Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 35

XXXV
COMMENT JE RAPPORTAI DE CONSTANTINE UN VAUTOUR QUI ME COÛTA QUARANTE MILLE FRANCS, À MOI, ET EN COÛTA DIX MILLE AU GOUVERNEMENT

Pendant que nous faisions, sur la route de Crépy à Compiègne, la culbute que j’ai eu l’honneur de vous raconter dans le chapitre précédent, deux hommes, escortés de deux spahis et de quelques domestiques indigènes et européens, suivaient, au retour d’une longue tournée qu’ils venaient de faire, la route de Blidah à Alger.

— C’est bien étrange, disait l’un de ces deux hommes à l’autre, que le magnifique pays que nous venons de parcourir soit si peu connu. Savez-vous un moyen de le populariser ?

Celui auquel s’adressait cette question parut réfléchir un instant ; puis, tout à coup :

— Savez-vous ce que je ferais, monsieur le Ministre, si j’avais l’honneur d’être à votre place ? Je m’arrangerais de manière que Dumas fît le voyage que nous venons de faire, et écrivît deux ou trois volumes sur l’Algérie. Dumas est à la mode dans ce moment-ci ; on lira son livre, quoique ce soit un livre de voyage, et, sur trois millions de lecteurs qu’il aura, peut-être donnera-t-il à cinquante ou soixante mille le goût de l’Algérie.

— C’est une idée, dit le ministre, j’y songerai.

Les deux hommes qui me faisaient ainsi l’honneur de s’occuper de moi sur la route de Blidah à Alger étaient, l’un M. de Salvandy, ministre de l’instruction publique, et l’autre notre illustre voyageur et mon cher ami, Xavier Marinier.

Et M. de Salvandy pensa si bien à la proposition qui lui avait été faite que, un beau matin du mois de septembre, je reçus l’invitation de dîner chez lui ; je m’y rendis, fort étonné de l’honneur qu’il me faisait. Je ne le connaissais que parce qu’il avait été chargé par M. le duc d’Orléans de nous donner, à Hugo et à moi, à Hugo la croix d’officier de la Légion d’honneur, et à moi celle de chevalier.

À cette époque, pour que notre nomination ne fît pas un trop grand scandale, il avait jugé à propos de nous adjoindre un bravegarçon nommé Grille de Bruzelin. Comme il n’y avait aucun motif de donner la croix à ce dernier, M. de Salvandy avait pensé qu’il ferait à lui seul un contre-poids suffisant à Hugo et à moi.

M. de Salvandy avait bien aussi fait, dans son jeune temps, une espèce de roman intitulé Alonzo, ou l’Espagne… en je ne sais plus quel siècle ; mais cela ne le faisait pas assez mon confrère pour lui donner l’idée de cultiver ma connaissance.

Que pouvait donc me vouloir M. de Salvandy ? Ce n’était pas pour me faire officier de la Légion d’honneur ; ces idées-là ne viennent pas d’elles-mêmes aux ministres, surtout à l’endroit des gens qui le méritent.

Je me rendis donc au dîner de M. de Salvandy, sinon fort inquiet, du moins passablement préoccupé.

M. de Salvandy me fit sa meilleure mine, ses plus blanches dents, et, après le café, m’entraînant par le bras dans le jardin du ministère :

— Mon cher poëte, me dit-il, il faut que vous nous rendiez un service.

— Un poëte rendre un service à un ministre ! Je le veux bien, ne fût-ce que pour la rareté du fait. De quoi s’agit-il ?

— Avez-vous des dispositions prises pour votre hiver ?

— Moi ? Est-ce que je prends jamais des dispositions ? Je vis comme les oiseaux, sur une branche ; s’il ne fait pas de vent, j’y reste ; s’il fait du vent, j’ouvre mes ailes et je m’en vais où m’emporte le vent.

— Et auriez-vous quelque répugnance à ce que le vent vous emportât vers l’Algérie ?

— Aucunement ; j’ai toujours eu. au contraire, la plus grande envie d’aller en Afrique. J’allais partir le 26 juillet 1830, à cinq heures du soir, lorsque, à cinq heures du matin, parurent, dans le Moniteur, les fameuses Ordonnances. Il en résulta que, le soir, au lieu de prendre la malle-poste, je pris mon fusil et que, trois jours après, au lieu d’arriver à Marseille, j’entrais dans le Louvre.

— Eh bien, si votre désir est toujours le même, je vous offre de vous aider à faire le voyage.

