Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 36

XXXVI
COMMENT PRITGHARD COMMENÇA DE RESSEMBLER AU MARÉCHAL DE SAXE, À QUI MARS N’AVAIT LAISSÉ D’ENTIERQUE LE CŒUR

À mon retour en France, je trouvai une maison que je faisais bâtir sur la route de Marly à peu près achevée ; en quelques semaines, je fis placer les papiers et les boiseries de tout un étage, de sorte que je pus condescendre au désir de mon propriétaire de la villa Médicis, qui, ayant vu que j’avais dépensé de sept à huit mille francs pour faire arranger sa maison, avait conçu le désir tout naturel de rentrer dedans et de profiter des améliorations que j’y avais faites.

Je quittai donc Saint-Germain pour aller habiter, au Port-Marly, la fameuse maison qui fut baptisée depuis, par madame Mélingue, du nom de Monte-Cristo, et qui fit tant de bruit, depuis, de par le monde.

Michel avait dès longtemps pris toutes ses dispositions pour le logement des animaux ; je dois dire qu’il s’était beaucoup moins préoccupé du mien et même du sien.

Je ne sais pas dans quel état est Monte-Cristo aujourd’hui ; ce que je sais, c’est que, de mon temps, il n’y avait jamais eu ni mur ni fossé, ni haie, ni clôture quelconque ; il en résulte que les gens comme les bêtes pouvaient entrer à Monte-Cristo, s’y promener tout à leur aise, cueillir les fleurs, cueillir les fruits, sans crainte d’être prévenus de vol avec escalade ou effraction. Quant aux animaux — et c’est des chiens particulièrement que je veux parler — Pritchard, qui était fort hospitalier de sa nature, leur faisait les honneurs de la maison avec une désinvolture et un désintéressement tout écossais.

Cette hospitalité s’exerçait de la part de Pritchard de la façon la plus simple et la plus antique.

Il s’asseyait au beau milieu de la route de Marly, allait à tout chien qui passait, avec ce grognement moitié menaçant, moitié amical, qui constitue la manière de s’aborder des chiens, souhaitait le bonjour au nouveau venu en lui flairant sous la queue, et se prêtait sans répugnance aucune à la même cérémonie.

Puis, quand la sympathie s’était développée à l’aide de ces attouchements, la conversation s’engageait à peu près en ces termes :

— As-tu un bon maître ? demandait le chien étranger.

— Pas mauvais, répondait Pritchard.

— Est-on bien nourri chez ton maître ?

— Mais, on a la pâtée deux fois par jour, des os au déjeuner et au dîner, et, pendant le reste de la journée, ce qu’on peut voler à la cuisine.

Le chien étranger se léchait les babines.

— Peste ! disait-il, tu n’es pas malheureux !

— Je ne me plains pas, répondait Pritchard.

Puis, voyant que le chien étranger devenait pensif :

— Te plairait-il, lui disait Pritchard, de dîner avec moi ?

Les chiens n’ont pas dans ce cas, la sotte habitude qu’ont les hommes, de se faire prier.

Le convié acceptait avec reconnaissance, et, à l’heure du dîner, j’étais fort étonné de voir entrer, à la suite de Pritchard, un animal que je ne connaissais pas, qui s’asseyait à ma droite, si Pritchard s’asseyait à ma gauche, et qui allongeait sur mon genou une patte solliciteuse, de manière à me prouver que les meilleurs rapports lui avaient été faits sur ma charité chrétienne.

Invité sans doute par Pritchard à passer la soirée avec lui, comme il y avait passé la journée, le chien restait, trouvait le soir qu’il était trop tard pour retourner chez lui, se couchait à un endroit ou à un autre sur le gazon, et passait là sa grasse nuit.

Le matin, au moment de s’en aller, le chien faisait trois ou quatre pas vers la porte, puis, se ravisant, disait à Pritchard :

— Est-ce que ce serait bien indiscret si je restais dans la maison ?

Pritchard répondait :

— Avec certains ménagements, tu pourras parfaitement faire croire que tu es le chien du voisin ; au bout de deux ou trois jours, on ne fera plus attention à toi, et tu seras de la maison, ni plus ni moins que ces fainéants de singes qui ne font rien de la journée, que ce gourmand de vautour qui ne fait que manger des tripes, et que ce piaulard d’ara qui crie toute la journée sans savoir ce qu’il dit.

Le chien restait, se dissimulait le premier jour, me faisait la révérence le second, sautait après moi le troisième, et il y avait un hôte de plus dans la maison.

