Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 39

XXXIX
OÙ L’ON TROUVERA UNE SAVANTE DISSERTATION SUR CETTE QUESTION : EST-CE LE CRAPAUD QUI A APPRIS À ACCOUCHER AUX MÉDECINS, OU SONT-CE LES MÉDECINS QUI ONT APPRIS À ACCOUCHER AUX CRAPAUDS ?

Le lendemain, en effet, la récolte quotidienne fut réduite de huit œufs à trois, et encore ces trois œufs furent-ils trouvés dans les paniers les plus élevés.

Le soir même, dans les paniers les plus élevés, on ne trouva rien.

Jamais pareil fait ne s’était produit, même à l’époque où les bramas et les cochinchinoises avaient le plus vif besoin de raisin ou de salade.

On ne savait qui soupçonner ; mais rendons justice à Charpillon : il soupçonna tout le monde avant de soupçonner ses poules.

Une espèce de nuage commençait même à obscurcir la confiance qu’il avait eue jusque-là dans son saute-ruisseau, lorsque je vis rôder Michel autour de nous.

Je connaissais les allures de Michel.

— Vous voulez me parler ? lui dis-je.

— Le fait est que je ne serais pas fâché de dire quelques mots à monsieur.

— En particulier ?

— Cela n’en vaudrait que mieux pour l’honneur de Pritchard.

— Ah ! ah !… Est-ce que le bandit aurait encore fait des siennes ?

— Monsieur sait ce que lui disait un jour son avocat, devant moi.

— Que me disait-il, Michel ? Mon avocat est un homme de beaucoup d’esprit et de sens ; il me dit tant de choses spirituelles et sensées lorsque nous causons ensemble, que, malgré ma bonne volonté de les retenir toutes, je finis toujours par en oublier quelques-unes.

— Eh bien, il vous disait : « Cherche à qui le crime profite, et tu trouveras le criminel. »

— Je me rappelle parfaitement cet axiome, Michel. Mais après ?

— Eh bien, Monsieur, à qui le crime des œufs volés peut-il profiter, si ce n’est à ce guerdin de Pritchard ?

Michel, à l’endroit de l’épithète appliquée à Pritchard, avait adopté l’orthographe de Vatrin.

— À Pritchard ! vous croyez que c’est Pritchard qui vole les œufs ? Allons donc ! Pritchard qui rapporte un œuf sans le casser !

— Monsieur veut dire : « Qui rapportait. »

— Comment cela, Michel ?

— Pritchard est un animal qui a de mauvais instincts, Monsieur ; et, s’il ne finit pas mal quelque jour, je serai bien étonné !

— Ainsi, Michel, Pritchard aime les œufs ?

— Quant à cela, il y a de la faute de monsieur.

— Comment, il y a de ma faute, si Pritchard aime les œufs ? il y a de ma faute, de ma faute à moi ?

— De la faute à monsieur, oui.

— Ah ! par exemple, Michel, voilà qui est fort ! Ce n’est pas assez que l’on dise que ma littérature pervertit mon siècle, voilà que vous vous joignez à mes détracteurs, et que vous dites que mon exemple pervertit Pritchard !

— Monsieur se rappelle-t-il qu’un jour qu’il mangeait, à la villa Médicis, un œuf à la coque, M. Rusconi a dit devant lui une telle bêtise, que monsieur en a laissé tomber son œuf ?

— Je n’avais donc pas de coquetier, Michel ?

— Non, Monsieur ; Alexis les avait tous cassés.

— Ainsi, j’ai laissé tomber mon œuf ?

— Oui, Monsieur, sur le parquet.

— Je me rappelle parfaitement, Michel.

— Monsieur se rappelle-t-il aussi avoir appelé Pritchard, qui saccageait une corbeille de fuchsias dans le jardin, et lui avoir fait lécher son œuf ?

— Je ne me rappelle pas s’il saccageait une corbeille de fuchsias, Michel ; mais je me rappelle, en effet, lui avoir fait lécher mon œuf.

— Eh bien, Monsieur, c’est ce qui l’a perdu, tout simplement.

— Qui ?

— Pritchard, donc ! Oh ! à celui-là, il ne faut pas lui montrer le mal à deux fois.

— Michel, vous êtes d’une prolixité…

— Ce n’est pas ma faute ; monsieur m’interrompt toujours.