— Ouf ! répondis-je, les temps sont bien changés ! Il y a seize ans, j’étais un jeune homme, une espèce de bachelier de Salamanque, courant les grands chemins à pied, le havre-sac sur le dos, le bâton ferré à la main. Aujourd’hui, je traîne toute une suite après moi. Je ne sais plus rien faire seul ; c’est toute une affaire que ce voyage.

— Aussi, me dit le ministre, ai-je consacré dix mille francs à cette mission.

— Voyons, tenez-vous beaucoup à ce que j’aille en Algérie ?

— Mais oui, puisque je vous le propose.

— Cela vous fera-t-il grand plaisir ?

— Très-grand plaisir.

— Eh bien, j’ajouterai quarante mille francs, de ma poche, aux dix mille francs que vous m’offrez, et je ferai le voyage.

M. de Salvandy me regarda tout ébahi.

— Dame ! c’est comme cela, lui dis-je ; vous ne vous figurez pas que je vais voyager comme un herboriste. — Je compte inviter trois ou quatre amis à venir avec moi ; puisque vous m’envoyez représenter la France en Algérie, je veux faire honneur à la France.

M. de Salvandy avait cru d’abord que je plaisantais ; mais il avait fini par voir que je parlais sérieusement.

— Puis, ce n’est pas tout, lui dis-je ; si je vais en Algérie, je désire y aller avec toutes les facilités de voyage que peut me donner le gouvernement.

— Ah ça ! mais vous êtes bien difficile ! me dit le ministre.

— Je suis difficile comme un homme qui peut y aller sans vous, et qui, y allant pour vous, fait ses conditions. Cela vous gêne-t-il ? Je ferai mon voyage, comme je l’entendrai.

— Mais alors, vous le ferez donc ?

— Ma foi, oui, vous venez de m’en donner l’idée ; maintenant, j’en meurs d’envie.

— Non, ce n’est pas comme cela que je l’entends : je veux que vous y alliez, mais avec une mission. Voyons, qu’alliez-vous demander quand je vous ai interrompu ? Voulez-vous que nous vous fassions officier de la Légion d’honneur ?

— Merci, je n’ai aucune ambition de ce côté-là. J’ai été fait chevalier par ce pauvre duc d’Orléans, que j’aimais de tout mon cœur ; s’il était là pour me faire officier, je me laisserais peut-être faire officier ; mais il n’y est pas, à mon grand regret, et j’aime autant rester ce qu’il m’a fait que de devenir autre chose.

— Mais enfin, que voulez-vous donc ?

— Je veux qu’un bâtiment de l’État soit mis à ma disposition et à celle de mes compagnons, afin de parcourir les côtes de l’Algérie, non pas selon le caprice de vos officiers, mais à ma fantaisie.

— Ah çà ! mais vous demandez qu’on fasse pour vous ce que l’on fait pour les princes.

— Tout simplement. Si vous ne faites pour moi que ce que l’on fait pour tout le monde, il est inutile de me déranger : je n’ai qu’à écrire un mot à la direction des Messageries, et j’aurai, abord de ses bâtiments, non-seulement mon passage pour l’Algérie, mais pour toute la Méditerranée.

— Eh bien, alors, soit ; vous aurez votre bâtiment. Mais, si vous croyez que ce sera une économie pour vous, vous vous trompez fort !

— Une économie ! Vous croyez que j’ai pensé, moi, à une économie quelconque ? Pour un ministre de l’instruction publique, vous êtes, permettez-moi de vous le dire, bien mal instruit.

— Maintenant, quand désirez-vous partir ?

— Quand vous voudrez. J’ai deux ou trois romans à finir, mais c’est l’affaire de quinze jours ; j’ai quelques coupons de chemins de fer à vendre, mais c’est l’affaire d’une heure.

— Alors, dans quinze jours, vous serez prêt ?

— Parfaitement.

— Et votre Théâtre-Historique ?

— On l’achèvera pendant mon absence.

Je saluai M. le ministre de l’instruction publique, et nous nous séparâmes.

Le lendemain, j’avais l’honneur de dîner à Vincennes avec M. le duc de Montpensier. Je lui racontai la singulière idée qu’avait eue M. le ministre de l’instruction publique de me faire faire un voyage en Afrique pour populariser l’Algérie.

— Eh bien, me dit-il, c’est une excellente idée qu’il a eue là, surtout si vous passez par l’Espagne.

— Et dans quel but passerais-je par l’Espagne, Monseigneur ?

— Dans le but de venir à ma noce ; vous savez que je me marie le 11 ou le 12 octobre ?

