était arrivé jusqu’à moi avec son lièvre ; mais, arrivé à moi, il s’était couché.

— Diable ! dit Charpillon, est-ce que je lui aurais fait plus de mal que je ne voulais ? Je l’ai tiré à plus de cent pas.

Et, sans plus s’inquiéter de son lièvre, Charpillon chercha quelle désorganisation il avait pu commettre dans le train de derrière de Pritchard.

Elle était grave.

Pritchard avait reçu cinq ou six grains de plomb dans la parlie postérieure de sa personne.

— Ah ! pauvre animal ! s’écria Charpillon, je n’aurais pas voulu, pour tous les lièvres du terroir, lui tirer ce coup de fusil-là, si j’avais su…

— Bah ! dit Michel, il est arrivé pis que cela à Abeilard, et il n’en est pas mort.

Le fait est que, trois semaines après, Pritchard, soigné par le vétérinaire de Saint-Germain, rentrait à Monte-Cristo, parfaitement guéri et la queue au vent.

— Eh bien ? dis-je à Michel.

— Eh bien, Monsieur, s’il rencontre un autre chien qui ait trois marrons dans sa poche, je lui conseille de parier qu’ils n’en ont que quatre à eux deux. Il gagnera, l’intrigant !

Je m’empressai d’annoncer cette bonne nouvelle à Charpillon.