— C’est vrai, Michel ; j’ai tort. Voyons, comment ai-je montré le mal à Pritchard ?

— En lui faisant manger un œuf. Vous comprenez, cet animal, il était innocent comme l’enfant qui vient de naître ; il ne savait pas ce que c’était qu’un œuf ; il prenait cela pour une bille de billard mal tournée. Mais voilà que vous lui faites manger un œuf ; bon ! il apprend ce que c’est… Trois jours après, M. Alexandre vient à la maison, et se plaint de son chien qui a la dent dure. « Ah ! c’est Pritchard, que je lui dis, qui a la dent douce ! Vous allez voir comme il rapporte un œuf. » Sur quoi, je vais chercher un œuf à la cuisine. Je le pose sur la pelouse, et je dis à Pritchard : « Apporte-moi ça, Pritchard ! » Pritchard ne se le fait pas dire à deux fois ; mais savez-vous ce qu’il fait, l’intrigant ?… Quelques jours auparavant, M. Chose, qui a un tic dans la mâchoire, vous savez bien ?

— Oui.

— Vous vous rappelez qu’il était venu vous voir ?

— À merveille !

— Pritchard avait fait semblant de ne pas y faire attention ; mais, voyez-vous, avec ses yeux moutarde, rien ne lui échappe ! Tout à coup, il fait semblant d’avoir le même tic que M. Chose, et crac ! voilà l’œuf cassé. Lui, comme s’il était honteux de sa maladresse, il se dépêche d’avaler tout, blanc, jaune et coquille. Je crois que c’est un accident, je vais chercher un autre œuf ; à peine a-t-il fait trois pas avec l’œuf dans sa gueule, que le même tic lui reprend. Crac ! Voilà le second œuf gobé. Je commence à me douter de quelque chose ! j’en vais chercher un troisième… si je ne m’étais pas arrêté, Monsieur, tout le quarteron y passait ! Si bien que M. Alexandre, qui n’est pas mal gouailleur, m’a dit : « Michel, il est possible que vous fassiez de Pritchard un bon musicien ou un bon astronome, mais vous n’en ferez jamais qu’une mauvaise couveuse ! »

— D’où vient que vous ne m’ayez jamais parlé de cela, Michel ?

— Parce que j’étais humilié, Monsieur.

— Oh ! Michel, il ne faut pas vous identifier à ce point-là avec Pritchard !

— Mais c’est que ce n’était pas tout !

— Comment, ce n’était pas tout ?

— Ce guerdin-là est devenu fanatique des œufs.

— Bah !

— Il allait manger tous les œufs de M. Acoyer ! M. Acoyer est venu m’en prévenir. Où croyez-vous qu’il a eu la patte coupée ?

— Vous me l’avez dit vous-même, dans quelque parc, dont il aura oublié de lire l’inscription.

— Que monsieur ne plaisante pas : je crois que le guerdin sait lire.

— Oh ! Michel… Pritchard est accusé d’assez de méfaits, sans être encore accusé de celui-là !… Mais revenons à la patte coupée de Pritchard. Où pensez-vous que l’accident lui soit arrivé, Michel ?

— Eh bien, dans quelque poulailler, Monsieur.

— C’est pendant la nuit que l’accident lui est arrivé, Michel, et, la nuit, les poulaillers sont fermés.

— Qu’est-ce que ça lui fait !

— Bon ! vous ne me ferez pas accroire qu’il passe par un trou où passe une poule !

— Mais, Monsieur, il n’a pas besoin d’entrer dans les poulaillers pour manger les œufs.

— Comment fait-il donc ?

— Il charme les poules. Voyez-vous, Pritchard, c’est ce qu’on appelle un charmeur.

— Michel , vous me faites marcher de surprises en surprises !

— Oui, Monsieur ! oui, Monsieur ! à la villa Médicis, il charmait les poules… J’ai cru que les poules de M. Charpillon, dont j’avais tant entendu parler comme de poules extraordinaires, ne seraient pas si bêles que celles de la villa Médicis ; mais je vois bien que les poules, c’est partout les mêmes.

— Et vous pensez que Pritchard… ?

— Il charme les poules de M. Charpillon ; voilà pourquoi elles ne pondent plus, ou plutôt, voilà pourquoi elles ne pondent plus que pour Pritchard.