— Je remercie beaucoup Monseigneur, et c’est un grand honneur qu’il me fait ; mais que dira le roi ? Votre Altesse sait qu’il ne partage pas précisément l’amitié qu’elle me porte.

— Le roi ne le saura qu’après ; et puis, du moment qu’il vous trouve bon pour aller en Algérie, il doit vous trouver bon pour aller à Madrid. En somme, que cela ne vous inquiète pas, c’est moi qui me marie, et je vous invite.

— J’accepte, Monseigneur, et avec reconnaissance.

Nous étions au 20 ou 25 septembre, M. le duc de Montpensier se mariait le 11 ou le 12 octobre. Il n’y avait donc pas un instant à perdre, si je voulais être à Madrid deux ou trois jours avant le mariage.

Je commençai par réaliser les fonds nécessaires à ce voyage. J’avais pour une cinquantaine de mille francs de coupons du chemin de fer de Lyon. Ils ne perdaient guère qu’un cinquième à cette époque. La situation était favorable pour vendre. Je me hâtai de faire quarante mille francs argent avec mes cinquante mille francs de coupons.

Quant aux dix mille francs du gouvernement, comme ils étaient pour l’Algérie, je ne voulus les toucher qu’en Algérie, et fis envoyer mon crédit à M. le maréchal Bugeaud. Ces deux précautions prises, le Plus fort était fait ; il ne s’agissait plus que de mes compagnons de voyage.

J’écrivis à mon fils et à Louis Boulanger :

« Je pars demain soir pour l’Espagne et pour l’Algérie, veux-tu venir avec moi ?

» Si oui, tu n’auras à te préoccuper que d’une malle. Seulement, choisis la plus petite.

» À toi,
» ALEX. DUMAS. »

J’écrivis la même lettre circulaire à Maquet, en substituant seulement le vous au tu.

Tous trois me répondirent qu’ils acceptaient.

Restait à trouver le domestique modèle qui devait à lui seul avoir charge de veiller sur les colis et s’ingénier, autant qu’il lui serait possible, à ce que les quatre voyageurs ne mourussent pas de faim.

Je dis à trouver, parce qu’aucun des domestiques que j’avais à cette époque n’était l’homme du voyage. Alexis était trop jeune ; le cocher était trop spécial ; quant à Michel, je n’ai jamais cru un seul instant, pendant les douze ans qu’il passa chez moi, qu’il fût à mon service : Michel était purement et simplement à son service à lui ; seulement, comme Michel aimait beaucoup les animaux, Michel me faisait accroire que c’était moi qui les aimais, et, pour sa plus grande satisfaction personnelle, il multipliait les bipèdes, les quadrupèdes et les quadrumanes ; c’était ainsi que je me trouvais avoir, au dire de Michel, douze ou quinze poules de races inconnues ; cinq ou six coqs des espèces précieuses, deux chiens, dont l’un, comme on l’a vu, avait voulu me manger, trois singes et un chat qui avaient fait contre mes colibris, mes bengalis et mes cailles l’expédition que vous vous rappelez peut-être.

Michel devait donc rester avec, ses animaux, ou, si j’emmenais Michel, il me fallait emmener ses animaux avec lui.

Sur ces entrefaites, le hasard vint à mon aide. Remarquez que je n’ai pas la fatuité de dire la Providence : je laisse la chose aux têtes couronnées.

Chevet, à qui je devais une note de 113 francs, ayant entendu dire que je partais pour un voyage autour du monde, fut bien aise de rentrer dans le total de sa note avant que je quittasse Saint-Germain.

Il m’apparut donc un matin en personne, son addition à la main. Son addition réglée, je lui demandai si par hasard il ne connaîtrait pas un bon domestique qui voulût venir avec moi en Espagne et en Algérie.

— Oh ! Monsieur, me dit-il, comme ça tombe : j’ai une perle à vous offrir, — un nègre.

— Perle noire, alors ?

— Oui, Monsieur, mais une véritable perle.

— Diable ! Chevet, j’ai déjà un nègre de dix ans qui est paresseux à lui seul comme deux nègres de vingt ans, s’ils vont à vingt ans.

— C’est juste son âge, Monsieur.

— Il sera paresseux comme deux nègres de quarante ans, alors.

— Monsieur, ce n’est pas un vrai nègre.

— Comment ! il est teint ?

— Non, Monsieur : c’est un Arabe.

— Ah ! diable ! un Arabe, mais c’est précieux pour aller en Algérie ; à moins toutefois qu’il ne parle arabe comme Alexis parlait créole.