Cela dura jusqu’à ce que Michel me dît un jour :

— Monsieur sait-il combien il y a de chiens ici ?

— Non, Michel, répondis-je.

— Monsieur, il y en a treize.

— C’est un mauvais compte, Michel, et il faut prendre garde qu’ils ne se mettent à table tous ensemble ; il y en aurait infailliblement un qui mourrait le premier.

— Mais ce n’est pas cela, Monsieur, me dit Michel.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est que ces gaillards-là mangeraient par jour un bœuf avec ses cornes.

— Croyez-vous qu’ils mangeraient les cornes, Michel ? Moi, je ne crois pas.

— Ah ! si monsieur le prend comme cela, je n’ai rien à dire.

— Vous avez tort, Michel ; dites, je le prendrai absolument comme vous voudrez.

— Eh bien, si monsieur veut me laisser faire, je prendrai tout simplement un fouet, et je mettrai tout ça à la porte dès ce matin.

— Michel, mettons-y des formes ; tous ces chiens, au bout du compte, en restant ici, rendent un hommage à la maison ; donnez-leur aujourd’hui un grand dîner, prévenez-les que c’est le dîner d’adieu, et, au dessert, vous les mettrez tous à la porte.

— Comment monsieur veut-il que je les mette à la porte" ? il n’y en a pas, de porte.

— Michel, repris-je, il faut supporter certaines charges qui sont les conditions du terrain, de la position sociale, du caractère que l’on a le malheur d’avoir reçu du ciel ; puisque les chiens sont dans la maison, eh ! mon Dieu ! qu’ils y restent. Je ne crois pas que ce soient les bêles qui me ruinent jamais, Michel : seulement, dans leur intérêt, veillez à ce qu’ils ne soient plus treize, mon ami.

— Monsieur, j’en chasserai un, afin qu’ils ne soient plus que douze.

— Non, Michel, laissez-en venir un, au contraire, afin qu’ils soient quatorze.

— Michel poussa un soupir.

— Si c’était une meute, encore, murmura-t-il.

— C’était une meute, une singulière meute : il y avait un loup de Vienne, il y avait un caniche, il y avait un barbet, il y avait un griffon, il y avait un basset à jambes torses, il y avait un faux terrier, un faux king-charles, il y avait jusqu’à un chien turc qui n’avait de poil par tout le corps qu’un plumet sur la tête et une bouffette au bout de la queue.

Eh bien, tout ça vivait ensemble dans la meilleure harmonie du monde ; c’était à donner des leçons de fraternité à un phalanstère ou à une confrérie de frères moraves. Il y avait bien, à l’heure des repas, quelques coups de dents donnés et rendus à droite et à gauche ; il y avait bien quelques querelles d’amour dans lesquelles, comme toujours, le plus faible était vaincu ; mais la plus touchante harmonie, il faut le dire, se rétablissait dès que j’apparaissais dans le jardin. Alors, pas un qui, si paresseusement étendu qu’il fût au soleil ; qui, si douillettement qu’il fut couché sur le gazon ; qui, si amoureusement qu’il causât avec sa voisine, n’interrompît son repos, sa sieste, sa causerie, pour venir à moi l’œil tendu et la queue agitée. Tout cela essayait de me prouver sa reconnaissance, chacun à sa façon : les uns en se glissant familièrement entre mes jambes ; les autres en se dressant sur leurs pattes de derrière, et en faisant ce qu’on appelle les beaux ; les autres, enfin, en sautant par-dessus la canne que je leur tendais, soit pour l’empereur de Russie, soit pour la reine d’Espagne, mais refusant avec une obstination toute classique de sauter pour ce pauvre roi de Prusse, le plus humble et le plus populaire de tous les monarques, non seulement parmi son peuple, mais parmi les chiens de toutes les nations du monde.

On recruta une petite épagneule nommée Lisette, et le nombre des chiens fut porté à quatorze.

Eh bien, ces quatorze chiens, tout compte fait, me coûtaient cinquante ou soixante francs par mois. Un seul dîner donné à cinq ou six de mes confrères, m’eût coûté le triple, et encore fussent-ils certainement sortis de chez moi en trouvant mon vin bon peut-être, mais, à coup sûr, ma littérature mauvaise.

Au milieu de toute cette meute, Pritchard s’était choisi un compagnon et Michel un favori ; c’était un basset à jambes torses, court, trapu, marchant sur le ventre, et qui, de son plus grand train, eût bien fait une lieue en une heure et demie, mais, comme disait Michel, la plus belle gorge du département de Seine-et-Oise.