— Pardieu ! Michel, je voudrais bien voir comment il s’y prend pour charmer les poules de Charpillon !

— Il n’y a pas que monsieur ne connaisse les mœurs des batraciens !

J’ai déjà dit que Michel faisait mon admiration par ses connaissances en histoire naturelle.

— Bon ! lui dis-je, voilà que nous tombons dans les crapauds ! Que diable Pritchard a-t-il affaire avec les crapauds ?

— Monsieur sait que ce sont les crapauds qui ont donné aux médecins des leçons d’accouchement, comme ce sont les grenouilles qui ont appris aux hommes à nager.

— Ni l’une ni l’autre de ces deux vérités ne me sont prouvées, Michel.

— Nous avons pourtant le crapaud accoucheur. Monsieur croit-il que ce soient les médecins qui lui aient appris à accoucher ?

— Non ; quant à cela, j’en suis sûr.

— Il faut pourtant, répliqua Michel, que ce soient les crapauds qui aient appris à accoucher aux médecins, ou les médecins qui aient appris à accoucher aux crapauds ; or, comme il y a eu des crapauds avant qu’il y ait eu des médecins, il est probable que ce sont les médecins qui ont pris leçon des crapauds.

— Au bout du compte, cela se peut, Michel.

— Oh ! cela est, Monsieur, j’en suis sûr.

— Eh bien, après ? Voyons, quelle ressemblance y a-t-il entre Pritchard et le crapaud accoucheur ?

— Il y a, Monsieur, que, de même que le crapaud accoucheur accouche sa crapaude, Pritchard accouche ses poules.

— Bon, Michel, voilà que nous tombons dans le fantastique, mon ami.

— Non, Monsieur ! non, non, non ! levez-vous de bonne heure demain matin ; votre fenêtre donne sur le poulailler : regardez à travers votre persienne, et vous verrez !… eh bien, vous verrez ce que vous n’avez jamais vu, quoi !

— Michel, pour voir ce que je n’ai jamais vu, moi qui ai vu tant de choses, et, entre autres, seize changements de gouvernement, non-seulement je me lèverai à l’heure que vous voudrez, mais encore je passerai la nuit.

— Il n’y a pas besoin de passer la nuit ; si monsieur veut, je le réveillerai.

— Réveillez-moi, Michel, d’autant plus que nous partons pour la chasse à six heures du matin, et que, par conséquent, vous ne me ferez pas grand tort.

— Est-ce convenu ?

— C’est convenu, Michel ; mais, tous les soirs, insistai-je, honteux de me rendre si facilement à une chose que je croyais une hallucination de Michel, tous les soirs, on ferme la porte en treillage qui sépare la petite cour de la grande ; comment Pritchard fait-il pour entrer ? Il saute donc par-dessus le treillage ?

— Monsieur verra, monsieur verra.

— Que verrai-je ?

— La vérité du proverbe : « Dis-moi qui tu entres, je te dirai qui tu es. »

Michel, on se le rappelle, avait introduit certaines variations dans l’orthographe des mots et dans la construction des proverbes. Il venait de me donner une nouvelle preuve de son imagination.

Le lendemain, au petit jour, Michel m’éveillait.

— Si monsieur veut se mettre à son observatoire, dit-il, je crois qu’il est temps.

— Me voilà, Michel ! me voilà ! dis-je en sautant à bas du lit.

— Attendez, attendez !… laissez-moi ouvrir la fenêtre doucement ; si le guerdin pouvait seulement se douter qu’on le guette, il ne bougerait pas de sa niche. Monsieur n’a pas l’idée comme il est vicieux.

Michel ouvrit la fenêtre avec toutes les précautions possibles. À travers les feuilles de la jalousie, on voyait parfaitement et la petite cour où se trouvaient le poulailler et la niche de Pritchard.

Le guerdin, comme l’appelait Michel, était couché dans sa niche, la tête innocemment allongée sur ses deux pattes.

Quelque précaution que prît Michel en ouvrant la fenêtre, Pritchard entre-bâilla son œil moutarde, et jeta un regard du côté d’où venait le bruit.

Mais, comme le bruit fut faible et passager, Pritchard pensa qu’il ne devait pas y prêter une grande attention.