— Monsieur, je ne sais pas comment Alexis parlait créole, mais je sais qu’un officier de spahis est venu l’autre jour à la maison, et qu’ils ont haché de la paille, Paul et lui.

— Il s’appelle Paul ?

— Il s’appelle Paul pour nous autres, c’est son nom français ; mais, pour ses compatriotes, il a un autre nom, un nom arabe qui veut dire Eau de Benjoin.

— Vous en répondez, Chevet ?

— Comme de moi-même.

— Alors, envoyez-moi votre Eau-de-Benjoin.

— Ah ! Monsieur, vous verrez quelle acquisition vous venez de faire ! un valet de chambre du plus beau ton qu’il soit possible de voir, entre le citron et la grenade, parlant quatre langues, sans compter la sienne ; bon à pied, bon à cheval ; n’ayant qu’un défaut : c’est de perdre tout ce qu’on lui confie ; mais, vous comprenez, en ne lui confiant rien…

— C’est bien, Chevet ; merci, merci !

Par le convoi de quatre heures, je vis arriver Eau-de-Benjoin ; Chevet ne m’avait pas trompé : Eau-de-Benjoin n’avait rien du front déprimé, du nez aplati, des grosses lèvres nègres du Congo ou de Mozambique.

C’était un Arabe abyssin avec toute l’élégance de formes de sa race. Comme l’avait dit Chevet, il était d’un ton de peau qui eût fait le bonheur de Delacroix. Voulant juger ses connaissances tant vantées en philologie, je lui adressai quelques mots en italien, en anglais et en espagnol ; il y répondit assez juste ; et, comme il parlait très-bien français, j’arrivai à être convaincu, comme Chevet, qu’il savait quatre langues, sans compter la sienne.

Maintenant, comment cette goutte de senteur, nommée Eau-de-Benjoin, était-elle éclose au penchant des monts Samen, entre les rives du lac d’Ambra et les sources du fleuve Bleu, c’est ce qu’Eau-de-Benjoin ne put jamais me dire lui-même, et, par conséquent, ce que je ne vous dirai pas. Seulement, tout ce que l’on pouvait distinguer dans les ténèbres de son premier âge, c’est qu’un Anglais, un gentleman traveller, qui venait de l’Inde par le golfe d’Aden, eut l’idée de remonter le fleuve à Naso, de passer par Emfras et Gondar, s’arrêta dans cette dernière ville, y vit le jeune Eau-de-Benjoin, âgé de cinq à six ans, et, le trouvant à sa guise, l’acheta de monsieur son père moyennant une bouteille de rhum

L’enfant suivit son maître, pleura pendant deux ou trois jours ce qu’il pouvait avoir de parents. Puis, subissant l’influence de la variété des objets, si grande chez les enfants surtout, il arriva, au bout d’une semaine, à peu près consolé, aux sources de la rivière Rahad. L’Anglais descendit la rivière Rahad jusqu’à l’endroit où elle se jette dans le fleuve Bleu ; puis il descendit le fleuve Bleu jusqu’à l’endroit où il se jette dans le Nil Blanc ; il s’arrêta quinze jours à Kartoum, reprit sa course, et, deux mois après, arrivait au Caire.

Pendant six ans, Eau-de-Benjoin resta avec son Anglais ; pendant ces six ans, il parcourut l’Italie, et apprit un peu l’italien ; l’Espagne, et apprit un peu l’espagnol ; l’Angleterre, et apprit un peu l’anglais ; enfin, il stationna en France, où il apprit réellement beaucoup de français.

L’enfant du lac d’Ambra se trouvait à merveille de cette vie nomade, qui lui rappelait celle de ses ancêtres les rois pasteurs, — car Eau-de-Benjoin avait si grand air, que j’ai toujours prétendu et que je prétends encore qu’il devait descendre des conquérants de l’Égypte. — Aussi, s’il n’eût tenu qu’à lui, malgré le proverbe émis par le bon roi Dagobert, il n’eût jamais quitté son Anglais ; mais ce fut son Anglais qui le quitta. C’était un grand voyageur, que cet Anglais ; il avait tout vu. Il avait vu l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et même l’Océanie ; il avait tout vu dans ce monde, il résolut de visiter l’autre. Tous les matins, à sept heures, il avait l’habitude de sonner Eau-de-Benjoin. Un matin, il ne sonna point. À huit heures, Eau-de-Benjoin entra dans sa chambre et le trouva pendu au plafond, avec le cordon de sa sonnette.

Cela expliqua pourquoi il n’avait pas sonné.