En effet, Portugo — c’était son nom — avait une des plus belles voix de basse qui eussent jamais été entendues sur la piste d’un lapin, d’un lièvre ou d’un chevreuil ; quelquefois, la nuit, pendant que je travaillais, cette voix majestueuse se faisait entendre dans les environs, et c’était une voix à réjouir saint Hubert dans son tombeau. Que faisait Portugo à cette heure, et pourquoi veillait-il quand le reste de la meute dormait ? Ce mystère me fut révélé un matin.

— Monsieur, me dit Michel, voudrait-il manger à son déjeuner une jolie gibelotte ?

— Bon ! lui demandai-je, est-ce que Vatrin a envoyé des lapins ?


— Ah bien, oui, M. Vatrin, il y a plus d’un an que je ne l’ai vu.

— Eh bien, alors ?

— Monsieur n’a pas besoin de savoir d’où vient le lapin, pourvu que la gibelotte soit bonne.

— Prenez garde, Michel ! lui dis-je, vous vous ferez pincer, mon ami.

— Ah ! par exemple ! Monsieur, je n’ai pas seulement touché une fois mon fusil depuis la fermeture de la chasse.

Je vis que Michel avait son parti pris de ne rien dire ce jour-là ; mais je connaissais Michel, et je savais bien qu’un jour ou l’autre il desserrerait les dents.

— Eh bien, oui, Michel, lui dis-je, je mangerais volontiers ce matin une gibelotte.

— Monsieur veut-il la faire lui-même, ou veut-il qu’Augustine la fasse ?

— Qu’Augustine la fasse, Michel ; j’ai à travailler ce matin.

Ce fut Michel qui me servit à déjeuner au lieu de Paul ; il voulait jouir de ma satisfaction.

La fameuse gibelotte fut apportée à son tour. J’en suçai jusqu’au dernier os.

— Alors, monsieur l’a trouvée bonne ? me demanda Michel.

— Excellente !

— Eh bien, monsieur peut en avoir une comme ça tous les matins, si ça lui fait plaisir.

— Michel, tous les matins ? Il me semble que vous vous avancez beaucoup, mon ami.

— Je sais ce que je dis.

— Eh bien, Michel, nous verrons. Les gibelottes sont bonnes ; mais il y a certain conte intitulé le Pâté d’anguilles, dont la morale est qu’il ne faut abuser de rien, pas même des gibelottes. D’ailleurs, avant de faire une pareille consommation de lapins, je voudrais savoir d’où ils viennent.

— Monsieur le saura la nuit prochaine, s’il veut venir avec moi.

— Quand je vous disais, Michel, que vous étiez un braconnier !


— Oh ! Monsieur, c’est-à-dire que je suis innocent comme l’enfant qui vient de naître, et, comme je le dis à monsieur, s’il veut venir avec moi la nuit prochaine…

— Bien loin d’ici, Michel ?

— À cent pas seulement. Monsieur.

— À quelle heure ?

— Au moment où monsieur entendra le premier coup de gueule de Portugo.

— Eh bien, c’est dit, Michel ; si vous voyez de la lumière dans ma chambre au moment où Portugo aboiera, je suis à vous.

J’avais à peu près oublié cette promesse faite à Michel et je travaillais selon mon habitude, lorsque, par un magnifique clair de lune, vers onze heures du soir, Michel entra dans ma chambre.

— Eh bien, lui dis-je, Portugo n’a pas aboyé, ce me semble ?

— Non, me dit-il ; mais j’ai pensé que, si monsieur attendait ce moment-là, il perdrait le plus curieux.

— Que perdrais-je donc, Michel ?

— Monsieur perdrait le conseil de guerre.

— Quel conseil de guerre ?

— Celui qui se tient entre Pritchard et Portugo.

— Vous avez raison, ce doit être curieux.

— Si monsieur veut descendre, il verra.

Je suivis Michel, et en effet, au milieu du bivac des quatorze chiens, couchés chacun à son caprice, Portugo et Pritchard, assis gravement sur leur derrière, semblaient débattre une question de la plus haute importance.

Cette question débattue, Pritchard et Portugo se séparèrent. Portugo sortit par la porte, suivit le chemin du haut Marly qui contournait la propriété, et disparut.

Quant à Pritchard, en chien qui a du temps devant lui, il se mit à suivre au pas le petit sentier qui, longeant l’île, montait au-dessus de la carrière.

Nous emboîtâmes le pas derrière Pritchard, qui ne parut pas s’inquiéter de nous, quoique, évidemment, il nous eût éventés.

