Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 38

XXXVIII

UN MAGISTRAT IRRÉPROCHABLE


Nous avons donc laissé notre ami Pritchard triomphant par la faute même qu’il avait commise, et amnistié de son escapade grâce au rôti qu’il rapportait pour le lendemain. Vous voyez, du reste, qu’il s’était fait, depuis son passage chez Vatrin, un énorme changement dans son éducation : autrefois, il emportait le rôti ; aujourd’hui, il le rapportait.

Mais il est temps, sans nous éloigner de Pritchard, que nous commencions à nous rapprocher des poules, qui sont un des principaux objets de cet intéressant ouvrage.

Outre l’amour de son état, outre sa passion pour la chasse, Charpillon a le fanatisme des poules.

Aucune poule, à dix lieues à la ronde, ne peut être comparée à la plus infime poule de Charpillon ; ceci fut bien prouvé à la dernière exposition d’Auxerre, où les poules de Charpillon ont remporté une première médaille.

Ce sont surtout les bramas et les cochinchinoises qu’il pratique tout particulièrement.

Il va sans dire que notre cher ami n’est point un de ces éleveurs sans entrailles qui absorbent inhumainement leurs produits. Une fois entrée chez Charpillon, une poule, jugée digne de son harem emplumé, n’a plus à craindre ni la broche ni la casserole ; elle est sûre de vivre, au milieu des délices, son âge de poule.


Charpillon a poussé l’attention jusqu’à faire peindre en vert l’intérieur de son poulailler afin que, toutes renfermées qu’elles sont, ses poules se puissent croire dans un pré. Pendant les premiers jours qui suivirent l’application de cette peinture sur les murs de l’appartement de ces gallinacées, l’illusion fut si grande qu’elles ne voulaient pas rentrer le soir au poulailler, dans la crainte d’y attraper des fraîcheurs ; mais violence leur fut faite ; on les y enferma de force, et bientôt, malgré le peu d’éducabilité que contienne la tête d’une poule, la plus idiote comprit qu’elle avait le bonheur d’appartenir à un maître qui, savant appréciateur de la maxime d’Horace, avait résolu le problème qui consiste à mêler l’utile à l’agréable.

Une fois convaincues, grâce à la couleur verte de leurs lambris, qu’elles pondaient dans l’herbe, les poules de Charpillon pondirent avec une plus grande confiance, et, par conséquent, plus abondamment ; ce qui, chez les autres poules, est une douleur qu’elles manifestent par un cri que, dans notre ignorance, nous prenons pour un chant, devint pour elles un amusement auquel elles se livraient régulièrement soir et matin.

Aussi leur réputation, aujourd’hui à son comble, commence-t-elle à se répandre dans le département.

Lorsqu’elles s’aventuraient dans l’une ou l’autre des trois rues de Saint-Bris, si quelque ignorant de la merveille que renfermait le village bourguignon s’écriait :

— Oh ! les belles poules !

Une voix mieux informée répondait à l’instant même :

— Je crois bien ; ce sont les poules de M. Charpillon.

Puis, si la personne à laquelle appartenait cette voix était douée d’un caractère envieux, elle ne manquait pas d’ajouter avec une intonation grincheuse :

— Je le crois bien ! des poules à qui l’on ne refuse rien.

Les poules de Charpillon, moins les couronnes obtenues par elles à la dernière exposition, étaient donc arrivées au plus haut degré de popularité auquel des poules, si cochinchinoises qu’elles soient, peuvent raisonnablement atteindre.

Mais cette popularité, qui ne leur permettait pas de garder l’incognito, avait parfois ses inconvénients.

Un jour, le garde champêtre vint, d’un air embarrassé, trouver Charpillon.

— Monsieur Charpillon, lui dit-il, j’ai surpris vos poules dans une vigne.

— Mes poules ! vous en êtes sur, Coquelet ?

— Parbleu ! avec cela qu’elles ne sont pas reconnaissables, vos poules, les plus belles poules du département de l’Yonne !

— Eh bien, qu’avez-vous fait ?

— Rien ; je suis venu vous prévenir.

— Vous avez eu tort.

— Comment cela ?

— Oui : il fallait dresser un procès-verbal.

— Dame, monsieur Charpillon, j’ai pensé que, comme vous êtes adjoint…

— Raison de plus : comme magistrat, je dois l’exemple.

— Oh ! pour une pauvre petite fois que ces malheureuses bêtes ont grapillé…

— Elles sont doublement dans leur tort. Elles ne manquent de rien ici : par conséquent, si elles vont dans les vignes, c’est qu’elles ont la protubérance de la maraude : il ne faut donc pas laisser à leurs mauvais instincts le temps de se développer. Un bon procès-verbal. Coquelet ! un bon procès-verbal !

— Cependant, monsieur Charpillon…

— Coquelet, comme adjoint, je vous en donne l’ordre.

— Mais, Monsieur, à qui porterai-je mon procès-verbal ?

— Au maire, parbleu !