L’Anglais était généreux ; il avait même eu le soin, avant de se pendre, de laisser un rouleau de guinées à Eau-de-Benjoin ; mais Eau-de-Benjoin n’était pas économe. En véritable enfant des tropiques, il aimait tout ce qui brillait au soleil ; pourvu que cela brillât, peu lui importait que ce fût du cuivre ou de l’or, du verre ou de l’émeraude, du paillon ou du rubis, du strass ou du diamant ; il employa donc ses guinées à acheter tout ce qui brillait, entremêlant ses achats de quelques gorgées de rhum, car Eau-de-Benjoin aimait fort le rhum, — ce qu’avait oublié de me dire Chevet, pensant, sans doute, que je m’en apercevrais bien tout seul.

Quand Eau-de-Benjoin eut, je ne dirai pas mangé, — c’était un médiocre mangeur que le pauvre garçon, — mais jeté au vent sa dernière guinée, il comprit qu’il était temps de chercher une nouvelle condition.

Comme il était beau, avenant en tous points, qu’il avait l’œil et le sourire francs, les dents blanches, il eut bientôt trouvé un nouveau maître. Ce nouveau maître était un colonel français, qui l’emmena en Algérie. En Algérie, Paul se retrouva presque en famille. C’était sa langue maternelle que les Algériens parlaient, ou, plus exactement, il parlait la langue maternelle des Algériens avec beaucoup plus de pureté et d’élégance qu’eux, car il parle, lui, l’arabe en l’empruntant à sa source primitive.

Il resta cinq ans en Algérie, pendant lesquelles cinq années, la grâce du Seigneur l’ayant touché, il se fit baptiser sous le nom de Pierre, afin sans doute de se réserver, comme son saint patron, la faculté de renier Dieu trois fois.

Malheureusement, Eau-de-Benjoin avait oublié, en choisissant ce nom, que c’était aussi celui de son maître. Il en résulta que le colonel, ne voulant pas avoir un domestique qui s’appelât comme lui, débaptisa Eau-de-Benjoin du nom de Pierre et l’appela Paul, pensant qu’il ne pouvait que lui être agréable de passer du patronage de l’apôtre qui tient les clefs au patronage de l’apôtre qui tient le glaive.

Au bout de ces cinq années que nous avons déjà relatées, le colonel de Paul fut mis à la retraite ; il revint en France pour réclamer contre l’ordonnance ; mais l’ordonnance fut maintenue, et le colonel, réduit à la demi-solde, déclara à Paul qu’à son grand regret il était obligé de se séparer de lui.

Il y avait une distinction fâcheuse entre le colonel et l’Anglais : c’est que le colonel, restant vivant et ayant besoin de ses écus jusqu’aux derniers jours, ne donna juste à Paul que la somme qui lui était due pour ses gages, et cette somme se montait à 33 francs 50 centimes, qui glissèrent promptement entre les doigts basanés de Paul.

Mais, au service de son colonel, qui était un fin gourmand, Paul avait fait une belle connaissance : Paul avait fait la connaissance de Chevet. On a vu comment Chevet me l’avait recommandé en me disant que c’était un excellent domestique, qui n’avait qu’un défaut, celui de perdre tout ce qu’on lui confiait.

J’ai dit quelque part, dans les lignes précédentes, que Chevet avait oublié de m’avertir que Paul avait un goût prononcé pour le rhum ; j’ai ajouté que Chevet avait pensé que je m’en apercevrais bien tout seul.

Or, Chevet s’était fait une trop haute idée de ma perspicacité. Je voyais bien de temps en temps Paul, se levant sur mon passage et se mettant au port d’armes, rouler de gros yeux qui, de blancs, étaient devenus jaunes ; je remarquais bien qu’il appuyait d’une façon désespérée son petit doigt à la couture de sa culotte, pose gracieuse et militaire à la fois, qu’il avait prise chez son colonel ; j’entendais bien qu’il mêlait confusément l’anglais, le français, l’espagnol et l’italien ; mais, absorbé par mon travail, je faisais une médiocre attention à ces changements superficiels, et je continuais à être fort content de lui ; seulement, selon la recommandation de Chevet, je ne confiais rien à Paul, si ce n’est la clef de la cave, que, contrairement à ses habitudes, il n’a jamais perdue.

Je restai donc dans mon ignorance de cette fatale habitude de Paul, jusqu’à ce qu’une circonstance inattendue me la révélât. Parti un jour pour aller à une chasse où je devais rester toute une semaine, je revins le lendemain sans être attendu, et, selon mon habitude, en rentrant, j’appelai Paul.