Pritchard monta jusqu’au sommet de la carrière, sommet planté d’une vigne qui s’étendait jusqu’au chemin de Marly d’en haut ; là, il explora avec le plus grand soin le terrain, en suivant la ligne de la carrière, rencontra une piste, la reconnut pour fraîche, fit quelques pas dans le sillon tracé par un double rang d’échalas, se coucha à plat entre et attendit.

Presque en même temps, le premier coup de gueule de Portugo se faisait entendre à cinq cents pas de là ; dès lors, la manœuvre était claire : le soir, les lapins sortaient de la carrière et s’en allaient au gagnage ; Pritchard relevait la piste de l’un d’eux ; Portugo faisait un grand détour, attaquait le lapin ; et, comme un lapin ou un lièvre revient toujours sur sa passée, Pritchard, traîtreusement embusqué, l’attendait au retour.

En effet, comme les abois de Portugo se rapprochaient de plus en plus, nous vîmes l’œil moutarde de Pritchard s’enflammer peu à peu comme une topaze ; puis, tout à coup, s’aidant de ses quatre pattes pliées comme d’un quadruple ressort, il fit un bond, et nous entendîmes un cri de surprise et de détresse tout à la fois.

— Le tour est fait, dit Michel.

Et il alla à Pritchard, lui prit des dents un fort joli lapin, l’acheva d’un coup sur la nuque, en fit la curée à l’instant même et en distribua les entrailles à Portugo et à Pritchard, qui partagèrent en frères, n’ayant probablement qu’un regret, c’est que l’intervention de Michel, appuyée de la mienne, les privât du tout pour ne leur laisser que la partie. Comme le disait Michel, j’eusse donc pu, si tel eût été mon désir, avoir tous les matins à déjeuner une gibelotte de lapin.

Mais, sur ces entrefaites, il se passait à Paris des choses qui rendaient mon séjour à la campagne impossible.

On ouvrait le Théâtre-Historique. Maintenant, comme ceci n’est ni un livre, ni un roman, ni une leçon de littérature, mais tout simplement un bavardage entre vous et moi, chers lecteurs, laissez-moi vous raconter la légende de ce pauvre Théâtre-Historique, qui a été un instant, vous vous le rappelez bien, la terreur du Théâtre-Français et l’exemple des autres théâtres.

S’il avait eu des chutes, il eût été soutenu par ces grands souteneurs de chutes qu’on appelle directeurs des beaux-arts : il n’avait eu que des succès, les directeurs des beaux-arts l’ont abandonné.

Voici donc comment la chose était arrivée. En 1845 ou 1846, je ne me rappelle plus bien, je donnais, au théâtre de l’Ambigu, mes premiers Mousquetaires.

M. le duc de Montpensier assistait à la première représentation. Un de mes bons amis, le docteur Pasquier, était son chirurgien. Après le cinquième ou sixième tableau, le duc de Montpensier m’envoya Pasquier pour me féliciter. Après la pièce, qui avait fini à deux heures du matin, Pasquier revint me dire que M. de Montpensier m’attendait dans sa loge. J’y montai.

J’avais très-peu connu M. le duc de Montpensier ; lorsque, le 13 juillet 1842, son frère était mort, c’était presque un enfant encore, il avait dix-sept ou dix-huit ans ; seulement, par les traditions fraternelles du duc d’Aumale et du prince de Joinville, il savait que son frère avait eu pour moi une grande amitié.

Je montai à la loge du duc de Monfpensier avec une certaine émotion ; chacun de ces quatre jeunes princes a en lui quelque chose de son aîné, et, à cette époque comme aujourd’hui, ce n’était pas sans un vif sentiment de douleur que je me trouvais ou me trouverais en contact avec l’un ou l’autre d’entre eux.

Le duc de Montpensier m’avait fait demander pour me renouveler les compliments qu’il m’avait déjà fait faire par l’intermédiaire de Pasquier. Le jeune prince, je le savais d’avance, était grand enthousiaste de cette suite de romans historiques que je publiais à cette époque, et particulièrement de cette épopée chevaleresque ayant pour titre les Trois Mousquetaires.

— Seulement, me dit-il, je vous ferai le reproche d’avoir fait jouer votre œuvre sur un théâtre secondaire.

— Monseigneur, lui dis-je, quand on n’a pas un théâtre à soi, on fait jouer ses pièces où l’on peut.

— Et pourquoi n’avez-vous pas un théâtre à vous ? me demanda-t-il.

— Mais, Monseigneur, par la raison, infiniment simple, que le gouvernement ne voudrait pas me donner un privilège.

— Vous croyez ça ?

— J’en suis sur.