— Vous savez bien que M. Gaignez est à Paris.

— Eh bien, vous me l’apporterez, à moi.

— À vous ?

— Sans doute.

— Et vous approuverez un procès-verbal dressé contre vos propres poules ?

— Pourquoi pas ?

— Ah ! dans ce cas, c’est autre chose… Mais vous savez, monsieur Charpillon ?

— Quoi, Coquelet ?

— Je ne suis pas fort sur la rédaction.

— Ce n’est pas une chose bien difficile que la rédaction d’un procès-verbal.

— Il y a procès-verbal et procès-verbal, monsieur Charpillon.

— Allons donc ! « Je, soussigné, garde assermenté, déclare avoir reconnu et saisi les poules de M. Charpillon, notaire et adjoint de la commune de Saint-Bris, picorant dans la vigne de monsieur un tel, ou de madame une telle. » Voilà tout.

— C’était dans la vigne de M. Raoul.

— Eh bien : « Dans la vigne de M. Raoul, » et vous signez : « Coquelet. »

— La signature, ça va encore, monsieur Charpillon, parce que je m’y suis appliqué ; mais l’écriture…

— Oui, je comprends : il y a des zigzags ?

— Oh ! s’il n’y avait que cela !… Je voyais, l’autre jour, de la musique imprimée qui en était pleine, de zigzags.

— Qui fait donc vos procès-verbaux ?

— C’est le maître d’école.

— Allez trouver le maître d’école, alors.

— Il ne sera pas chez lui aujourd’hui, c’est fête.

— Alors, allez-y demain.

— 11 n’y sera pas non plus, c’est demi-fête.

— Coquelet, dit Charpillon fronçant le sourcil, vous cherchez des prétextes pour ne pas verbaliser contre moi !

— Dame, monsieur Charpillon, je fais un procès-verbal aujourd’hui contre vous, ça vous convient, à merveille ! mais, plus tard, si cela venait à vous déplaire, je ne voudrais pas me brouiller avec mon adjoint.

— Eh bien, Coquelet, dit Charpillon, je vais mettre votre responsabilité à couvert.

Et, prenant dans le tiroir de son bureau une feuille de papier de sept sous, Charpillon rédigea un procès-verbal dans toutes les formes, que n’eut plus qu’à signer le père Coquelet.

En se voyant en quelque sorte couvert par l’écriture de son adjoint, le père Coquelet n’hésita plus et signa.

Ce procès-verbal conduisit, quinze jours après, Charpillon devant le tribunal d’Auxerre.

Charpillon s’y défendit, ou plutôt s’y accusa lui-même.

Il avoua le délit, se rendit solidaire de ses poules, et repoussa les circonstances atténuantes que faisait valoir le procureur de la République.

Charpillon fut donc condamné au maximum de la peine, c’est-à-dire quinze francs d’amende et les frais.

Mais un grand exemple fut donné à la commune de Saint-Bris et aux communes environnantes.

Et quel est le grand exemple qui ne vaille pas quinze francs ?

Les poules de Charpillon avaient cependant une excuse à faire valoir.

La nourriture incrassante qu’elles recevaient de la main de leur maître, en les faisant passer peu à peu à l’état de poulardes, nuisait à la régularité de leur pondaison.

Ce que le procès-verbal avait traité de gourmandise était tout simplement pour les pauvres bêtes une mesure d’hygiène inspirée par la nature, comme celle qui fait manger aux chiens certaine herbe laxative.

Un de nos amis, médecin, et excellent médecin, le docteur Drouin, ne dédaigna pas de donner au moderne Aristide cette explication, toute en faveur de l’espèce bramaïque et cochinchinoise.

En effet, la pondaison se ralentissait visiblement.

Charpillon cueillit du raisin dans les vignes et rétablit l’équilibre un instant dérangé.

La régularité de la pondaison non-seulement reprit son cours pendant les vendanges, mais encore, grâce à des feuilles de laitue et de chicorée substituées au raisin absent, se continua dans les mois où, d’ordinaire, cette pondaison languit ou même cesse tout à fait.

Charpillon, en m’invitant à la chasse, et sachant ma prédilection pour les œufs frais, n’avait pas craint de m’écrire :

« Venez, cher ami ! et vous mangerez des œufs comme jamais vous n’en avez mangé. »

J’étais, en conséquence, allé à Saint-Bris, non-seulement dans l’espoir de voir un ami que j’aime comme un frère, nonseulement dans l’espoir de tuer force lièvres et force perdrix sur les terres de Gaignez et de M. Raoul, mais encore dans celui de manger des œufs comme jamais je n’en avais mangé.

Le jour de mon arrivée, je dois le dire, le succès avait dépassé l’espérance de Charpillon lui-même : on m’avait servi, à mon déjeuner, des œufs couleur nankin, dont j’avais, avec la délicatesse d’un véritable gourmet, apprécié les qualités supérieures.

Mais les jours se suivent et ne se ressemblent pas !