Paul ne répondit pas. J’appelai Michel : Michel était dans le jardin. J’appelai la femme de Michel, Augustine : Augustine était allée faire son marché. Je pris mon parti et je montai à la chambre de Paul, craignant qu’il ne se fût pendu comme son ancien maître.

Au premier coup d’œil, je fus rassuré. Paul, pour le moment, avait complètement abandonné la ligne perpendiculaire pour la ligne horizontale ; Paul, tout habillé, en grande livrée, était couché sur son lit, aussi roide et aussi immobile que s’il eût été embaumé par le système de M. Gannal ; j’avoue que, si je ne le crus pas tout à fait embaumé, je le crus à peu près trépassé. Je l’appelai, il ne répondit pas ; je le secouai, il ne bougea point ; je le levai par les épaules comme Pierrot lève Arlequin, pas une articulation ne plia. Je le posai sur ses jambes, et, comme je vis qu’un point d’appui lui était absolument nécessaire, je le collai au mur.

Pendant cette dernière opération, Paul avait enfin donné quelques signes d’existence, il avait fait des efforts pour parler, il avait ouvert de gros yeux dont on n’avait vu que le blanc ; enfin, ses lèvres arrivèrent à articuler un son inintelligible, et il demanda d’un air de mauvaise humeur :

— Pourquoi donc me lève-t-on ?

En ce moment, j’entendis du bruit à la porte de la chambre de Paul. C’était Michel qui m’avait entendu l’appeler du fond du jardin, et qui arrivait.

— Ah çà ! lui demandai-je, Paul est-il fou ?

— Non, Monsieur, me répondit-il ; mais Paul est ivre.

— Comment, Paul est ivre ?

— Ah ! oui, Monsieur ; aussitôt que monsieur a le dos tourné, Paul a un goulot de bouteille entre les dents.

— Comment ! Michel, vous saviez cela, et vous ne me l’avez pas dit ?

— Je suis ici pour être le jardinier de monsieur, mais non pas mouchard.

— C’est vrai, Michel, vous avez raison. Eh bien, maintenant, que vais-je faire de Paul ? Je ne peux pas le tenir le long du mur toute la journée.

— Ah ! si monsieur veut dégriser Paul, c’est bien facile.

On se rappelle que Michel avait une recette pour toutes les circonstances embarrassantes.

— Que faut-il faire pour dégriser Paul, Michel ?

— Sacrebleu ! Paul, tâche donc de tenir le long du mur.

— Monsieur n’a qu’à prendre un verre d’eau, à y verser de huit à dix gouttes d’alcali, et forcer Paul à le boire. Paul éternuera et sera dégrisé.

— Avez-vous de l’alcali, Michel ?

— Non ; mais j’ai de l’ammoniaque.

— Cela revient exactement au même. Mettez-moi de l’ammoniaque dans un verre, pas trop, et apportez-moi le verre.

Cinq minutes après, Michel rentra avec la potion demandée. On desserra les dents de Paul avec un couteau à papier ; on y introduisit l’orifice du verre et l’on versa délicatement son contenu, qui prit deux directions, celle de l’œsophage, et celle de la cravate ; quoique la cravate eût été certainement plus largement imbibée que le gosier, Paul, ainsi que l’avait prédit Michel, n’en éternua pas moins avec une violence telle, que je m’éloignai, l’abandonnant à lui-même. Il chancela un instant, éternua encore, ouvrit de gros yeux fixes, et ne prononça qu’un mot qui exprimait toute sa pensée :

— Pouah !

— Eh bien, maintenant, Paul, lui dis-je, maintenant que te voilà dégrisé, couche-toi, mon ami, et, aussitôt éveillé, apporte-moi ton compte : je n’aime pas les ivrognes.

Mais, soit que Paul fût d’une susceptibilité nerveuse inconnue, soit que cette susceptibilité fût surexcitée par l’ammoniaque, Paul, au lieu de dormir, comme je lui en donnais le conseil, ou de faire son compte, comme c’était son droit, Paul se mit à se renverser la tête en arrière, à se tordre les bras et à faire des grimaces de possédé. Paul avait une attaque de nerfs, et, au milieu de toutes ces contorsions, ou plutôt dans les intervalles de ces contorsions, il criait :

— Non, je ne veux pas m’en aller ! non, je suis bien dans la maison et j’y reste. Je n’ai quitté mon premier maître que parce qu’il s’est pendu ; je n’ai quitté mon second maître que parce qu’il a été mis à la retraite. M. Dumas n’a pas été mis à la retraite, M. Dumas ne s’est pas pendu ; je veux rester avec M. Dumas.