— Bon ! Et si je m’en mêlais ?

— Ah ! Monseigneur, cela pourrait bien changer la face des choses ; mais Monseigneur ne prendra pas tant de peine.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je n’ai aucun titre pour mériter les bonnes grâces de Monseigneur.

— Bah ! qui vous a dit cela ? De qui cela dépend-il, un privilège ?

— Du ministre de l’intérieur, Monseigneur.

— De Duchâtel, alors ?

— Justement, et je dois avouer à Votre Altesse que je ne crois pas qu’il me porte dans son cœur.

— Au prochain bal de la cour, je danserai avec sa femme et j’arrangerai cela en dansant.

Je ne sais pas s’il y eut bal à la cour, je ne sais pas si le duc de Montpensier dansa avec madame Duchâtel ; mais ce que je sais, c’est qu’un jour Pasquier vint me chercher en me disant que M. le duc de Montpensier m’attendait aux Tuileries.

Je montai en voiture avec Pasquier et me rendis chez M. le duc de Montpensier.

— Eh bien, me dit-il du plus loin qu’il m’aperçut, votre privilège est accordé ; il ne me reste qu’à vous demander le nom du titulaire.

M. Hostein, lui répondis-je.

Le duc de Montpensier prit le nom de M. Hostein sur ses tablettes ; puis il me demanda où le théâtre serait bâti, par quelle pièce on commencerait, quelle impulsion je comptais lui donner. Je lui répondis que l’emplacement était déjà choisi et que c’était l’ancien hôtel Foulon ; que la pièce par laquelle j’ouvrirais serait probablement la Reine Margot ; que, quant à la direction que je comptais lui donner, c’était d’en faire un livre immense dans lequel, chaque soir, le peuple pût lire une page de notre histoire.

Le privilège fut signé au nom de M. Hostein ; l’hôtel Foulon fut acheté ; le Théâtre-Historique fut bâti, et il s’ouvrit, si je me le rappelle bien, un mois après mon retour d’Espagne et d’Afrique, par la Reine Margot, comme je l’avais dit à M. le duc de Montpensier.

L’ouverture du Théâtre-Historique, les répétitions, les représentations, les suites de la représentation enfin me tinrent à peu près deux mois à Paris.

La veille du jour où je devais retourner à Saint-Germain, je prévins Michel.

Michel m’attendait au bas de la montée de Marly.

— Monsieur, me dit-il, dès que je fus à portée de sa voix, il est arrivé deux grands événements à la maison.

— Lesquels. Michel ?

— D’abord, Pritchard s’est pris la patte de derrière dans un pierge, et l’enragé, plutôt que d’y rester comme un autre chien aurait fait, s’est rongé la patte avec ses dents, Monsieur, et il est revenu à la maison sur trois quilles.

— Mais le pauvre animal est mort à la suite de ça ?

— Ah bien, oui, mort, Monsieur ! Est-ce que je n’étais pas là, moi ?

— Que lui avez-vous fait, Michel ?

— Je lui ai proprement coupé la patte à l’articulation, avec une serpette ; je lui ai recousu la peau par-dessus, et il n’y paraît pas. Tenez, le guerdin, le voilà qui vous a flairé et il arrive.

En effet, Pritchard arrivait sur trois pattes, et à tel galop, que, comme le disait Michel, il ne paraissait point qu’il eût perdu la quatrième.

La reconnaissance entre Pritchard et moi fut, comme on le comprend bien, pleine d’émotion de part et d’autre. Je plaignais beaucoup le pauvre animal.

— Bah ! Monsieur, me dit Michel, ça fait qu’à la chasse, il ne pointera plus tant.

— Et l’autre nouvelle, Michel ? Car vous m’avez dit que vous en aviez deux à m’apprendre.

— L’autre nouvelle, Monsieur, c’est que Jugurtha ne s’appelle plus Jugurtha.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il s’appelle Diogène.

— Et la raison ?

— Regardez, Monsieur.

Nous étions arrivés à l’allée de frênes qui conduisait à l’entrée de la villa ; à gauche de l’allée, le vautour se prélassait dans un immense tonneau, défoncé à l’un de ses bouts par Michel.

— Ah ! oui, je comprends, lui dis-je ; du moment qu’il a un tonneau…

— C’est ça, répondit Michel ; du moment qu’il a un tonneau, il ne peut plus s’appeler Jugurtha, il doit s’appeler Diogène.

Je restai en admiration devant la science chirurgicale et historique de Michel, comme, un an auparavant, j’étais resté en extase devant ses connaissances en histoire naturelle.