Dix minutes après, on entendit glousser les poules.

Au premier gloussement, Pritchard ouvrit, non pas un œil, mais les deux yeux, s’étira comme un chien qui se réveille, se dressa sur ses trois pattes, s’étira de nouveau, regarda tout autour de lui, et, voyant que la cour était parfaitement solitaire, entra dans une espèce de bûcher, et, un instant après y être entré, montra sa tête à une lucarne.

Même solitude dans la cour.

Alors, Pritchard passa de la lucarne sur le toit.

Le toit était à peine incliné, il arriva sans difficulté aucune à la portée du toit qui surplombait la basse-cour sur une de ses quatre faces.

Il n’y avait, pour atteindre le sol de la basse-cour, qu’un saut de six pieds à faire, et de haut en bas. Un pareil saut n’embarrassait pas Pritchard ; du temps où il avait ses quatre pattes, il ne l’eût pas embarrassé de bas eu haut.

Une fois dans la basse-cour, il se coucha à plat ventre, les pattes écartées, le nez du côté du poulailler, et fit entendre un petit cri tout amical.

À cet appel une poule montra sa tête, et, au lieu de paraître effrayée de la présence de Pritchard, elle courut vivement à lui.

Là, une chose se passa à mon grand étonnement.

Je savais bien, quoique moins fort que Michel en histoire naturelle, de quelle façon les chiens qui se rencontrent se disent bonjour.

Mais je n’avais jamais vu un chien présenter de la même façon ses compliments à une poule.

Ce que je n’avais jamais vu arriva.

La poule, avec une complaisance incroyable, et qui prouvait qu’elle n’était pas exempte d’une certaine sensualité, se prêta aux caresses de Pritchard, s’accouvetant — pardon du mot que je viens de forger pour les besoins de la cause — s’accouvetant entre ses deux pattes, tandis que, comme le crapaud accoucheur, Pritchard facilitait, autant qu’il était en lui, la parturition.

Pendant ce temps, comme Jeanne d’Albret en douleurs de Henri IV, la poule chantait.

Au bout de quelques secondes, l’œuf fut pondu.

Mais nous n’eûmes pas le temps de voir l’œuf, il fut avalé avant d’avoir touché la terre.

La poule, délivrée, se remit sur ses pattes, secoua sa huppe et gratta gaillardement son fumier, cédant sa place à une autre, qui ne tarda point à la venir prendre.

Pritchard goba ainsi ses quatre œufs tout chauds, ni plus ni moins que Saturne gobait, dans des circonstances pareilles, la progéniture de Rhée.

Il est vrai que Pritchard avait sur Saturne l’avantage de la moralité. Ce n’étaient point ses enfants qu’il dévorait, c’étaient des êtres d’une autre espèce que la sienne, et sur lesquels il pouvait se croire les mêmes droits que l’homme.

— Eh bien, me demanda Michel, monsieur ne s’étonnera plus si Pritchard a la voix si claire… car monsieur sait que les chanteurs, pour conserver leur voix, gobent, tous les matins, deux œufs sortant du ventre de la poule ?

— Oui, mais ce que je ne sais pas, Michel, c’est comment Pritchard sortira de la basse-cour.

— Vous croyez qu’il est embarrassé ? Prenez donc garde.

— Mais enfin, Michel…

— Voyez-vous, voyez-vous ce qu’il fait, le guerdin ?

En effet, Pritchard, voyant sa récolte du matin finie, et peut-être aussi entendant quelque bruit dans la maison, se dressa sur sa patte de derrière, et, passant une de ses pattes de devant à travers le treillage, il souleva le loquet et sortit.

— Et quand on pense, dit Michel, que, si on lui demandait pourquoi la porte de la basse-cour est ouverte, il répondrait que c’est parce que Pierre a oublié de la fermer hier au soir !

— Vous croyez qu’il aurait l’infamie de répondre cela, Michel ?

— Peut-être pas aujourd’hui, peut-être pas demain, parce qu’il n’a pas encore toute sa croissance ; — les chiens, vous le savez, ça croît jusqu’à quatre ans ; — mais, un jour, voyez-vous, un jour, ne soyez pas étonné de l’entendre parler… Ah ! le guerdin, ce n’est pas Pritchard qu’il faut l’appeler, c’est Lacenaire !