Cet attachement pour ma personne me toucha. J’obtins de Paul, non pas la promesse qu’il ne boirait plus, il eut la loyauté de me la refuser, mais celle qu’il boirait le moins possible. J’exigeai la restitution de la clef de la cave, restitution dont je sus d’autant plus de gré à Paul, que visiblement il la faisait à regret, et tout rentra dans l’ordre accoutumé.

Ce qui m’avait rendu un peu plus indulgent pour Paul, c’est que, quelques jours avant mon départ pour l’Espagne, mon ami de Saulcy était venu me demander à dîner, avait parlé arabe avec Paul, et m’avait affirmé que Paul parlait arabe comme Boabdil ou Malek-Adel.

Le jour venu, nous partîmes donc, Alexandre, Maquet, Boulanger et moi, flanqués d’une ombre noire qui n’était autre que notre ami Paul.

Mon intention n’est pas de raconter ici ce fameux oyage d’Espagne, où l’on a prétendu que j’allais comme historiographe du mariage de M. le duc de Montpensier, ni ce plus fameux voyage d’Afrique qui, grâce à M. de Castellane, à M. Léon de Malleville et à M. Lacrosse, eut un si retentissant écho dans la chambre des députés.

Non ; mon intention est purement et simplement d’en arriver à l’histoire d’une nouvelle bête que le susdit voyage d’Afrique devait ajouter à ma collection.

J’étais à Constantine, où, mon fusil à la main, je guettais des vautours tournant en rond au-dessus d’un charnier. Je leur avais déjà envoyé deux ou trois balles qui avaient été autant de balles perdues, lorsque j’entendis derrière moi une voix qui me disait :

— Ah ! si vous en voulez un, et un vivant, je vous en ferai vendre un, moi, et pas cher.

Je me retournai et reconnus un gamin du plus pur sang français, du plus populaire quartier parisien, un Beni-Mouffetard, comme il s’appelait lui-même, qui m’avait deux ou trois fois servi de guide, et qui, chaque fois, avait eu à se louer de ma libéralité.

— Un beau ?

— Magnifique.

— Quel âge ?

— Il a encore ses dents de lait.

— Mais enfin ?

— Dix-huit mois tout au plus. Vous savez que ça vit cent cinquante ans, un vautour ?

— Je ne tiens pas absolument à ce qu’il atteigne cet âge-là. Et combien veut-on le vendre, ton vautour ?

— Oh ! pour dix balles, vous l’aurez.

Inutile de dire à mes lecteurs qu’au change de l’argot, dix balles valent dix francs.

Eh bien, Beni-Mouffetard, lui dis-je, arrange-moi l’affaire pour douze, et il y aura quarante sous pour loi.

— Seulement, dit le gamin, comme pris par un remords, il faut que je vous prévienne d’une chose.

— Quoi ?

— C’est qu’il est méchant comme la gale, ce damné vautour, et qu’il n’y a que celui qui l’a déniché et le nourrit qui puisse en approcher.

— Bon ! lui dis-je, s’il est si méchant que ça, on lui mettra une muselière.

— Oui ; mais, en la lui mettant, il faudra prendre garde à vos doigts. Avant-hier, il a coupé le pouce à un Kabyle, et hier la queue d’un chien.

— On y fera attention.

Le lendemain, j’étais propriétaire d’un magnifique vautour, qui n’avait d’autre défaut, comme m’en avait prévenu le Beni-Mouffetard, que d’avoir l’air de vouloir dévorer tout ce qui l’approchait.

Il fut immédiatement baptisé du nom de son compatriote Jugurtha. Jugurtha, pour plus grande précaution, m’était livré dans une grande cage faite de fragments de planches, et il avait, pauvre forçat emplumé, autour de sa patte, entourée précautionnellement d’un chiffon, une chaîne de deux ou trois pieds de long.

Le moment du départ arrivé, nous nous en retournâmes comme nous étions venus, c’est-à-dire tout simplement avec la diligence qui fait le service entre Phillippeville et Constantine.

Cette diligence avait un avantage : elle marchait si doucement et faisait de tels détours, que les amateurs pouvaient se livrer au plaisir de la chasse tout le long du chemin.

Jugurtha aurait bien voulu être un de ces amateurs-là. Il voyait, du haut de son impériale, une foule d’oiseaux qui lui paraissaient ses sujets naturels, et que, en sa qualité de tyran de l’air, il regrettait évidemment de ne pouvoir manger, chair et plumes ; il se dédommagea sur le doigt d’un passager qui, placé sur l’impériale, avait voulu familiariser avec lui.

On arriva sans autre accident à Philippeville. À Philippeville, la situation se compliquait : il restait deux lieues à faire pour atteindre le port d’embarquement, c’est-à-dire Stora, et la voiture n’allait pas jusqu’à Stora.

Il est vrai que, le chemin de Philippeville à Stora étant charmant, longeant le golfe, ayant la mer à droite, de belles collines et de jolis bosquets à gauche, ces messieurs avaient décidé qu’ils feraient à pied ces deux lieues.

Mais comment Jugurtha les ferait-il, lui ?

Il n’y avait pas moyen de mettre sa boîte sur le dos d’un homme : à travers les intervalles des planches, il eut dévoré son porteur. Le suspendre à deux perches et le mettre en manière de litière sur le dos de deux hommes, c’était une affaire de cinquante francs, et, quand on achète un vautour douze francs, commission comprise, on n’est pas disposé à payer cinquante francs pour un transport. J’avisai un moyen : c’était d’allonger sa chaîne de huit ou dix pieds à l’aide d’une corde et de le conduire à pied devant moi à l’aide d’une gaule, comme les gardeurs de dindons conduisant leurs volatiles.

La grande affaire était de forcer M. Jugurtha de sortir de sa cage. En arracher les planches avec les mains, il n’y fallait pas songer : Jugurtha eût dévoré la main avant que la main eût arraché la planche.

Je commençai par faire attacher la corde à la chaîne, puis je mis un homme, armé d’une pioche, à chaque côté de la cage ; chaque homme introduisit sa pioche entre les barreaux, puis chacun se mit à tirer en sens inverse.

Deux forces égales, en mathématiques, se neutralisent lorsqu’elles opèrent sur le même objet ; mais quand cet objet a des solutions de continuité, il faut bien qu’il cède et qu’il aille à celui qui tire le plus fort.

Il en résulta qu’une planche éclata, puis deux, puis trois, et que toute une des surfaces de la cage se trouva découverte. Comme Jugurtha n’avait pas été privé d’une seule plume de ses ailes, son premier mouvement fut de s’élancer dehors, d’étendre les ailes et de s’envoler ; mais il ne s’envola que de la longueur de sa corde ; hanneton ou vautour, quand on a un fil à la patte, il faut rompre le fil ou rester prisonnier.

Jugurtha fut donc forcé de s’abattre. Mais Jugurtha était un animal fort intelligent : il vit bien d’où venait l’obstacle, et que l’obstacle, c’était moi ; par conséquent, il s’élança sur moi dans la fallacieuse espérance de me mettre en fuite ou de me dévorer si je ne fuyais pas.

Mais Jugurtha avait affaire à un animal aussi intelligent que lui. J’avais prévu l’attaque, et j’avais ordonné à Paul de me couper une jolie baguette de cornouiller, grosse comme l’index et longue de huit ou dix pieds.

J’envoyai de toute volée un coup de ma gaule à Jugurtha, qui parut étonné, mais qui continua son chemin ; je lui en sanglai un second coup a toute volée, qui l’arrêta court ; enfin, je lui en allongeai un troisième, qui lui fit prendre la route opposée, c’est-à-dire le chemin de Stora ; une fois sur ce chemin, je n’eus qu’à lui ménager adroitement les coups de gaule, et Jugurtha fit ses quatre ou cinq kilomètres à peu près du même pas que nous, à la grande admiration de mes compagnons de voyage et des gens qui nous croisaient sur le chemin.

Arrivé à Stora, Jugurtha monta sans difficulté aucune dans le bateau, du bateau sur le Véloce, s’installa sur le beaupré, et attendit, attaché à la base du mât, qu’une nouvelle cage lui fût confectionnée. Il y entra tout seul, la laissa clouer sur lui sans essayer le moins du monde de déchiqueter les doigts des ouvriers, reçut avec une reconnaissance visible les morceaux de viande que le maître coq du bâtiment lui donnait avec une régularité qui faisait honneur à sa philanthropie ; et, trois jours après son installation à bord, il me présentait sa tête pour que je la grattasse comme on gratte les perroquets ; seulement, une fois arrivé à Saint-Germain, Michel essaya inutilement de lui faire dire le Gratte, coco ! sacramentel.

Et voilà comment je rapportai d’Algérie un vautour qui me coûtait quarante mille francs, et ne coûtait que dix mille francs au gouvernement.